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 Le pain de vie.

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Cléophas d'Angleroy
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Cléophas d'Angleroy


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MessageSujet: Le pain de vie.   Le pain de vie. I_icon_minitimeMar 10 Juin 2014 - 0:47


« Monseigneur ? Monseigneur ? Monseigneur, ils vous attendent ! »
« Bien sûr qu'ils m'attendent, je les entends piailler à trois kilomètres. Qu'est-ce que vous croyiez ? Je suis encore bon à ce que je fais. Déguerpissez-moi de là ! »

Cléophas avait de plus en plus de mal à supporter les facéties protocolaires. Ou était-ce la naïveté de ce page qu’il méprisait autant ? Ces journées passées à aller et venir dans le palais de Diantra, de tour en tour, de cour en cour, arpentant les couloirs comme s’ils étaient devenus sa seconde maison. Il semblait que la fatalité courait derrière lui comme lui derrière les notables du royaume : même à Diantra il restait le Nomade. A cette pensée, tout ce qu’il avait ravalé de dégoût depuis sa convalescence remonta d’un trait, laissant dans sa bouche un goût aigre.

Oui. C’était un tout autre Cléophas qui était sorti de la maladie. Un qui avait développé des aigreurs d’estomac en même temps que ses visions. Un qui n’avait plus qu’une envie : voir un postérieur assis sur le trône, le laissant libre de retourner à Merval, sa bonne contrée qu’il avait quittée comme l’amant le lit de sa maîtresse : prématurément, tirant dans sa fuite les draps qui la recouvraient. La pauvre Merval était presque nue. Et lui qui transpirait sous les oripeaux du devoir.

Cette journée était devenue pareille à toutes les autres depuis bien longtemps. Cléophas descendait les marches de sa tour, traversait la cour qui la sépare du corps principal du palais, puis entrait dans la salle du trône. Là il prenait place à sa droite, sur le fauteuil qui était le sien et entendait les citoyens de Diantra et des terres de la Couronne dans leurs doléances. Promptement, le chancelier comprit pourquoi la Régente préférait lui déléguer cette responsabilité, profitant de ce moment de faiblesse pendant lequel Cléophas pris d’un élan de compassion lui avait dit : « Déléguez, ma Dame, déléguez ! ». Il aurait pu déléguer, lui-aussi. S’il y avait encore quelqu’un digne de rendre justice au nom de la Couronne. Une fois même, il s’était même demandé s’il n’aurait pas mieux valu que le jeune Bohémond la rende lui-même, en ses propres termes. L’idée, fantasque, disparut aussi rapidement que son excitation.

Dans la salle, entre les tapisseries et les arabesques ciselées dans la pierre, on pouvait sentir les longs soupirs que Cléophas avait décidé de laisser fleurir, entrecoupant les plaidoiries des bonnes gens de Diantra. Cette stratégie qui n’était rien moins qu’un excès de spontanéité de sa part, paya vite : les doléances s’écourtaient. Mais les soupirs ne pouvaient rien contre la triste réalité de la vie diantraise et aussi courtes fussent-elles, les plaintes étaient toujours aussi ennuyantes de sorte que Cléophas se demanda bien si Diantra avait plus d’activité qu’une marmite de compote sur le feu. Ces pensées pourtant s’évanouissaient lorsqu’il mettait un pied hors du palais et s’aventurait le long du Garnaad ou se perdait dans le quartier des tanneurs. Dans ces rues qui embaumaient le cuir et l’urine on voyait passer de sémillants personnages, drapés d’autant de couleurs que se croisaient de rangs. Des effluves de fer rouge et de fruits mûrs venaient du Nord et de l’Est ; tantôt les cloches sonnaient, tantôt la lyre d’un va-nu-pieds qui quémandait ; les marchands et les putains laissaient traîner derrière eux un sillage d’ambregris, de lavande, de sauge ou de romarin : autant de parfums de saveurs et de sons qui le rassuraient sur la bonne santé de la ville.

