8e ennéade de Karfias an 10, Cycle XI
L’ambiance était morne. On disait par-ci que, loin au nord, les beaux jours ne reviendraient jamais. On disait par-là que, ici dans le sud, la terre resterait froide à jamais. Si cet hiver avait été des plus rudes pour tous, les conséquences ne faisaient que commencer.
Pietro et son fils, Marco, avaient migré vers leur refuge de basse altitude depuis longtemps déjà. Cette famille d’éleveurs de moutons depuis des générations avait eu bien du mal à faire face à cet hiver rude, sans précédent dans les mémoires. Le neige était chose commune dans les monts du Betis à cette période de l’année. Cependant, cette année elle s’était accompagnée d’un froid mordant. La douceur de l’Eris n’ayant suffi à contenir les ardeurs glaciales de l’hiver.
Le froid avait d’abord fait hésité Pietro et son fils. S’ils voulaient que le troupeau survive, ils devraient certainement descendre encore un peu plus de la montagne qui leur était pourtant si chère. Les réserves de foin de l’alpage se faisaient maigres et une transhumance un peu plus poussée que d’habitude semblait inévitable. D’ordinaire, les bovidés trouvaient toujours de quoi se nourrir en grattant sous la couche de neige et cela limitait la consommation de foin. Mais cette année, une épaisse couche de glace s’était formée assez tôt à la surface du sol. Non content d’affamer les pauvres bêtes, le terrible hiver leur offrait un terrain dangereux sur lequel elles avaient pris habitude de ne pas avoir grand équilibre.
Voyant que le froid ne diminuait pas et que le fourrage se faisait rare, Pietro avait dû prendre une décision.
- Marco, prends les chiens, on va à la mer ! L’Eris n’était pas des plus calmes, surtout en cette saison. D’ordinaire, les éleveurs ovins évitaient de trop s’en approcher. L’océan étant des plus dangereux avec ses falaises abruptes et son eau impropre à la consommation. Pietro et son fils avaient heureusement trouvé une pâture non loin de la mer, sur les bords d’une petite rivière. La météo étant clémente ici, le troupeau avait trouvé de quoi se sustenter.
- L’endroit m’paraît bien, t’en penses quoi fillot ?- J’aime pas trop les rivières, mais les bestiaux pourront s’abreuver.- On va camper par là. Va t’requinquer. J’guette les bestiaux. Le fils n’en demanda pas plus. Il étendit une peau de bête qu’il avait transporté sur le sol et s’allongea. L’élevage d’un troupeau n’était pas de tout repos et demandait une constante attention. La marche avait été longue depuis leur refuge d’hiver et les deux hommes étaient exténués. Il faisait nuit depuis plusieurs heures déjà. Quoiqu’il était difficile de savoir réellement quelle heure il était en ces périodes hivernales.
Pietro posa à son tour son postérieur sur le sol. Il avait les jambes engourdies et ne s’attendait pas à ce que cet hiver soit une pareille épreuve. Voilà plus de trente hiver qu’il vivait la transhumance mais celui-ci resterait dans ses souvenirs. Un des chiens qui gardait le troupeau se dirigeait vers lui. La brave bête était elle aussi affamée par l’hiver et semblait exténuée.
- Viens, mon ami. Dis, tu veux bien veiller pour moi sur ces idiots de moutons pendant quelques heures ? Après tout, les chiens étaient habitués à empêcher les moutons de s’enfuir. Si Pietro s’endormait quelques instants, peu de choses risquaient de leur arriver. Au pire, ils n’étaient plus à ça près.
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- Raaaah mais lâche moi ! Pouah, qu’est-ce que tu veux le clébard ?Un des chiens de troupeau était en train de lécher le visage de Pietro. L’homme se redressa difficilement, ses membres étant légèrement engourdis par le froid. Il entendit des jappements et des couinements au loin. Puis, quelque chose attira son attention. La patte de Belle, la chienne qui venait de le réveiller était imbibée de sang.
