Soif d'aventure 2, perdu en ville [pv Ascanio]

Caley était rentée à Diantra. Il y aura fallu 10 ans et de multiples détours, mais elle était enfin chez elle. Sa route et celle de Lyarra s’étaient séparées. Elles allaient peut-être se revoir, mais dans l’immédiat, Caley avait certaines choses à faire qui devaient être faites sans l’aide de personnes. Malheureusement, le souvenir qu’elle avait gardé de la belle capitale n’avait plus rien en commun avec la triste réalité. Déchirée par les querelles de la noblesse, elle n’était plus que l’ombre de ce qu’elle avait été. Une bonne partie de sa population avait fui et ceux qui étaient restés tentaient du mieux qu’ils pouvaient de se reconstruire. L’effort pour lui rendre sa gloire d’entant serait considérable, mais ce n’était pas sans espoir. Si le roi pouvait revenir… Les gens avaient besoin d’un symbole auquel s’accrocher. Malheureusement, avec la menace d’une nouvelle guerre planant, l’ambiance était plus sinistre que jamais…

Évidemment, la première chose que Caley fit fut de rentrer chez elle. La jeune femme trouva une maison à l’abandon avec une partie de son toit écroulée. Non loin de là, les écuries se dressaient encore. Leur bon état relatif lui indiqua qu’on les avait surement utilisés pendant un temps même après la disparition du propriétaire. Son père était mort quelques années plus tôt sans savoir ce qui était arrivé à sa fille. On dit qu’il l’avait cherché, mais sans succès. Après, l’homme fier qu’il fut n’avait jamais été capable de s’en remettre complètement. La maladie avait fini par le ronger jusqu’à l’emporter définitivement. Son frère, l’oncle de Caley, lui avait survécu quelques années avant de disparaître à son tour. Son destin est moins certain, mais les informations que Caley réussit à obtenir lui indiquèrent qu’il était probablement tombé au combat et qu’on l’avait enterré dans une fausse anonyme avec ses hommes. Caley s’était préparée à recevoir ce genre de nouvelle, mais ce fut tout de même très difficile à entendre. Trouvant refuge dans son ancienne demeure, elle avait longuement pleuré jusqu’à ce que les larmes cessent de couler. Caley savait maintenant ce qui était arrivé, mais elle ne pouvait pas se laisser aller à son sort. Dans son ventre, un petit être fragile était en train de grandir. Cette fois, la rôdeuse était déterminée à faire les choses correctement. Cet enfant allait naître et il allait vivre.

Elle s’installa dans son ancienne maison après s’être assuré que le reste du toit n’allait pas lui tomber sur la tête pendant son sommeil. Una avait droit à une place dans les vieilles écuries que la jeune femme avait nettoyées en partie avant d’abandonner. La tâche était trop lourde pour une femme enceinte. D’ailleurs, la grossesse commençait à se voir. Ses vêtements devenant à l’étroit, elle troqua ses habits d’hommes pour des robes plus adaptées à sa silhouette. Caley était installée, mais elle n’avait aucune source de revenus pour lui permettre de vivre. Elle décida de louer Una. Le petit cheval servait principalement au transport des débris hors de la ville. Caley supervisait le travail de son cheval. Comme il était son seul gagne-pain, elle devait s’assurer qu’il soit bien traité. Ces petits contrats lui permirent de gagner un peu d’argent pour se nourrir, mais également veiller à l’entretien d’Una. Si elle réussissait à mettre suffisamment d’argent de côté, elle pourrait peut-être faire réparer la maison et les écuries pour relancer l’entreprise de son défunt père. Cela pourrait garantir un avenir à son enfant à naître… Évidemment, elle était encore loin de pouvoir y arriver.

L’un des obstacles majeurs à la réalisation de son projet était sa grossesse. Les gens avaient tendance à la traiter comme si elle était sur le point de briser en morceau. Pourtant, elle ne s’était jamais aussi bien sentie. Ses symptômes de début de grossesse avaient grandement diminué. Elle avait plus d’énergie et se sentait d’attaque pour travailler. Malheureusement, les gens ne voyaient pas ça de la même façon.

— Vous êtes sure que votre mari serait d’accord de vous voir ici? Les chevaux, ça peut être traitre, vous savez? Je ne voudrais pas qu’il vous arrive quelque chose…

Caley expira bruyamment par les narines en signe de mécontentement. Elle expliqua ensuite le plus calmement possible.

— Mon mari est mort. Je dois travailler et je peux dresser ce cheval pour vous. Mon père était dresseur de chevaux. Je connais bien ces bêtes. Laissez-moi quelques jours avec lui et ce sera un tout autre cheval.

Elle désigna un étalon au tempérament particulièrement hargneux. Deux hommes tentaient de le maintenir. Il hennissait très fort et donnait de violents coups de patte dans le vide. L’homme à la silhouette trapu regarda Caley d’un air dubitatif. Comment cette femme pourrait-elle arriver à approcher ce démon sans se faire tuer? Caley avait été obligée de s’inventer une histoire d’époux décédé pour expliquer sa grossesse. Les gens avaient perdu tellement de proches dans la région que personne ne posait plus de questions et ça évitait à la jeune femme de dire la vérité.

— Laissez-moi essayer. Insista-t-elle. Au même moment, le cheval bondit brusquement vers l’avant comme si un taon l’avait piqué. Les hommes qui le retenaient furent jetés à terre et le cheval s’élança au galop à toute vitesse. Plus loin un homme venait d’apparaitre au centre de la rue. Caley cria.

— Attention!

Dans les rues de Diantra, il était un homme désappointé.
Il marchait d'un pas rapide, et pour cause, il n'y avait vraiment pas de quoi s'attarder ; mais le sol était couvert d'une épaisse couche de poussière, mélange subtil de tout ce que la vie citadine arrivait à produire en termes d'immondices. Cela s'insinuait dans vos bottes, lesquelles peinaient parfois à se décoller du sol si vous aviez le malheur de vous arrêter un peu trop longtemps au même endroit. Ainsi Ascanio Vossula souillait-il de belles bottes de cuir toutes neuves, et il doutait fort de pouvoir en trouver une paire de qualité équivalente dans le coin, tant l'orgueilleuse capitale péninsulaire avait peu fière allure.

Diantra est une cité de légende, lui répétait-on souvent. Riche d'une histoire millénaire. L'ennui avec les choses qui durent, c'est qu'elles ont tendance à passer entre des mains peu soigneuses. Et Ascanio Vossula, dont les propres esclaves étaient nés avec une cuillère en argent dans le bec, ne voyait guère en quoi la fameuse Diantra devait susciter l'admiration ; même la ville haute témoignait des affres récentes des temps troublés que vivait le vieux royaume. Il en était là, à philosopher sur la rigueur impitoyable du temps sur les choses, et rasait les murs des maisons sous une fine pluie qui s'insinuait sur les toitures et venait goutter sur la chaussée. Il était flanqué de deux armoires à glace à la mine patibulaire, dont l'absence de sens social lui laissait tout loisir de meubler le silence ambiant avec son bavardage inépuisable.

- Aucun bordel dans la ville haute, vous y croyez sérieusement ? Et on dit que ce royaume a mille ans ? Mais qui a donné à ces gens le droit d'exister ?

Ainsi s'était-il aventuré dans les quartiers plus modestes de la ville basse ; et si les maisons nobles diantraises tenaient mal la comparaison à l'ombre des palais thaarii, Thaar et Diantra se rejoignaient au moins au niveau de leurs quartiers les plus déshérités, infâmes coupes-gorges où la misère était si palpable qu'elle en prenait presque une forme physique - en tout cas, elle avait clairement une odeur.
Curieusement, ce fumet de jus de pied aromatisé à la sueur et à l'urine évoqua à Ascanio les tripots pourris qu'il fréquentait parfois lorsqu'il fuyait les beaux quartiers et s'aventurait dans les bas-fonds de la cité de Thaar ; si bien que, pour la première fois depuis qu'il avait posé pied à terre en péninsule, il se trouvait dans un endroit qui lui semblait familier. Le parfum immonde de la misère citadine était l'une des rares choses qu'Ascanio savait être universelles.
Ce qui l'était moins, c'était ce cheval qui, hennissant tel un monstre sorti de quelque enfer, lui fonçait tout droit dessus ; le voyant lancé au triple galop et sentant sa mort certaine, Ascanio n'eut pas le réflexe de bouger ; tétanisé, il regarda la bête, et il lui sembla voir dans ses yeux la même hargne qu'il avait lue, récemment, dans ceux d'un tenancier auprès de qui il avait tardé à éponger une ardoise conséquente. Il ne dût sa survie qu'à l'intervention in extremis de l'une de ses brutes de compagnie qui l'attrapa sans ménagement par le bras et le tira à l'écart ; et lorsque se retrouvant les quatre fers en l'air dans la boue, Ascanio finit par comprendre ce qui venait de se passer, il lança à la cantonade :

- Connard de canasson ! J'offre le poids du cheval en pièces d'or à celui qui m'amène sa tête !

Impuissante, Caley regarda le cheval s’élancer le diable au cul vers l’homme qui, stupéfait, regarda le monstre foncer sur lui jusqu’à ce l’un de ses compagnons ne le pousse violement hors du chemin. Tous les témoins de la scène restèrent là sans bouger sans trop comprendre ce qui venait d’arriver. Le propriétaire de l’animal le regarda s’éloigner en soulevant un nuage de poussière. C’est Caley qui le ramena à la réalité.

— Mais faites quelque chose, bon sang! Rattraper ce cheval avant qu’il ne blesse quelqu’un!

— Hein!? Heu, oui, bien sûr.

Il fit signe aux hommes qui l’accompagnaient et tous s’élancèrent sur les traces du cheval fou. De son côté, Caley voulait s’assurer que le passant ayant pratiquement été renversé par l’animal se portait bien. Elle rassembla donc ses jupes et trottina vers l’inconnu qui se relevait déjà en pestant. Elle ne voyait pas encore son visage, mais son timbre de voix ne lui était pas totalement inconnu. Un peu plus loin, le propriétaire du cheval se retournait en sa direction.

— Mais qui êtes-vous pour me donner des ordres!?

Le visage de Caley s’empourpra et elle aboya en retour.

— Le cheval!

Il tourna les talons, mais Caley l’entendit clairement marmonner dans sa barbe.

