Soif d'aventure [Caley]

Enfin ! Ils avaient prit la route. Ah, Eofel... pouvoir retrouver le palais familial et son confort. De la ville et de ses établissements de jeux, de ses théâtres, de ses boutiques de luxe, de ses bordels... vivre dans la forêt, non, ce n'était vraiment pas pour lui. Il avait la douloureuse sensation d'avoir encore des épines plantées dans pas mal de recoins de son anatomie, pourtant ce n'était pas le cas. Mais bientôt, très bientôt, il retrouverait son confort...

Seulement, il fallait marcher.

Il avait accepté sans rechigner de payer un forgeron pour les fers du cheval, ainsi qu'une cape pour Caley. Il aurait aussi bien pu lui acheter un autre cheval et des parures dignes d'une reine, mais il avait rapidement comprit que ce n'était pas ce qu'elle voulait. Tant pis pour elle. Il était donc resté relativement évasif, comme pour son nom. Il se fichait désormais qu'elle sache qui il était : quel intérêt de révéler son illustre nom de famille à quelqu'un que l'or n'intéresse pas ?

Ils marchèrent, donc. Et il parlait peu, ce qui était inhabituel chez lui. Il écoutait parler Caley, sans s'émouvoir du fait qu'il était très étonnant de la voir mener la discussion toute seule. Elle parlait du temps, sans qu'Ascanio ne comprenne en quoi cela était important - il comprendrait peut-être si une grosse averse leur tombait subitement sur la poire.
Il ne resta pas indifférent lorsqu'elle évoqua son désir de prendre en bain, car il en rêvait tout autant. Et peut-être réviserait-elle son jugement sur les hommes riches si elle découvrait les luxueux bassins du palais familial. Il se remémora l'instant où, l'aidant à se soigner, il avait pu avoir une vision plus intime des formes de Caley ; l'envie de prendre ce bain avec elle se présenta à son esprit embrumé. Il secoua la tête, comme pour se rappeler à la raison. Par les cinq vierges de Feldorn ! A Thaar, je n'ai qu'à claquer des doigts pour que les plus belles des courtisanes viennent me donner un bain. Comment cette bonne femme avec ses épaules masculines peut-elle me faire tant d'effet ?

Ils marchèrent. Et Ascanio redécouvrait une sensation qu'il n'aimait guère, et qu'il connaissait déjà bien qu'il l'ait expérimentée par d'autres moyens. L'ennui. Il tentait bien de se trouver un petit jeu de patience, mais en-dehors de gratter ses bras endoloris, de grimacer quand son épaule l'élançait, ou de profiter que Caley ait la tête ailleurs pour regarder ses fesses, il n'avait pas grand-chose à faire.

Finalement, il rompit le silence.

- Et si on chantait ? Il paraît que les aventuriers chantent quand ils voyagent. Enfin, c'est ce qu'on voit au théâtre. C'est loin d'être les passages les plus intéressants, d'ailleurs. En même temps, je déteste le théâtre.

Il éclaircit sa gorge et se mit à chantonner, avec les rudiments lointains de ses vieilles leçons de chant. Des leçons auxquelles il n'était guère assidu, étant déjà, enfant, l'un des êtres les plus têtus qui soient.

Aux marches du palais,
Aux marches du palais,
L'était un grand prince, hola,
L'était un grand prince

Y'a tant belles filles
Y'a tant belles filles
Qu'il n'sait laquelle prendre, hola,
Qu'il n'sait laquelle prendre

Il s'éclaircit une nouvelle fois la gorge, avant d'ajouter, l'air navré :

- J'ai oublié la suite.

Ascanio n'avait pas pour habitude de réfléchir au sens des chansons. Les Vossula recevaient souvent toutes sortes d'artistes dans leurs palais, soucieux de leur image de protecteurs des arts. On dépensait parfois des sommes considérables pour faire vivre un peintre renommé entre ses murs, sans jamais avoir la moindre idée du sens ou de la beauté de leurs barbouillages. C'était la même chose avec les chanteurs et les poètes ; la dernière fois que Tiberio Vossula avait réuni ses fils et ses filles à Thaar, un vieil homme bedonnant avait récité avec verve un poème épique interminable. La performance était sans nul doute grandiose, n'empêche ; Ascanio s'était endormi au bout de dix minutes.

