Retrouvailles hivernales [PV Oschide]

.....Diantra.
.....La plus vaste cité du monde s’étendait devant Rhys, imposante et majestueuse. De la route, on ne pouvait apercevoir clairement que le château, dominant toute la région par sa présence massive, mais on devinait également la présence du grand Fort de la Vaillance et de Notre Dame de Deina, l’immense cathédrale. Il n’était pas encore assez près pour entendre la rumeur de la cité, mais on la devinait pleine de vie et de mouvement, fourmillant de l’intérieur, à en juger par la quantité de gens qui en sortaient et y entraient malgré le froid en ce milieu d’hiver. La cité n’avait pas changé d’un poil. Rhys en connaissait le moindre recoin, chaque ruelle, chaque passage ; il en avait arpenté les pavés pendant des années, lors que ses nombreuses escapades.
.....Et il n’y avait pas mis les pieds depuis presque quatre ans.
.....On pouvait compter sur les doigts d’une main les raisons qui auraient pu le pousser à revenir dans la capitale. Le travail était l’une d’entre elles. Contactés à Thaar par un prince-marchand, les Sans-Couleur devaient retrouver et ramener un demi-elfe surnommé Lanier, comme l’oiseau, et ce vivant si possible. La piste les avaient menés jusqu’à la Péninsule, sur la route de la capitale, et Rhys craignait de devoir aller le débusquer jusque dans la ville. Il était supposé voyager seul et à pied, aussi n’étaient-ils que quatre à le traquer à cheval. Ils l’avaient donc vite rattrapé, pressant le pas, mais ne s’étaient pas attendu à tomber sur ses amis, embusqués à l’entrée d’un petit village non loin de la capitale. Ils étaient une demi-douzaine et armés bien que mal entraînés. Le combat n’avait pas duré bien longtemps, mais Olvar avait pris un mauvais coup de hache dans l’épaule. Il avait fallu traiter la blessure et se remettre en route en le transportant dans un chariot couvert, le gaillard ne pouvant monter à cheval dans sa condition. Lanier avait donc eu tout le temps qu’il lui fallait pour se réfugier à Diantra, probablement auprès d’autres amis, ou il attendrait sûrement qu’on l’oublie un peu. Rhys comptait bien ne pas laisser cela arriver.
.....La route se fit de plus en plus encombrée à mesure qu’ils approchaient de la grande porte, et ils ralentirent progressivement l’allure, jusqu’à avancer a une lenteur frustrante. Rhys garda néanmoins son calme, conscient qu’ils n’étaient de toute façon pas pressés, puisque le demi-elfe ne serait pas venu à Diantra si ce n’était pas pour y rester. Ils parvinrent finalement à la porte, avant d’être arrêtés par un garde, vraisemblablement la procédure pour un groupe avec un chariot. Toujours à cheval, le jeune homme s’avança à la rencontre du garde.

.....- Identités et motifs de présence à Diantra, fit le garde à Rhys d’un ton impérieux.

.....Celui-ci sourit. Il n’appréciait pas le ton employé mais il allait bien devoir faire avec.

.....- Rhys Dora’an, répondit-il. Voici Ballard, dit-il en désignant l’homme tenant les rênes du chariot, et Eiryn.

.....La jeune cavalière s’inclina légèrement sur sa scelle.

.....- Nous sommes ici pour affaires, reprit Rhys. Et nous avons un blessé.

.....Il indiqua le chariot au garde, lequel s’empressa d’aller vérifier. Il y découvrit un Olvar somnolant en manches de chemise, un bandage sommaire à l’épaule, avant de revenir à la hauteur de celui qui était, visiblement, le meneur du groupe.

.....- Quel genre d’affaires ?, demanda-t-il sur le même ton que sa première intervention.
.....- Rien qui ne concerne le guet, répondit Rhys avec un brin d’insolence dans la voix.

.....Il adressa son plus radieux sourire au garde. Celui-ci plissa légèrement les yeux, pleinement conscient du défi dans le ton du jeune homme. Il y eut quelques secondes de tension entre les deux hommes, mais le garde finit par grogner, plus désireux de se débarrasser du jeune homme que de lui rabattre le caquet.

.....- Faites en sorte que cela le reste. Circulez.
.....- Fort aimable.

.....Toujours souriant, Rhys lui adressa un salut de la tête puis se mit en mouvement, talonné par le reste du groupe. Ils se dirigèrent vers le Nectar Doré, une auberge dont il connaissait le propriétaire et dont la cave était munie d’un accès extérieur, idéale pour y confiner Lanier en toute discrétion lorsqu’ils l’auraient retrouvé.
.....Ils y parvinrent après une demi-heure de circulation difficile, les rues grouillant de monde en ce début d’après-midi. Grande bâtisse à deux étages coiffée d’un toit de tuiles ternies, l’auberge était décrépie et invitait guère à la dépense. Outre sa cave, elle était donc idéale pour ce qu’ils avaient à faire : peu fréquentée, proche de la sortie Est de la ville… Et Margalle, la cuisinière, confectionnait probablement la meilleure tourte à la volaille de toute la péninsule. Ils confièrent leurs chevaux aux écuries, et Rhys aida Olvar à se lever pour quitter le chariot. Il pouvait marcher seul, cependant, et tous les quatre pénétrèrent la salle principale de l’auberge. Une jeune femme de quinze ans tout au plus accourut, leur demandant ce qu’elle pouvait faire pour eux. Rhys lui répondit qu’il leur fallait deux chambres doubles, lits séparés, et qu’il souhaitait voir Anri, le propriétaire. Il dut insister lorsqu’elle lui répondit que monsieur le patron était occupé, lui assurant qu’il ne lui arriverait rien si elle précisait que c’était Rhys qui le demandait. Dubitative, la jeune fille les laissa cependant, chargeant une autre jeune femme de préparer deux chambres pendant qu’elle allait chercher Anri.
.....Celui-ci revint sans elle, la petite étant probablement retournée à ses tâches, et marqua un temps d’arrêt en apercevant Rhys. Puis les deux vieux amis s’étreignirent à grands renforts d’éclats de rire, ne s’était pas vus depuis la Déesse savait combien de temps. Une fois les retrouvailles faites, le jeune homme demanda à lui parler en privé. Il fit signe aux autres de l’attendre là, puis suivit son ami à travers les cuisines jusqu’à un petit bureau ou il tenait ses comptes et ses inventaires. Là, il lui exposa sa situation, sans trop rentrer dans les détails, et lui demanda la permission d’utiliser sa cave. Anri accepta sans hésiter, ayant une confiance totale en Rhys, depuis les années qu’ils se connaissaient. Ils durent cependant bientôt se séparer : le patron avec encore du travail et Rhys devait aller retrouver un autre vieil ami. Ils rattraperaient le temps perdu une fois le soir venu, sans doute.
.....Le reste du groupe s’était déjà installé dans les deux chambres, désormais prêtes, lorsqu’il revint dans la salle principale. Il partagerait vraisemblablement la sienne avec Eiryn, ce qui était le plus logique : Ballard était le plus apte des trois à s’occuper d’Olvar, bien qu’il ne fut pas médecin, et partager sa chambre avec la jeune femme ne dérangeait pas Rhys. Les deux n’en étaient pas vraiment à ça près… Le jeune homme posa donc ses affaires de voyage, qu’il déballerait plus tard, et procéda à un brin de toilette avant de se changer. Ne pouvant se résoudre à raser sa barbe qui commençait à se faire hirsute, il décida de la tailler. Il quitta ensuite l’auberge, armé de Zénith et de Nuit, et prit la direction du Fort de la Vaillance.
.....Cela faisait un moment qu’il n’avait pas écrit à Oschide, occupé qu’il avait été depuis son arrivée à Thaar, mais Robyn l’avait mis au courant de la récente promotion de leur ami au poste de capitaine de l’armée royale. Rhys en avait évidemment été heureux, content de voir que son ami réussissait dans sa carrière militaire. Sa visite au fort avait donc deux buts : revoir Oschide pour la première fois depuis des années et rattraper le temps perdu, évidemment, mais également lui demander un petit service. En tant que capitaine des armées royales, il devait certainement avoir des accointances parmi les officiers du guet, et Rhys allait avoir besoin que l’on surveille les portes, au cas où un certain demi-elfe quitterait la ville. Aussi peu probable que cela soit, il ne pouvait rien laisser au hasard…
.....La deuxième moitié de l’après-midi commençait lorsqu’il arriva au Fort. Il était venu à pied, souhaitant parcourir la ville comme au bon vieux temps, peu inquiet que l’on s’en prenne à lui, et certain qu’il s’en sortirait sans encombres si cela venait à en être le cas. Il fit néanmoins le trajet sans ennuis. Il s’approcha de la porte, mais un changement dans l’attitude du garde le plus proche lui fit comprendre qu’il serait sot de s’approcher plus près. Il sentit de même tous les gardes alentours se raidir, comme si un homme seul, à peine armé de son épée représentait la moindre menace. Rhys sourit ; entre le froid et l’ennui, ces gardes devaient être désespérés de voir un peu d’action. Détendu, le jeune homme prit la parole :

.....- Bien le bonjour messieurs. Je souhaiterais m’entretenir avec le capitaine d’Anoszia.
.....- Le capitaine n’a pas de temps à accorder au premier gueux qui se présente. Circulez.