— Maudite bonne femme…

Caley plissa des yeux. Elle n’était pas d’humeur à se faire marcher sur les pieds. Elle continua plutôt sa route en direction du gentilhomme. À vrai dire, plus elle s’approchait, plus elle voyait à quel point il tranchait avec le reste. Vu la qualité de ses vêtements, ce devait être un noble, mais ceux-ci ne venaient jamais dans cette partie de la ville sans avoir une bonne raison. Caley avait également l'impression que les plus riches de Diantra, pour la grande majorité, l’avaient tout simplement déserté en raison de l’état des lieux.

— Monsieur, est-ce que vous… Elle le vit enfin. Vous! Mais, mais que faites-vous ici!?

Ascanio Vossula n’avait pas changé d’un poil depuis qu’elle l’avait ramené sain et sauf chez lui il y a déjà plusieurs ennéades de cela. La seule différence notable était ses vêtements. Cette fois, ils n’étaient pas déchirés et couverts de pisse et de vomis. Ils étaient simplement un peu poussiéreux à cause de sa chute. Caley, toutefois, sera peut-être plus difficile à reconnaître. Déjà, elle avait troqué ses vêtements masculins pour une robe de paysanne faite de lin. La jupe de couleur marron lui tombait aux chevilles révélant des souliers qui avaient connu des jours meilleurs. Le corselet usé à la trame écrasait sa poitrine rendue plus généreuse par sa grossesse. Caley avait relevé ses cheveux pour en faire un chignon avant de les couvrir modestement d’un fichu. Des mèches de cheveux s’échappaient de sa coiffure et encadraient son visage et son cou gracieux. Sa taille un peu plus épaisse révélait une grossesse qui se faisait tout juste apparente, mais seul un œil expert pourrait le remarquer. Caley espérait qu’Ascanio ne remarque rien. En fait, elle connaissait suffisamment l’homme pour savoir qu’il y avait peu de chance que ça arrive.

— Ne me dites pas que vous êtes encore perdu!?

Ascanio ne la reconnut pas tout de suite.
Il releva d'abord la tête, l'air agacé, se demandant qui se permettait de le haranguer de la sorte et sans comprendre le sens des propos que lui adressait la jeune femme. Et si son visage avait quelque chose de familier, il fut pour le moment incapable de remettre un nom dessus, encore moins de lui associer un souvenir précis. Non pas qu'il ait oublié Caley, encore moins leur folle équipée forestière ; mais la femme qui se tenait là, avec son corps ferme enveloppé d'une robe de pécore et sa chevelure voilée d'un carré de tissu, était bien loin de ressembler au souvenir qu'il avait de l'aventurière en armure qui lui avait sauvé la vie.

- Tais-toi donc, femelle, je ne suis pas perdu, je cherche une maison de pass... il s'interrompit, quelque peu troublé, lorsqu'il rencontra son regard ; et s'il ne la remit pas pour autant, il lui sembla, alors, que cette femme ne lui était pas totalement étrangère. Hem, une maison de passage, je cherche une maison de passage. Un endroit où loger, pour pas cher, car... je suis, euh, proche de mes sous. Il regarda autour de lui, et s'empressa de préciser : ah, mais l'offre pour la tête du cheval tient toujours. Puis, avisant de nouveau la jeune femme, il plissa les paupières et finit par poser la question qui lui brûlait les lèvres : ôtez-moi d'un doute, auriez-vous éventuellement une sœur plus jolie que vous que j'aurais pu rencontrer en Ithri'Vaan il y a un certain temps ?

Apparemment, Ascanio ne l’avait pas reconnu. Pourtant, quelque chose le troublait visiblement, car dès qu’il croisa son regard, il s’interrompit et tenta de changer son discours. Monsieur se cherchait une maison de passe. Il allait certainement en trouver une dans le coin, mais les filles qui y vivent ne sont pas nécessairement dans les goûts du prince. Ce ne sont pas toutes les prostituées qui sont jeunes et jolies, bien au contraire. Même que dans un contexte aussi difficile, il risque d’être très surpris par ce qu’il va y trouver.

Malheureusement habituée à son langage déplacé, Caley n’en fit pas un cas, se contentant de l’observer d’un œil dubitatif. Il n’avait absolument pas la moindre idée qu’il se trouvait bel et bien devant Caley. Il lui trouvait toutefois un air familier, car il lui demanda si elle n’avait pas une sœur plus jolie quelque part dans l’Ithri’Vaan. Piquée au vif, Caley croisa les bras sur sa poitrine et le regarda en plissant légèrement les yeux.

— Ascanio Vossula, je crois que votre vue est en train de défaillir. C’est bien moi, Caley. Il me semble vous avoir dit que je rentrais à Diantra, non? Plus jolie… pfff

Elle baissa les yeux vers sa robe défraichie avant d’ajouter du bout des lèvres.

— Cette robe a connu des jours meilleurs, mais c’est tout ce que j’ai… Bon, je sais ce que vous cherchez et je vous déconseille d’y aller. Diantra n’est pas… elle n’est plus… Bref, retourner dans les beaux quartiers, c’est mieux pour vous.

- Vous, Caley ! s'exclama Ascanio ébahi, incapable de croire que la femme qu'il avait tant placée sur un piédestal ait pu atteindre un si haut niveau de déchéance. Mais... nom d'une maladie vénérienne, que venez-vous faire dans ce pays d'arriérés ? demanda-t-il, s'attirant du même coup les regards noirs des badauds. Sans même lui laisser le temps de répondre, il franchit les deux pas qui les séparaient et enlaça chaleureusement l'aventurière avec une familiarité exagérée ; derrière l'innocent prétexte de la joie des retrouvailles, il voulait humer le parfum de Caley, s'imprégner de l'odeur de sa chevelure, sentir le contact de sa peau délicate. Il plissa le nez ; elle ne dégageait pas l'odeur putréfiante des malades et des miséreux, mais elle avait cette fragrance particulière qu'ont les gens du commun, ceux-là qui luttent pour leur survie à force de travail, et pour-lesquels l'hygiène n'est qu'un luxe qu'ils ne s'accordent que quand ils le peuvent. Ascanio reprit une distance convenable, puis, passant un bras sur l'épaule de Caley, à la manière d'un vieux camarade, l'entraîna avec lui ; l'escorte de l'Estréventin les suivit alors qu'ils marchaient côte à côte en direction de la ville haute. Quittons ce quartier miséreux, nous allons vous trouver un toit digne de ce nom, et, hum... un bain. Vous m'avez secouru autrefois, laissez-moi m'acquitter de ma dette à votre égard. Maintenant, éclairez ma lanterne : que vous est-il arrivé ?

Preuve qu’Ascanio ne l’écoutait pas vraiment lorsqu’elle parlait. Caley lui avait dit qu’elle était rentrée chez elle, mais il lui demandait quand même ce qu’elle faisait là. Néanmoins, sa surprise était non feinte et elle savait qu’il était sincère à sa manière. Il la prit dans ses bras avec une familiarité à laquelle Caley ne s’attendait pas. Elle se raidit à son contact, mais elle ne le repoussa pas même si elle était parfaitement consciente de l’état dans lequel elle était. La vie depuis son retour était beaucoup plus difficile que ses longues années passées sur les routes. Même si elle vivait dans les bois, Caley avait toujours pris un grand soin de sa personne, se baignant dans les rivières et les sources qu’elle croisait et se parfumant avec les herbes odorantes qu’elle cueillait dans la nature. En ville, elle ne pouvait plus se le permettre. Ironiquement, elle n’avait pas vraiment d’argent en étant rôdeuse, mais Caley avait l’impression qu’elle était tout de même nettement plus riche en quelque sorte que maintenant.

— Je suis rentrée chez moi, mais il n’y avait plus rien. Répondit-elle simplement et sans émotion.

Lorsqu’ils s’étaient laissés, Caley avait cru qu’ils ne se reverraient jamais ce qui n’était pas une mauvaise chose. Toutefois, le hasard avait voulu que leurs routes se croisent à nouveau et que ce soit Caley qui, cette fois, se retrouvait en position de faiblesse. Son orgueil en prenait un dur coup, surtout qu’Ascanio semblait décidé à vouloir l’aider.

— J’ai une maison! Dit-elle en vain. Ascanio l’entraînait déjà en direction des beaux quartiers en ayant visiblement oublié ce qu’il avait l’intention de faire avant de rencontrer la jeune femme. Caley soupira, mais elle savait que c’était inutile de résister. Lorsqu’Ascanio avait une idée en tête, rien ne pouvait l’en faire sortir. Tout ce que Caley pouvait faire maintenant, c’était de s’assurer qu’il ne fasse rien de stupide et de contrôler du mieux qu’elle pouvait ses ardeurs.

— Après vous avoir ramené chez vous en un morceau, je suis resté en ville quelque temps. J’avais décidé de rentrer à Diantra où je n’avais pas mis les pieds depuis 10 ans. Toutefois, il me fallait de l’argent pour ça. L’occasion d’en faire un peu s’est présentée et ça m’a conduit jusqu’à Baaz’ Hima. Là-bas… Elle s’interrompit, ne tenant pas particulièrement à lui raconter ce qui s’était passé durant son séjour dans cette ville. J’ai été retardé, mais j’ai pu quitter la ville pour reprendre la route vers la Péninsule. Je suis éventuellement arrivée à Diantra où j’ai grandi. J’ai découvert que mon père était mort depuis quelques années déjà ainsi que son frère, mon oncle. Maintenant, je me prépare à passer l’hiver.

Caley espérait qu’il ne chercherait pas à creuser un peu plus l’histoire. De toute façon, elle savait qu’Ascanio ne s’intéressait pas vraiment à ce qu’elle venait de dire. Il l’avait questionné que pour la forme.

— Savez-vous où vous m’emmenez, au moins?

- Je loge dans un hôtel particulier de la ville haute, expliqua Ascanio tout en marchant. Nous y trouverons bien un peu de place pour vous. Leurs écuries sont toujours plus propres que les taudis qu'on trouve ici. Bien sûr, je pourrais vous faire une petite place dans mon lit, mais n'en profitez pas pour assouvir vos désirs, hahaha !

