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| La Reconquête d'Almia – II. Partager la cendre | |
| | Auteur | Message |
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Dun Eyr
Ancien
Nombre de messages : 2219 Âge : 31 Date d'inscription : 14/04/2010
Personnage :.: MANUSCRIT :.: Âge : 149 Taille : Niveau Magique : Arcaniste.
| Sujet: La Reconquête d'Almia – II. Partager la cendre Mer 24 Déc 2014 - 14:43 | |
| Première ennéade de Bàrkios, Printemps de la Huitième année, Cycle Onze
      Le gros souffle du Printemps éventait l’Almion, et sur la neige jaunâtre moutonnait une cendre noire. Plusieurs ennéades avaient passé, pourtant on devinait encore la pierre noircie, et le bois ravagé par les flammes. Jusqu’à la fin de l’Hiver, sur cet éperon à flanc de montagne, des baraquements avaient accueilli les Enfants d’Elda. C’avait été le Kaskh’Kabir, le Grand Cadeau, la terre offerte par les Nains aux Sombres venus d’au-delà la mer. Quelques jets de pierre plus haut, dominaient les anciennes portes d’Almia, d’où les guetteurs Nains pouvaient surplomber la vie au Kaskh.       Mais aux premiers jours de Favriüs, les Vertegueules avaient saisi l’éperon. Les Sombres avaient résisté, soutenus par les Nains ; mais tous avaient ployé devant le feu. Contre le Kaskh encore corseté par la neige, les Gobelins avaient porté des torchères, des artifices, et de la mauvaise magie. Le Grand Cadeau n’était plus qu’un caillou pelé, aux murs éventrés, et comme englouti par la suie. Depuis les hauteurs d’Almia, on ne distinguait plus qu’un bulbe brûlé : c’était à présent le Fulg-Na-Gurb, la Cendre et le Charbon.
      Cependant, aujourd’hui, alors que Bàrkios égrenait ses jours, des bottes venaient troubler le silence. Dix épais godillots de cuir et de fer crissaient sur la neige, portant cinq Nains qui descendaient vers la cendre. Tous jetaient des regards anxieux alentour, leurs barbes dardaient dans l’air mordant, à l’affût du grognement d’une gueule-verte. Certains Nains balançaient un marteau ou une hache entre leurs bras, d’autres portaient des frondes de vieux cuir. Mais une même faim cisaillait leurs estomacs à tous ; récemment les Gobelins s’étaient faits plus nombreux encore, et le maigre gibier de la Nérania paraissait à présent inaccessible. Les chariots venus de la lointaine Virné, frappés du sceau de Thanor, n’étaient plus qu’un souvenir amer. La famine menaçait dans l’Almia nouvelle.       Les cinq Nains étaient parvenus aux abords du Fulg-Na-Gurb, où le promontoire saillait. Tous promenaient un regard enfiévré sur les décombres et les cendres : trouverait-on quelques tonneaux de viande, ou une jarre de baies d’automne ? Saisis par la faim, leurs yeux palpaient les alentours, prêts à suspecter un festin sous la moindre pierre. On leur ferait un triomphe, à Almia, s’ils revenaient avec des vivres.       Ils s’affairèrent, ils ballèrent des pierres, ils soulevèrent des gravats ; chacun remuait la cendre du pied et puis reniflait, comme pour flairer les reliefs d’un banquet fantasmé. Ils s’échinèrent tant et tant, qu’ils furent bien vite recouverts de cendre, et leurs barbes amassèrent la suie. Mais chacun à sa besogne, aucun n’entendit la glace qui se fendillait autour du bastion dévasté ; et nul ne vit des formes trapues qui s’assemblaient, grisâtres ou verdâtres, sur la neige brunie. Un Nain, à peine se retourna-t-il, sa tête roula dans la cendre ; les quatre autres barbes le rejoignirent aussi vite.       Dans le Fulg-Na-Gurb, les Vertegueules s’ameutaient en croassant. C’était une masse bondissante, couinante, grinçante, et qui encerclait les dépouilles des cinq Nains abattus. Les dents jaunâtres des Gobelins crissèrent de délectation. Leur festin, à eux, pouvait débuter.
      Kargda balança sa hache sur son épaule droite, et s’enfonça dans la caverne fongifère. C’était une vaste grotte, basse mais étendue, où bourgeonnaient des champignons par grappes entières : on trouvait des amanites nordiques, rouges et lourds comme des tentures ; des bolets de Briessa, amers en bouche et très râpeux ; quelques mycènes des pins, bombés comme de petites pépites de cuivre ; et encore bien d’autres variétés, de toutes les tailles et toutes les couleurs. Avec l’Hiver qui avait décimé les troupeaux, et maintenant les Vertegueules qui enserraient Almia de toutes parts, ces cavernes à champignons étaient devenues vitales pour la petite colonie. Dans l’ancien temps, la Perle du Nord avait étiré loin sous la montagne ces cavités fongifères, et de nombreux cueilleurs couraient alors les galeries pour ramasser les champignons ; c’était au temps où le commerce ruisselait dans la Nérania. Si aujourd’hui la plupart de ces cavernes avaient été perdues, éboulées ou simplement oubliées, l’Almia nouvelle avait repris possession d’une poignée d’entre elles. Au début de l’Hiver, le Dolbarg’Ma avait reconquis pas moins de quatre grottes fongifères ; une avait depuis été perdue aux Gobelins, et c’étaient à présent trois cavernes à peine qui devaient nourrir les Nains.       Ce jour-là, Kargda était de faction pour veiller sur la caverne. Celle-ci était située au Nord, loin sous la montagne ; et il fallait emprunter un long tunnel tortueux, étançonné de frais, pour y accéder depuis l’Almia nouvelle. La jeune Naine caressait sa barbe, comme elle déambulait entre les massifs de cèpes. A voir ces champignons lourds, et gras, et fort juteux, son ventre grognait d’envie ; mais elle ne pouvait y prêter l’oreille. Depuis que la quatrième caverne avait été perdue, la faim régnait sur tous les ventres. Un large gargouillis fit trembler le ventre de la Naine, résonna sur les parois de la cavité. Kargda s’enfonça le poing dans l’estomac, entre les côtes, pour étouffer le grondement. Il y avait d’autres bruits auxquels elle devait prendre garde.