.....Cela était dit sans la moindre animosité ; il s’agissait là de la simple exposition d’un fait. De plus, Rhys portait de simples affaires de voyage, faites pour être confortables et chaudes et non belles et clinquantes. Le jeune homme sourit, porta une main à sa poche et en sortit une bourse pleine d’écus qu’il lança au garde après lui avoir montrée.

.....- Dites-lui que Rhys l’attend à la porte.

.....Le garde soupesa la bourse, en vérifia le contenu puis reporta son regard sur le jeune homme, hésitant. Il finit cependant par rentrer, laissant là le voyageur.

L'atmosphère qui régnait dans le bureau du Capitaine était froide. Plusieurs de ses lieutenants lui faisaient face et rendaient leurs rapports hebdomadaires. Certains étaient issus de la noblesse, tandis que d'autres provenaient du bas. Tout le monde avait sa chance dans l'armée royale et Oschide devait composer avec ces hommes qui ne lui témoignaient pas encore le respect qu'il aurait voulu. Comme d'autres avant lui pourtant, Oschide avait été promu capitaine sans passer par les grades plus bas et ne devait sa place qu'à son père.

Il s'assurait néanmoins de paraître le plus autoritaire possible lorsqu'un des lieutenants fit son rapport.

« Pour l'expédition dans le nord, nous disposerons de deux centaines d'hommes, accordés par la régente ».

Son visage était décontenancé par ce qu'il entendait. Même s'il s'en doutait, la nouvelle venait de la frapper de pleins fouets et il se retrouverait à aller guerroyer avec seulement deux cent hommes. Autant dire que cette expédition s'annonçait compliquée. Il ne répondit pas, cela ne servait à rien de s'indigner pour ça et fit que hocher la tête en guise de réponse. Sa tâche ne correspondait en rien à ce qu'il s'était imaginé. Son poste de capitaine ne s'était limité jusque-là qu'à des signatures, des ordres vagues et à des sermons pour le moins limités. Cette expédition, si périlleuse soit-elle se présentait alors comme une certaine délivrance. Il y ferait ses preuves et tenterait à gagner en prestige et en popularité si les dieux le voulaient bien. Un garde vint alors mettre fin à la réunion et Oschide put alors respirer un peu.

« Capitaine ! », dit le garde en s'adressant à lui, « un dénommé Rhys vous attend en bas, dois-je m'en débarrasser ? »

Rhys ? Avait-il bien entendu ? Comment cela était-il possible ? Que faisait son ancien ami à Diantra. Il ne l'avait pas revu depuis son départ dans le sud lorsqu'il avait seize ans. Oschide se mit debout aussitôt et fit signe aux lieutenants de bien vouloir disposer.

« Finit pour aujourd'hui. Nous reprendrons demain, veuillez retourner à vos tâches », lança-t-il en faisant un bref salut.

L'image du jeune homme lui était apparue dans sa tête. A l'époque où il l'avait quitté lui et son frère, Rhys ne devait avoir que quatorze ans. Tant d'années s'étaient écoulées sans qu'ils puissent se revoir. Il leur avait pourtant envoyé des correspondances, mais un silence s'était fait ressentir entre lui et Rhys sans qu'il ne parvienne à comprendre. Par écrit, Robyn lui avait alors dit que son frère s'en était allé. Beaucoup de questions l'assaillaient en ce moment même, mais avant, il voulait revoir celui qu'il considérait comme un des membres de sa famille. Si Oscario avait pu être lui s'était mis à penser brusquement le jeune capitaine.

Oschide dévalait les escaliers, laissant le garde qui l'avait informé être totalement à la traîne. Il n'avait même pas jugé utile de répondre à la question de ce garde. Quelques pas encore et il arriverait à la porte ou devait attendre Rhys. Oschide freina quelque peu et ordonna brusquement aux gardes d'ouvrir la grande porte, ce qu'ils firent sans broncher. La porte se leva donc et Oschide vit son ancien compagnon.

La première chose qu'il lui vint à l'esprit fut de se dire que le jeune garçon qu'il avait laissé douze ans plus tôt était devenu un homme. Tout comme lui au final pensa-t-il. Un large sourire vint alors éclairer son visage.

« Rhys ! comment cela se peut-il ? Que fais-tu à Diantra ? »

Voyant que l'endroit n'était absolument pas approprié pour pouvoir converser et parler du passé, Oschide adresse une tape à l'épaule de Rhys et lui proposa de le suivre.

« Viens, suis-moi ! Il nous faut absolument parler, je n'ai pas eu de tes nouvelles depuis des lustres et il faut y remédier », dit-il tout retournant vers le fort, « Tu viens de me sauver d'une interminable séance avec mes officiers... C'est Robyn qui t'a dit pour moi ? dis-moi tout, mais avant, buvons ! », demanda alors le capitaine, tandis qu'il prenait le chemin des cuisines du fort.

.....Rhys ne réalisa qu’il était susceptible d’interrompre son ami dans son travail qu’une fois le garde parti. En temps normal, il aurait pris le temps de lui écrire, d’arranger un lieu de rendez-vous et une heure qui convienne à tous les deux, histoire de faire les choses dans les formes. Mais sa situation exigeait que l’on prenne des mesures rapidement ; il avait absolument besoin de savoir si Lanier quittait la ville au plus vite. Ça et la hâte mêlée d’excitation qu’il ressentait à l’idée de revoir son vieil ami l'avaient poussé à se rentre en personne au fort pour parler avec Oschide.
.....Douze ans. Voilà ce qui séparait l’adolescent qui avait quitté Diantra de l’homme qu’il allait découvrir aujourd’hui. La dernière image que Rhys avait de son ami était celle d’un jeune homme déjà grand pour son âge, solidement bâti et déterminé à faire ses preuves face à son frère cadet, Oscario, si la mémoire de Rhys était bonne. Il ne put s’empêcher de se demander ce qu'était devenu Oschide maintenant. Capitaine de la garde… Cela fit sourire Rhys. Son ami avait toujours été du genre discipliné et honorable, et c’était probablement l’homme le plus apte de la péninsule à devenir un jour Sénéchal. Le mercenaire ne put s’empêcher de constater les immenses avantages à avoir un ami si hautement gradé dans la société péninsulaire, mais chassa vite ces pensées. Il refusait de considérer Oschide comme un outil.
.....Il y eut bientôt du mouvement derrière la porte, puis celle-ci s’ébranla et commença à se lever lentement. Derrière, Rhys découvrit son vieil ami. Oschide n’avait pas changé, ou presque : il portait maintenant une barbe fournie et remarquablement bien entretenue. Cela fit sourire Rhys ; les deux adolescents qui s'étaient quittés étaient aujourd'hui devenus des hommes. Il s’avança vers le capitaine.

.....- Rhys ! Comment cela se peut-il ? Que fais-tu à Diantra ?
.....- Oschide ! s’exclama Rhys avant de serrer la main de son ami et de lui adresser une accolade à l’épaule. C’est un peu compliqué, reprit-il en jetant un coup d’œil discret aux gardes qui les entouraient dans l’espoir de faire comprendre à son ami qu’il n’entrerait pas dans les détails ici, mais je suis heureux de te revoir, mon ami !

.....Le capitaine sembla comprendre.

.....- Viens, suis-moi ! Il nous faut absolument parler, je n'ai pas eu de tes nouvelles depuis des lustres et il faut y remédier. Tu viens de me sauver d'une interminable séance avec mes officiers... C'est Robyn qui t'a dit pour moi ? Dis-moi tout, mais avant, buvons !

.....Rhys suivit son ami à l’intérieur, trop heureux de quitter le froid et les gardes, en commentant joyeusement les dires de son ami sur ses devoirs et obligations, qui avaient l'air d'être d'un ennui mortel. Il attendit qu’ils soient les deux seuls pour reprendre un air un peu plus sérieux, bien que toujours souriant.

.....- J’en suis navré Oschide, mais cela va devoir attendre quelques minutes de plus. Il faudrait que nous parlions en privé et c’est relativement urgent.