Aujourd'hui, pourtant, il se sentait un peu plus réceptif. La voix de Caley le touchait, et pour autant qu'il puisse en juger avec ses rudiments d'éducation musicale, elle ne se débrouillait pas trop mal. Sa manière de chanter, pourtant, n'avait rien à voir avec celle de ces gens que Père invitait parfois. Ce n'était ni meilleur, ni moins bon ; c'était différent.
Enfin bon, je ne vois pas pourquoi un vieillard aurait envie d'entendre les idioties d'un aventurier. A part raconter des écorchures dans les bois et une rixe avec un sanglier, il n'y a pas grand-chose à se mettre sous la dent... la vie d'un itinérant, c'est beaucoup d'errance, beaucoup de solitude, et beaucoup d'ennui. Une chose était certaine, cette petite escapade ne lui avait donné aucun goût pour le genre de vie que menait Caley. Ses palais, ses trésors, ses navires et ses négociations marchandes lui convenaient amplement.

- Mon épaule va bien, dit-il.

Aussi bien qu'elle pourrait aller, du moins. En vérité sa blessure continuait à l'élancer douloureusement. Sitôt arrivé à Eofel, il aurait tout intérêt à consulter l'un des meilleurs médecins.
Enfin, ça, c'était s'ils arrivaient jusqu'à Eofel. Car maintenant qu'ils s'étaient mis à pousser la chansonnette, ils avaient toutes les chances d'attirer la racaille du coin. Bah ! Les châtellenies de Thaar sont peuplées avant tout de gens honnêtes. Heureusement d'ailleurs, faute de quoi les princes-marchands n'auraient personne à voler.

- Je dois vous avouer, Caley, que j'ai bien du mal à comprendre ce qui pousse les voyageurs comme vous à se réjouir de leurs aventures. Alors certes on en fait de belles chansons, mais enfin... la réalité n'est visiblement pas aussi enviable que ce que vantent les chansons. Comment faites-vous pour passer l'essentiel de votre existence dehors, à supporter les intempéries, les cailloux dans vos bottes tout au long d'une route interminable, avec les ronces et les épines des arbres qui viennent vous gratter ? Sans parler de ces - il chassa un moustique qui lui tournait autour - saloperies qui vous sucent le sang à la première occasion ? La vie citadine a ses défauts, mais le confort qu'elle dispense les compense largement.

Ascanio n'était pas tellement convaincu par les explications de Caley. En bon citadin qu'il était, il n'avait pas tellement l'impression de manquer quelque chose. Entre courir à poil dans la forêt poursuivi par des loups, ou poursuivre des filles à poil dans un bordel de luxe, le choix est vite fait. Si elle croit que l'homme qui vit en ville n'a jamais rien vu du monde, elle devrait voir à quoi ressemble une orgie dans les hautes sphères de Thaar. Elle n'a sûrement jamais rien vu de pareil.

Ils s'arrêtèrent sans qu'il ne comprenne immédiatement pourquoi. Lorsqu'elle évoqua l'approche de cavaliers, Ascanio ne réagit pas tout de suite ; il s'était détendu en prenant la route, et avait peu à peu oublié le danger. Néanmoins, des cavaliers arrivant de la ville, ce n'était pas forcément bon. Et s'ils viennent d'Eofel, par les morts, comment savoir qui les envoie ? Cela peut être une bonne, ou une très mauvaise chose. Et il n'avait pas franchement envie de laisser sa peau au seul hasard.

- Styrio, murmura-t-il soudain. Cet enfant de pute. C'est lui qui m'a piégé, et il envoie ses hommes achever le travail...