      Ce ne fut d’abord qu’un tapotement, puis le glougoutement d’un ruisseau de montagne. Loin dans la caverne, au-dessus des champignons en bosquets, le plafond de pierre commençait à geindre et vibrer.       « Rukhs ! hurla Kargda derrière elle. »       Son cri roula dans la galerie, vers l’Almia nouvelle ; mais il fut aussitôt noyé dans le fracas de la pierre. Depuis le plafond s’effondraient des blocs de grès, et un déluge se déversait en flots dans la caverne. C’était une eau noirâtre, saumâtre, et qui charriait la crasse ; elle balayait les champignons devant elle, et formait avec eux comme une mélasse tourbillonnante.       Ce devait être un torrent de montagne qui avait percé la roche, et qui maintenant noyait la grotte. Kargda, une seconde, se demanda si les Vertegueules avaient pu manigancer ce désastre ; puis une marée brunâtre la faucha, et noya son corps sous la roche.
      A la surface de la montagne, Almia étendait ses tunnels, comme une arachne ses pattes. De nombreuses portes avaient été creusées, dès les temps anciens, pour accéder aux entrailles de la Perle du Nord ; certaines étaient larges et évidentes, d’autres se dérobaient à la vue. Aujourd’hui la plupart des accès avaient été effondrés : le temps avait touché son dû, les Gobelins étaient parvenus à faire céder la pierre, et parfois les Nains eux-mêmes avaient éboulé les accès, et ainsi calfeutré la Perle. Comme des souvenirs glorieux, les larges battants de la Grand’Porte gisaient encore à flanc de montagne, foudroyés par la Colère de Mogar ; la neige, peu à peu, achevait de les ronger. A la considérer depuis les airs, Almia s’abritait sous la montagne comme une carapace, percée ça et là de quelques portes comme des griffes. A chacune de ces ouvertures, quelques guetteurs veillaient, immobiles et muets.       Mais à la poterne la plus orientale, qui émergeait haut sur la cime, une grande agitation se faisait. Une poignée de soldats montait la garde, l’œil dur, les lèvres plissées. Alentour, la neige et la roche étaient badigeonnées d’éclats luisants. C’était le sang noir et lourd des Gobelins, qui achevait de ruisseler vers la vallée du Nivor ; quelques Vertegueules gisaient épars, brisés sur les rochers, la trogne fendue d’un coup de hache. Une fois encore, on avait repoussé une cabale de Gobelins ; la quatrième cette ennéade.       Cette fois pourtant, c’était le dernier combat à la porte de l’Est, et il n’y en aurait plus d’autre. Les soldats s’enfoncèrent à nouveau sous terre, et derrière eux un Prêtre de Rodmin écacha quelques runes pour sceller la pierre. Les Vertegueules pullulaient à présent dans les montagnes, et les Nains se reculaient sous terre. On condamnait cette porte, comme bientôt on en condamnerait d’autres.       La mine basse, les yeux lourds, les soldats refluèrent vers l’Almia nouvelle, comme Rodmin clôturait la roche derrière eux.
      C’était dans la petite alcôve de pierre, près des anciennes forges, que se tenait le Temple de Briessa. A peine un réduit, où s’effilait une courte statue de la déesse ; celle-ci avait été taillée dans la corne d’un Makragnos, et des veinures bleutées la parcouraient. Une Naine, le front encore barré par une vilaine cicatrice, promenait sa paume épaisse sur la statue grossière. Elle avait pour nom Brienna ; dans l’Almia nouvelle, elle était l’unique Prêtresse de ce temple minuscule.       Le visage de Brienna était las, ses joues s’étaient creusées. En Favriüs encore, elle avait sacrifié à la Déesse-Ours quelques moineaux frais égorgés, aux entrailles rouges. Puis il n’y avait plus eu que des champignons à consacrer. Et voilà qu’au deuxième mois du Printemps, seules restaient les pierres. De la main gauche elle présenta un bloc d’argile blanc, que d’un coup de marteau elle brisa.       Quelques prières inaudibles s’échappèrent de ses lèvres entrouvertes. Même les dieux criaient famine à Almia.