Il accompagna la formule d'un rire gras, tout en lui jetant un clin d’œil appuyé, laissant entendre que cette interdiction n'en était pas vraiment une. Après tout, la jeune femme n'était pas dégoûtante, passée la surprise du premier regard. Mal peignée et mal vêtue, elle faisait encore pâle figure à côté des filles bien propres qui fréquentaient la couche du prince au palais Vossula, à Thaar ; pourtant, elle suscitait encore chez lui cette attirance qu'il ne savait expliquer. Il avait parfois pensé à elle, après que leurs chemins se soient séparés, la dernière fois ; peut-être était-ce justement parce qu'il ne l'avait pas mise dans son lit qu'il n'avait pas oublié son nom ni - en partie - son visage. D'une certaine façon, le fait qu'il n'y ait pas eu entre eux de relation charnelle sonnait pour lui comme l'un de ces moments ratés de la vie, l'une de ces choses que l'on est censé accomplir mais qui n'est pas encore rayée de votre liste "à faire". Elle n'était qu'un jouet, une distraction qu'il n'avait pas encore usée ; une fille de rien, pour celui dont le père était l'un des hommes les plus riches de toute la mer Olienne. Mais elle l'intriguait à sa manière, par son caractère impétueux et sa manière d'affronter les épreuves de l'existence, à contre-courant de tout ce en quoi Ascanio aspirait.
Peut-être, et de manière encore fort inconsciente, lui faisait-elle entrevoir l'absurdité de son existence dissolue, et combien il était médiocre, lui, l'enfant né dans une piscine d'or, promis à une fortune pour-laquelle il n'avait jamais sué et qui, à plus de trente ans, ne savait toujours pas s'habiller sans l'aide d'un domestique. Elle lui renvoyait une image de lui-même qui le heurtait dans sa propre estime de soi, et lui donnait envie de croire qu'il était un peu plus qu'un crétin congénital.
Mais bon, Ascanio restait Ascanio.

- Dites donc, la vie vous a drôlement chié à la gueule, s'exclama-t-il ensuite, revenant sur le périple qu'avait traversé la jeune femme - et dont elle ne lui livrait qu'un récit fort résumé. Cela m'étonne de vous, Caley. Vous me manquiez pourtant de rien lorsque je vous ai laissée. Voilà ce que l'on récolte à vouloir jouer les aventurières ! Il hocha la tête pour mieux appuyer la taquinerie. Cela ne vous serait pas arrivé si vous aviez choisi la sécurité et le confort d'une vie sédentaire. Vous avez tant de qualités, Caley... vous savez allumer un feu, vous savez à peu près cuisiner même avec les moyens les plus rudimentaires. Vous feriez une excellente mère de famille, le saviez-vous ? Enfin ! Tôt ou tard, cette lubie vous passera.

Toujours fidèle à lui-même, Ascanio était aussi délicat qu’une charge de cavalerie à pleine vitesse. Il invitait Caley à le suivre jusqu’à un hôtel particulier en lui offrant le choix entre les écuries ou son propre lit. Il ponctua son offre en faisant une blague plus que douteuse sur l’idée que Caley puisse avoir envie de passer ses pulsions avec lui si elle optait pour son lit.

— C’est bon, je vais choisir les écuries.

Toutefois, elle ne put s’empêcher de sourire. Cet homme était incroyable. Il obéissait à son propre système de valeur totalement décalé du monde normal en étant convaincu qu’il rendait un grand service à Caley. Techniquement parlant, il n’était pas bien méchant. Il avait été élevé ainsi. Peut-on vraiment lui en vouloir? Ce n’était pas de sa faute si à sa naissance on lui avait enfilé des langes cousus d’or. Les rôles auraient pu être inversés. Caley aurait pu être une sotte désinvolte et abusivement riche incapable de distinguer sa gauche de sa droite prenant sous son aile un homme du bas peuple que la vie aurait malmené. Avec Ascanio, elle avait l’impression de se regarder dans un miroir. Ce n’était pas seulement une question de sexe. Cet homme était son parfait opposé. Alors qu’elle était débrouillarde et indépendante, Ascanio était aussi désœuvré qu’un nouveau-né. Il l’avait prouvé plus d’une fois lors de leur première rencontre. En même temps, il avait prouvé qu’il n’était pas quelqu’un de mauvais et qu’il était en fait plein de bonne volonté malgré un sérieux penchant pour l’oisiveté. Rien au monde ne pourra le changer, mais avait-il besoin de l’être? Il jouissait d’une fortune immense lui permettant d’avoir toute une armée travaillant pour lui. Elle n’approuvait pas sa façon de traiter les femmes, mais elle espérait secrètement qu’il en rencontre une qui le ferait réfléchir un peu.

Évidemment, Ascanio n’avait pas la moindre idée de ce qui lui était arrivé après qu’ils se soient séparés. À ses yeux, Caley payait le prix pour avoir refusé d’être l’une de ses concubines. Comment lui faire comprendre qu’elle n’aurait jamais supporté ce genre de vie. Elle avait besoin de son indépendance et de sa liberté. Elle avait besoin de se sentir utile et pas seulement à faire jouir un homme. Ascanio avait une vision très réductrice de la femme, particulièrement si elle était pauvre. Malheureusement, c’était une opinion largement répandue à cette époque. Si son père ne l’avait pas élevé pour être une femme forte et débrouillarde, elle n’aurait peut-être pas été si choquée par le prince marchand. Une remarque désinvolte de la part d'Ascanio sur ses qualités de ménagère la fit s'arrêter. Prise d'une nausée soudaine, le visage de Caley se vida de ses couleurs et d'une voix faible, elle souffla :

— Je suis enceinte…

Elle ne lui laissa pas le temps de répliquer.

— Je ne savais pas... J'ai commencé à me sentir malade en remontant vers la Péninsule... Ironiquement, c'est une dame dans un orphelinat qui me l'a annoncé après que j'ai tourné de l'oeil. Quand je suis arrivé à Diantra, j’ai trouvé la maison de mon père à moitié détruite et ses écuries en triste état. Je devais savoir ce qui était arrivé à ma famille. C’est pour cela que je suis rentré… Je serais redescendu vers le sud pour l’hiver si… si…

Elle posa une main sur son ventre, incapable de terminer sa phrase. Toutefois, comme elle ne voulait pas pleurer, elle releva le menton, défiant Ascanio du regard. Elle avait refusé de coucher avec lui, mais elle s’était visiblement retrouvée dans le lit d’un autre. Caley craignait un peu d’entendre sa réaction…

L'éternel sourire insolent d'Ascanio s'évapora en un rien de temps, alors qu'un soudain coup de froid lui glaçait le sang. Les yeux écarquillés, le coeur battant à tout rompre, il en perdait de sa superbe, le prince estréventin ; et surtout, il en perdait l'usage de la parole, ce qui vous changeait quand même drôlement le bonhomme. Il observa longuement Caley sans mot dire. A sa mine sérieuse, on aurait pu croire qu'il partageait la détresse de la jeune femme pour les malheurs qu'elle avait vécus ; mais c'eût été une conclusion quelque peu hâtive.

- L'enfant est-il de moi ? demanda-t-il d'un ton presque timide, avant d'ajouter, sans lui laisser le temps de répondre : je suis prêt à le reconnaître. Il ne mènera pas la vie miséreuse des clodos du coin. Il sera mon fils, il grandira dans l'opulence des palais, et si le destin ne m'accorde jamais d'enfant légitime, il pourrait un jour connaître de grandes responsabilités.

Il avait dit cela avec un sérieux et une fougue qui vous faisaient presque oublier le ridicule de la situation ; guère conscient que l'enfant ne puisse pas être le sien puisqu'il n'avait jamais couché avec Caley, Ascanio était effectivement prêt à accomplir une telle promesse. Il avait pourtant engendré plus d'un bâtard au cours de son existence dissolue ; mais il congédiait toujours ses maîtresses sitôt qu'elles devenaient grosses, si bien que jamais il n'avait vu ni ne s'était soucié du sort de sa progéniture. Aujourd'hui, pourtant, il se sentait prêt. En héritant de mon intelligence et de la témérité de Caley, notre enfant aurait toutes les qualités requises pour être un jour le maître du monde, se disait-il.

À vrai dire, Caley s’attendait à tout un éventail de réaction de la part d’Ascanio, mais ça… Elle savait qu’il n’était pas le plus intelligent des hommes, mais le prince venait d’atteindre de nouveaux sommets et ce n’était pas une bonne chose pour lui. Dire que pendant un bref instant, devant sa mise si sérieuse, Caley avait supposé qu’il comprenait toute la gravité de sa situation. Là, elle ne savait pas si elle devait rire, pleurer ou hurler.

— Nous n’avons pas couché ensemble! Comment pouvez-vous croire qu’il est de vous?

Caley venait de platement détruire ses illusions, mais elle ne pouvait pas le laisser nourrir ses ambitions pour l’enfant qu’elle portait. Ses gardes du corps devaient bien rire à moins d’être aussi cons que leur maître. Déjà, il était convaincu que ce serait un garçon, alors que ça pouvait bien être une fille. Caley était horrifiée à l’idée de mettre au monde une fille qui grandirait là-bas. Elle avait toutes les chances de devenir une concubine quelconque, condamnée à partager l’attention d’un homme qui ne voyait rien d’autre d’elle que des cuisses entre lesquelles se soulager. Elle croisa des bras protecteurs sur son ventre, bien décidé à ce que ça n’arrive jamais.

— À Baaz’Hima… J’ai été capturé par des rabatteurs, des hommes enlevant des filles et des femmes qui ne manqueront à personne. Je suis stupidement tombé dans leur piège et on m’a envoyé dans un bordel… Là-bas, on m’a préparé puis j’ai rencontré un homme qui, selon ce que j’ai compris, aime bien tester la nouvelle marchandise… Je ne sais pas pourquoi il m’a fait libérer, mais après… j’ai retrouvé toutes mes choses et j’ai fui le plus loin possible en essayant de faire comme si rien ne s’était passé. Visiblement, c’est impossible maintenant. S’il ne m’avait pas libéré, je serais encore là-bas a… a… vous savez.

Elle regarda Ascanio pendant un moment comme si elle évaluait la possibilité de quelque chose. Finalement, elle demanda.

— Azhar… machin… je sais plus… Enfin, ce nom vous dit-il quelque chose?

Ascanio, d'un air ahuri, fronça les sourcils ; on lisait dans ses yeux autant d'incrédulité que d'incompréhension. Son cœur s'était mis à battre à toute allure, ses dents s'étaient resserrées, et une veine palpitait sur sa tempe.

