AZZA
Elle avait eu beau essayer, rien n’y avait fait : malgré tous ses efforts, Azza n’avait pu oublier le regard irisé de la fillette. Si bien que lorsqu’elle avait appris, que Hashar, contre toutes attentes, était encore en vie, elle n’avait guère hésité : les déboires du gladiateur étaient exactement ce dont elle avait besoin pour se changer les idées. Qu’il eut tenu aussi longtemps — cela faisait tout de même trois jours qu’elle l’avait abandonné à son triste sort — était un miracle ; il méritait bien qu’on le tirât d’affaire. D’après les quelques rumeurs qui étaient parvenues à ses oreilles distraites, le pauvre dépérissait à vue d’œil. Si ce n’était pas elle qui l’arrachait de cette arène, un glaive ou un trident s’en chargerait. Quant à savoir ce qu’elle allait faire de lui… C’était une question qu’elle se poserait après s’être assuré qu’il pourrait garder sa jambe. Elle doutait qu’il lui fût très utile, mais il était certain qu’elle ne s’encombrerait pas d’un estropié.
Le propriétaire d’Hashar — un sang-mêlé qui avait grandi au Puy la majeure partie de sa vie, avant de s’exiler à Sol’Dorn une cinquantaine d’années plus tôt — ne fut guère difficile à convaincre ; si le gladiateur avait été une manne financière non négligeable au fil des années, il ne s’était fait aucune illusion sur le devenir de son précieux filon. Tout au plus avait-il béni ses Dieux du baroud d’honneur de son champion. Quand l’affaire fut conclue, il sembla hésiter puis marmonna, le regard fuyant : « Le garçon est pas méchant. Ça lui arrive d’être un peu rustre, mais ses qualités éclipsent ses défauts. Bien nourri, il soulève des montagnes.
— Crains-tu pour sa vie ? » Les porteurs de sang mortel n’avaient de cesse d’étonner Azza, qui détailler celui-là partagée entre la surprise et l’amusement. « Me crois-tu plus dangereuse que les gladiateurs contre lesquels tu l’envoyais se battre ?
— Oui-da. » Il marqua une pause puis ajouta, dans un dernier sursaut de courage : « Ce qui lui arrive, je doute pas qu’il l’a bien cherché. Mais, comme je l’ai dit : le garçon est pas méchant. » Sans laisser à la prêtresse le loisir de répondre, il se fendit d’une révérence douteuse et la planta là.
Comme elle l’avait pressenti, Azza trouva Hashar incapable de marcher. Sans surprise, ses adversaires de la Bae’d avaient cherché à profiter ce point faible inespéré. Sa cellule — celle-là même ou elle l’avait blessé — empestait la sueur et la chair infectée. Elle ne put retenir une grimace quand elle vit le piteux état de sa cuisse et regretta de ne pas avoir pris la peine de vérifier avant d’acheter. « Finalement, tu as passé la nuit.
— Maîtresse ? » Il voulut se redresser, mais ses bras tremblants ne purent le soulever et il manqua tomber à bas de sa couche. Il était fascinant de constater avec quelle aisance la moindre blessure venait à bout des mortels ; alors qu’il avait la carrure d’un géant, il avait suffi d’un peu de métal oxydé pour le faire choir.
« Laisse-moi trouver quelqu’un pour te porter hors d’ici. » Juste avant de disparaître, elle posa un dernier regard sur son nouvel esclave. « Tu as échappé aux griffes de Teweion jusqu’ici, Hashar. Surprends-moi encore quelques jours. »
Et Hashar de s’exécuter, non sans jouir d’un peu d’aide : l’esclave eut en effet la chance de profiter des meilleurs soins dont il aurait pu rêver au regard de sa condition. Azza l’abandonna aux mains des guérisseurs les plus prestigieux de la cité et ils le remirent sur pied avant la fin de l’ennéade. Ils exploitèrent néanmoins de sa faiblesse pour le… préparer à sa nouvelle vie. Pour commencer, ils lui apposèrent la marque de la Mère sur sa joue droite, afin que tous sussent qu’il appartenait à un de ses serviteurs et n’hésitassent pas à le ramener au Temple s'ils le trouvaient. Mais le plus douloureux vint ensuite : il se réveilla un matin, délester de sa virilité, avec pour seul vestige un fin anneau de métal pour éviter que l’urètre ne se bouchât. Quand elle vint le récupérer, sa nouvelle propriétaire se fendit d’ailleurs à ce sujet d’un présent dont, à n’en pas douter, il se serait bien passé : une longue tige de cuivre creuse grâce à laquelle il pourrait continuer d’uriner sans avoir à s’asseoir comme une femme.