      Les cavernes de la Durn-Perzhed s’étiraient loin sous la montagne, à la première profondeur d’Almia. C’était la Double Echarpe des minerais : un vaste filon d’argent courait de l’Ouest vers l’Est, tandis qu’une veine d’orichalque s’étirait en sens inverse. Les anciens Nains avaient creusé de larges cavités vers l’Ouest et le Nord, pour arracher à la montagne ses métaux scintillants. Peu à peu, l’Almia nouvelle recouvrait ces mines ; les Vertegueules avaient été refoulés loin sous la terre, jusqu’à l’Ascenseur ancien et au-delà, où Agrarald et Dun Eyr avaient fait sceller la roche par les Rodministes. Quelques Gobelins encore, parfois, bondissaient d’un trou pour agacer les mineurs. Mais les pioches s’abattaient le plus souvent sur la roche, et ce n’était plus qu’à l’occasion qu’elles faisaient éclater une trogne verdâtre.       Trente Nains peut-être s’activaient là ; certaines barbes, on ne les distinguait qu’à peine, tant les cavités couraient loin, et l’obscurité les recelait. De toutes parts retentissait le claquement de l’outil sur la pierre, et les mineurs tétaient de la Montagne son sein minéral. Entre les cavités passaient quelques jeunes barbes, aux pieds agiles, et qui portaient une lourde cagette de bois sanglée sur leurs épaules ; ils collectaient les pépites auprès des piocheurs. Leur tour fini, les porteurs remontaient à l’entrée de la Durn-Perzhed, où ils versaient leur récolte dans de vastes cuves percées à même la roche, et qui giboyaient de ces trésors. C’étaient les Fontes de Lirgan, dont les éclats vifs ruisselaient sur les cavernes alentour. A voir ce monceau de merveilles colorées, on pouvait croire que la Perle du Nord battait encore.
      Ayant déversé sa charge de minerais, Thorg le Jeune demeura un instant à côté des Fontes de Lirgan. Son regard flottait sur la petite mer minérale, absorbé et fasciné. Ces cuves giboyeuses, il le savait, figuraient tout à la fois le salut et la perte d’Almia. Jusqu’en Favriüs, les convois de soldats de Thanor avaient encore rejoint la Perle du Nord, et pour chaque pépite qu’ils prenaient ici, c’était des viandes et des farines qu’ils donnaient à la colonie. Mais à présent les routes étaient comme fermées, disait-on, car les Vertegueules saignaient les convois ; les minerais d’Almia n’avaient plus été vendus aux marchands thanorites. Les Fontes s’emplissaient, pendant que les joues des Nains se creusaient, et prenaient un teint de cire.       Thorg cracha goulument au sol, resangla sa cagette, et s’enfonça à nouveau dans la Durn-Perzhed. Son estomac vide cognait contre ses côtes creusées.
      Le vaste corridor martelait l’écho du bruit des pas. Depuis la première profondeur, une véritable petite troupe de Nains se déversait vers le Nord et l’Ouest de la montagne. La lumière, blanche et froide, coiffait les casques d’un reflet d’argent dur ; pour certains, ils n’avaient pas vu le soleil ni les deux lunes depuis de longues ennéades, et la vivacité du jour faisait rouler des larmes dans leurs barbes encrassées. Ces soldats avaient longtemps combattu au seuil de la deuxième profondeur, là où résistaient les Vertegueules ; mais à présent le combat se ramifiait à la surface, et les périls venaient autant du dessous que du dessus. La petite troupe parcourut au pas de charge les derniers escaliers, et jaillit dans l’air piquant du Printemps. C’étaient trois douzaines de guerriers armés de frondes, le dos courbé sous une besace de galets.       La porte faisait comme une corniche, ouvrant vers l’Almion et le Nivor. De là refluaient quelques éclaireurs, dont les capes claquaient dans le vent, et qui pointaient des formes qui venaient derrière eux. Les Nains surgis de la profondeur d’Almia n’eurent pas à y regarder deux fois. C’étaient des parias, des déments ; ceux que Mogar avait entraînés dans sa folie. On les appelait Kathor-Zachor : ceux que la montagne a maudits. On les disait vivre en clans, presque sauvages, ayant rejeté tous les dieux. Huit rudes années avaient passé depuis la Malenuit, et on croyait ces meutes féroces presque éteintes à présent. Mais parfois ils descendaient de leurs glaciers perclus par les vents, et aujourd’hui la faim les poussait toujours plus au Sud.       Les frondeurs jaugèrent du regard ces silhouettes flottantes. Ils étaient à peine une poignée, rompus par la fatigue, certains boiteux ; quelques-uns laissaient derrière eux des flaques rougeâtres, là où les Gobelins avaient dû les mordre. Ils vacillaient sur leurs pieds gourds, bleuis de froid, comme ils montaient vers la corniche d’Almia.       D’un seul geste, les premières frondes trouvèrent leur pierre, un galet tranchant sur un bord. Les Nains tendirent le vieux cuir raidi par l’humidité, armèrent et visèrent. Le nom de Mogar passa sur toutes les lèvres, puis les pierres commencèrent à siffler et s’abattre.