- Qu’est-ce que t’as fait, ma belle, hein ? L’endroit où s’était endormi le berger était légèrement en surplomb. D’ici, il pouvait facilement apercevoir les environs. Il vit rapidement son fils, un peu plus bas, proche de la rivière. Il était agenouillé devant ce qui semblait être … un cadavre de mouton ?!
Le cadavre nimbé de sang se voyait de loin et le sang de Pietro ne fit qu’un tour. L’homme accouru en direction de son fils. Tous les chiens semblaient être vers le jeune homme, mais Pietro ne vit aucun mouton à l’horizon. Tout en courant, il se mit à crier.
- Merde, Marco, il s’est passé quoi ?Son fils ne répondit pas. Il semblait sidéré par la scène. Le vieux berger n’était pas né de la dernière pluie, il savait pertinemment ce qu’il se passait. Il s’approcha de son fils et du cadavre de la pauvre bête. Sans se relever, le jeune homme prit la parole d’une voix rauque.
- C’est une meute de loups.- Oh, fait chier. Soudain, un bruit attira l’attention du berger. On aurait dit comme … Un bêlement ! Il venait de la rivière, légèrement en contrebas. L’homme se remit à courir, cette fois-ci pour aller au bord du cours d’eau. La rivière semblait plus fougueuse que la veille. Peut-être était-ce la fonte des neiges qui commençait ? Il jeta un œil aux alentours pour voir s’il pouvait voir d’où venaient les cris d’animaux. Pas de troupeau, rien. De nouveaux bêlements parvinrent jusqu’à lui, ils venaient de la rivière, un peu plus en aval. Les pauvres bestiaux avaient dû être effrayées et fuir en essayant de traverser la rivière. Une rivière bien trop puissante pour ces ovins aux pattes frêles.
Un rayon de soleil éclaira soudainement le visage du vieux berger. L’hiver n’avait pas eu raison de lui, ni de son fils, mais ils n’avaient plus rien désormais.
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Un peu plus en aval de la rivière, quelques minutes plus tard.
- Oh mon dieu, c'est atroce ! C'est l'apocalypse, Tyra va tous nous emporter ! - Eugénie, du calme, qu'est ce qui se passe ? - J'ai vu ces bêtes, là, qui flottent sur la rivière !- Mais de quoi parles-tu, ma fille ?- Viens voir par toi même !L'aubergiste du village suivi sa fille. Il lui avait pourtant simplement demandé d'aller chercher un peu d'eau dans la rivière pour pouvoir abreuver les poules, rien de sorcier tout de même. Le soleil pointait le bout de son nez et l'heure commençait à s'avancer. D'ordinaire, il n'aimait pas vraiment quitter son comptoir, de peur que des clients se réveillent et soient tentés de quitter l'établissement sans payer.
Une fois parvenu au niveau de la rivière, il dû constater par lui-même que le spectacle était inédit mais surtout morbide. Certains villageois s'étaient massés là pour commenter la funeste scène. Des ovins, semblerait-il des moutons ou plutôt ce qu'il en restait, s'étaient accumulés contre le pont en bois qui permettait de franchir la rivière. Depuis peu, l'eau avait monté avec la fonte des glaces et le retour progressif de températures plus douces. L'eau menaçait depuis plusieurs jours de submerger le petit pont en bois. Manque de chance, la hauteur de l'eau empêchait les cadavres des pauvres bêtes de passer sous le pont. Quelle horreur ! Pour un peu que le village menaçait d'être inondé depuis plusieurs jours, en plus de ça l'eau sentirait le mouton.
Soudain, un hurlement de loup se fit entendre non loin du village. Il était pourtant rare que les bêtes sauvages s'approchent aussi prêt.
- Eugénie, file à l'intérieur. Fais prendre leur temps aux clients. Je reviens rapidement, je vais chercher à en savoir plus. Toute occasion est bonne pour faire des affaires. Mais le pauvre petit village avait des jours bien sombres devant lui. Les supplices causés par les conséquences de l'hiver étaient loin d'être terminés.