« Est-ce vraiment avec ce regard que tu veux m’accueillir pour nos retrouvailles, Hashar ? » lui demanda-t-elle avec bonhomie. Il n’avait pas dit le moindre mot depuis qu’elle lui avait tendu son cadeau ; tout juste l’avait-il fait lentement tourné entre ses doigts. « Tu ne pensais tout de même pas t’en tirer indemne, hum ?
— Non pas. » Il riva finalement son regard dans celui de la Doeben et le soutint ; il avait l’air d’un homme qui n’avait plus rien à perdre, ce qui en disait long sur l’importance qu’accordaient les mâles à leurs attributs. Ceci dit, Azza n’était pas sûre de savoir comment elle-même pourrait réagir si elle se réveillait un matin privée de ses organes génitaux. « J’imagine que tu dois être satisfaite.
— De mon nouvel esclave boiteux, tu veux dire ? » Elle haussa les épaules. « Tu mettras peut-être quelque temps à t’en rendre compte, mais je t’ai fait une faveur, en réalité. À partir de maintenant, tu es mon ombre. Tu me suivras partout où j’irai, les gens apprendront à te reconnaître et quand ils te verront arriver, ils te traiteront avec autant de déférence que s’ils m’accueillaient moi. » Elle marqua une nouvelle pause, qu’elle mit à profit pour lui caresser sa joue hirsute. « Fais ton deuil, brave guerrier, accepte ce que tu es devenu et nous en sortirons tous deux grandis. »
Dans un sursaut d’orgueil, il cracha à ses pieds. La réaction d’Azza ne se fit pas attendre, elle le gifla. Là où ça faisait le plus mal : sur sa joue encore rouge. Ils se lancèrent de longs regards de défis, jusqu’à ce qu’il cédât enfin. Ignorant les gémissements silencieux de son corps, il se plaça dans le dos de la prêtresse.
Tandis qu’elle parcourait les rues crasses de Sol’Dorn, Azza se fit la réflexion qu’Hashar était, finalement, le premier esclave qu’elle possédât vraiment. Le domaine de son père en regorgeait, mais ce n’était pas pareil ; même Sinbad, le sang-mêlé taledhel, ne lui avait jamais appartenu. Elle l’avait côtoyé pendant près de trois décennies, il avait joué un rôle majeur dans son éducation, mais dès que Khatib s’en était lassé, il l’avait revendu. « J’imagine que tu n’es pas encore prêt pour une petite chevauchée en direction de Chaszmyr ? lui demanda-t-elle innocemment.
— Si ma Maîtresse a une nouvelle fois changé d’avis et veut à nouveau ma mort, nous devrions partir dès à présent, » répondit-il, caustique.
Azza leva les yeux au ciel, mais n’ajouta rien de plus. Elle marcha encore quelques pas avant de s’arrêter, abasourdie : l’enfant était là, à quelques mètres d’elle à peine, à demi-cachée dans une ruelle adjacente. Seul son visage si particulier dépassait et elles s’échangèrent un long regard. Finalement, la fillette esquissa un léger sourire qui donna à la Doeben l’impression d’être une gamine capricieuse quand elle posa ses prunelles irisées sur sa nouvelle acquisition.
« Azza ? » l’interpella Hashar, oubliant un instant son ressenti.
Comme lors de leur précédente rencontre, l’enfant profita de l’occasion pour filer.