      Au soir venu, les Nains d’Almia s’amassaient sur l’ancienne place aux étals, qui tenait le centre de la première profondeur. D’étals, il n’y en avait plus un seul. De longues années avaient été employées à percer jusqu’à cet endroit, et à l’arracher aux griffes des Gobelins. C’avait été le grand succès d’Agrarald, lorsque les Nains avaient pu se déverser depuis le Grand Corridor vers la première profondeur ; c’était de cette place unique que la reconquête avait été initiée vers les cavités alentour. Un véritable bastion de fortune défendait la place, autour duquel avaient proliféré les cahutes et les cabanes. On appelait cet endroit simplement Kathon, le Casque de l’Almia nouvelle.       A cette heure tardive, les Nains affluaient vers la citadelle de corde. C’étaient des trognes hâbleuses, féroces parfois ; couturées de balafres pour la plupart. Des presque six cents Nains autrefois rassemblés par Agrarald, la moitié avait succombé, et à peine trois centaines de guerriers vivaient encore pour relever la Perle du Nord. Mais ils étaient braves parmi les braves, comme les Gobelins avaient appris à craindre chacune de ces trois cents barbes.       Un même émoi agitait tous ces visages, la faim les tenaillait tous également. Depuis que la nourriture avait commencé à manquer cruellement, à la fin de l’Hiver, il avait été acquis que chaque jour on partagerait les vivres. Au milieu du Kathon, sur des charrettes renversées, chacun apportait ses quelques champignons, son lapereau, ses orties. C’était tous les soirs un grand tas, glorieux au début, puis toujours plus chiche ; ce soir, le monceau n’était qu’un très petit monticule.
      « Le Père nous préserve, gronda Dun Eyr. »       A trois pas du monticule se tenait le Haut-Prêtre de Lirgan. Le temps avait voûté ses épaules, ravagé son visage ; lui qui n’avait pas deux siècles, on lui en aurait donné trois. Sa barbe et ses cheveux n’étaient plus qu’une crinière féroce, ça et là clairsemée par les tracas. Dans leurs orbites bondissaient deux yeux saillants, et comme sertis au milieu des innombrables griffures qui burinaient cette trogne. Sur ses épaules s’étalait un gambison de cuir, de pierre et d’os ; il portait dans son dos l’écu de Pierrenoire, frappé du sceau de l’enclume et de la flamme. A sa main droite se balançait le marteau du Dolbarg’Ma, que Dun Eyr avait résolu de porter à présent.       Le Haut-Prêtre jaugeait d’un œil noir le monticule dérisoire. Alentour, les Nains se massaient, affamés et avides, les reins creusés par la fin. Certains regardaient avec dépit les carrioles retournées, encore marquées de l’emblème de quelques clans de la lointaine Thanor : Rougehaches, Brisétoiles. Voilà longtemps que les routes n’avaient plus apporté aucun de ces convois lourds de viandes et de venaisons.       Dun Eyr n’était pas le seul à s’inquiéter devant la petitesse des vivres. A ses côtés, Tobard Triple-Gosier, qui veillait à la pitance d’Almia, grognait de découragement ; il se pencha vers le Lirganique pour lui murmurer :       « Huit douzaines d’entre nous ne mangerons que du vent, ce soir. »
      Dun Eyr entendit, mais il ne répondit pas. Son regard avait déjà glissé au-delà des Nains, vers une cavité haute et profonde, à un jet de pierre devant le Kathon. Quelques grandes silhouettes sombres se tenaient là, raides et muettes. C’étaient les Drows, ces Sombres attraits jusqu’à l’Almion par la volonté de Mogar ; c’était Dun Eyr lui-même qui les avait introduits auprès d’Agrarald. A présent le Lirganique s’en rongeait les sangs ; car depuis que les Gobelins avaient ravagé Fulg-Na-Gurb, les Drows avaient reflué vers l’intérieur d’Almia la nouvelle. On leur avait concédé une vaste cavité, mais sous la surveillance de quelques veilleurs intraitables. Maintenant que les Vertegueules avaient resserré l’étau sur la surface, ni les Nains ni les Sombres ne se risquaient guère plus à sortir ; et les deux factions demeuraient là, séparées par quelques pieds à peine.       « Apprête leur ration, Tobard, grommela Dun Eyr. »       Chaque jour, les Nains nourrissaient les Sombres. Dun Eyr savait que ce n’était là que la rançon de son échec : les Fils de Mogar n’étaient parvenus ni à faire céder les hordes de Gobelins, ni à frayer une route vers les territoires elfiques. La vie de l’Almia nouvelle s’était adaptée à ces intrus, mutiquement.
      A peine Dun Eyr avait-il adressé à Tobard cet ordre, qu’un grognement enflait dans les rangs des Nains. Dans la poitrine même du Lirganique, son cœur cognait avec fracas, rageur et rebelle. Le tonnerre qui roulait dans son ventre vide roulait comme un écho à sa colère. Le Haut-Prêtre n’eut pas même le temps d’évaluer les possibles, que déjà il s’entendait dire :       « Rien pour les Sombres, ni ce soir ni demain. »       Dans le Kathon électrisé, un grondement d’approbation féroce passa sur tous les ventres.