L'accusation ne reposait sur aucun élément de preuve, mais c'était bien dans le genre d'un Vossula de procéder ainsi. Les affaires de famille se réglaient dans l'ombre, et ce depuis la nuit des temps. De ce qu'on saurait à Eofel, Ascanio avait disparu purement et simplement à la suite d'une énième soirée de débauche ; en envoyant des assassins pour s'assurer que son demi-frère ne revienne pas, Styrio se mettait au-dessus de tout soupçon. Et il devient, de fait, le prince-héritier.
Certes, la réalité pouvait être toute autre : Ascanio avait simplement picolé, s'était égaré tout seul comme un idiot, et ces cavaliers qui approchaient n'avaient absolument rien à voir avec toute cette histoire. Mais l'inquiétude le prenait à présent, et il s'imaginait déjà victime d'un odieux complot pour lui voler son héritage. Un complot dont il lui faudrait se venger. Patience, patience, je m'occuperais de toi, Styrio, petit fils de putain.

- Cachons-nous. Ces hommes sont peut-être à ma recherche, et, euh... je préférerais qu'ils ne me trouvent pas.

Et, sans donner plus d'explications, il entraîna Caley et la jument vers le sous-bois, à l'abris derrière les fourrés. Là, il se jeta à plat-ventre au sol, fermant les yeux comme si cela devait le rendre plus discret - il oubliait la présence de la jument, bien plus difficile à cacher. La présence de la jeune femme le rassurait ; il se souvint qu'elle avait réussi à faire échec aux bandits tout à l'heure, les sauvant tous les deux. Tant qu'elle était là, il n'avait pas à s'en faire. C'était bien la première fois qu'il plaçait tous ses espoirs en une femme. Il se rapprocha légèrement d'elle.
Prostré dans l'herbe, il entendit plus nettement la galopade, et pour autant qu'il puisse en juger, le groupe comptait une dizaine de cavaliers. Ces hommes, quel que soit leur but, poursuivirent leur route sans s'arrêter.

Rassuré, Ascanio poussa un profond soupir.

- J'ai bien cru que ma dernière heure était venue, dit-il, toujours allongé. Nous devrions repartir, et ne pas traîner. Je ne serais pas tranquille tant que je n'aurais pas posé mon cul à ma terrasse d'Eofel, à déguster une bonne pêche bien juteuse.

Ascanio ne comprit pas tout de suite ce qui était en train de lui arriver. Lorsqu'elle le cloua au sol avec la fougue et la sauvagerie typique des dominatrices de la Maison du Cuir de Narzaam, le prince crut qu'elle essayait de le violer. Aussi un grand sourire étira-t-il ses lèvres, sourire qui se figea rapidement à la vue du couteau qu'elle exhibait sous son nez. Il crut mourir lorsqu'elle le planta au sol, tout proche de son visage. Si elle avait voulu l'impressionner, eh bien... elle avait réussi.

Il était donc toujours par terre, allongé et sous l'emprise d'une femme, et on exigeait de lui qu'il révélât une bonne fois pour toutes qui il était réellement. Son amour-propre en était encore une fois blessé ; il aurait aimé révéler sa condition une fois arrivé à Eofel, devant le palais familial, où il aurait pu dire avec fierté à Caley : "admirez ma maison, bonne femme, c'est tout de même mieux que vos cabanes en bois et en merde séchée construites au fin-fond des bois." Elle aurait été ébahie, et, morte de honte pour le manque de respect qu'elle lui avait témoigné, se serait donnée à lui avec passion. Ainsi il aurait pu chevaucher l'aventurière avant de reprendre le cours normal de son existence.

Mais non. C'est en étant enfoncé dans l'herbe et la terre, immobilisé sous le poids de la jeune femme, qu'il devait parler.

- Je suis le fils de Tiberio Vossula ! Son fils aîné ! beugla-t-il, encore sous le choc. Par les Sept Vierges du bordel de Murca, vous m'empêchez de respirer, poussez-vous !

Elle m'a prit pour un voleur, cette salope. Moi, un voleur ! Un vulgaire voleur !

Non, il était bien plus que ça. Les Vossula engrangent plus de profits en une journée que ne le fait un voleur en toute une vie de larcins. Et nous sommes encore moins honnêtes.