- Quel est le rapport ? s'exclama-t-il avec une subite impatience. J'ai couché avec des centaines de femmes, elles ne sont pas toutes tombées enceintes. L'enfant pourrait très bien être de moi, et pas de ce... il fit la grimace, de cette espèce de raclure de fond de chiottes de Baaz'Hima. Je n'arrive pas à comprendre comment celui-ci a pu parvenir à ses fins avec vous : un vrai dégueulasse ! Cet homme ne pense qu'à baiser. Il m’écœure. Une femme comme vous ne serait pas tombée dans ses filets.

A l'incompréhension dans son regard s'ajoutait, dans le ton de sa voix, une once de reproche, et probablement de jalousie. L'immonde prince-porc lui avait dérobé son jouet, et s'en était servi avant lui. Cela se paiera, tôt ou tard, se promit-il en son for intérieur. A Thaar, bientôt peut-être, on aiguiserait à nouveau les surins ; il y avait belle lurette que l'héritier Vossula ne s'était pas jeté dans une sanglante vendetta. Mais c'est comme la course à dos d'esclave ; on apprend tout jeune, et ça ne s'oublie pas.

En d’autres circonstances, Caley aurait trouvé le raisonnement d’Ascanio absolument fascinant. Toutes les femmes avec qui il avait eu une aventure n’étaient pas tombées enceintes, mais il n’avait jamais couché avec Caley. Elle ne pouvait pas être enceinte de lui, mais l’homme était convaincu du contraire. Apparemment, c’était une aberration qu’une femme s’est refusée à lui. Ce qui était aberrant pour Caley c’est que cet homme ne soit pas dévoré par les maladies honteuses. Si l’on pouvait remettre en doute les capacités intellectuelles du prince, sur le plan physique il débordait de vitalité. Sa sincérité était touchante. Même Caley ne pouvait pas y rester insensible bien longtemps. Il devait avoir constitué à lui seul une armée de bâtards, mais il était prêt à reconnaître le petit qu’elle avait en elle. Tôt ou tard, il reviendra certainement à la raison et se souviendra que Caley ne s’était jamais donnée à lui. Elle espérait que ce soit plus tôt que tard, bien qu’il y avait toujours moyen de lui fausser compagnie.

— Les rabatteurs se sont fait passer pour des voyageurs cherchant un guide. Je n’avais aucune raison de me méfier. Et puis, je n’avais pas trop le choix. Si je résistais, je mourrais…

En fait, c’était un destin bien pire que la mort qui l’aurait attendu si elle avait résisté. On l’aurait tout simplement envoyé dans une autre maison de passe bien moins luxueuse où elle aurait été abusée à répétition jusqu’à ce qu’elle en meurt. Caley comprenait très bien sa chance d’être ici à Diantra. Évidemment, l’enfant à naître compliquait les choses et assombrissait ses perspectives d’avenir, mais dans l’immédiat, elle était libre de ses mouvements.

— Le fait est que cet enfant ne peut pas être le vôtre. J’en suis désolée, car je vois bien que cette perspective vous rendait très heureux. Je doute que l’on ait accepté que vous rameniez une femme comme moi dans votre palais en disant que l’enfant à naître sera votre héritier… Vous aurez bien vos propres fils un jour, non? Vous n’êtes pas marié?

Le statut matrimonial d’Ascanio représentait lui aussi un mystère. Il multipliait les amantes, mais était-il marié? Si c’était le cas, Caley plaignait cette pauvre fille même si elle devait être suffisamment couverte de richesses pour accepter son sort.

— Attendez, les quartiers riches ne sont pas par là. Il faut plutôt remonter la rue là-bas. Êtes-vous certains de la direction à prendre?

Connaissant Ascanio, probablement pas, mais elle pouvait toujours espérer.

Ascanio ne répondit pas. Il s'était arrêté en cours de route, et restait là, immobile au milieu d'une rue pavée, le visage tordu dans une étrange apathie qui, chez lui, se rapprochait le plus de ce qu'était la réflexion. De toute évidence, les paroles de Caley lui faisaient du mal. On lisait dans ses yeux quelque chose qui ressemblait au regret, et l'observateur attentif aurait pu y déceler comme une lueur de lucidité, une prise de conscience des mauvais choix qui avaient jalonné son existence et dont il découvrait subitement le terrible prix : celui de la solitude, car même l'abondance matérielle ne saurait combler le vide de l'âme. Était-ce le regret de ne jamais avoir prit d'épouse légitime ? De ne jamais s'être accordé le temps de songer à l'éventualité de fonder une famille, et de découvrir ce sentiment étrange, encore méconnu par lui, que procure le partage et l'affection pour autrui ?

En fait, ce qui tracassait Ascanio était beaucoup plus simple. Et, les sourcils froncés, le voilà qui levait vers Caley un index accusateur, avant de cracher sa colère.

- Je sais ce que vous faites, Caley. Je ne suis pas idiot. Je vois bien que vous cherchez à feindre de l'intérêt pour moi, afin de ne pas m'être désagréable. Mais vous me considérez comme un mauvais homme. Vous me méprisez, et vous vous dites que je serai un père horrible pour notre enfant. Vous cherchez à le protéger de moi...

Il s'avança vers elle, profitant de ce qu'elle ne s'était pas remise de sa surprise pour arriver à sa hauteur, jusqu'à ce que quelques centimètres ne les séparent.

- Vous vous trompez sur mon compte. Vous vous faites une fausse idée de moi... je ne suis pas... pas comme vous le pensez. Je vaux mieux. Je suis mieux. Il est facile et réconfortant pour vous d'imaginer que vous pouvez vous débrouiller sans moi, mais entre nous... la vie que je pourrais offrir à notre enfant vaudrait bien mieux que celle que vous lui réservez. L'errance, le danger, la misère... la faim. La maladie. Est-ce là toute l'ambition que vous réservez à la chair de votre chair ?

Et sans lui laisser le temps de répondre, il lui saisit le poignet au vol, qu'il serra avec vigueur, mais également une étrange douceur.

- Je vous aime, Caley. C'était dit avec une étrange sérénité, étonnante dans la bouche d'Ascanio pour qui connaissait l'homme, car il n'avait probablement jamais prononcé ces mots auparavant ; mais nulle trace de doute ne faisait trembler sa voix, pas plus que lorsqu'il enchaîna : soyez mon épouse, et nous élèverons tous deux cet enfant. Il aura votre beauté, votre audace et votre pugnacité, et il portera mon nom.

Ascanio explosait. Il croyait que Caley le méprisait, mais elle tentait plutôt de le protéger de lui-même. Son enthousiasme à l’idée d’être père était aussi beau que touchant, mais comme il n’était pas le géniteur de l’enfant, Caley craignait sa réaction à long terme. Jamais elle ne pensa qu’Ascanio était un homme mauvais, au contraire.

— Ascanio, je n’ai jamais…

Il ne la laissa pas terminer. S’étant approchée d’elle, Caley dut lever les yeux pour le regarder. Bien qu’elle ne veuille pas l’admettre, Ascanio disait vrai. Elle ne pouvait pas donner à l’enfant la vie qu’il méritait. Elle n’avait même pas la certitude de pouvoir passer l’hiver à venir. Elle envisageait même d’abattre Una, sa jument, pour avoir de la viande. Une décision qui lui brisait le cœur. Que pouvait-elle faire d’autre? Elle avait assez de respect pour Ascanio pour ne pas lui mentir en lui faisant croire que cet enfant était effectivement le sien. Le fait qu'il soit un imbécile ne signifiait pas qu’il méritait qu’on abuse de sa naïveté. Toutefois, avant que Caley ait pu protester à nouveau, il prononça les mots qu’elle ne pensait jamais entendre de sa vie et encore moins les entendre de la bouche d’Ascanio Vossula. Le choc était bien réel cette fois, au point de lui donner le vertige. Vacillant sur ses jambes, elle se retrouva dans les bras du prince auquel elle s’accrocha pour ne pas tomber sur le sol.

— Ascanio, je…

En fait, elle ne savait pas quoi dire. Les mots mourraient dans sa gorge avant d’avoir pu les prononcer. Réalisait-il seulement le sérieux de sa déclaration? Le temps passé en compagnie du prince fut très bref, mais elle le connaissait suffisamment pour savoir que s’il pouvait déblatérer tout un tas de bêtises, cette fois c’était différent. Elle leva une main pour caresser tendrement sa joue, son pouce effleurant avec douceur sa pommette glabre.

— Vous n’êtes pas un homme mauvais. Vous êtes passionné, impulsif, obstiné, débordant de bonne volonté. Vous ne réussissez pas toujours ce que vous entreprenez, mais vous essayez et l’effort est louable. Je ne suis pas toujours d’accord avec votre façon de penser, mais c’est parce que nous ne venons pas du tout du même milieu. Nous sommes comme le jour et la nuit. Ascanio, votre demande… Est-ce que vous réalisez tout ce que ça implique?

Ascanio devait comprendre que ce n’était pas un engagement qu’il pouvait balayer de la main le jour où il s’en lasserait.

Il faillit la lâcher lorsqu'elle tomba dans ses bras ; non point parce qu'elle était trop grosse - faut-il être un goujat pour imaginer cela ! - mais parce qu'il ne s'y attendait pas. Il la maintint alors avec fermeté et douceur, et se découvrit tout émoustillé de l'avoir si près de lui, de la voir si sensible à son charme et ses paroles. Ah ! Etait-ce donc cela, le bonheur ? Etait-ce cela, que l'amour ? Oui, c'est cela, l'amour. Apprécier la compagnie d'une femme même lorsque l'on n'est pas en train de la besogner, voilà ce que c'est que l'amour, je le sais désormais.