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| | | Tebirahc Zaurahel
Ancien
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| Sujet: Re: La Reconquête d'Almia – II. Partager la cendre Lun 29 Déc 2014 - 11:57 | |
| Les choses ne se déroulent jamais telles qu’on le souhaitait au départ, dès lors qu’entraient dans la valse des prévisions de trop nombreuses inconnues. Il avait sous-estimé le conflit, l’ampleur de la tâche et l’agressivité autant que l’audace des Peaux-Vertes contre ceux qui étaient venus reprendre ce qu’ils avaient acquis des millénaires plus tôt.
C’était un nouvel ennemi, dans un nouveau lieu, dont la faiblesse physique criante était totalement compensée par l’immensité du nombre qui constituait leurs rangs partiellement désordonnés… Il avait failli, en un sens, sans pour autant renoncer, mais lui pourtant si prudent avait échoué à estimer avec précision la menace... Mais cela n’aurait rien changé, c’était une opération marginale, et il n’aurait pas ramené davantage d’hommes, même si il avait pu et possédé les moyens logistiques à cette fin. L’ennemi des nains était réellement devenu le sien lorsque l’avant-poste gracieusement offert par les nains, alors en cours d’aménagement, avait été prit d’assaut pas les hordes verdâtres, les contraignant à la fuite et à la cohabitation forcée, à la promiscuité avec les locaux et à mettre de côté le réel but qui les avait amené ici… Et il ne devait qu’à la solide autorité forgée par les siècles que ses troupes acceptent pareilles situations, encore aujourd’hui… Il les avait retenus, mobilisés contre les Peaux-Vertes quand certains suggéraient d’aller contre les Nains, chaque fois que ces derniers semblaient les priver de rations… Mais lui-même se contenait parfois face à un tel traitement, qu’il s’obligeait à partager avec ses hommes… Ces nabots, parfois, semblaient oublier que ces sombres avaient été les premiers à répondre au besoin de soutien face à cet ennemi qui grouille, et même si les choses avaient mal tourné, il les forcerait à se souvenir…
Mais pour l’heure, il devait gérer les humeurs de ses hommes confinés dans un petit espace depuis trop longtemps, contraint à vivre avec un voisin qui, chaque jour, semblait les mépriser davantage, réduisant les rations et leurs fréquences… On les affamait, disaient-ils, pendant que ces court-sur-pattes s’empiffrent. Et chaque jour s’ajoutait une nouvelle voix, une nouvelle suggestion quant aux traitements qu’il fallait infliger aux nains… Bientôt, ils oublieraient l’ordre et la discipline dans laquelle ils avaient toujours été versés, façonnés… Bientôt, l’individualité reprendrait ses droits, et une somme de ces individualités irait, armes à la main, arrachée ce qu’ils s’estiment en droit de prendre, pour être venus jusqu’ici. La gronde retentit une nouvelle fois, quand, à l’heure dite, rien ne vint…
« Plus forte à chaque fois… » Murmura pour lui-même l’Obok Senger d'Thalack d'l'Trelao Chath.
Mais cette fois était celle de trop, il avait pris sa décision bien avant que ses officiers, comme il l’exigeait, ne lui fassent rapport de l’état du moral de ses troupes. Il fallait que les choses changent avant qu’un massacre n’ait lieu… Aussi quitta t-il les « quartiers » attribués aux Sombres pour se rendre, seul, chez ses voisins nains. Et à ceux qui l’accueillirent, le reconnaissant probablement, depuis le temps, il dit en langue commune.
« Informez le Haut Prêtre Dun Eyr que j’exige un entretien avec lui, la situation est grave. »
Il n’y avait plus grande trace de la sympathie qu’il avait pu avoir à l’égard des nains au début de ce périple… Il était connu comme étant le plus patient des Senger, mais lui-même s’épuisait, et à l’instar de ces hommes… Il ne serait pas dit que ce serait la faim qui le vaincrait… Il mourrait l’arme à la main, dut-il la planter dans un nain plutôt que dans un gobelin. |
| | | Dun Eyr
Ancien
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| Sujet: Re: La Reconquête d'Almia – II. Partager la cendre Mer 31 Déc 2014 - 13:43 | |
|       « Le Premier Feu, annonça Baltor d’une voix sourde. »       A cette annonce, Dun Eyr ne se retourna pas. Il se tenait à quelques pas du Kathon, sous une cahute de bois branlant. Accroupi, il présentait dans sa main gauche un petit casque, renversé, et rempli à ras d’eau ; de la main droite, il y pétrissait quelques bolets, et des céréales rabougries. Quand la pâte eut pris l’aspect d’un mauvais brouet, fade et brunâtre, le Nain y plongea une cuillère de bois, et en porta une première lampée à cette bouche.       Car assurément, de Neglendir, il ne restait qu’une bouche. Les lèvres fripées et desséchées cachaient mal des gencives suppurées, où s’attardaient quelques dents fauchées. Ses joues s’étaient creusées jusqu’à s’en trouver aspirées vers l’intérieur, ses pommettes saillaient tant que les os menaçaient d’en percer la peau grisée. Deux orbites excavées laissaient voir des yeux effarés. Il ne restait plus sur son crâne qu’un filet de cheveux sales, qui lui dégoulinaient sur les épaules. Sous sa tunique déchirée, on devinait un corps rongé par la faim, aux côtes arquées. Assurément, le Temps n’avait pas été clément non plus avec l’Intendant de Malereg, otage d’Almia depuis de longs mois.       Un faible gargouillis jaillit de la gorge de l’Elfe, peut-être un merci. Dun Eyr grogna en réponse, affairé à puiser une deuxième lampée pour Neglendir. Autrefois, l’Elfe était gardé captif au-dehors, près d’un grand rocher, à l’orée d’un précipice surplombant le Nivor. Mais cette place aussi, les Gobelins l’avaient conquise. L’Almia nouvelle avait perdu quatre Nains pour reprendre cet Elfe aux griffes des Vertegueules. Sans doute en vain, grognait le Haut-Prêtre en lui-même.       Il y a longtemps de ça, sur un escarpement de l’Almion, Agrarald et Dun Eyr avaient promis l’Elfe à l’envoyé de Mogar ...