.....Le jeune homme espérait ne pas briser l’enthousiasme du capitaine.

.....- Je meurs également d’envie de rattraper le temps perdu, surtout autour d’une bonne pinte, mais j’ai besoin que tu me rendes un service avant.

.....Il était certain que son ami comprenait qu’il n’était pas venu là que pour ça. Rhys avait horreur des gens qui ne vous adressent la parole que lorsqu’ils ont besoin de vous et Oschide le savait, mais les circonstances faisaient qu’il n’avait guère d’autre choix. Le plus vite ce serait fait, le plus vite ils pourraient boire ensemble en repensant à leur passé commun et se raconter leurs trajets de ces dernières années. Rhys n’était pas du genre à refuser une pinte, encore moins avec un vieil ami et après des semaines de voyage, mais le contrat avait la priorité.

Le ton de son ami s’était voulu sérieux. Oschide le comprit directement lui fit signe de le suivre. Trop d’années s’étaient écoulée sans qu’il n’ait eu de nouvelles et Rhys lui parut assez souciant même s’il ne voulait rien laisser paraître. Mais s’il avait un problème, cela ne faisait aucun doute qu’Oschide tenterait de l’aider. Du moins, dans la mesure du possible. Son grade lui permettait bien des choses, mais pas de protéger un meurtrier ou un voleur. Il chassa brusquement cette idée de sa tête et entreprit une marche vers un endroit où il savait qu’il pourrait trouver de la tranquillité. Les cuisines attendront, le vin aussi se dit-il.

Sur le chemin qui menait au rempart, le capitaine croisa plusieurs gardes qui se raidirent aussitôt à son passage pour le saluer. Décidemment, même en hiver les allées du fort étaient encore empruntées. Après tout, c’était lui qui en avait donné l’ordre, pour préparer ses hommes au froid s’était-il imaginé. Oschide emprunta alors les grandes marches de l’enceinte et attendit d’arriver à un des endroits culminant des remparts pour demander à Rhys ce qui l’amenait réellement. La vue était à couper le souffle. On pouvait distinguer tous les quartiers sud de la ville. Notre Dame de Deina se dressait au loin, toujours aussi majestueuse que lorsqu’ils étaient enfant. Beaucoup de chemin avait été parcourus depuis, que ce soit pour lui comme pour Rhys. Il espérait ainsi faire ressurgir quelques souvenirs chez son ami.

« Ici, nous pourrons parler Rhys. Qu’est ce qui t’amènes ? dis le moi et parle franchement. Si je dois t’aider, je préfère tout savoir », dit Oschide en espérant que son ami ne lui demanderait pas l’impossible.

Oschide posa ses mains sur les créneaux et fixa alors l’horizon. Un vent froid le frappait dans le dos, mais rien n’aurait pu le perturber. Il écoutait furtivement les bruits provenant du quartier d’en face ou la vie s’activait et reprenait son cours comme à l’habitude.

« Ton frère m’a appris pour ce qu’il s’est produit avant ton départ de Diantra. J’ai prié pour que tu ne sois pas mort sur les chemins que tu as empruntés et te voilà. Je ne sais par contre quels sont ces chemins que tu as décidé de prendre, mais sache que je les respecte ».

Par ces mots, Oschide espérait que Rhys lui dise toute la vérité et qu’il lui parle de sa vie depuis le long silence qui s’était instauré entre eux. Comme pour lui dire qu’il avait toute sa confiance, le capitaine ne lui adressa qu’un petit hochement de tête qui en disait long sur l’écoute qu’il était prêt à recevoir.

.....Oschide ne répondit pas, se contentant de faire signe à Rhys de le suivre. Cela fit sourire le jeune homme : son ami avait toujours été du genre à réagir efficacement. Pas de mots superflus, pas de questions inutiles ; lorsqu’il fallait faire quelque chose, il le faisait d’abord et cherchait à savoir pourquoi ensuite. En plus d’être l’homme le plus apte à devenir Sénéchal que Rhys connaissait, le capitaine aurait fait un incroyable Sans-Couleur. Le mercenaire ne put s’empêcher de rêver de ce que serait une vie de mercenariat avec Oschide, mais réalisa bien vite que leurs chemins étaient bien différents, et que la façon de fonctionner des Sans-Couleur, sans réelle hiérarchie, ne conviendrait sans doute pas à son ami. Dommage, se dit-il, ç’aurait été formidable.
.....Ils croisèrent un certain nombre de gardes sur le chemin, ce qui étonna Rhys. Même en hiver, l’activité du fort ne diminuait pas. Il y avait de la logique là derrière, mais le jeune homme n’en plaignit pas moins les soldats, obligés de monter la garde par se froid, puis se rappela que lui aussi était en pleine mission. Il ne travaillait d’habitude pas l’hiver, par confort principalement, les Sans-Couleur n’étant pas particulièrement démunis pécuniairement parlant. Mais la prime sur Lanier était forte et la mission semblait simple, d’autant qu’il avait déjà travaillé plusieurs fois pour ce commanditaire et qu’il était parfaitement fiable. Et il se retrouverait à Diantra, alors qu’il s’était promis d’éviter la ville au maximum, à essayer de débusquer un demi-elfe en fuite qui avait probablement un réseau. La chose n’allait pas être simple.
.....Il suivit son ami à l’extérieur. Ils empruntèrent une grande volée de marches vers ce qui semblait être l’un des points les plus haut placés du rempart, une sorte de mirador du quel on pouvait apercevoir une bonne partie de la ville.
.....Et c’était magnifique.
.....Rhys n’était jamais venu au Fort de la Vaillance, malgré qu’il connaisse la ville comme sa poche. Il distinguait la grande cathédrale au loin, voyait nettement les grandes rues principales. Il pouvait probablement tracer un plan fidèle de la capitale les yeux fermés, mais il ne l’avait jamais vue comme ça. Cela fit ressurgir en lui plein de souvenirs : toutes ces fois où il avait chipé des saucisses aux étals du marché étant enfant, toutes ces bagarres entre gosses, toutes ces aventures. Le jeune homme se sentit nostalgique de cette époque, mais Oschide le ramena bientôt dans la réalité :

.....-  Ici, nous pourrons parler Rhys. Qu’est ce qui t’amènes ? Dis le moi et parle franchement. Si je dois t’aider, je préfère tout savoir.

.....Il espérait ne pas inquiéter son ami outre mesure. L’affaire était urgente, certes, mais pas particulièrement grave, et ne le concernait pas lui directement mais son travail.

.....- Ton frère m’a appris pour ce qu’il s’est produit avant ton départ de Diantra. J’ai prié pour que tu ne sois pas mort sur les chemins que tu as empruntés et te voilà. Je ne sais par contre quels sont ces chemins que tu as décidé de prendre, mais sache que je les respecte.

.....Le jeune homme sourit, touché par la sollicitude de son ami. Il prit la parole :

.....- Nous discuterons de tout cela autour d’une bonne coupe de vin, mon ami. Je te promets de tout te dire. Mais pour l’heure, voici l’essentiel : je suis venu jusqu’à Diantra à la poursuite d’un demi-elfe qui se fait appeler Lanier. Nous l’avions rattrapé à une lieue ou deux d’ici, mais ses petits copains nous sont tombés dessus pour lui faire gagner du temps et lui permettre de se mettre à l’abri des remparts. Il est arrivé aujourd’hui, probablement en fin de matinée.

.....Il se tut quelques secondes, laissant le temps à son ami d’appréhender ce que Rhys venait de lui dire.

.....- J’aurais donc besoin que tu contactes quelqu’un dans le guet, le plus haut gradé que tu connaisses, pour lui demander de surveiller les portes attentivement, d’arrêter tout demi-elfe borgne de l’œil gauche qui essaierait de quitter la ville et de te mettre au courant immédiatement le cas échéant. Le plus vite possible.

Oschide avait écouté attentivement chaque mot qu'avait prononcé Rhys. Prenant soin de tout bien retenir pour essayer de comprendre le plus vite possible ce qu'il lui demandait. Il était rassuré au moins sur un point. Son ami n'était ni un meurtrier, ni un voleur. Mais pourquoi cherchait-il un sang-mêlé ? Cela, il ne tarderait pas à le savoir. Peu de sangs-mêlés osaient s'aventurer dans la cité royale. Tout simplement parce qu'ils étaient mal vus. S'il décidait d'en informer le capitaine du guet, il ne faudrait pas beaucoup de jours avant qu'on découvre l'individu. Mais avant de donner son accord pour prévenir l'autre capitaine, Oschide eut envie d'en savoir un peu plus sur cette affaire.