« Allons, Caley », répliqua Ascanio dans un sourire touchant, « croyez-vous que je sois le genre d'homme à me laisser emporter le temps d'une parole pour me renier ensuite ? » Il s'interrompit, car il craignait de deviner la réponse ; se faisant plus sérieux, il poursuivit : « j'ai conscience de tout ce que cela implique. Je ne vous cacherai pas que cela déplaira fortement à ma famille, mais bah ! Leur mépris m'indiffère. Mon père essaye depuis des années de me caser avec une grosse vache d'une autre maison marchande. Nombre d'hommes à Thaar prennent de nombreuses épouses, mais chez nous, les Vossula, la coutume est de ne prendre qu'une seule et unique femme légitime, quand bien même mon père et tous mes aïeux ont collectionné les courtisanes. Cela donne plus de poids à l'alliance, à ce qu'on dit. Je sais que je n'ai rien à gagner avec vous, et mon père fera la gueule, c'est sûr, mais cela m'importe peu. Je sais aussi que mes demi-frères profiteront de la situation pour le convaincre de me déshériter en leur faveur, et peut-être même les écoutera-t-il. Je sais qu'en vous épousant, je risque de déclencher une vendetta au sein de ma propre famille, et peut-être y aura-t-il des morts. D'une certaine manière, je l'espère... » Il resta pensif quelques instants, se plaisant à imaginer le visage lacéré de ses demi-frères, ou de voir sa belle-mère humiliée et chassée du palais. Et son père ! Il voulait le voir déchanter, le jour où il lui arracherait le pouvoir parce que ce vieil emmerdeur refusait de caner de façon naturelle, et qu'Ascanio commençait drôlement à s'impatienter. Il voulait le voir déchanter, ce vieux taureau qui levait les yeux au ciel chaque fois qu'il entendait son aîné dire une bêtise, et qui lui rappelait constamment qu'il était un mauvais fils. Revenant à Caley, il jugea bon de la rassurer, car ce n'est jamais très plaisant de se considérer comme étant la cause d'un sanglant fratricide. « Ne vous inquiétez pas. Ce ne sera jamais qu'une menace parmi toutes celles que j'aurai à affronter, si un jour je prends la tête de la famille en tant que prince-marchand de Thaar. Les coups bas viendront alors de tous les côtés, et ils seront autrement plus redoutables ; mais je gagnerai, car c'est ce que je fais toujours. J'ai grandi en sachant cela et en m'y préparant. Je sais bien que cela peut paraître difficile à croire, car vous m'avez connu vulnérable ; mais je suis capable de vous protéger, je suis capable de nous protéger. Thaar est mon terrain de jeu, j'en connais les règles et je n'y crains personne. Je vous veux à mes côtés, et je ne vous enchaînerai pas dans un rôle qui ne vous convient pas, je ne vous demanderai pas de changer ; car vous me plaisez telle que vous êtes, et Thaar vous verra telle que vous êtes. Je ne vous dirai pas que les thaarii vous accueilleront à bras ouverts ; les thaarii méprisent tout le monde, ils méprisent même les autres thaarii. On vous pointera du doigt, on chuchotera dans votre dos ; mais cela fait trente-quatre ans qu'on fait de même avec moi. Vous vous y ferez, et de gré ou de force la cité nous acceptera, vous, moi et l'enfant. »

Il n'était pas certain de s'être bien vendu auprès de Caley ; mais il est certains produits pour-lesquels la meilleure stratégie commerciale est celle de la franchise, de l'honnêteté crue. Faut pas se le cacher, c'est très rarement le cas ; cela ne vaut que pour certains produits de luxe sur-lesquels on ne peut pas mentir, car le client les achète pour toute la vie. Il glissa ses mains sur les joues de Caley, et rapprocha doucement sa tête de la sienne, prêt à l'embrasser. Le moment était parfait ; il était parfait, car elle n'avait pas encore eu l'occasion de refuser. Il attendait, néanmoins, sa réponse avec une sourde appréhension qui se faisait de plus en plus oppressante. « Soyez ma reine, Caley, et ensemble nous bâtirons l'avenir. »

À vrai dire, Caley craignait vraiment qu’il s’engage sur un coup de tête. Ascanio gravitait dans un monde bien différent du sien. Riche, il pouvait se servir, consommer et jeter selon ses envies. De son côté, Caley vivait une situation tout autre. Elle devait travailler dur pour obtenir les choses les plus essentielles de la vie. Se nourrir devenait un combat quotidien et rien n’était garanti. Elle se couchait parfois le ventre vide. Comme elle était enceinte, il n’y avait pas que sa vie en jeu. Il y avait celle d’un petit être qui subissait déjà les affres de la vie avant même sa naissance. Ascanio lui offrait maintenant la sécurité et la garantie qu’elle ne manquera jamais de rien. Il s’engageait à veiller sur son bien-être et celui de l’enfant à venir, dévoilant du même coup une facette insoupçonnée de sa personnalité. Ascanio aurait très bien pu lui donner une position chez lui, un travail rémunéré qui lui permettrait de mettre du pain sur la table et d’assurer un avenir à son enfant. Non, faussement convaincu d’être le père de cet enfant, il désirait s’impliquer jusqu’au bout. Elle lui avait pourtant dit la vérité. Caley avait raconté les évènements de Baaz’Hima tout en insistant sur le fait qu’ils n’avaient jamais couché ensemble. Il ne voulait rien entendre. Peut-être que la nature de ses sentiments pour Caley le rendait sourd à ses explications. Peut-être l’aimait-il sincèrement au point de prendre l’enfant comme le sien. Imaginer simplement que ça puisse être réellement le cas ouvrait un gouffre sous les pieds de Caley. Elle s’accrocha un peu plus fort aux vêtements d’Ascanio. Durant sa vie, on l’avait souvent considéré avec mépris. Les gens se méfient de la différence. Caley était une femme indépendante et forte qui vivait seule. Jamais elle n’avait imaginé qu’on puisse l’aimer réellement au-delà de la concupiscence dont elle faisait parfois l’objet. Les hommes la traitaient pauvrement, mais ils étaient tout à fait disposés à coucher avec elle si l’occasion se présentait. Fière et terrifiée à l’idée d’être enceinte à nouveau, elle avait repoussé toutes les avances, sauf à Baaz'hima et on voyait maintenant le résultat.

Évidemment, cet engagement venait avec un prix à payer. Les mots d’Ascanio sonnaient comme une menace. Cette union ne sera pas acceptée par ses proches et il le savait, mais ça n’entamait pas sa confiance. Caley ne tenait pas à ce que sa famille se déchire à cause d’elle, mais à l’entendre parler, l’harmonie ne régnait plus depuis longtemps. La ville était le terrain de jeu d’Ascanio. Il en connaissait les règles et les mystères un peu à l’image de Caley avec la forêt. Peu importe où ils se trouveraient, l’un pourrait veiller sur l’autre. Soudainement, elle réalisait que ça pouvait être possible. Son cœur battait plus fort dans sa poitrine sous l’effet des émotions. La grossesse la rendait plus sensible de sorte que l’on pouvait tout lire sur son visage : la joie, la peur, l’envie de rire et de pleurer et même l’incrédulité, tout à la fois. Toutefois, au-delà de tout ça, la réponse s’imposa d’elle-même tout naturellement à son esprit.

— Oui, Ascanio Vossula, j’accepte…

Refuser, c’était de se condamner à une mort certaine. Accepter, il risquait d’être dévasté le jour où il réaliserait trop tard que l’enfant n’était pas de lui. Pourtant, elle lui avait dit la vérité dès le début. Peu importe son choix, les conséquences pouvait d’être dévastatrices, mais elle devait admettre, à son plus grand étonnement, que cet homme gauche, idiot et impulsif s’était fait une place dans son cœur…

C'était étrange. Jamais de sa vie il n'avait imaginé qu'on puisse lui refuser une telle demande ; pourtant son coeur battait la chamade, et alors qu'il attendait sa réponse dans un interminable silence, la crainte d'un « non » se faisait de plus en plus précise. Aussi ce fameux « oui » libérateur le rendit toute chose. Mille catins vérolées, me voilà devenu aussi sensible qu'une bonne femme, se rendit compte un Ascanio fort émoustillé, qui tout à coup ne se reconnaissait plus. Allons ! le frisson qui lui parcourait l'échine, le sang qui lui battait aux tempes, et ce feu qui soudain embrasait ses joues, ça lui donnait l'air d'une pucelle piquant un fard devant le prince charmant. D'ailleurs c'était bien la première fois qu'à ce petit jeu-là, il se voyait jouer le rôle de la vierge effarouchée, reléguant à Caley le rôle du prince. On en rirait bien, à Thaar, de découvrir l'enfant terrible de Tiberio faire preuve de tant de sensibleries. Tout comme lors de leur folle équipée forestière, Caley jouait l'homme et lui la femme. Restait à espérer qu'il n'en aille pas de même dans la chambre à coucher.

« Je... je... » balbutia-il, le coeur battant à toute allure et martelant si fort sa poitrine qu'on aurait cru l'entendre - si ce n'était l'oeuvre des charpentiers qui réparaient le toit d'une prestigieuse maison voisine. « WOUHOU !!! » s'écria-t-il soudain, d'une voix plus aigüe qu'il ne l'aurait voulu. « Oh, Caley, je... je... vous ne le regretterez pas, je vous le jure. »

Et il la serra fort dans ses bras, ou plutôt se blottit contre elle, comme un nouveau-né jouissant de l'affection maternelle que lui-même n'avait jamais connue. Et il savoura l'instant, les yeux fermés. Je vais me marier, se dit-il, et pour la première fois la pensée de ces mots ne lui donnait pas envie de dégobiller sur le pavé. Il entrelaça ses doigts dans ceux de sa fiancée ; ses mains n'avaient pas la délicatesse des courtisanes thaarii, mais il les trouvait fines et fraîches en dépit de leur fermeté. Collé qu'il était à son corps, il la découvrait frêle, affaiblie par les affres de l'errance et de la grossesse, mais elle avait toujours en elle cette force qui lui faisait tant d'impression. Elle était prête à se donner à lui, elle qui avait autrefois refusé ses avances ; cette sensation le grisait et le faisait trépigner d'impatience.
Pourtant, il ne l'embrassa pas. C'est qu'elle n'était pas l'une de ces vulgaires catins qu'il pouvait trousser sans y mettre les formes ; elle valait mieux que cela. Et puis, bon, on ne va pas copuler en pleine rue, quand bien même je trouve cela excitant.

« Nous pourrions nous marier ici, à Diantra, devant vos dieux pentiens si vous y tenez. »

Délicate attention que de proposer la bénédiction divine des dieux sous-lesquels Caley avait grandi. Les Cinq étaient également les dieux d'Ascanio, mais celui-ci était à l'image du cosmopolitisme de Thaar et des multiples cultes qui y cohabitaient, parfois pacifiquement, parfois moins. Peu dévôt, il priait chaque dieu dont on lui parlait, pourvu que le dieu en question soit en mesure de répondre à ses sollicitations. Il se doutait bien, cependant, que Caley n'aurait pas envie de voir leurs noces célébrées par un prêtre du culte de Gûinestz, le dieu de la bière.