      « Le Premier Feu, annonça Baltor une nouvelle fois. »       Cette fois Dun Eyr abandonna là son brouet, il se redressa et se tourna vers le Drow. Alentour, dans le Kathon proche, les voix des Nains s’étaient tues. Tous mâchaient, le front bas, les yeux obscurs. Elles étaient loin à présent, les formidables ripailles de la Perle du Nord. Un souffle de colère passait sur ces Almiens assis par grappes, mutiques, féroces.       Le Haut-Prêtre jaugea le Sombre, un instant seulement. Celui-là avait traversé les flots du Levant pour venir à Almia, celui-là aurait dû libérer la Perle de tous ses Rûkhs. L’amertume des promesses faussées les saisissait tous, Nains comme Drows. Depuis l’arrivée glorieuse des Sombres dans l’Almion, de nombreux rêves avaient été ensablés. Seul Mogar n’avait pas varié, roi orgueilleux par-dessus la montagne ; et l’Ust’Chath, quoiqu’haï par de nombreuses barbes, demeurait son Premier Feu.       « Obok, salua Dun Eyr, d’un mot Noireflique, mâtiné de l’accent rauque des Nains. »       Et le Nain courba l’échine devant le Premier Feu. Alentour, les barbes grognèrent sourdement, menaçantes. Aucune ne suivit le Haut-Prêtre et ne ploya avec lui.
      Alors Dun Eyr s’était redressé. D’un coup d’œil, il embrassa ses Nains affamés, qui se partageaient de tristes vivres ; les Drows lointains, hérissés comme des piques aux abords de leurs cavernes ; l’Elfe chétif, aux dents brisées, qui lapait son brouet entre ses dents éclatées ; et le Premier Feu, qui dominait d’une bonne taille la masse des Nains. Si un jour les conteurs devaient faire le récit des ces jours, ils seraient bien en peine d’expliquer l’étrange cohabitation dans l’Almia nouvelle.       « Tu vois comme moi, Obok, gronda Dun Eyr en étendant le bras, mes frères affamés, et les tiens reclus là-bas, et les Rukhs alentour qui nous assaillent. »       A cet instant, le Lirganique regrettait qu’Agrarald ne fût plus là, pour déchiffrer les auspices du Père.       « Pourras-tu m’expliquer les desseins de notre Père, Obok ? Parce qu’à moi, ils sont cachés. »
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| | | Tebirahc Zaurahel
Ancien
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| Sujet: Re: La Reconquête d'Almia – II. Partager la cendre Jeu 15 Jan 2015 - 8:31 | |
| “Est-ce par jeu que tu continues de feindre ignorer le non-sens de ce diminutif ? Obok signifie haut, Nain, bien qu’on puisse s’amuser du fait qu’une telle notion te soit étrangère. Senger ou Chath sont corrects, mais fais donc comme il te plaira, si le but est de m’irriter, tu échoueras, ou perdras la vie en réussissant, ainsi que tes compagnons, pour avoir fait le malin.”
C’était dit avec un calme froid, mêlé d’une certaine lassitude, ça n’était pas la première fois qu’ils échangeaient ces mots, et pourtant, il semblait que ni l’un, ni l’autre ne se fatigue de l’exercice, pour l’heure tout du moins. Il faisait peu cas du grognement des nains, tout au moins dans l’attitude… L’art du paraître. Il devait continuer d’afficher cette force qui était la sienne, aux nains qui étaient à présent aussi proche d’être des ennemis que des alliés, à ces hommes également. La situation était compliquée, c’est sûr, et il ne croyait plus tellement en les chances de victoire, tant les choses avait mal tourné. On repoussait une échéance dans un souci d’on ne sait trop quoi, ne pas totalement se résigné, mais ils ne possédaient plus le moyen de s’en sortir d’eux-même.
“Je vois surtout les miens une nouvelle fois contraint à la privation, quand les tiens profitent d’un maigre repas… Même cette créature qui te sert de compagnie est mieux traité que mes guerriers, finalement.” Désignant par là la chose qui fut un Elfe, mais qui n’en était plus un, rien qu’un tas de chair en décomposition, un lambeau d’existence s’accrochant irrémédiablement pour on ne saurait dire quelle raison. Espérait-il s’en tirer ? Il ne s’était pas jusqu’à lors préoccuper de son sort, considérant la chose sans intérêt, peut-être était-il temps de corriger le tir. “Devrais-je me pencher sur son cas, éclater son crâne d’un coup de marteau, pour que les miens aient la part qui leur revient ?”