« Je connais le capitaine du guet. Un homme affable, mais facilement arrangeant », répondit Oschide, « Mais il me faut une raison pour demander un tel avis de recherche. Je voudrais ne pas avoir besoin de te le demander, crois-moi. Mais si je savais ce qu'a fait ce sang-mêlé, ça me faciliterait la tâche ».

Oschide invita alors Rhys à l'accompagner pour marcher sur les remparts. Quelques bourrasques de vent faisaient s'agiter dans tous les sens sa cape aux couleurs royales.

« Est-ce un serment de vassalité envers un seigneur qui t'oblige à mettre la main sur ce sang-mêlé, où as-tu des comptes personnels à rendre ? »

Le capitaine espéra ne pas paraître trop indélicat avec sa question, mais il voulait savoir. Après tout, ils ne s'étaient jamais rien cachés auparavant, pourquoi le faire maintenant ? La tour sud n'était plus très loin d'eux. Là-bas, ils seraient plus à l'abri du vent et en meilleure condition pour pouvoir converser. Oschide ouvrit la lourde porte sans difficulté et s'installa dans le renfoncement d'une haute meurtrière. Bien qu'il n'y ait eu que peu de lumières naturelles à l'intérieur, un petit brasier posé au milieu réchauffait et éclairait comme il le pouvait le large espace. Le capitaine rejeta un regard interrogatif à son ami et poursuivit ses questions.

« Peu de sangs-mêlés osent s'aventurer dans la cité, comme tu peux le savoir. Mais il y en a qui se sont installés malgré bon gré dans la ville. Certains tiennent des échoppes dans les quartiers malfamés, que nous parcourions à toutes enjambées durant notre enfance... », son ton se fit plus lent, « et il y en a d'autres qui parlent, informent ou avertissent nos services lorsque nous nous posons des questions ».

Bien entendu, Oschide parlait d'une chose qu'il n'aurait jamais dû divulguer. Mais il savait que Rhys n'était pas dupe et qu'il devait se douter qu'il existait de tels recours à la cour royale. Si un sang-mêlé venait de rentrer dans la cité récemment, alors il ne faisait aucun doute que ceux travaillant en échange d'argent sauraient ou se trouvent ce fameux « Lanier ».

« Dans le quartier des commerçants, tu trouveras dans une ruelle, une table de jeu de hasard tenue par un de ces sangs-mêlés. Il n'a qu'un bras, tu ne pourras pas le louper. L'autre bras, c'est la couronne qui lui a pris alors méfie-toi. Entre temps, j'enverrais un courrier à mon ami du guet, sait-on jamais ! », dit-il avec un large sourire.

Une pensée lui vint alors en regardant Rhys l'écouter. Son départ pour le nord s'annonçait pour bientôt et l'arrivée inespérée de son ami lui donna une idée. Il avait une confiance absolue envers lui, du moins, lorsqu'ils étaient jeunes. En espérant que ça n'est pas changé, rien ne lui aurait fait plus plaisir que de voir Rhys à ses côtés durant l'expédition. Mais pour cela, il lui fallait encore le convaincre.

« J'ai une proposition pour toi, Rhys. Je manque d'hommes de confiance à mes côtés et mon départ s'annonce pour bientôt. Là-bas, je sais que je pourrais compter sur toi ? Qu'en dis-tu ? »

.....- Je connais le capitaine du guet. Un homme affable, mais facilement arrangeant. Mais il me faut une raison pour demander un tel avis de recherche. Je voudrais ne pas avoir besoin de te le demander, crois-moi. Mais si je savais ce qu'a fait ce sang-mêlé, ça me faciliterait la tâche.

.....Rhys profita d’une pause de son ami pour dissiper le malentendu :

.....- Je ne cherche pas à mobiliser le guet. Trop de mouvement des gardes serait suspect, et risquerait de pousser Lanier à prendre des mesures plus discrètes, à quitter la ville par des voies que toi et moi connaissons mais qui échappent à la surveillance du guet. Il faudrait juste que les sorties de la ville soient surveillés, que les hommes qui gardent les portes soient tenus d’arrêter tout sang-mêlé correspondant à la description de Lanier. Pas d’avis de recherche, pas d’augmentation d’effectif aux portes. Et ce de façon tout à fait officieuse.

.....Le jeune homme espérait ne pas en demander trop. Il était conscient que ce qu’il demandait à son ami était hors de ses prérogatives de capitaine des armées royales. En temps normal, il aurait fait surveiller les portes par des Sans-Couleur et aurait réglé cette affaire sans que le guet local ne se rende même compte de ce qui se passait. Mais ici, la situation était différente. Ils étaient à Diantra, la plus grande ville du monde, et ils n’étaient que quatre. Rhys n’avait pas d’autre choix.

.....- Est-ce un serment de vassalité envers un seigneur qui t'oblige à mettre la main sur ce sang-mêlé, où as-tu des comptes personnels à rendre ?, lui demanda son ami en l’invitant à marcher en direction d’une tour.

.....Cela fit sourire Rhys : il se voyait mal prêter allégeance à qui que ce soit, et Oschide en était conscient. Il s’agissait là d’une façon polie de lui demander ce qui pouvait bien le mener à traquer un demi-elfe jusque dans la capitale péninsulaire. Le jeune homme jeta un dernier regard à la vue incroyable qu’ils avaient depuis le mirador, puis suivit son ami.

.....- Aucun des deux, répondit-il.

.....Il hésita un instant.

.....- Un prince-marchand thaari me paye grassement pour mettre la main sur notre ami et le ramener en terres estreventines, où son sort ne m’appartiendra plus. Il n’a pas été généreux en détails, mais de ce que j’ai appris en furetant de-ci de-là à Thaar, Lanier serait un tueur à gages, et pas des plus honnêtes. Il est facile d’en conclure qu’il a probablement été engagé par mon client et n’a pas respecté toutes les règles du contrat, ou a essayé d’obtenir plus que ce qu’on lui avait promis.

.....Rhys en avait dit autant qu’il pouvait. Ce n’était cependant pas une absence de confiance qui le poussait à passer certains détails sous silence ; il avait une confiance aveugle en son ami, et ce jetterait probablement du haut du rempart si celui-ci lui assurait qu’il arriverait indemne en bas. Il s’agissait simplement de secret professionnel : ses clients lui faisaient confiance et le payaient pour sa discrétion, et rompre la confiance de l’un signifiait perdre celle de tous les autres.
.....Ils pénétrèrent dans la tour, quittant la clarté et le froid pour la pénombre et la chaleur d’un petit brasier. Là, Oschide lui parla de la situation des sang-mêlés dans la ville, que Rhys connaissait. Il le mit cependant au courant d’un détail dont le jeune homme se doutait mais dont il n’avait jamais eu confirmation, et qu’il n’aurait sans doute jamais du connaître. Son ami pouvait cependant lui faire confiance, il n’emploierait jamais cette information d’une façon qui le compromettrait. Le plus intéressant vint après.

.....- Là, tu parles ma langue !, répondit le jeune homme avec un grand sourire.

.....Un demi-elfe qui tenait une table de hasard. Quoi de mieux pour Rhys ? Cela lui changerait de jouer pour des informations plutôt que pour de l’argent. Il avait déjà hâte d’y être ! Il nota l’emplacement dans un coin de sa tête, se disant qu’il irait dès qu’il en aurait l’occasion.

.....- Merci, dit-il lorsque son ami lui apprit qu’il écrirait au guet. J’apprécie, Oschide.

.....Il lui sourit. Maintenant que cela était fait, ils pouvaient commencer à rattraper le temps perdu. Son ami, cependant, lui parla de l’avenir plutôt que du passé, invitant Rhys à le suivre dans le nord. Le Nord. Odélian. Blanval.
Le mercenaire ne savait comment répondre à son ami. Après ce qu’Oschide venait de faire, il se voyait mal lui refuser quoi que ce soit. Il hésita un instant, puis pris la parole :

.....- Je dois d’abord finir ça. Retrouver Lanier va demander un peu de temps, le ramener à Thaar également. J’espérais y être avant la fin de l’hiver et préparer la venue du printemps. De plus… Pour être tout à fait honnête, je préférerais éviter le nord. Je ne pense pas que l’on m’y reconnaîtrait, mais à moins de n’avoir pas d’autre choix, j’aimerais mieux ne pas m’en approcher.