La salle était silencieuse. Le son de l’eau vinaigrée remplissant la coupe du chancelier tinta comme le tintinnabule dans l’immensité de la pièce, vidée. Cléophas était assis. Un scribe à sa gauche griffonnait un vélin, un page était tapi dans l’ombre des colonnes, un autre s’occupait à lustrer le trône. C’était tout. Les plaignants attendaient ailleurs, dans les corridors, Cléophas ayant demandé à garder les portes de la salle du trône fermée aux étrangers lorsque la Couronne n’était pas en Présence. Une fois installé, on les ouvrit et commença un défilé de marchands, de cultivateurs, de bourgeois et d’artisans qui ne s’acheva que lorsqu’on sonna les prières du soir et qu’on referma les portes de la salle. Ce jour-là, deux marchands s’étaient accusés mutuellement d’avoir volé une cargaison de soieries. Après les prières, Cléophas alla vérifier l’état de ses réserves de feu de Pharet : intactes. Lorsqu’il revint dans ses quartiers, un page vint l’y trouver et lui délivra un paquet de missives, venant de tous endroits de la Péninsule. Roitelets et petits seigneurs adressaient quelques lettres sans intérêt à la Couronne, les marchands du pays de Thaar demandaient audiences ou joignaient à leurs cachets des cadeaux d’appréciation parfois discutable, certains membres des corps de l’Armée Royale s’enquerraient de leurs nominations à des postes plus élevés puis venaient toutes les missives des différents dignitaires qui oeuvraient pour la Couronne en des domaines variés.

Un sceau particulier attira l’attention de Cléophas. Sous l’enrubanné scellé du Gryffon, une lettre portait un cachet encore inconnu au baron, pourtant versé dans l’héraldique. Il le brisa et la lut. Elle venait du Langecin et on y parlait d’alliances, de paix, de luttes passées, oubliées, enterrées. A ces mots, Cléophas jugea qu’il pourrait répondre plus tard. Ses affaires l’occupaient et ces paroles si elles lui étaient adressées en tant que Baron de Merval, il y répondrait comme agent de la Couronne. Mais alors qu’il allait reprendre sa routine nocturne, ce blason et ce nom inconnus lui en rappelèrent un autre.

La Vesne.
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MessageSujet: Re: Le pain de vie.   Le pain de vie. I_icon_minitimeMer 11 Juin 2014 - 0:55


    A l'ultimité de la Cinquième ennéade
    Du mois de Favrius,
    de la Huitième Année
    Du Onzième Cycle.

    A Sa Majesté le Roi, Bohémond Ier,

    Les événements actuels me contraignent, moi, Enguerrand de la Vesne, comte régent de Scylla, à faire part incontinent des males actions qui défigurent les terres de Merval, baronnie de l'actuel chancelier Cléophas d'Angleroy. Icelui, selon les dernières nouvelles apportées par Diantra à la quatrième ennéade de Favrius, était encore bercé par les bras d'un mal incertain. C'est pourquoi, à travers cette missive, j'affirme être grandement désireux d'obtenir de ses nouvelles et, pour ce faire, me rendrait en la capitale sous peu. L'espoir est fort que Monseigneur le baron de Merval recouvre la santé.

    D'autant que la disparition moult sibylline d'un mestre pyromant en la cité de Merval inquiète les autorités scylléennes. Ces dites inquiétudes se portent tant sur la vie du dit mestre Arambert Aubressac que sur les connaissances fort dévastatrices que sa vie d'érudit lui a octroyé. Je ne suis point sans penser que pareille action n'est que le prélude d'une suivante qui fait déjà le serment d'être plus vaste et malivolante encore. Les commanditaires étant inconnus, la menace n'en est que plus grande.

    De menace, il n'en est point meilleure illustration que celle exposée par la marquise d'Odélian à Edelys à l'encontre de la régente mère, dame Arsinoé d'Olysséa que je porte en grande estime. La période est trouble. Trop d'incertitudes. Trop de mesquines velléités. Trop de tocsins sonnés.

    Ainsi, dirigeant Scylla en votre nom, Sire Bohémond, j'informe que le ban se lève en ce moment même, sur mes ordres et sur les conseils de mon éminence grise, Hubert, en votre comté, aux abords de la place forte de Papincourt. Ces temps troublés nous obligent, je le crains, à demeurer sur le qui-vive. Voyez-y, Votre Grandeur, une preuve de précaution plus qu'un vil désir de guerroyer.

    En découle alors la requête que je formule ce jour d'hui : en tant que comte régent de Scylla, je demande audience à Sa Majesté le roi Bohémond Ier. Ma présence en la capitale est annoncée pour les prémices de cette sixième ennéade de Favrius.

    Que les Cinq nous apportent des temps meilleurs et qu'ils veillent avec grande vaillance sur votre illustre personne.

    Enguerrand de la Vesne.


Un renard rampant de cire cramoisi scella le vélin.