- Je suis l'héritier de l'un des princes-marchands de Thaar, poursuivit-il tout en se dégageant. Appelé un jour à siéger au Conseil. Ma famille règne depuis plusieurs générations sur le commerce de la soie. Voulez-vous savoir qui pourrait en vouloir à ma vie, Caley ? Tout le monde, même au sein de ma propre famille. Surtout au sein de ma propre famille.

Aussi étrange que cela puisse paraître, Ascanio n'avait jamais envisagé de la punir une fois qu'il aurait révélé son identité. Oh, certes, si Caley avait été un homme poilu et bedonnant, il l'aurait probablement fait écarteler une fois rentré à Eofel. Mais Caley était une femme et, à ce titre, pourvue de deux seins, ce qui rendait le prince bien plus enclin au pardon.
Il n'avait donc pas imaginé un instant qu'elle craindrait pour sa vie au point de se désarmer, et de presque se jeter à ses pieds en lui laissant tout loisir pour la tuer. Maintenant qu'elle lui en donnait l'idée, Ascanio ne se priva pas d'étudier cette possibilité. Après tout, elle lui avait manqué de respect. C'était une femme issue du commun, et lui-même n'était rien de moins que le fils d'un des hommes les plus puissants de Thaar. Comparé à elle, il était presque un dieu.

Curieux, à quel point un simple nom peut renverser toute une situation. Elle qui semblait si forte, si invincible quelques instants plus tôt, se trouvait maintenant à sa merci.
Seulement voilà, s'il la punissait maintenant, il allait devoir se débrouiller tout seul pour rentrer. Et ça, ce n'était vraiment pas un bon plan.

- Reprenez vos armes, Caley, dit-il d'un ton plein de dignité, comme s'il était subitement transcendé par sa condition de prince. En même temps, après avoir passé la journée à jouer les bouseux, il était agréable de retrouver un peu du respect qui lui était dû. Vous en aurez besoin pour assurer ma protection. La route est encore longue, et, hem... je ne compte pas vous punir aussi sévèrement, non non. Après tout, vous m'avez bien aidé. Nous les Vossula, nous sommes des gens reconnaissants.

Me voilà magnanime, compréhensif, reconnaissant, bien éduqué... avec toutes ces qualités, elle doit voir en moi l'homme idéal. Je suis sûr qu'elle est toute mouillée sous ses vêtements de voyage.

- Nous ferions bien de nous remettre en route. Sauf si vous comptiez me violer derrière les buissons, hahaha ! ricana-t-il.

Puis il songea que le moment n'était pas forcément le plus opportun pour ce genre de trait d'esprit.

Elle s'était à peine relevée que, déjà, elle s'abaissait de nouveau, mettant un genou en terre et lui offrant son épée en signe de respect. Peu habitué à ce cérémonial, propre à la noblesse péninsulaire mais non à la noblesse de Thaar, Ascanio haussa les sourcils, interloqué. Dans cette position, Caley lui évoquait l'une de ses favorites du bordel de Murca, une belle gamine timide mais fort consciencieuse lorsqu'elle s'affairait à sa tâche.

- Oui, vous êtes une gueuse, répondit-il avec un rictus amusé, et moi je suis l'Empereur de Nisétis en personne. Allons, relevez-vous, je vous dis. Si vous comptez mettre votre lame à mon service, je préfère qu'elle soit en permanence prête à l'emploi.

Il avait quand même noté qu'elle se mettait à sa disposition, la chose n'était évidemment pas tombée dans l'oreille d'un sourd. Quant à savoir à quel genre de travaux il pourrait bien l'employer, le prince avait bien une petite idée. Le moment, toutefois, était mal choisi. Il s'amusa lorsqu'elle prit une expression choquée ; voir une gueuse jouer les pudibondes était toujours excitant. Il imaginait sans peine qu'elle avait connu un certain nombre d'hommes au cours de sa vie. Mais certainement aucun prince.

- Je manie habilement l'épée, mais le couteau fera l'affaire. Gardez votre arc, je n'ai jamais réussi à utiliser cette saleté.