.....Il espéra que son ami comprendrait. Évidemment, si Oschide avait réellement besoin de lui, il le rejoindrait là-bas après cette mission…

Après tout ce temps, Rhys était donc devenu une sorte de mercenaire travaillant pour des commanditaires, et devait s'occuper d'aller récupérer de gré ou de force ceux qui avaient des comptes à rendre. Une garde d'élite officieuse en outre. Un peu comme ce qu'il s'apprêtait à faire dans peu de temps. Peu de chose le différencier donc de lui. Son idée de le faire venir dans le nord le reprit alors. Il aurait aimé voir Rhys à ses côtés durant l'expédition, mais son ami ne voulait pas s'attarder dans cette province. Il le comprenait parfaitement et pourtant... Oschide se rappela alors brusquement des projets qu'il s'était faits étant jeune. À l'époque, sa seule envie aurait été de voyager, partir sur les routes avec Robyn et Rhys. Découvrir le monde était alors son seul souhait, découvrir les montagnes froides et inhospitalières des nains, découvrir les somptueuses et mystérieuses forêts elfiques. Mais voilà que du temps avait passé, et leurs chemins avaient pris des tournures différentes.

« Bien entendu, je ne te forcerais pas la main. Mais sache, que si tu cherches du travail, je t'en trouverai volontiers. Ce n'est pas ce qui manquera dans les mois qui approchent, crois-moi".

Maintenant qu'il avait entendu la demande de Rhys, plus rien ne l'empêchait d'inviter son ami à le rejoindre boire comme au bon vieux temps. Jusque-là, ses compagnons n'avaient été que des vieux nobles défraîchis, des vétérans amer de voir un si jeune capitaine et des gamins tout juste sortis du sein de leur mère. L'armée royale n'était plus ce qu'elle avait été autrefois, et manquait par conséquent de bons éléments. Mais qui à part lui, aurait eu la magnifique présence d'esprit de vouloir s'empêtrer ici. Pourtant, il aimait sa place et le respect qu'il imposait même s'il lui fallait encore faire ses preuves. Oschide invita alors son ami à le suivre de nouveau.

« Les cuisines ne sont pas loin. Là-bas, nous y trouverons de la chaleur, des sièges chauds et le plus importants, du vin », dit-il avec un sourire aux lèvres, « du sud, mon ami ! ».

Une fois qu'ils arriveraient dans cet endroit beaucoup plus hospitalier, Oschide ne manquerait pas d'écrire la lettre pour le capitaine du guet et de trouver un moyen pour que celui-ci accepte la demande. Il fallait généralement user de moyens monétaires pour graisser un peu la pâte des officiers trop longtemps en service. Oschide l'avait appris dès son arrivée d'une manière cocasse lorsqu'il s'était présenté comme étant le nouveau capitaine. Le garde lui avait alors répondu qu'il était le fils de la régente, le bon Roy Bohémond.

Oschide marchait à côté de son ami sur les remparts lorsqu'il entreprit de l'emmener en cuisine. Le ciel s'était fait grisâtre et menaçant. Tôt ou tard, il se mettrait à pleuvoir et pour rien au monde, il n'aurait aimé se trouver en cet endroit. Une fois descendu, il vit des hommes en train de s'entraîner à l'épée. La vie du fort était perpétuellement en mouvance ces temps-ci.

« Les hommes s'entraînent à un rythme effréné chaque jour. Le départ approche et la tension monte. Je lis dans leurs regards de l'impatience, l'envie d'en découdre. Je peux également lire de la peur. Ils voient en moi un jeune arriviste qui ne possède que peu d'expérience dans l'art de la guerre. Mais chaque guerre est un moyen de faire ses preuves, de se faire un nom, un prestige... ».

Son regard fut attiré par un homme qui venait de se faire désarmer et qui aurait dû être normalement sur le point de mourir si l'affrontement avait été vrai.

« Pourtant, les personnes qui pensent cela ont facilement tendance à oublier qu'ils ne peuvent le faire seul », il s'arrêta soudainement et fit face à Rhys, « Non mon ami, la gloire, le prestige et le triomphe ne peuvent être obtenus seuls ».

Avec ces mots, il ne comptait pas persuader son ami plus qu'il ne l'avait déjà fait. Rhys faisait ces choix et sa vie lui appartenait. Néanmoins, Oschide se dit qu'en glissant cette idée dans la tête de son ami, un peu de recul et de la réflexion pourrait le faire changer d'avis. Ils arrivèrent alors dans les cuisines, aussi grandes et vastes qu'une salle de réception. Les fourneaux étaient en pleine activité, plusieurs cochons tournaient sur la broche et laissaient s'échapper une odeur alléchante. Mais l'attention d'Oschide était exclusivement tournée vers les grands tonneaux de vin qui se trouvaient au fond. Enfin, ils y étaient arrivés.

"Parlons de toi maintenant ! Qu'est ce qui t'as amené à Thaar ? Robyn ne me l'a expliqué que très vaguement dans ses lettres. je veux l'entendre de ta bouche !", dit-il en donnant une coupe à Rhys.

.....Rhys sourit à la proposition du capitaine.

.....- Peut-être au printemps, mon ami.

.....L’idée de travailler un jour avec Oschide lui plaisait, mais il se demandait quel hasard du destin mènerait un mercenaire se refusant à exécuter le sale boulot de certains commanditaires, comme le massacre de villages ou la cueillette d’esclaves, à travailler avec un capitaine de l’armée royale. Ce n’était pas impossible, cependant, et son ami savait que Rhys ferait tout ce qu’il lui demanderait si c’était nécessaire. Peut-être en auraient-ils l’occasion.
.....La promesse d’un siège, d’un feu et d’une coupe de vin du sud réjouit le jeune homme, la perspective de la conversation qui allait se dérouler un peu moins. Rhys n’aimait pas parler de lui. Mais il devait des explications sur son mutisme à Oschide, ne serait-ce que par respect pour l’amitié qui les avait unis et les unissait encore. Malgré les années, Rhys considérait toujours le capitaine comme son ami le plus proche, comme un frère. Ils avaient probablement tout deux bien changé, mais leur lien, lui, était resté le même. Il était naturel qu’Oschide veuille savoir ce qu’il s’était passé pendant ces cinq années sans lettres, et le mercenaire comptait bien lui rendre un compte-rendu le plus honnête possible.
.....Ils passèrent devant un groupe de soldats en plein entraînement. Le jeune homme fixa un instant les combattants, et sourit en remarquant qu’ils étaient bons sans être exceptionnels : celui-ci avait un défaut de posture, celui-là une brèche assez grave dans sa garde, un dernier avait probablement une blessure à l’épaule mal soignée, au vu de la rigidité de ses mouvements… Rhys aurait pu affronter chacun de ces hommes en duel et s’en sortir sans trop d’efforts. Il est vrai qu’il avait été éduqué pour se battre et avait été duelliste pendant un temps une fois arrivé à Thaar, mais tout de même. Cette pensée fit ressurgir en lui le souvenir de l’ancienne rivalité qu’il avait entretenue avec Oschide, et il se demanda lequel des deux serait vainqueur s’ils s’affrontaient dans un duel à l’épée aujourd’hui. Il hésita à provoquer son ami dans un duel au premier sang sur-le-champ, mais réalisa que l’affronter devant ses hommes était une mauvaise idée : Rhys serait obligé de le laisser vaincre, par souci pour sa réputation et son intégrité. Voir leur capitaine perdre face à un inconnu sans charges nuirait à la fois à leur moral et au respect qu’ils lui portaient, et le jeune homme ne voulait pas que cela arrive.
.....Il fut tiré de ses pensées par son ami. La dernière partie de sa tirade sur la guerre et ses mérites le fit sourire.

.....- Leur avis changera bientôt. Tu as toujours été brillant lorsqu’il s’agissait de stratégie et tactique. Je sais que tu mèneras ces hommes à la victoire. Quant à la gloire, au prestige et au triomphe, je te les laisse volontiers, mon ami. Si nous travaillons un jour ensemble, je serai probablement derrière les lignes ennemies, là où mes compétences seront les plus utiles, pas à tes côtés sur le champ de bataille. Et cela me va très bien.

.....Il avait dit « je », mais entendait en réalité « nous ». Les Sans-Couleur n’étaient pas faits pour exister sur le champ de bataille. Tous n’étaient pas des combattants, pour commencer, et même les combattants avaient des facultés bien trop précieuses pour les exposer aux dangers aléatoires d’une bataille rangée. Non, si les Sans-Couleur participaient un jour à une guerre, ce serait pour récupérer des informations, attaquer de petits camps, traquer et tuer les éclaireurs, subtiliser des plans, éliminer des généraux. Cela restait des taches dangereuses, mais au moins ne risquaient-t-ils pas de prendre une flèche perdue. Et si les Sans-Couleurs se retrouvaient un jour mêlés à une guerre, ce serait uniquement parce qu’Oschide avait besoin de leurs services, et personne d’autre.
.....Ils arrivèrent bientôt à la cuisine, et Rhys se délecta de la chaleur qui y régnait. Il accepta la coupe que lui tendait son ami avec plaisir et alla s’asseoir. Ils trinquèrent ensemble. Le vin était succulent, moelleux et doux, et Rhys en prit une deuxième gorgée avant de prendre la parole.