Il eut un sourire mauvais adressé à la créature, mais qu’il prenne donc cette menace comme un acte de charité, il lui apporterait une délivrance probablement depuis longtemps souhaitée, après tout, il ne quitterait Almia qu’en passant de vie à trépas, c’était écrit depuis ce jour à Yutar, où le Nain qui lui donnait son brouet l’avait offert aux Daedhels. Mais son attention revint au Nain, lorsque celui-ci parla des desseins du Père qui lui étaient cachés… Pourtant, l’évidence était là, malgré tout. Mais il y avait de la fatigue, chez ce nain, chez ces compagnons. Ces combats les avaient déjà épuisé, cette situation avait déjà achevé de les mettre à terre, ils attendaient, pitoyable l’instant où la mort viendrait les prendre. Tout du moins, ainsi était-ce parfois la façon dont il considérait les choses, quand ses guerriers souffrait de cette promiscuité et cette cohabitation… Le combat contre les peaux-vertes n’étaient qu’un exercice secondaire, servant à gagner l’hospitalité des nains dans le cadre d’une opération dirigée contre les elfes, le véritable ennemi, et il n’en était finalement rien.
“Les desseins du Père sont pourtant évident, Nain. Vous autres, Premiers Fils, vous êtes satisfait dans vos trous, amassant des fortunes minérales et vous reposant sur vos acquis… Vous vous êtes montrés paresseux, négligeant, oubliant ce qu’était la Véritable Voie, pour finir par même pactiser avec les Enfants de l’Aînée. Pour toutes ces fautes, pour vous être détournés de Lui, de sa Voie, de son Enseignement, il a abattu sur vous Sa Colère, vous a privez de la complète maîtrise de Son Présent, cette magie qui n’appartient qu’à vous, et fouetté, agité toutes les créatures dont vous avez fini par négliger la chasse, alors même qu’ils sont un ennemi ancestral, présent depuis les Premiers Temps. Ainsi les Nains des Montagnes, car je m’épargnerais de parler de ceux qui se sont détournés et conformés à la manière des autres races, sont en voies d’extinctions, et pour épreuve de leur rédemption, afin de trouver le pardon, afin d’être à nouveau digne de ses attentions et récupérer l’ensemble des privilèges que vous ne méritiez plus, il va vous falloir emprunter de nouveau la Vraie Voie et vous battre, vaincre ou disparaître. Il n’a pas créé toutes ces créatures qui sont là, à nous harceler, Nain. Il les a simplement agité, poussé dans une même direction… Leur nombre est votre faute, vous avez négligé cette menace, vous avez oublié de les chasser, de chercher leurs tanières et en réduire l’importance. C’est le poids de votre négligence, de votre responsabilité dont vous devrez vous débarrasser par les armes, ou bien être écrasé par lui.”
“Au prix de ces efforts, et par la victoire, vous récupérerez vos attributs de Premiers Fils, et le droit de demeurer dans ces montagnes qu’il a façonné pour vous…”
Il avait cela en mémoire depuis longtemps, sans en avoir jamais vraiment parler. Les Daedhels avaient eux aussi eu leurs lots d’épreuves, d’ennemis à affronter, et n’avait jamais failli, pas même devant les Dieux-Dragons. Il y avait longtemps, semble t-il, que les Nains s’étaient reposés sur la certitude et le confort de leurs positions, la force de leurs Cités et la richesse de leurs sols. |
| | | Dun Eyr
Ancien
Nombre de messages : 2219 Âge : 31 Date d'inscription : 14/04/2010
Personnage :.: MANUSCRIT :.: Âge : 149 Taille : Niveau Magique : Arcaniste.
| Sujet: Re: La Reconquête d'Almia – II. Partager la cendre Mer 4 Fév 2015 - 0:22 | |
|       Bien que campé sur un sol stable, et les pieds fichés droits dans ses bottes, Dun Eyr grogna en accusant le coup ; ses épaules tressaillirent, et sa barbe frémit comme si elle était soudain secouée par des tics. Derrière Dun Eyr, d’autres visages se renfrognèrent, certains pâlirent et d’autres rougirent. L’Obok appuyait là sur des plaies vives.
      « Notre peuple ... entama le Haut-Prêtre, mais aucun mot ne vint ensuite. »
      La barbe éloquente s’était soudain tue. A passer les yeux alentour, et à considérer la colonie racrapotée sur elle-même, il n’y avait rien à rétorquer. Ces visages hagards, ces ventres creusés, et cette peur et cette angoisse, tout cela parlait pour eux. Les Nains d’Agrarald avaient su reforger une Perle, ô exploit ! Mais c’était une poussière perdue dans la montagne, rien de plus. Toutes leurs issues étaient à présent closes, et le faim les enserrait. Dans son écrin verdâtre, Almia faisait long feu.       Alors Dun Eyr se tut définitivement. Plus qu’il ne le savait, il sentait – et les mots grinçants de l’Obok l’avaient vérifié une fois encore – il sentait qu’ils avaient échoué.