Ce n'était pas faute d'avoir essayé lorsqu'il était gamin. Mais il n'avait jamais réussi à encocher correctement une flèche, et s'en était rapidement lassé. Bien sûr, il y serait parvenu s'il s'était un tant soit peu appliqué, et s'il avait persisté... mais on ne le lui avait jamais imposé. Il avait, de toute façon, toujours préféré l'épée. Un épéiste va au contact, un épéiste sue pour vaincre son ennemi, contrairement à l'archer qui prend ses distances et évite les risques.

- Puisque vous comptez rallonger notre trajet, j'imagine que nous ne serons pas à Eofel ce soir, poursuivit-il plus sérieusement. Y a-t-il une bonne auberge en chemin ?

Autant le dire, en dépit de tout ce qu'ils avaient traversé, l'idée de dormir dans les bois à la belle étoile ne lui avait même pas effleuré l'esprit. Pas plus que l'étrangeté d'imaginer une auberge perdue au beau milieu de la forêt, d'ailleurs.

Pas d'auberge ? Par tous les dieux ! C'est définitivement une mauvaise journée. Dormir en pleine forêt ne le tentait guère, mais son désir de confort ne changeait rien au fait qu'il tenait à la vie. Et puis, il lui était déjà arrivé de dormir dans des endroits invraisemblables, mais il s'était toujours trouvé dans un état second alors, ce qui atténuait les choses.

- Puisque vous vous portez garante de mon confort... lança-t-il avec un rictus graveleux, je pense que rien ne vaut la sécurité. Passons pour la forêt, comme vous l'avez dit ! Peu importe que nous arrivions ce soir ou demain, ma famille s'inquiétera un peu plus à mon sujet, c'est tout. A l'entendre, on pouvait croire que l'idée lui plaisait - et c'était le cas.

Ils continuèrent donc leur route à travers les bois, les ronciers et les fourrés. Il devint bientôt clair qu'Ascanio avait mésestimé la chose : il grattait déjà ses bras irrités, mais les épines s'accumulaient, lui griffant les chairs, et les ronces irritaient sa peau. Pour ne rien arranger, les moustiques l'avaient prit en affection, et grouillaient autour de lui comme des quinquagénaires fortunés dans le bordel de Murca. Décidément, la vie au grand air n'était pas faite pour lui.
Et, comme il fallait s'y attendre, Ascanio se plaignait à voix haute, et ne s'en lassait pas. Se plaindre lui permettait de passer le temps - et de pourrir celui de Caley.

- Par toutes les engeances des enfers ! maugréa-t-il en chassant un nuage de de moustiques de sa nuque. Ces sales bêtes s'affairent à me pomper le sang avec autant de dextérité qu'une ribaude me pompant le dard ! Comment faites-vous pour supporter ça ? Je commence à regretter les assassins. Et qu'il fait chaud ! Je me foutrais volontiers à poil, si je ne risquais pas de voir mon service trois pièces infesté de bestioles.

Le voyage était des plus monotones, et le temps semblait s'écouler à un rythme anormalement lent. Pourtant, le soleil commença à décliner bien avant qu'ils n'aient traversé cette maudite forêt. Et Ascanio avait tout sauf envie d'y rester, cependant la marche le fatiguait et le désir de faire une pause s'imposa contre toutes ses réticences.

- Comment comptez-vous faire pour cette nuit ? demanda-t-il à l'experte. Je suppose que l'un de nous devra monter la garde.

Lorsque cette affreuse journée avait commencé, Ascanio s'était juré qu'elle terminerait bien à l'abris dans un bon lit, confortablement serré contre une courtisane. En fait de lit, c'était une cape couchée sur des branches, quant à la courtisane... eh bien, elle aurait pu faire l'affaire mais Ascanio doutait fort que la donzelle se montre aussi docile qu'il le voudrait. Car même maintenant qu'elle connaissait son statut de prince, si elle avait voulu se donner à lui, elle l'aurait déjà fait.