.....- Par où commencer ? J’ai rencontré Fleur peu de temps après mon adoubement. Elle était magnifique, respirai la joie de vivre… Nous nous sommes aimés sans que personne n’en sache rien pendant presque deux ans. Je voulais t’en parler dans nos lettres, mais je trouvais cela injuste vis-à-vis de Robyn et Orianne…

.....Il prit une nouvelle gorgée.

.....- Robyn t’a sans doute relaté ce qui s’est passé le jour où j’ai quitté Diantra, et les raisons à cela. J’ai fui la ville avec la troupe de Fleur, et ai voyagé avec eux pendant un peu plus de deux ans.

.....Il lui narra alors ces deux années, les anecdotes, les histoires cocasses, les mésaventures. Ce fut probablement la période la plus heureuse de sa vie, celle où il s’était senti le plus complet. Malheureusement, tout a une fin…

.....- Nous sommes passés plusieurs fois par Thaar, et la ville me plut dès la première. J’y voyais des possibilités que la troupe ne m’offrait pas, la perspective d’une vie facile et tranquille. J’ai donc quitté la troupe, et Fleur… Et m’y suis installé…

Oschide buvait les paroles de son ami en même temps que le vin, qui entreposé dans un gros tonneau, leur servait presque d’accoudoir. Il entendit alors l’histoire qui avait mené Rhys à quitter Diantra pour aller s’établir à Thaar. Finalement, le connaissant depuis leur prime enfance, cela ne le surprit aucunement. Le plus aventurier des trois avait toujours été le plus petit. Même s’il avait tenté quelques fois de faire sa vie, sa famille et son nom l’avait toujours rattrapé à un moment donné. Non, il n’y avait pas de doute, Rhys était surement le plus à même de faire sa vie de son côté. Pendant quelques secondes, Oschide lui envia tous ses périples. Son amie Fleur, une troupe d’artiste et enfin Thaar. Lui-même s’était juré d’y aller pour découvrir ce qu’étaient les cités libres. Mais une fois de plus, ses prérogatives l’avaient toujours rattrapé. Il attendit que son ami ait finit de parler pour lui resservir une coupe de vin.

« Et c’est donc à Thaar que tu travails maintenant ! Parviens-tu à vivre sans être dans le besoin ? », demanda alors Oschide la mine perplexe.

Il ne savait pas exactement ce que faisait Rhys. Mercenaire, Chasseur de prime ou bien même tueur sur gage, il n’en avait aucune idée. Il savait néanmoins, pour avoir vu son père en utiliser quelque fois, que cet univers était parsemé de points sombres et peu reluisant. Il essaya alors d’imaginer Rhys en train de tuer pour de l’argent, et cela le rendit assez triste. Seuls les dieux savaient ce qu’il adviendrait du sang-mêlé qu’il recherchait. Cependant le sort de fugitif ne lui importait d’aucune manière. Si cela pouvait permettre à Rhys de toucher sa prime, alors pourquoi pas.

Dehors, la nuit commençait à tomber. On pouvait le voir grâce à l’immense porte de la cuisine restée grande ouverte. Tout s’était activé aux fourneaux. Un contingent de cuisiniers s’attelaient à finir de rôtir les porcs. Les servants commençaient à emporter les pichets de vins. Dans peu de temps, le dîner serait annoncé. Le capitaine saisit alors l’occasion pour garder son ami un peu plus longtemps.

« Où loges-tu ? Il reste des dizaines de chambres inoccupées. Si tu le désires, un intendant te préparera la tienne. En attendant, nous pourrons manger et boire encore ».

Comme pour vouloir convaincre son ami un peu plus de rester, Oschide se rappela soudainement qu’il était éventuellement possible que le capitaine du guet mange au fort. Ainsi, il s’éviterait d’écrire une lettre vouée à probablement disparaître, et pourrait faire la demande directement. Si Rhys l’accompagnait pour préciser la manœuvre, alors, aucun doute que le capitaine du guet serait obligé de l’entendre. Mais encore fallait-il qu’il soit là, et encore fallait-il que Rhys accepte la proposition. Tout ne dépendait que de lui.

Les officiers qui se trouvaient avec lui étaient des personnes effroyablement ennuyeuses, prétentieuses et désagréables. Il fallait sans cesse jouait avec les humeurs des uns et des autres pour éviter de tous se les mettre sur le dos. Pas de doute que si Rhys acceptait l’invitation. Bon nombre de ces hommes affronteraient leur sens de l’ironie propre qu’à eux uniquement. Le dîner serait alors sans conteste, une guerre des mots.

Spoiler:

.....Rhys remercia son ami d’un hochement de tête lorsque celui-ci remplit à nouveau sa coupe. Le vin était succulent. Le jeune homme se dit qu’il ne leur manquait que de la compagnie, et ne put s’empêcher d’être amusé à l’idée de voir le fort de la Vaillance investi par des filles de joie, tant le contraste serait grand. Il ne doutait pas, cependant, que cela ferait le bonheur de bien des soldats.
.....La question d’Oschide et sa mine perplexe le firent rire. Il se demanda un instant comment le capitaine réagirait s’il lui disait vivre dans la misère, obligé de jouer au coupe-jarret pour subsister. Il arriverait probablement même à rendre cela convainquant. Ce serait une bonne farce, comme au bon vieux temps. Cela ne durerait pas longtemps, mais l’expression de son ami en vaudrait surement la peine. Après une seconde d’hésitation, Rhys choisit toutefois la vérité.

.....- Tu n’as pas idée de ce que certains clients sont prêts à payer juste pour nous garder sous silence. Quant à ce qu’ils payent pour le contrat en lui-même…

.....Il but une gorgée. La grande maison dans laquelle il vivait avec certains Sans-Couleurs avait été gracieusement offerte par un client satisfait et désireux que l’on n’ébruite pas la teneur de la tâche qu’il leur avait confiée. Le silence de Rhys et de ses hommes allait pourtant de soi, puisque le contraire serait rompre la confiance les unissant à leurs clients, et que rompre la confiance de l’un, c’était rompre la confiance de tous. Certains, cependant, estimaient qu’il était nécessaire de s’en assurer. Et il serait fort peu courtois que de refuser un cadeau. Il continua :

.....- Ce ne fut cependant pas toujours facile. Je suis arrivé à Thaar avec à peine de quoi vivre quelques semaines dans une auberge convenable. Il a fallu trouver une solution rapide… J’ai donc choisi la voie la plus facile pour les gens comme nous : j’ai vendu mon épée. Les princes-marchands thaaris ont souvent des différends, que ce soit des comptes à régler, un honneur à défendre, les termes d’un traité à fixer… Et règlent souvent ces différends en employant des duellistes. Et les payent souvent grassement en cas de victoire.

.....Il fit une courte pause.

.....- Bien sûr, les duels à mort payent le mieux. Mais j’évitais ceux-là autant que possible. Premièrement car je ne voyais aucune raison de tuer un homme pour le bien-aller des affaires d’un autre, et ensuite car je me battais pour avoir de quoi vivre, pas pour risquer ma vie.

.....Il but une nouvelle gorgée, souriant. C’était la vérité, mais il omit de préciser qu’il en avait tout de même livré quelques uns. Certains clients savaient se montrer particulièrement persuasifs lorsqu’il s’agissait de défendre leurs biens ou leur statut et ne lui avaient pas vraiment laissé le choix. Mais, pour être totalement honnête, force était de reconnaître que le risque rendait la chose bien plus excitante. Il reprit :

.....- Je me suis vite fait un nom, et bientôt les demandes affluèrent. J’étais considéré comme l’un des meilleurs en Estrévent.

.....Il n’y avait aucune prétention dans son ton. Il l’avait dit comme un fait, et c’en était un.

.....- Ça a duré près d’un an, jusqu’au jour où un de mes clients récurrents m’a demandé un autre genre de service. Il lui fallait quatre hommes de confiance pour acheminer un objet jusqu’à Sol’Dorn. Cela payait plus que n’importe quel duel que j’avais livré jusque-là, et ça n’avait pas l’air bien compliqué. J’ai donc réuni une équipe, me suis acquitté de la mission sans encombre… Il sembla satisfait au point de nous recommander à ses amis, et tous voulurent avoir recours à nos services. Les offres se firent de plus en plus précises, de plus en plus alléchantes, mais aussi de plus en plus risquées. Je devais à chaque fois trouver des compagnons plus compétents, plus… spécialisés. C’est ainsi que sont nés les Sans-Couleurs.