En cette missive écrite par une plume harassée et sans doute gorgée d'une encre d'impatience, Enguerrand n'avait guère lésiné sur le protocole. S'adressant à un roi enfant qui n'avait que faire de pareilles questions, La Vesne savait que l'honneur reviendrait à l'un de ses conseillers de parcourir ce vélin. Restait à savoir lequel ?

L'homme lige du régent, sieur Allaster Daraïn, prit la missive dans sa main gantelée d'acier et quitta la pièce pour les volières du palais Langecin. Les négociations avec dame Méliane s'étant achevée sur une note qui, tel un écho infini, ne semblait guère désireuse de s'éteindre, Enguerrand prenait repos dans la chambre somptueuse qu'on lui avait allouée. Maintes tentures d'or et de pourpres offraient aux lieux une ambiance chaleureuse qui contrastait fort avec la froidure de son esprit. Les chandelles, dont la cire était d'abeille et non de vulgaire suif, prodiguait des effluves sucrés et agréables. Elles s'ornaient à leur base de faucons langecins. Iceux lui rappelaient par trop l'éloignement qu'il s'obligeait avec Scylla.
Il prit une profonde inspiration, priant en for intérieur pour que ses décisions fussent les plus judicieuses.

A la sixième ennéade, il passait les portes magistrales du palais de Diantra, renard minuscule dans l'antre cyclopéenne de la couronne.
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Cléophas d'Angleroy
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MessageSujet: Re: Le pain de vie.   Le pain de vie. I_icon_minitimeMer 11 Juin 2014 - 12:33


Son ongle trancha doucement la cire cramoisie. Son doigt effleura brièvement le cachet, puis il se remit à l’égratigner, prenant un plaisir enfantin à défigurer le Renard scylléen. Son sang alla bientôt tacheter le blanc du vélin et ce n’est que lorsqu’il ne restait plus rien du fier canidé, il ouvrit la lettre. Cléophas prenait soin d’appliquer cette routine à chacun des plis qu’il recevait. Sans ça, il aurait déjà, sans doute, perdu le goût de l’épistolaire. Là, le Gryffon n’avait aucun mal à assouvir ses pulsions sanguinolentes, à rassasier sa soif de sang ; le sang des siens qu’avait trop coulé par le passé. Dans un geste de satisfaction presque sadique, il estompa ce qu’il restait du sceau n’en laissant plus qu’une tâche vineuse sur ce qui deviendrait un palimpseste.

Reprenant sa respiration, il s’attela à la tâche fastidieuse d’examiner une lettre de plus. Sa main souffrait d’en avoir écrites une dizaine dans le court temps qui séparait son lever de son dîner. Mais la surprise qu’il eut en la lisant fut à la hauteur de sa lassitude. Ainsi donc le bruit courait que du feu de Pharet avait été dérobé dans les caves même du Porphyrion sous l’œil endormi des Silentiaires. Les missives étaient accourues de toute part dans l’office du chancelier, contant comment deux hommes auraient torturé un des alchimistes jusqu’à ce que la formule du feu liquide leur soit révélée. Le seul qui n’en fut pas étonné….était Cléophas qui apprit la nouvelle avec un flegme déconcertant. La Vesne avait manifestement piqué l’intérêt du maître chancelier qui relut la lettre maintes fois avant de décider…de n’en rien décider. L’homme annonçait éloquemment sa venue dans la capitale ; Cléophas jugea qu’il l’y recevrait.

Ce jour, le Soleil était à son zénith quand on vit au loin Renard serpentant entre les toits de la ville basse. Diantra n’était pas réputée modèle d’urbanisation, aussi les rues bien que larges se déroulaient aléatoirement comme des rubans pour croiser en des places plus ou moins majestueuses selon qu’elles étaient à l’entrée des faubourgs ou à l’ombre du palais. Dans la cour, les préparatifs venaient de toucher à leur fin, Cléophas ayant expressément requis que leur invité suderon soit reçu avec les honneurs dus à son rang. La bannière royale flottait à tous vents, une armée d’écuyers se tenait prête à prendre soin du comte et de sa suite, le sonneur attendait au-dessus de la grande porte sa trompette brillant au Soleil. Cléophas, lui, attendait dans la salle du trône entouré par sa garde et ses pages. Il avait laissé tomber l’apparat des grands jours et paraissait dans son habit d’office dont le velours bistre était seulement rehaussé par quelques galons pourpres. Le temps parut long les dernières minutes avant l’arrivée de la Vesne. Dans la cour, toute l’agitation d’un prince revenant de son voyage ; dans la salle l’écho sourd des cloches. Dans cet ultime instant de silence, les vitraux projetaient leurs rosaces sur le sol, le parant de délicates nuances de cobalt, d’écarlate et d’émeraude, les gouttes d’humidité dévalaient les colonnes, le benjoin crépitait sur les charbons. La clarté de la cour effaça tout devant elle.