Il y avait une autre raison à cela, plus terre-à-terre : ici à Diantra il pouvait taper dans les réserves de la Maison d'Orient, l'établissement que possédait la maison Vossula dans la vieille capitale péninsulaire, pour organiser un mariage convenable ; personne n'aurait le front de s'y opposer. Bien sûr, le confort d'un mariage diantrais serait sans commune mesure avec le faste d'un mariage thaari : en Orient, les noces de l'héritier d'un prince-marchand durent facilement une ennéade entière, et une centaine de convives y festoient dans le luxe tapageur et l'abondance orgiaque d'un immense palais. C'est l'occasion pour la famille de faire montre de sa fortune en invitant toute la bonne société de Thaar, tout particulièrement ses rivaux pour les abreuver de son opulence et mieux se faire mousser.
Seulement voilà ; la maison Vossula n'accepterait jamais de voir son héritier unir son destin à celui d'une fille sans nom et sans fortune, péninsulaire de surcroît. Nul doute que Tiberio Vossula refuserait de donner un sou ou de prêter sa maison pour des noces qu'il ne cautionnerait pas ; ce serait, pour l'habile patriarche, un moyen d'obliger son fils à renoncer.
Ce n'était donc pas par plaisir qu'Ascanio comptait se marier à Diantra - il haïssait la capitale humaine, laide, décadente et ennuyeuse - mais par calcul. En se mariant à Diantra, il mettrait tout le monde devant le fait accompli. Et la perspective de causer du déplaisir à son père l'emplissait déjà d'allégresse.

Toute cette situation était aussi étrange qu’inattendue aux yeux de Caley. D’abord, elle ne pensait pas revoir Ascanio de sa vie et voilà qu’il se tenait là à ses côtés. Ensuite, il venait de la demander en mariage et elle avait dit oui. Tout ça après lui avoir annoncé sa grossesse. Il n’était pas le père, mais elle avait préféré le lui dire quand même avant qu’il ne remarque quelque chose et ne fasse des commentaires désobligeants. Après, aurait-il vu quelque chose si elle avait gardé le silence? Ascanio ne semblait pas avoir un très bon sens de l’observation, mais il pouvait tout aussi bien la surprendre. Est-ce qu’elle regrettait d’avoir parlé? Caley ne pouvait pas répondre. À vrai dire, lorsqu’elle accepta sa demande, la joie qui illumina le visage d’Ascanio était si vraie, si profonde, qu’elle en était contagieuse. Caley fut incapable de réprimer un sourire en le voyant pratiquement bondir de joie tel un gamin devant un nouveau jouet. Il la serra fort dans ses bras, lui coupant presque le souffle. Elle appuya son front contre l’épaule d’Ascanio. Elle non plus n’avait pas eu droit à beaucoup de marques d’affection. Son enfance fut très heureuse malgré le décès prématuré de sa mère, mais pendant 10 ans Caley avait erré sur la Péninsule et dans l’Ithri’Vaan, seule. Un simple câlin pouvait faire toute la différence sur l’humeur d’une personne. Aussi terrifiée qu’elle puisse être à cet instant, elle n’avait plus l’impression d’être seule. À bien des égards, Ascanio Vossula était encore un enfant, mais sa sincérité ne pouvait pas être feinte. Il n’aurait pas demandé à une femme de l’épouser si elle n’occupait pas une place spéciale à ses yeux, non?
 
Le choc des émotions laissa place à une douce béatitude qui s’épanouit dans son ventre telle une fleur. Leurs mains unies, Caley retrouvait peu à peu son aplomb habituel. La main d’Ascanio était chaude et agréablement solide. Elle devenait un point d’ancrage pour Caley qui refusait maintenant de la lâcher. Elle venait de traverser une période très difficile. La jeune femme forte et en contrôle qu’Ascanio avait rencontrée sur sa route n’était plus que l’ombre d’elle-même, mais elle était encore là. Au fond de ses yeux brillait toujours cet éclat farouche, avivé maintenant par la perspective de voir les choses s’arranger. Malgré tout, une petite voix dans sa tête lui disait de se tenir sur ses gardes. Il était sincère, elle n’en doutait pas, mais il pouvait très bien aller se coucher ce soir et avoir changé d’avis au matin. Caley voulait se préparer au pire même si son cœur saignait à cette éventualité. Ça serait très cruel de la part d’Ascanio, mais il était tellement imprévisible que tout devenait possible.

Ascanio proposa de célébrer le mariage à Diantra. Cette attention fit sourire Caley bien qu’elle ne soit pas particulièrement pieuse. Comme tout le monde, elle admettait l’existence des dieux. Elle fut témoin du Voile et du bouleversement qui en suivit, mais malgré tout, elle avait le sentiment d’avoir été abandonnée par les dieux. La mort de son fils et sa vie d’errance dans une profonde solitude l’avaient rendu cynique. Néanmoins, elle fut touchée par la proposition d’Ascanio.

— À vrai dire, je n’ai pas vraiment de préférence, mais c’est une excellente idée. Je n’ai pas non plus d’exigences particulières pour le mariage sauf peut-être…

Caley tritura sa robe, prenant soudainement conscience de son état. Élimée jusqu’à la trame, la jupe sale, la robe de la jeune femme faisait peine à voir à côté des vêtements riches du prince. Le jour et la nuit, qu’elle avait dit. Caley était une femme fière, mais maintenant elle avait honte au point de reculer d’un pas et de lâcher la main d’Ascanio.

— Je ne suis pas vraiment… à mon avantage, désolé… Il me faudrait juste une nouvelle robe, je crois.

Lorsqu'elle avoua son embarras, Ascanio émit un petit rire aigrelet. « Voilà bien ce que j'appelle un problème insurmontable », dit-il, amusé. « Si seulement nous connaissions un marchand de soie... » il fit mine de réfléchir pendant quelques instants, avant d'ajouter d'une voix rassurante : « Ne vous inquiétez de rien. Vous serez aussi richement vêtue qu'une impératrice nisétienne, ma chère, si bien qu'à côté de vous les plus grandes dames péninsulaires passeront pour de vulgaires morues. Je vous rendrai cette grâce que l'errance et la faim vous ont arrachée, Caley... vous serez à l'image de votre époux : vous ferez partie des gens beaux. N'ayez aucune crainte là-dessus. »

Il sourit, puis franchit le pas qui les séparait pour poser une main sur le ventre de la jeune femme, avec autant d'émerveillement que s'il eut été en or massif. Mon fils, songea-t-il avec fierté. L'enfant qui grandissait dans les entrailles de Caley connaîtrait une destinée extraordinaire, Ascanio en était persuadé. C'était l'enfant de l'amour, l'enfant qui les unissait tous deux ; le symbole d'un mariage qui, à l'image-même d'Ascanio, surprendrait et dérangerait toute la société thaarie ; cet enfant, il l'aimait déjà. Un jour peut-être, il me fera étrangler pour pouvoir prendre ma place, et il mènera les Vossula à la gloire, pensa Ascanio, ému. Brave petit. Il tapota doucement le ventre de Caley, puis ses doigts s'emparèrent du menton de sa fiancée, et il la regarda longuement avec un étrange ravissement, sans que l'on puisse dire s'il contemplait les yeux de sa promise ou s'il aimait y voir son propre reflet.

« Venez avec moi », dit-il enfin. « Ma famille possède la Maison de l'Orient, dans les hautes sphères. Nous pourrons y loger et vous trouver mieux que cette robe usée qui est, il est vrai, tout à fait dégueu. »

Elle s'élevait parmi les hautes bâtisses des hôtels particuliers et des maisons bourgeoises ; la Maison d'Orient, avec sa façade ornée de bas-reliefs, vous faisait l'effet d'une bouffée d'exotisme au milieu d'un océan d'archaïsme. Plongée dans la monotonie depuis que les événements récents avaient privé la capitale humaine d'un certain nombre de ses débouchés commerciaux, la Maison d'Orient avait retrouvé quelques jours plus tôt un semblant d'activité grâce à l'importante commande d'un riche visiteur estréventin. Les commis s'affairaient ici et là, sous la houlette du bon Warrateo, l'homme qui régissait la Maison ; et l'arrivée du prince et de la jeune fille en haillons fut accueillie dans l'indifférence générale, tant l'on avait l'habitude de voir le riche héritier aller et venir au gré de ses fantaisies.
La longue salle du rez-de-chaussée débordait de pièces de soie de qualité, importées des ateliers estréventins d'Eofel et de Feldorn, et que l'on vendait à prix d'or pour confectionner draps, vêtements, tapis. Un étalage de luxe que l'on peinait aujourd'hui à vendre, la Maison ne pouvant se permettre de brader ses prix pour entrer dans ses frais ; mais c'était le problème de Warrateo, pas celui d'Ascanio - en vérité, ça aurait dû être son problème, mais le prince n'en avait cure.

« Mes braves petits ouistitis », claironna Ascanio, le pas de ses bottes résonnant sur le parquet, « je vous présente ma fiancée. »

Un silence de mort s'abattit lourdement dans l'espace de vente, si bien que l'on entendit bientôt une mouche voler - avant qu'un commis ne l'abatte d'un coup sec. Waratteo haussa les sourcils tout en jetant un regard dédaigneux à Caley, et pinça le nez ; de toute évidence, pour lui, c'était là une nouvelle lubie du prince, une lubie qui passerait vite.
Mais Ascanio ne l'entendait pas de cette oreille. « Je ne vous ai pas entendus saluer votre maîtresse », remarqua-t-il avec un inhabituel élan de sévérité. Se tournant vers Waratteo, il lança : « Saluez-la comme il se doit. » Un frisson parcourut le corps obèse de Waratteo ; il tint tête quelques instants à Ascanio, espérant avoir affaire à une mauvaise plaisanterie dont on lui annoncerait bientôt la chute. Puis il s'agenouilla et inclina la tête bien bas, avant de dire avec mauvaise grâce, ses propres mots lui écorchant la bouche : « Soyez la bienvenue, princesse. »
Et le reste de la salle en fit de même.