.....Il but une nouvelle gorgée, un sourire en coin aux lèvres.

.....- D’aucuns nous comparent à des mercenaires, même si nous sommes moins d’une dizaine et que certains ne savent pas se battre, et il est vrai qu’on nous paye pour exécuter un contrat. Mais contrairement à une vulgaire troupe de mercenaires, nous choisissons nos contrats et ne nous abaissons pas aux tâches… viles… que la plupart des reîtres péninsulaires exécutent. Pas de sac de villages, pas de récolte d’esclaves, pas d’assassinats d’innocents. Pas de batailles, non plus. S’il me fallait vraiment choisir un terme, je dirais que nous sommes plus des criminels d’élite qu’autre chose, bien que toutes les tâches qu’on nous confie ne soient pas illégales. Des spécialistes, en somme.

.....Il finit sa coupe et la reposa sur la table, satisfait.

.....- Disons que nous faisons le sale boulot des uns, mais pas forcément au détriment des autres. Et lorsque détriment il y a, les lésés le méritent.

.....Il sourit à son ami. Il espérait que celui-ci ne le considérerait pas trop mal. Rhys était effectivement la plupart du temps du mauvais côté de l’ordre, contrairement à Oschide, mais il s’efforçait réellement à ne pas nuire à quiconque ne le méritait pas. Lorsqu’il travaillait contre quelqu’un, c’était généralement un marchand corrompu, un vendeur d’esclaves, un criminel notoire en fuite, jamais des innocents. Rhys, malgré tout, avait des principes.

.....- Oh, nous avons loué deux chambres dans une petite auberge à l’est de la ville. Je pensais rentrer dormir là-bas.

.....Principalement car Eyrin s’y trouvait, mais il omit ce fait.

.....- Je dinerai cependant volontiers avec toi.

.....La nuit était tombée lorsqu’ils quittèrent les cuisines, bien que la soirée ne fasse que commencer. Le jeune homme suivit Oschide jusque dans une grande salle rectangulaire au centre de laquelle se trouvait une table carrée creuse en son centre, assez grande pour accueillir une demi-douzaine de personnes par côté. La salle était autrement plus richement décorée que les cuisines, avec ses tapisseries, ses boiseries et son candélabre, bien que l’on soit loin d’un luxe effarant. Rhys devina qu'il devait sans doute s'agir de la salle à manger des officiers, et se rendit compte qu'il allait sans doute partager son repas avec eux. Un sourire aux lèvres, il se demanda bien comment cela allait se dérouler.

Et bien, le moins qu'on puisse dire, c'est que la vie de son ami ne manquait pas de piment contrairement à la sienne. Rhys avait l'air de vivre la grande aventure, à mille lieux des protocoles et des devois de la noblesse. A mille lieux de devoir obéir ou subir. cela ne faisait aucun doute qu'il devait aimer sa vie. Pendant un bref instant, Oschide l'envia quelque peu et s'imagina lui aussi à la tête d'une petite troupe. Partir sur les routes avait toujours été sa plus grande envie. Découvrir les provinces, se battre pour des causes juste. Mais non, il chasse une nouvelle fois cette pensée qui l'assaillait à chaque fois que son ami lui parlait. Il apprit alors que toute sa troupe dormait en ville dans une auberge, il aurait aimé les rencontrer pour voir avec qui travaillait son ancien ami d'enfance. Un sourire apparut sur son visage quand Rhys accepta l'invitation. Au même moment, Oschide se leva, toujours la coupe de vin à la main et entreprit de rejoindre la grande salle accompagné de Rhys.

Il y retrouva comme à l'accoutumé, la grande table principale ou tous les officiers avaient déjà commencé à boire et à manger. Les servants courraient déjà dans tous les sens, les débats à table semblaient fuser dans tous les sens. Les chandeliers en grands nombres éclairaient du mieux qu'il pouvait la grande superficie de la pièce. Personne ne sembla s'inquiéter de leur venue et peu avant de trouver un endroit ou s'asseoir, Oschide distingua le capitaine du guet en train de manger goulument. Oschide invita Rhys à s'asseoir au côté du capitaine, et le gros capitaine joufflu leur salua tant bien que mal malgré la nourriture qu'il peinait à mâcher. Celui là s'appelait Henrik de Motteclair, un noble parvenu qui pour fuir l'infortune de sa famille déjà sur la paille, c'était engagé dans l'armée royale. Au fur et à mesure de sa vie, l'homme avait certains goûts pour les arrangements et était facilement soudoyable. C'était presque de notoriété publique, un incompétent en somme.

Oschide qui se trouvait tout juste à côté vint alors à faire le demande de son ami tout en jetant au même instant un regard à Rhys.

"J'aimerais vous parler d'une chose capitaine !", dit Oschide avec une voix assez calme.

Le gros s'arrêta de mâcher, avala d'un trait et lui échangea un large sourire. Il savait de quoi il allait parler, Oschide aurait pu mettre sa main à couper.

"Il se trouve que mon ami ici présent", il montre Rhys du regard, "cherche un sang-mêlé dans la cité et souhaiterait que vous surveillez les passages de tout individu ressemblant à la description qu'il vous fera".

Le capitaine du guet parut intéressé par la proposition.

"ça ne va pas être simple, il va falloir que mes gars soient sur le qui-vive en permanence, il va leur falloir un petit supplément pour rester aussi attentif, si vous voyez ce que je veux dire ?"

Sa façon d'aborder la chose était pitoyable, mais de toute façon c'est ce qu'il avait prévu. Pas de doute que Rhys aurait largement de quoi donner ce que le capitaine voudrait. il aurait aimé faire autrement et s'occuper soi même de la garde du guet, mais ce privilège là ne lui était pas accordé. Et puis après tout, il s'apprêtait tout de même à rejoindre une guerre. Peut être que la renommée qu'il acquierrait lui vaudrait de monter en grade. En levant les yeux, il salua brièvement quelques lieutenants et autres capitaines qu'il appréciait. Dedans était compris Tancred de Valroyal, un sudiste tout comme lui et de la petite noblesse. Il y avait aussi Ditmar Noirlac et Luderik Puyvaux, tous deux des vétérans de Diantra. Tous lui portaient témoignaient du respect contrairement aux autres, assit de l'autre côté de la table. Des officiers venant soit de la petite noblesse ou soit des bas fonds. Des rustres pour la plupart, sans aucune véritable éducation et qui ne lui témoignait que de la défiance depuis son arrivée au poste de Capitaine. Son entrée si soudaine avec un si haut grade sans être passé par la base lui avait valu le surnom de "Cap'taine Dragonnet". Et même s'il les ignorait, il n'en restait pas moins des officiers tout comme lui à qui il devait du respect.

Le plus haut gradé du groupe, un certain Waldemar Fièrcour, lui jeta un regard des plus méprisants avant de commencer à ouvrir sa grande gueule.

"Le dragonnet ramène avec lui son nouveau jouet on dirait".

Oschide s'amusa de la comparaison et fixa à son tour le capitaine soit trop ivre, soit trop fou.

"Non, ce n'en est pas un, il sait parlé contrairement aux vôtres et il sait même se battre".

Bien sûr, il faisait allusion aux autre officiers médisant à son compte. Fièrcour ne tarda pas à cracher dans son assiette comme pour exprimer son mécontentement par rapport à la pique que venait de lui lançer le "dragonnet". Mais apparemment, Fièrcour n'avait pas encore totalement encaissé le coup et s'injuria comme s'il allait faire une crise.

"Faites attention à ce que vous dites vous !", fit l'officier en pointant Oschide du doigt, "j'en ai assez de vous voir fanfaronner dans le fort tous les jours".

Visiblement, l'alcool déliait les langues plus tôt qu'il ne l'aurait imaginé, ce qui ne le gêna aucunement pour répondre sur le même ton, avec médisance et arrogance.

"Mais je fais mon travail, seulement mon travail. Peut-être, devriez-vous en faire autant".

Fièrcour se leva de sa chaise d'un seul bond, prêt à dégainer. L'homme était saoul et les autres autour n'eurent aucun mal à le rasseoir. Si cet ivrogne avait été Sénéchal, aucun doute qu'il l'aurait fait ramasser sévèrement pour ce qu'il venait de dire. Mais Oschide parlait d'égal à égal. Cependant Fièrcour n'en resta pas là et envint même jusqu'à le menacer ouvertement.

"Les capitaines vivent, les capitaines baisent, boivent, chantent et rient. Mais souvenez-vous mon gars, que les capitaines peuvent aussi très bien mourir !"