      Une infinie lassitude aurait pu le saisir. Mais Dun Eyr avait déjà trop concédé au désespoir et à la complainte, lorsqu’Agrarald et lui luttaient pour ériger les premières palissades. Ces atermoiements, aujourd’hui, l’auraient fait grimacer de rire. Les Nains sont un peuple fier, par le Père ! Fier et féroce. Ceux d’Almia comptaient seulement d’entrer avec gloire dans les sagas et les contes. Et comme aucun conteur ne vivait plus dans ces régions oubliées – comme on avait mangé le cuir des grimoires depuis longtemps déjà – il était encore bien temps de retoquer leur légende, de redorer la Perle nouvelle.       Almia était cernée par les fléaux, partout la gloire attendait qu’on vienne l’harponner. Il y avait les légions de Vertegueules qui tapotaient aux Grand’Portes de l’ancienne Almia, au-dehors, dans le neige – et ceux qui grattaient la roche scellée de la deuxième profondeur, à quelques pas à peine sous le Kathon – et partout ailleurs, de toutes parts, ces griffes qui crissaient, ces crocs qui claquaient, et toute l’engeance verte prête à les submerger. Il y aurait eu assez de gloire pour trois cycles.       Mais brochant sur toutes ces opportunités, il y avait un coup saillant à faire, un exploit éclatant à oser. Dun Eyr arrondit soudain la bouche, et il tonna sous la roche :       « Les cors ! Sonnez les cors ! »
      Après plusieurs années passées à vivre dans les entrailles de l’Almion, et avec le renfort de nombreux cultistes de Briessa, l’Ourse des Nains, ils avaient appris à composer avec la roche ; et avec ce qui, dans la roche, vivait et vivotait. Comme l’eau roulait non loin, comme partout les Nains avaient fait pousser et prospérer des champignons, les cavernes étaient poisseuses. La roche, sombre et ruisselante, on aurait juré qu’elle clapotait ; certains y voyaient passer des ombres. Les fils de Mogar s’étaient accoutumé à ces parasites qui croissaient dans l’ombre de la roche ; ceux-ci savaient réveiller ceux-là.       Dans le Kathon, des Nains, peut-être bien une quinzaine, s’étaient emparés de lourds cors de cuivre et d’airain. Ces instruments de bataille faisaient comme des rouleaux, qui entouraient tout un torse de Nain, et lui pendaient depuis l’épaule jusqu’à la cuisse. On y soufflait par une courte hampe, mais large, dessinée pour les lèvres charnues des souffleurs. Ils donnèrent dans les cors, qui rendirent une seule note, grave, lourde et sourde ; c’était comme l’hésitation d’un grand animal, ou le raclement d’une armée dans le lointain. Puis on souffla encore, et cela tonna plus fort dans la caverne.       De nombreux estomacs gargouillèrent ; mais cette fois, ce n’était plus de faim, mais bien d’excitation qu’ils frémissaient. Entre les mains jaillirent des haches, des marteaux, des maillets et des glaives ; on saisit quelques boucliers, frappés de symboles antiques. Et comme la note forcissait, les barbes des Nains se tournaient vers le plafond de la cavité, au-dessus de leurs têtes. La voûte de pierre semblait trembloter et se tordre.
      « Mérite ta pitance, Obok, gronda Dun Eyr par-dessus le bourdonnement des cors. »
      Le Haut-Prêtre tenait à la main droite le court marteau du Dolbarg’Ma ; la gauche, il la présentait en l’air, comme prête à happer le vide. Les Nains semblaient étrangement attendre, sous le ciel de pierre, qu’il pleuve. On aurait dit un rituel féroce, et tous les visages s’empourpraient dans l’attente et l’effort.       Quand soudain, une voix éclata : « Toxeurove ! »
      Agacés par la note sourde, quelques tentacules tremblotaient dans la pierre, loin au-dessus des têtes des Nains. Le chant clair et claquant des cors était trop rude pour ces bêtes poisseuses, accoutumées au silence et à la pourriture. Une première masse d’encre se décrocha du plafond de pierre et se précipita, à grande vitesse, vers le sol ; mais à peine arrivé sur la roche, le toxeurove y crachotait ses toxines, et plongeait au travers. En quelques secondes, là où s’était tenue la pierre, ne restait plus qu’un trou encré et bleuâtre, où les filaments s’attardaient. La bête se forait un tunnel poisseux vers les entrailles de la montagne, loin des cors claironnants.       Alors comme la note ne faiblissait pas, les toxeuroves se mirent à pleuvoir ici et là. A chacune de ces grandes bêtes qui se décrochait du plafond et fondait vers le sol, deux ou trois Nains empoignaient un tentacule, ou bien y fichaient une dague aiguë ; et comme la bête se démenait vers les entrailles du monde, elle emportait derrière elle une grappe de Nains. C’était un voyage périlleux, et douloureux : les effluves toxiques saisissaient les guerriers à la gorge, et certains perdaient un doigt dans l’entrelacs des tentacules – mais quelle odyssée !       Derrière Dun Eyr, un toxeurove s’éboula sur un Nain et l’engloutit aussitôt, dans un râle affreux ; c’était un risque. Le Haut-Prêtre bondit jusqu’à la bête qui déjà fondait à vue d’œil, et il s’empara d’un tentacule à plein poigne. La chair flasque lui brûlait la paume, les poisons ravageaient sa peau et lui labouraient les nerfs. Le Nain hurla de colère, asséna un coup de maillet à la bestiole pour l’éperonner, et tous deux filèrent vers les profondeurs ensevelies.
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