Caley grimaça. Elle n’en demandait pas autant, une robe toute simple serait amplement suffisante, mais le prince avait une idée très précise en tête et elle savait d’expérience que la faire sortir de là serait pratiquement impossible. Ses idées de grandeur ne connaissaient aucune limite et il balayait les difficultés d’un geste de la main, mais Caley savait que les choses ne pouvaient pas être aussi simples. L’insouciance d’Ascanio risquait de lui revenir violemment à la figure. Caley devait donc rester vigilante, pas seulement pour son propre bien-être, mais également pour celui de son fiancé. Ascanio avait de la chance. Caley serait l’éminence grise de cette relation, celle qui protègera ses arrières et ses intérêts contre sa propre stupidité.
 
— Je n’en demande pas tant! répondit Caley, sur la défensive. Lorsqu’elle se retrouvait dans une situation inconfortable, elle avait tendance à se braquer. Une robe toute simple m’irait parfaitement et… Elle soupira, comprenant qu’Ascanio ne voulait qu’être gentil, à sa manière. Merci…
 
L’adaptation à ce nouveau mode de vie ne sera pas une mince tâche à faire pour Caley. Ascanio ne l’enfermera peut-être pas dans un rôle qui lui déplairait, mais le simple fait de passer de la pauvreté extrême à une abondance de richesse la rendait hautement inconfortable. Puis il y avait un autre détail… Ascanio fit un pas pour la rejoindre et posa une main sur la courbe douce de son ventre. Caley se tendit légèrement. Il y avait une telle dévotion, un tel amour dans le regard d’Ascanio. «Il aura tellement le cœur brisé lorsqu’il réalisera qu’il n’est pas le père… Il finira par comprendre, c’est certain. Ça ne peut pas faire autrement... Bon sang, Ascanio, comment peux-tu croire que tu es le géniteur de cet enfant alors qu’on n’a jamais couché ensemble!?» Pensa-t-elle en regardant le visage plein de tendresse et de fierté du prince. Comme tous les pères, il voyait déjà une grande destinée pour l’enfant à naître. «Le pire, c’est que je crois qu’il fera un père extraordinaire le moment venu…» Elle lui sourit tendrement alors qu’Ascanio plongeait son regard dans le sien.

— Très bien.

Caley n’allait pas souvent dans ce coin de la ville tout simplement parce qu’elle n’avait rien à y faire. Ici se dressaient les demeures de riches bourgeois et autres gens bien nantis de la place. Si certaines étaient vides, d’autres voyaient ses habitants obstinément s’accrocher. La Maison de l’Orient détonnait un peu avec sa façade typiquement estrévenne en affichant sans gêne le clinquant du sud. Caley suivit Ascanio à l’intérieur sans trop savoir à quoi s’attendre. Elle s’arrêta net à l’entrée frappée par l’abondance de couleurs et de textures qui s’offrait à sa vision. Les plus somptueux tissus de l’Ithri’Vaan s’exhibaient dans toute leur magnificence. Ici et là, des motifs ostentatoires aux couleurs vibrantes côtoyaient de délicates broderies plus discrètes, mais tout aussi splendides. Caley toucha du bout des doigts une chute de tissus à sa portée et fut émerveillée par sa douceur. «Comme c’est joli...» Pensa-t-elle alors qu’elle suivait le tracé d’une broderie cousue de fils d’or.

Leur arrivée laissa d’abord tout le monde indifférent. L’endroit était plutôt calme, mais quelques travailleurs s’affairaient ici et là. Fidèle à lui-même, Ascanio ne passa pas par quatre chemins et annonça d’une voix forte qui elle était. Aussitôt, un silence inconfortable tomba dans la pièce. Caley aurait eu envie de disparaître dans les craques du plancher si le regard que lui lança le responsable à ce moment ne lui avait pas donné le goût de lui mettre son poing à la figure. «Tu n’es pas obligé de me regarder comme si je n’étais que du crottin de cheval sur tes bottes...» Apparemment, Ascanio avait lui aussi remarqué ce regard méprisant, car le ton de sa voix se fit nettement plus sévère. Caley ne l’avait jamais entendu se fâcher. Soudainement, elle avait à ses côtés un homme très différent. L’homme qui était l’objet de ses remontrances comprit qu’il valait mieux ne pas lui tenir tête. À la plus grande stupéfaction de Caley, il s’inclina bien bas devant elle et tous les autres l’imitèrent. Caley resta figée, ne sachant pas quoi faire.

— Heu… vous… vous pouvez vous relever. dit-elle après un moment. Elle avait la bouche tellement sèche qu’elle avait du mal à déglutir. Chose plutôt rare chez la jeune femme, son visage devint rouge vif et tout le monde put voir à quel point elle était gênée de la situation. Caley sentait la chaleur à ses joues. Elle détestait ça.

Elle fit un pas en arrière pour échapper aux regards trop curieux, mais écrasa au passage le pied d'Ascanio.

- Oh, pardon! Je suis désolée! Du coup, elle devint encore plus rouge.

« Ne vous excusez jamais », répliqua Ascanio, et ses mots, prononcés avec gravité, résonnèrent dans la salle. La tirant par la main, il l'obligea à refaire un pas en avant, et planta son regard dans le sien. « Vous serez bientôt une princesse de Thaar, et une princesse de Thaar ne s'excuse pas. »

Il n'en dit pas plus, laissant Caley digérer l'étrange sensation que procure le pouvoir à qui n'a pas grandi avec. Elle était la roturière qui épouse le prince, à l'image des contes de fées ; mais les contes mentionnent rarement la jalousie, la défiance et le mépris que vouent les hommes aux parvenus. Ce n'était qu'une bande de domestiques qui venait de courber l'échine devant elle ; à Thaar, elle aurait à affronter bien pire, et le mépris ne serait qu'un moindre mal.
Mais Thaar était encore loin.

Toute la journée fut occupée par les préparatifs du mariage. Waratteo envoya des domestiques à la maison du père de Caley pour y récupérer les affaires de la jeune femme ; on les entassa dans la chambre qui occupait le dernier étage de la Maison de l'Orient. On prit les mesures de Caley pour la confection de sa robe, on l'invita à choisir le tissu sous la conduite de Waratteo ; l'obèse l'abreuvait de faux sourires et de politesses creuses, pour mieux la regarder de travers sitôt qu'Ascanio avait le dos tourné. Profitant d'un instant d'absence de son maître, il chuchota « Méfiez-vous de lui, il n'est pas comme vous le pensez », avant de s'éloigner l'air de rien tandis qu'Ascanio revenait.

Le soir venu, Ascanio et Caley se retirèrent dans le salon qui occupait le premier étage. C'était une vaste et haute pièce baignée de lumière, meublée de banquettes et de fauteuils garnis de coussins au bord d'une fenêtre à meneaux. Un bureau occupait un coin de la pièce, sur-lequel étaient entassés pêle-mêle des registres de comptes. Une longue pipe à la main, confortablement installé, le prince faisait des ronds de fumée et devisait avec sa promise ; sur une petite table étaient disposés à portée de main des plats raffinés assortis d'un délicieux rouge de Hautval. Eu égard au confort de la Maison d'Orient, il aurait pu trouver agréable d'y vivre toute l'année, si elle n'avait pas le malheur de se trouver à Diantra.

« Il paraît que la haute-prêtresse de Néera est en ville », lança-t-il l'air de rien. Il en avait eu écho, quelques jours auparavant ; des familles venues du Langecin et d'ailleurs avaient fait le déplacement pour assister à un mariage où officiait la maîtresse du culte. La cité s'était animée pour l'occasion, et les places des marchés étaient bondées, car ce genre d'événement ne manquait pas de voir racoler tout ce que le monde du commerce ambulant comptait de colporteurs et d'artisans itinérants.
C'était en pensant à cela que l'idée de la cathédrale de Notre-Dame de Deina lui était venue. C'était une bâtisse cossue, sans doute l'une des rares qui valait le détour à Diantra, aux yeux de l'estréventin ; quoiqu'un peu trop austère, sans doute. Ascanio s'était alors mis en tête de cumuler ces deux honneurs : épouser Caley dans le plus honorable édifice religieux de la péninsule, et voir y officier la plus haute autorité du culte néerite. Néanmoins, Waratteo, sitôt qu'il en avait eu vent, avait alerté son maître : ça ne s'annonçait pas gagné d'avance.

« Waratteo m'a averti que le clergé néerite serait peut-être... réticent, à ce que sa haute-prêtresse nous unisse à Notre-Dame de Deina. Eu égard à ma réputation, hum... disons sulfureuse, et à vos origines. Et à votre grossesse prématurée. Oh, je ne suis pas convaincu que leurs principes pèsent bien lourd devant un pot-de-vin raisonnable, néanmoins... j'ai pensé que nous pourrions prendre quelques précautions pour éviter un refus pur et simple. » Il sourit, car il était fier d'avoir tout prévu ; il aimait montrer à Caley combien il était ingénieux, comme il savait prendre des initiatives et organiser au mieux leur avenir. « Premièrement, nous tairons votre état. Votre grossesse n'est pas encore visible, profitons-en : nous ne leur dirons rien à ce sujet. Deuxièmement... j'ai pensé que si nous anoblissions très légèrement votre nom, ils seraient peut-être moins regardants. C'est pourquoi je demanderai dès demain à Milon, le couturier, de coudre l'emblème de votre choix sur le manteau que vous porterez au mariage - le manteau de votre maison, celle que nous allons vous, hum... vous inventer. » Puis, avec une remarquable candeur, et visiblement inconscient de ce qu'il était en train de proposer à Caley de mentir à la DameDieu, il ajouta : « Quel animal voudriez-vous pour emblème ? »

«Vous serez bientôt une princesse de Thaar, et une princesse de Thaar ne s’excuse pas.» Ces mots résonnèrent dans l’esprit de Caley à la manière d’une mise en garde. Elle acquiesça d’un signe de tête, ne trouvant rien de plus à dire, mais pour elle s’était une aberration de ne pas s’excuser. Comme si le fait d’être une princesse allait lui donner la permission de faire tout ce qu’elle voulait, même causer du tort, sans n’avoir de compte à rendre à personne. Si ce mariage devait réellement se concrétiser, car ils en étaient encore loin, Caley continuerait à s’excuser même si Ascanio devait en faire des trous dans ses bas!
 