Pourtant, lorsqu'elle le poussa à l'intérieur au moment où gronda le tonnerre, il crut qu'elle allait se jeter sur lui pour lui faire sauvagement l'amour. Une fois de plus, ses espoirs furent déçus. Il se demanda si elle tenait absolument à se protéger de la pluie ou si elle craignait autre chose ; Ascanio pour sa part se moquait du tonnerre comme d'une guigne, quant à la pluie... eh bien, après une journée passée à se faire bouffer par les insectes et à sentir ses guenilles lui coller à la peau, la pluie, c'était peu de choses. Aussi étonnant que cela puisse paraître, le prince avait l'impression de pouvoir endurer n'importe quoi désormais.

Héhé ! Il semble qu'au bout du compte, j'aie en moi cette fibre aventurière, songea-t-il, juste avant de grimacer lorsqu'il posa son postérieur sur la cape, sentant craquer les branches de sapin. Par la vulve de Néera ! Passer une nuit entière là-dessus ? Impossible !

Il prit pourtant son mal en patience ; il avait passé tant de temps à se plaindre aujourd'hui que même lui s'était lassé d'entendre ses propres inepties. Il se chercha en silence un jeu de patience, puis constata avec amusement que Caley sursautait à chaque coup de tonnerre. Elle prend la foudre entre les jambes, ou est-ce qu'elle a véritablement peur de l'orage ?

- Le ciel ne va pas nous tomber sur la tête, lança-t-il avec un rictus. Vous craignez la foudre ? Pour une itinérante aguerrie, admettez que c'est plutôt cocasse.

Avec un petit rire, il ajouta :

- J'avais une servante au palais qui était dans le même cas. Une Naelisienne qui croyait que l'orage était l'expression de la colère de Mogar. J'ai vu bien des croyances farfelues dans ce monde, vous pouvez me croire.

Il se remémorait fort bien la gamine ; il avait réussi à lui faire gober que la colère de Mogar ne s'apaiserait que si elle se donnait à lui. Dès lors, il la montait chaque fois que le temps était orageux. C'était mesquin, certes, mais après tout, cela lui évitait de forcer la jeune fille. On ne dit pas non à un prince-marchand, mais Ascanio n'aimait pas forcer. Il préférait que les femmes consentent à se donner à lui, ayant toujours pensé que le viol est l'arme des laids, de ceux qui n'ont pas d'autre moyen.
Il toisa Caley, et songea qu'il lui faudrait un mensonge un peu moins grossier pour l'avoir. Elle n'était pas aussi facile à berner...

Il n'y a pas d'orage pendant l'hiver ? L'interrogation résonna dans l'esprit d'Ascanio, qui n'avait jamais remarqué cet état des choses. Puis, rapidement, il réalisa que cela lui importait peu. Qu'importe l'origine de la pluie et du beau temps, tant que les dieux demeurent bienveillants à notre égard. Et force était de constater que, malgré tous les malheurs de cette journée, les dieux ne l'avaient jamais vraiment abandonné, puisqu'ils lui avaient consenti la compagnie d'une femme à la fois désirable et pleine de ressources.

- Un père se doit d'être sévère, commenta Ascanio. Lorsque j'étais enfant et que je ne donnais point satisfaction dans mes leçons, le mien veillait à ce que l'on donne le bâton à mon esclave préféré. C'était un homme juste, vous voyez, car malgré mon rang il n'a jamais hésité à punir mes fautes.

Le sens de la justice chez Ascanio Vossula laisserait certainement Caley perplexe, mais le prince n'en avait pas conscience. On ne s'en était jamais pris physiquement à lui pour parfaire son éducation, contrairement à ce qui pouvait se faire dans des familles plus modestes. Alors certes, il avait déjà eu l'occasion de se battre et de prendre des coups, mais cet apprentissage, il l'avait fait seul, lorsque, adolescent, il avait tissé ses premières rivalités. Il se revoyait, âgé d'une quinzaine d'années, avide de découvertes, tel un loup voulant dévorer et baiser tout ce qui tombait entre ses pattes. Il s'était souvent battu en duel au nom d'une femme ; il avait toujours gagné, la plupart du temps en faisant abandonner son adversaire. L'histoire cependant ne retenait pas que lesdits adversaires se rétractaient non pour la crainte que leur inspirait l'épée d'Ascanio, mais plutôt pour celle qu'inspiraient les épées-louées au service des Vossula. Tuer le fils aîné d'un prince-marchand entraîne inévitablement des représailles.