A contrejour, le scylléen paraissait moins grand qu’il ne l’était. L’impression se dissipa lorsqu’il arrivée à hauteur de Cléophas. Les deux hommes étaient d’âge et d’apparence semblables. Ils partageaient leur âge, la couleur de leurs cheveux. Leur carrure presque, si Cléophas n’était plus fin. La vision de ce voisin qui avec lui apportait l’odeur de la mer, du Soleil et du sel séché le mit en bonnes dispositions. Il ne se rappelait que trop bien ses premières visites à Diantra, petite statue d’argile qu’on aurait placée dans une châsse de marbre trop blanc pour lui. Dans un silence révérencieux à peine troublé par le vacarme des montures et des écuyers, il fit venir un page qui tenait un plateau d’où débordaient des coupes, de l’huile et du pain. Il prit le pain, le rompit et le donna à son hôte en disant :

« Prenez, et mangez-en : ceci est le pain de la route, qui rassasie les estomacs en peine ».

De même, il prit une coupe, y versa du vin d’orange et la donna à son hôte en disant :

« Prenez, et buvez-en : car ceci est notre sang mêlé, le sang de l’alliance sacrée et éternelle entre les princes, versé par nos pères en symbole de paix. »

Une fois qu’il eut mangé du pain et but dans la coupe, Cléophas fit de même. D’un geste, il l’invita à le suivre derrière le trône dans une enfilade de couloirs qui débouchaient sur un grand jardin. Là, sous la myrte et l’acacia, devant la vision des tours, des toits et des fumées qui s’échappaient de la ville, Cléophas lui présenta une coupe d’où débordaient des fruits mûrs et gorgés de Soleil ainsi qu’une carafe où les cristaux de glace se mêlaient à des liqueurs sucrées.

« N’hésitez pas. Je sais combien peuvent être éprouvants les voyages depuis la côte et la traversée de la cité. Si vos jambes vous le permettent encore, permettez que nous déambulions. Je ne suis pas de ces hommes qui devisent attablés, sanglés dans leurs fauteuils. »

Ainsi, tout en marchant, le chancelier s’adressait à l’Enguerrand en ces termes.

« J’ai bien reçu votre missive. Il se trouve que je suis l’un des derniers agents de la Couronne à résider au Palais. Croyez bien que je vous aurais envoyé une réponse, n’était la promptitude de votre venue. Je vous avais croisé, lorsque vous étiez venu ici recevoir de la Reine votre titre de régent du comté de Scylla. Une petite vision, brève, entre deux entrevues. Je ne vous avais pas connu de si près et de ce temps, je n’aurais pas imaginé votre bras si long, la Vesne. Force est de constater que votre intelligence dépasse vos frontières et surpasserait presque celle de la Couronne. J’ai été touché du…soucis que vous portez à l’égard de mon pays mais sachez bien que je ne suis pas étranger à ce qu’il s’y passe. Mes oreilles aussi portent plus loin que le son d’une voix et j’entends bien plus que ce que mes yeux me laissent apercevoir.
Je suis bien curieux d’apprendre par quelles industries vous avez pu prendre connaissance de tant d’informations qui pourtant ne s’ébruitent pas à tout vent. Dites-moi donc, que je sache si je devrais craindre pour les secrets qui peuplent les sous-sols de Merval.

Ci-dit, vous voyez que ma santé rayonne. Au moins autant que les joyaux qui recouvrent la tête de notre bonne Régente et les Dieux nous gardent qu’ils se ternissent un jour.
Parlant d’icelle...je vois le souci que vous vous faites d’elle et je gage que votre venue a d’autres fins que de nous apprendre des faits déjà sus de nous.

Ai-je tort, messire la Vesne ? »

La question était sincère. Comme la jouissance avec laquelle il venait de mordre une orange sanguine qui passait là. Les gouttes de jus mêlée à la glace empourpraient les lèvres du Chancelier déjà foncées et dans la lumière si particulière des jardins, elles en devenaient presque violettes.
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