Le restant de la journée se passa comme un rêve ; non pas qu’elle vit tous ses désirs les plus fous se réaliser, mais plutôt parce qu’elle eut l’impression d’assister à tout cela sans être vraiment là. Un peu comme une feuille emportée par le vent, elle se laissa guider dans ce tourbillon étourdissant alors que les préparatifs pour le mariage se mettaient en marche. Étrangement,  Caley avait consenti à ce mariage sans vraiment croire qu’il était sérieux. Toutefois, voir le processus lentement se mettre en place rendait la chose soudainement très réelle. Trop sous le choc pour vraiment avoir peur, Caley suivait le mouvement, noyé sous une abondance de richesse. Non sans plaisir, elle passa de longues minutes à parcourir les tissus afin de choisir ceux qui constitueraient sa robe. Elle qui voulait quelque chose de simple, Caley se laissa facilement prendre au jeu. Elle sourit en voyant l’esquisse de ce qui serait sa robe bien qu’elle fut honteuse de constater que, finalement, on prenait rapidement goût à ce genre de chose.
 
Évidemment, on débarrassa Caley de sa vieille robe pour la remplacer par un vêtement plus adapté à l’environnement. On lui prépara un bain qu’elle insista pour prendre seul au plus grand étonnement des serviteurs. Comme si elle avait besoin d’aide pour se laver! Toutefois, elle consentit tout de même à avoir leur aide pour mettre correctement la robe et coiffer ses cheveux. Elle sentait les regards curieux sur elle et entendait clairement les murmures que l’on échangeait sur son passage. On s’interrogeait sur son identité, mais bien peu de détails circulaient sur elle. Tout au plus, on l’avait déjà aperçu circulant en ville. On l’informa que ses effets personnels avaient été rapatriés ici. Caley ne possédait presque rien, mais elle fut contente d’apprendre qu’on avait pris la peine de tout lui ramener plutôt que de tout faire brûler. Elle s’assura que son cheval soit également soigné question que la pauvre bête ne soit pas négligée avec toute cette histoire.

Au bout de cette longue journée, Caley et Ascanio se retrouvèrent au salon du premier étage afin de partager un repas et de passer un peu de temps ensemble. Ils n’étaient que deux, mais on avait préparé assez de nourriture pour un petit groupe. Caley, qui n’avait pas avalé un vrai repas depuis un moment, en avait l’eau à la bouche.

— Oui, il s’agit d’Irys d’Arosque. Son ascension a été célébrée il y a peu. J’y étais. Tout le peuple y a été convié et c’était une jolie cérémonie.

Elle se demandait où il voulait en venir avec ça. Il ne comptait tout de même pas se marier à la cathédrale? Caley voulait quelque chose de discret et Notre Dame de Deina n’entrait pas dans cette catégorie. Ses doutes furent rapidement confirmés. Ascanio avait bel et bien le projet de célébrer leur noce là-bas, mais l’idée se heurtait déjà à quelques difficultés. Caley fronça les sourcils à mesure qu’il exposait son plan avec une fierté non dissimulée. Visiblement, il trouvait son idée excellente, mais Caley en était plutôt scandalisée.

— Nous ne pouvons quand même pas mentir à la Haute Prêtresse!? Vous imaginez un peu les conséquences qu’un tel mensonge pourrait avoir? Ce n’est pas comme de raconter des histoires à votre père.

Caley réfléchit un instant.

— Bon, déjà, Waratteo ne semble pas tellement m’apprécier, donc peut-être cherche-t-il simplement à semer le doute. Nous pouvons toujours aller rencontrer la Haute Prêtresse et discuter avec elle en étant honnêtes. Vous savez, ultimement, c’est la DameDieu qui bénira cette union. La Haute Prêtresse peut nous conseiller et nous guider, mais la véritable juge est Néera. Si nos intentions et nos sentiments sont purs et sincères…

Elle haussa les épaules avec un petit sourire.

— Il y a toujours la possibilité de viser moins haut et de célébrer un mariage roturier. Oui, je sais… Ce n’est pas digne de vous. Tout de même… un petit mariage secret dans un temple discret, l’idée ne me déplaît pas et c’est peut-être l’option la plus réaliste pour nous. Il faut seulement l’autorisation des parents... et la dote… Dans mon cas, bien que je n’ai pas d’argent à proprement parler, la terre de mon père me revient de droit avec la maison et les écuries. Bon, la maison est en ruine et les écuries sont à peine en meilleur état, mais elles seront à vous le moment venu. Ça ne doit pas représenter grand-chose à vos yeux, mais si l’on se place du point de vue d’un paysan, c’est une petite fortune.

Caley réprima un bâillement. La journée fut longue et très riche en émotion. Elle était épuisée et rêvait d’aller s’étendre dans un lit. Maintenant que son estomac était plein, elle ressentait cette douce et délicieuse torpeur l’envahir. Cette nuit, pour la première fois depuis longtemps, elle dormirait d’un sommeil profond et réparateur.

— Nous pouvons aussi aller nous coucher et y repenser demain lorsque nous aurons les idées plus claires. La journée a été longue et très intense au niveau des émotions, vous ne trouvez pas? Ascanio, je ne sais pas si vous vous en rendez compte… Quand je vous ai trouvé en forêt lors de notre première rencontre, les possibilités que vous tombiez sur quelqu’un étaient infimes et pourtant, je vous ai trouvé. Ensuite, nous nous retrouvons à Diantra. Une fois de plus, les chances que ça arrive étaient pratiquement nulles…

Plus elle y pensait, plus Caley osait croire qu’il n’y avait peut-être pas que le hasard dans cette histoire. Peut-être qu’ils devaient se retrouver...

En fait, maîtriser les ardeurs d’Ascanio s’avérait beaucoup plus facile qu’on pouvait le croire. En tout cas, Caley n’avait pas à faire d’effort particulier pour y parvenir. Évidemment, le prince ne semblait guère ravi de voir son plan si brillamment échafaudé se faire balayer de la main par Caley, mais il en allait de leur avenir commun. Mentir à la Haute Prêtresse représentait un risque beaucoup trop important. De plus, rien ne laissait croire qu’il serait nécessaire se rendre à une telle extrémité pour voir leur mariage célébré. Touché par les paroles de Caley, le regard d’Ascanio se fit tendre. Avait-elle vraiment fait naître en lui des sentiments? Après tout, elle n’avait fait que lui sauver la vie et, en plus, en le traitant parfois durement. Malgré tout, au fil de leur aventure, elle avait vu chez cet homme autre chose. Difficile de dire ce que c’était, mais il n’était pas uniquement celui qu’il prétendait être. C’est pour cela qu’elle avait consenti à l’épouser. Elle savait que quelque chose se cachait derrière cette façade. Évidemment, ses douces paroles furent interrompues par un commentaire particulièrement déplacé d’un oiseau jacasseur qui reçut en retour un regard foudroyant de la part de la rôdeuse. Il devrait se taire, car contrairement aux autres maîtresses de son maître, Caley pouvait très bien lui tordre le cou, le déplumer et le faire rôtir sur une broche.
 
— Faire une donation serait nettement mieux perçu que le versement d’un pot-de-vin. En fait, je crois bien que nous pourrions aller demain à la cathédrale et proposer de faire un don en argent. Il y a beaucoup de veuves en ville qui ont perdu leur époux à la guerre et qui doivent maintenant se débrouiller afin de nourrir leurs enfants. Avec cet argent, le temple pourra se procurer de la nourriture qu’ils pourront ensuite distribuer aux nécessiteux. Ce geste serait fort bien perçu et montrerait une facette de votre personnalité que peu de gens soupçonnent. Pour beaucoup de ces femmes, vous seriez un héros.
 
L’art de flatter un égo selon Caley Aldaron. En fait, si Ascanio était décidé à allonger la monnaie si le besoin s’en faisait sentir, autant le faire de la bonne façon. La Haute Prêtresse apprécierait beaucoup plus une donation au temple plutôt qu’un pot de vin. Caley faillit s’étrangler lorsque son fiancé déforma horriblement le nom de la Haute Prêtresse. C’est à se demander s’il ne faisait pas exprès. Évidemment, l’oiseau avait lui aussi son mot à dire. Ce n’était pas la première fois que Caley entendait des oiseaux capables de parler, mais jamais elle n’en avait vu d’aussi vulgaires. Elle imaginait sans mal Ascanio assis dans ce même salon, répétant inlassablement toutes les injures qui lui passaient à la tête jusqu’à ce que le volatile les apprenne. Il devait se trouver très drôle en plus. C’était tout à fait typique d’Ascanio.

— Irys d’Arosque. Le corrigea-t-elle avec un petit sourire. Je crois avoir entendu au temple quelqu’un l’appeler sa Bienveillance. C’est ainsi qu’il faut s’adresser à elle lorsqu’on lui parle.

Il y avait dans la façon qu’Ascanio la regardait lorsqu’il lui dit qu’ils avaient toute la nuit devant eux quelque chose qui ne laissait aucun doute quant aux intentions du prince. Il la fixait intensément au point que Caley remua légèrement dans son fauteuil en signe d’inconfort. Elle savait très bien ce qu’il avait en tête; seul un idiot n’aurait pas compris. Sur le coup, elle se figea en ne sachant pas quoi faire. Son corps étant nettement plus instinctif, une agréable chaleur se répandit insidieusement dans son ventre alors que son cœur augmentait sensiblement la cadence. Au fond, elle voulait que les choses se fassent dans les règles et qu’ils attendent à la nuit de noces, mais il n’y avait rien dans cette union qui respectait les normes. Est-ce que c’était mal pour autant? Selon sa société, oui, mais selon elle… Caley n’en était pas aussi convaincue. Elle se surprenait à en avoir envie aussi. Caley ne voulait pas passer la nuit seule. Elle avait passé trop de nuits en solitaire dans sa vie. Ce n’était pas une question de sexe, mais plutôt le besoin d’avoir quelqu’un à ses côtés. Elle voulait entendre le son de sa respiration lorsqu’il dormait et sentir la chaleur de son corps irradier sous les draps. Caley n’avait pas oublié la nuit qu’ils avaient passée ensemble en forêt...

— Je n’ai pas envie de dormir seule cette nuit. Dit-elle simplement tout en plongeant son regard dans celui d’Ascanio.