Il ne rechigna pas lorsque Caley voulut examiner sa blessure ; au contraire, il l'arborait avec une certaine fierté, comme si elle était le fait d'un duel qu'il aurait remporté de manière héroïque, et non la morsure d'un clébard infesté de puces. Toutefois, lorsqu'elle approcha ses lèvres de son front, il ne devina rien des véritables intentions de la jeune femme, et puisqu'il était déjà persuadé qu'elle désirait son corps, il lui semblait clair qu'elle tentait sa chance.

Alors, d'un geste brusque, il la poussa, comme s'il la refusait. Il n'en était rien, en vérité ; car il l'étendit presque aussitôt sur le lit de fortune qu'elle lui avait préparé, pour embrasser sa bouche avec avidité, sa main s'aventurant sous la tunique de la belle. Et, ce faisant, il l'immobilisait de tout son poids, lui ôtant tout pouvoir de protester, comme s'il essayait de dompter une bête récalcitrante.
Pourtant, un spectateur extérieur aurait plutôt jugé qu'à cet instant, c'était lui la bête sauvage.

En fait, Ascanio était vraiment un idiot. Lorsqu'il sentit les doigts de Caley se rapprocher de son épaule meurtrie, il supposa que le geste était seulement affectueux. Il la sentit tendue, effectivement, mais mit cela sur le compte de l'émotion. La drôlesse ne se faisait pas tous les jours trousser par un Vossula, n'est-ce pas ?

Il s'agitait au-dessus d'elle avec autant de douceur qu'un éléphant poursuivant un chat dans un couloir étroit - si tant est que les éléphants aient l'habitude de poursuivre les chats, même en extérieur. Sa main glissée sous la tunique de Caley se frayait un chemin sur sa peau douce et fraîche, mais ne tarda pas à se retrouver bloquée ; même en forçant, Ascanio peinait à aller plus loin. Le vêtement était trop serré, visiblement.

- Ah, merde ! pesta-t-il, agacé par ce contretemps.

Un homme ordinaire ne s'en serait pas offusqué, et aurait arraché les vêtements de la belle avant de faire son affaire. Mais Ascanio Vossula n'est pas un homme ordinaire. Depuis l'aube de son existence, des serviteurs et des esclaves l'assistaient dans toutes ses tâches quotidiennes, et c'était déjà beaucoup qu'il n'ait pas un assistant chargé de tenir sa queue pour pisser. Aussi ne prenait-il pas la peine, d'ordinaire, de dévêtir les femmes avant de s'accoupler avec elles ; elles s'exécutaient d'elles-même, et de bonne grâce, au moins en apparence.
Il jugea bon de lui faire comprendre ce qu'il attendait d'elle à présent, et prit bien soin de choisir les mots les plus adéquats pour ne pas la brusquer :

- Ce n'est pas le confort qui sied à un prince thaari, mais vous qui avez l'habitude des cabanes construites en merde séchée, vous devriez être toute à votre aise. Déshabillez-vous donc, ma belle, avant que je ne ramollisse ! Comment voulez-vous qu'on procède ?

Ascanio était un romantique dans l'âme. Il en était convaincu, la belle Caley vivait en cet instant le conte de la pauvre miséreuse qui séduit son prince ; le tableau le touchait tant qu'il allait jusqu'à lui offrir le choix de la position, privilège qu'il n'accordait que très rarement.

Pour sûr, le prince Ascanio Vossula n'avait pas l'habitude qu'on lui dise ses quatre vérités en face, quelle que soit la qualité de l'interlocuteur. Cette avalanche de reproches le prit de cours, d'autant plus qu'il ne s'y attendait absolument pas. Que comprit-il vraiment de ce sermon ? Premièrement, que la jeune femme ne comptait pas se donner à lui. Deuxièmement, qu'elle le méprisait. Troisièmement, elle lui reprochait d'avoir utilisé des femmes pour son plaisir personnel. Sur ce dernier point, il ne comprit pas vraiment en quoi la chose était répréhensible. Il n'avait jamais forcé aucune femme. On ne lui avait jamais dit non. Du moins, on n'avait jamais osé le faire.

Il se sentait sali. Blessé dans son orgueil. Il aurait dû la gifler, mais il n'en avait même pas la force. Bon, il évitait aussi parce qu'il la savait dangereuse. La manière dont elle s'était débarrassée des bandits dans la forêt était un souvenir encore vivace.

Alors il usa de diplomatie. N'était-il pas un marchand, après tout ?

- Je vous croyais consentante, et intéressée. Le cadre n'est pas approprié, peut-être... mais je trouve que l'ambiance de la nature sauvage dégage un certain érotisme.

Il la contempla longuement, de ce regard droit qui faisait chez lui l'illusion de la maturité.

- Je ne puis vous empêcher de me mépriser, bonne femme. Mais je n'ai pas honte de ce que je suis, et je ne mérite pas vos reproches. Je ne vous ai fait aucun mal, après tout. Je ne suis pas un mauvais homme, ou alors, tous les hommes sont mauvais.

Il n'était pas un exemple, certes ; mais il ne s'était jamais targué d'en être un. Il frotta son ventre, encore endolori par le coup de pied qu'elle lui avait lancé.

- Prenez le lit, et dormez, dit-il. Je monterais la garde, je n'ai pas sommeil.

"Ma mère Andraste était réputée comme étant la plus belle femme des environs. Je me souviens, elle avait les cheveux blonds comme les champs de blés mûrs et ses yeux étaient aussi bleus que le ciel."

Intéressant, ma foi. Je devrais lui demander de me présenter sa mère, elle sera peut-être moins farouche...

"Elle est morte quand j’avais cinq ans en donnant naissance à mon petit frère lui aussi emporté dans la mort en ce jour funeste..."

Mille catins, voilà qui est dommage.

Il écouta patiemment l'histoire de l'aventurière, s'efforçant d'être un meilleur public qu'il ne l'avait été jusqu'à présent - il avait la vague impression que Caley apprécierait qu'il fasse au moins semblant de l'écouter, car cela avait l'air d'être important pour elle, ce qu'elle était en train de lui confier. Encore qu'il ne voie pas tellement en quoi. Elle s'est tapée un garçon d'écurie, et après ? Mon père s'en tape tous les jours, des garçons d'écurie. Et quelques minutes pour un premier tour de cheval, ce n'est pas si mal. Parfois, quelques secondes suffisent à envoyer la purée.

La suite, toutefois, retint davantage son attention. Les femmes peuvent mourir en mettant au monde leur rejeton ? Tiens, j'ignorais cela. On sous-estime drôlement ce que les filles de la campagne ont à nous apprendre. Il esquissa une grimace lorsqu'elle détailla l'accouchement. Même lui, pouvait comprendre que ça n'avait pas dû être une partie de plaisir. Si au palais les mères étaient entourées d'une armée de sages-femmes, c'est probablement parce qu'il valait mieux éviter de faire ça toute seule.

Un silence gêné suivit la confession de la jeune femme. Ne sachant d'abord comment réagir, Ascanio finit par poser doucement une main sur l'épaule de Caley - guettant attentivement toute réaction brutale de sa part, au cas où elle se méprendrait sur ses intentions.

- Je regrette d'apprendre ce qui vous est arrivé, Caley. Encore que je n'aie pas bien compris comment l'enfant est mort. Je ne savais pas qu'on pouvait mourir en venant au monde. Il y a là un paradoxe des plus étranges. Mais... vous ne pouvez pas blâmer l'ensemble des hommes pour cela. La vie vous réservera peut-être de meilleures surprises. Vous ne pouvez éternellement fuir votre passé, Caley.

C'est beau, ce que je suis en train de dire. C'est dommage que je n'aie pas de quoi écrire, je suis sûr qu'Ultuant serait sur le cul. C'est toujours lui qui fait le malin avec ses tournures de phrase alambiquées.