Sans y faire attention, Oschide salua les paroles de l'officier et leva son verre pour trinquer avec les autres en se levant. Tout le monde fit de même et leva son verre.

" A la vie, a la baise et à la mort messieurs".

Tout le monde reprit alors les mêmes paroles en écho, sauf les quelques officiers perturbateurs et Oschide adressa une nouvelle fois un regard à Rhys.

"Voici la fausse au lion mon ami", dit il en riant et en buvant son vin à grosse gorgée.

Rhys prit place à côté de l’homme ventru qui dévorait goulûment une tourte aux lardons. Gras, noir de poil et aux yeux marron, arborant une moustache qui avait connu de meilleurs jours, Rhys reconnut Henrick de Motteclair, capitaine du guet de la Capitale. Comment un homme d’une compétence aussi limitée était parvenu à se hisser à un rang si influent était une histoire louche d’arrangements et d’amitiés couvertes, mais le jeune homme n’allait pas s’en plaindre ; Henrik était probablement la personne convenant le plus au poste : facilement influençable, encore plus facilement manipulable, contrôler l’homme, c’était contrôler le Guet. Et contrôler le Guet devait convenir à beaucoup de monde. Le convaincre allait être facile.

Oschide entama la négociation alors que Rhys leur servait, aux deux, une coupe de vin tout en jetant un œil à la table. En tant que mercenaires, les Sans-Couleur se devaient de connaître le plus de personnes influentes possibles, et c’était son travail de ce renseigner sur les occupants de postes importants de la Péninsule. Il reconnut certaines des têtes grâce aux descriptions qu’il avait amassées par le biais de ses contacts dans la capitale, mais dut interrompre son examen pour reporter son attention sur le capitaine du guet qui venait de prendre la parole.

- Ça ne va pas être simple, il va falloir que mes gars soient sur le qui-vive en permanence, il va leur falloir un petit supplément pour rester aussi attentif, si vous voyez ce que je veux dire ?

Sans surprises, c’était d'une absence de subtilité absolue. L'homme n'avait pourtant pas l'air antipathique, et était sans doute un compagnon de beuverie hors-pair. Mais Rhys n'était pas là pour boire. Il afficha un sourire confiant et lui répondit :

- Naturellement. Vous comprendrez cependant que je ne me ballade pas avec de tels articles, et surtout en de telles quantités, sur moi. Je vous en ferai néanmoins parvenir une caisse pleine, avec une lettre signée, au crédit de laquelle vous saurez que c’est de ma part. Est-ce que nous nous comprenons?

Il espérait avoir suffisamment insisté sur les mots importants, et espérait que ce n’était pas trop subtil pour le capitaine, dont l’intellect semblait inversement proportionnel à la masse corporelle. L’homme sembla cependant comprendre et être satisfait de la proposition, au semi-étonnement de Rhys. Celui-ci entreprit alors de décrire Lanier avec force détails et d’expliquer ce qu’il attendait du Guet, glissant de-ci de-là quelques compliments, histoire de faire passer. Henrick écouta avec attention, acquiesça vigoureusement de la tête une fois qu’il eut fini et lui garantit qu’il s’en occuperait dès que possible. Heureux que cela soit réglé, Rhys reporta alors son attention sur le reste de la salle, et sur son repas.

Il entamait sa tourte lorsque quelqu’un s’adressa à toute la salle.

- Le dragonnet ramène avec lui son nouveau jouet on dirait.

L'emploi du dragon Anoszia et l'analogie avec un jouet fit rire Rhys, qui leva sa coupe à l’homme pour le saluer. Il reconnut le capitaine Fièrcour, un homme de petite stature aux yeux gris et aux cheveux châtains, mais qui avait manifestement le respect de ses hommes, malgré sa tendance à trop l’ouvrir lorsqu’il avait un verre de trop dans le nez, et sa manifeste inimitié pour Oschide. Il laissa les deux hommes s’envoyer des piques sans intervenir, constatant que le mépris de Fièrcour envers son ami allait bien plus loin que ce qu’il avait imaginé. Il était naturel que l’accession au poste de capitaine d’Oschide attire les convoitises et attise les jalousies, mais Rhys ne doutait pas un instant que son ami avait déjà prouvé sa compétence et le prouverait encore maintes fois dans le futur. L’homme était cependant clairement ivre, à tel point qu’il alla jusqu’à proférer des menaces. Des menaces creuses, certes, mais des menaces tout de même, qu’Oschide détourna brillamment en levant son verre à la vie, à la baise et à la mort, emportant ainsi haut la main le duel de mots qui venait de se jouer. Le jeune homme le suivit, levant sa coupe à son tour et reprenant ses paroles avant de boire. Puis il répondit à son ami, à voix basse :

- Une vraie fosse, en effet. En revanche, je ne vois pas les lions.

Il lui adressa un clin d’œil, puis porta à nouveau sa coupe à ses lèvres, avant de prendre la parole :

- Des paroles pleines de sagesse, monsieur Fièrcour. Peut-être serait-il bon néanmoins de ne pas oublier que vous aussi, vous êtes capitaine.

Provoquer ainsi l’homme n’était peut-être pas une bonne idée, mais la tentation avait été trop forte, et lui et ses partisans étaient en claire minorité dans la salle. De plus, le fait que Rhys connaisse son identité ferait sans doute son petit effet.

Oschide manqua de perdre son sérieux au moment où Rhys balança à Fièrcour qu’il était également capitaine. Tant de sous-entendus en une seule phrase, voilà que son ami avait la langue affutée, comme au bon vieux temps se souvint-il. A cette pique, le capitaine furibond ne fit qu’adresser un regard dévastateur dans leur direction. S’étant sans doute aperçut que l’alcool ne le ferait pas gagner cette confrontation, lui et son petit groupe de fidèle de l’armée royale pestèrent encore un peu et s’en allèrent en signe de protestation. Ce qui fit sortir quelques rires dans la grande salle ou l’ambiance reprit bon train aussitôt. Ainsi, Oschide se tourna de nouveau vers son ami et trinqua avec sa coupe de vin.

-Des lionceaux, Rhys, des petits lionceaux... dit-il avec un sursaut de rire.

En l’absence de sénéchal compétent, l’armée royale ressemblait étrangement à une fosse. Un commandement manquant ne faisait qu’entraîner toujours de plus en plus de laxisme dans les rangs, même si Oschide veillait à ce que sa compagnie soit prête pour le départ comme il l’avait montré à son ami. Peut-être qu’un jour, il parviendrait à accomplir la promesse qu’il avait faite à son père et qu’il remettrait ainsi un peu d’ordre dans cette chienlit. Mais ce n’était pas pour encore, et cela ne faisait aucun doute que son expérience acquise dans le nord au près du maréchal lui permettrait de gagner en légitimité. L’avenir s’offrait à lui et il le prendrait à pleine main.

Le capitaine du guet, resté silencieux durant la joute verbale, se remit à l’ouvrir au moment ou il finit par vider sa bouche. L’officier corrompu adressa alors un bref sourire pincé à Rhys et entreprit d’articuler quelques mots.

-Nous nous comprenons parfaitement, les bons comptes font les bons amis, fit-il en clignant d’un œil et en offrant une poignée de main grasse à Rhys.

Oschide avait observé la scène sans trop s’en mêler. Préférant resté ainsi à l’écart pour ne pas trop empiéter sur la mission de son ami, il continuait de converser avec les officiers qui lui étaient pour le moins fidèles ou respectueux. Avec Tancred, Ditmar et Luderik, ils parlèrent alors de la campagne du nord qui s’annonçait. Chacun faisait part de sa stratégie quant à la façon d’utiliser le mieux possible la compagnie. De les savoir à ses côtés le rassurait pleinement, mais il n’y avait pas qu’eux qui viendraient avec lui. Des petits lieutenants à la botte de Fièrcour seraient également du voyage et il ne se faisait pas trop de doute quant à leur priorité de lui mettre des bâtons dans les roues. La campagne s’annoncerait donc très longue. Il tendit alors une nouvelle fois l’oreille vers l’autre conversation qui avait lieu juste à côté et il se permit de faire une intrusion, histoire de connaître quelques détails.

-Marché conclu, vous l’aurez votre homme s’il passe par chez moi.

Oschide se délecta d’un bref sourire en entendant ces mots et but les dernières gouttes de vins qui restaient dans son verre avant de le reposer et faire face à Rhys.

-Mon ami, la nuit tombe et je ne suis pas sûr de pouvoir te revoir avant longtemps lorsque tu seras reparti à tes affaires. Comment te trouverai-je si je souhaite te joindre ?

HRP: