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Sujet: La lignée effondrée | PV Taurë Dim 3 Jan 2016 - 23:11
      Aranos pissait.       Par ris saccadés, brisé en deux qu’il était contre un arbre, l’échine encore secouée, les yeux fous derrière sa tignasse défaite, l’Elfe pissait toute sa peur, toute sa frayeur. Sa verge étroite crachotait des saccades blanches, mais que rougissait continument la main qui la tenait, ou plutôt le moignon, malmené et mutilé. Tout son corps se trouvait zébré de plaies, sinueuses ou béantes, qui répandaient dans les racines alentour une cascade de sang lourd et noir. Particulièrement, de son orbite gauche, qui gisait vide et privée de son œil, dégoulinait un flot sale qui tombait en flic-floc. A la pisse mêlée de sang, s’ajoutaient encore les lourdes larmes qui pleuraient de son unique œil laissé valide, comme Aranos frissonnait de son lâche soulagement : vivant, il était vivant ; émacié, ébranlé, estropié, mais vivant. Un frisson sauvage lui courait le long de tous les membres, à l’instant où une brise vive portait au rouge tout son corps écorché. Aranos inspira fort l’air frais, il engloutit une longue goulée de cette bise d’été – et aussitôt il vomit, cisaillé en deux par sa lâcheté, et l’orange et le brun recouvrirent et le blanc et le rouge.       Il avait fui, il avait couru comme jamais il n’avait osé le faire. Les Sombres avaient conservé et son arme, et les doigts qui la tenaient. Ils lui avaient offert de se renier, d’abjurer six siècles de guerre, d’oublier Ellyrion face à Yutar, de se soustraire à la bénédiction du Dieu Guerrier ; il avait adopté tout cela, il avait parjuré tout ce qu’il avait été, sa patrie et ses vœux. Les yeux déments, il avait retrouvé son chemin à travers l’enfer d’Anaëh. Maintenant qu’il était parvenu à la lisière, et que le ciel était découvert au-dessus de sa tête, sans que les griffures inquiétantes des arbres n’obscurcissent plus sa vue, l’Elfe glapissait d’un contentement bestial. Lui qui avait été prêtre de Calimenthar, mais qui dès cet instant ne pourrait jamais plus se considérer tel, il s’effondra à terre, et bénit les dieux cruels des Sombres de lui avoir conservé la vie, au mépris de l’honneur. Pour cela il inclinait la tête jusqu’à terre, et sa crinière crasseuse plongeait dans tout ce que ses viscères avaient recraché.       Mais la forêt, l’ignoble Anaëh se tenait encore devant lui, avec ses rameaux cruels. Aranos était à peine à Linaëh, à la lisière, où l’Olya perdait la Sirliya filant vers la Mer. L’Elfe rampa jusqu’à la berge, d’où il saisit – de sa main gauche, la seule valide à présent, Uriz soit loué ! – un large galet aux rebords tranchants. C’était une pierre lourde mais fine, dont l’arête pouvait trancher et couper. Alors Aranos revint aux premiers arbres de la forêt, ceux-là qu’il avait maculés de tous les flux que son corps avait éclusés. Visant d’un œil, le droit, le seul à présent, il avisa des arbustes maigres qui n’avaient connu que quelques printemps à peine ; c’étaient les jeunes pousses d’Anaëh. Alors il abattit le galet contre leur base, pour les faire tomber. Dans sa tête enfiévrée passait le projet d’un radeau, peut-être une simple planche, faite de quatre arbustes liés entre eux par du crin ; il jetterait cela dans la Sirilya, il se coucherait dessus, et ne se réveillerait que lorsque la marée saline de l’Olienne viendrait lui chatouiller les narines. Et peu importait qu’il fût chétif et tremblotant, que sa main de bûcheron manquât trois coups sur quatre, et que jamais de pauvres arbustes n’auraient pu supporter le poids de cet Elfe – alourdi par sa honte et son déshonneur. Il cognait contre les rejetons d’Anaëh, tournant parfois la tête vers les fleuves, craignant qu’ils ne disparaissent et le laissent seul face à la forêt.       Alors un vaste éclair l’assomma, une bourrasque de lumière le projeta soudain au sol. Les entrailles d’Anaëh crachaient une lumière crue jusqu’aux cieux, manquant de fendiller la deuxième lune. Aranos, hagard, resta bêta devant ce féroce accès de puissance, qui ébranlait toutes les fondations de la forêt. Lui qui était sourd au babillement des arbres, et plus encore depuis qu’il avait rampé devant les Drows, il ressentit vivement dans son crâne la confusion des sentiments ; c’était comme si on avait crié, mais de si loin qu’il l’entendait à peine, pourtant il en comprenait la terreur et la douleur.       L’Elfe crut qu’Anaëh se dressait de fureur contre lui, le sacrilège qui abattait de jeunes pousses. La peur le submergea à nouveau, et une rasade de pisse jaillit pour arroser les herbes alentour, preuve de son épouvante. Celui qui avait été Capitaine dans les armées royales rampa à toute vitesse plus bas que terre, tournant le dos à la forêt, voulant peut-être se réfugier dans le lit de la rivière. Mais comme il détalait misérablement, il manqua un pas, glissa et s’effondra parmi les galets de la berge. Sa tête heurta lourdement une pierre polie qui saillait sur le sol, où elle imprima une petite marque d’un rouge vif. Il fut assommé net. C’est ainsi qu’il demeura, à moitié baigné dans les eaux de l’Olya, qui lavaient ses plaies et emportaient son sang au gré des vaguelettes.
Taurë
Elfe
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Sujet: Re: La lignée effondrée | PV Taurë Lun 4 Jan 2016 - 20:25
     Taurë s'enfuyait.      Plus l'on s'approchait de la lisière de l'Anaëh, plus les ronces et les lianes se déliaient, laissant filtrer un air de plus en plus léger. L'humidité ambiante, lourde et pénible, semblait s'affaisser de tout son poids sur celui qui, si près de la fin de son périple, s'approchait irrémédiablement de ce qu'il assimilait à la salvation. Les dernières caresses chaudes entre les volutes boisés. Les dernières créatures volatiles s'en allant par les branches. Et sept siècles de vie, auxquels une simple Elfe s'apprêtait à renoncer. Taurë se retourna un instant, hésitante. Malgré tant d'années à arpenter la forêt et les villes de l'Anaëh, il ne lui avait suffit qu'une année sans la voir pour ne plus s'y sentir en sécurité. Et il ne lui avait fallu que quelques minutes après l'avoir retrouvé pour qu'elle ne s'y sente plus chez elle.
     Elle enjamba une racine défaite, et suivant le cours d'un tronc abattu, elle fit face à un cours d'eau, qu'elle devina être l'Olya. Il n'y avait qu'un cours d'eau se trouvant si à l'ouest de l'Anaëh. Elle se retourna à nouveau vers la forêt, où, dans la pénombre, elle voyait au delà de quelques cimes, les braises teindre les ténèbres d'une aura néfaste et destructrice. Les Sombres. Elle les avait averti. Elle les avait exhorté à marcher sur le Sud, à reprendre ce qui leur était du, à reconquérir leurs terres. Nul n'avait daigné entendre. Ni même écouter. Un fin sourire se dessina sur les lèvres de l'antique Vaisseau. Puisqu'ils avaient voulu souffrir, soit. Elle ne les en empêcherait pas. Qu'ils souffrent, mais qu'ils daignent le faire en silence. A nouveau, elle s'en retourna, prête à traverser, d'un pas décidé, l'amas de roches et d'arbres qui s'était formé à l'amont d'une toute petite cascade. Elle posa son pied droit, mais le retira lorsque, baigné par la pénombre, une silhouette lourde et armée se laissait dériver par le courant. Indifférente aux branchages qui s'emparèrent sans douceur de sa chevelure, l'épaisse forme cessa de dériver.
     Taurë se pencha, et prenant garde de ne pas sombrer à son tour dans le flot, agrippa le talon de celui qui, par l'attirail, appartenait manifestement au corps armé elfique. Elle le tira, jusqu'à se rendre compte que de son corps s'échappaient des volutes de sang, se diluant avec douceur dans le torrent. Elle le retourna alors, et de ce qu'il en restait, elle reconnut son frère, Aranos.
« Mon frère...»
     Son œil gauche avait été si mutilé qu'il n'en restait rien, sinon un souvenir. De ses mains, fustigées par la cruelle caresse de l'acier, il n'en restait qu'une, si bien que Taurë, dans un sursaut, détourna le visage, lâchant une gerbe dans le torrent. Son rejet acide lui brûla la gorge, et elle cracha deux fois, avant de boire à grande lampée tout en s'assurant qu'elle ne buvait pas le sang de son frère. Après le dégoût, vint la tristesse. La crinière d'Aranos, baignant dans l'eau, semblait bien paisible. Passant sa main gauche derrière le crâne de son frère, Taurë lui releva la tête avec douceur. Corps et armure avaient subi les pires supplices que l'on puisse infliger à un être. Laissé dérivant pour mort, l'ancien Vaisseau maudit le sort, et serra la tête du mourant contre sa poitrine, hurlant et sanglotant comme nul ne l'avait jamais entendu.
     Elle le laissa reposer là, avant de courir arracher un grand pan de mousse d'un arbre, et revenir vers son frère. Là, elle étendit la couverture de fortune humide, et y traîna son frère par de grandes traînées, ne trouvant même pas la volonté de pester contre celui qui avait vraisemblablement pris quelque poids ces derniers temps. L'ayant allongé, elle défit les sangles de l'armure, avant de subir l'assaut d'une effluve de mort et de pestilence. Elle se couvrit un instant le nez, puis se détermina à passer outre l'odeur. Avec une douceur non feinte, elle entreprit de nettoyer ce qui pouvait l'être, en commençant par les cheveux, le visage. Arrivé à l’œil restant, elle se précipita pour régurgiter à nouveau, mais cette fois, un arbre fut l'heureux réceptacle de son dernier déjeuner. Elle s'en revint vers son âme sœur, puis une fois sa triste tâche accomplie, elle plia ses genoux, posant ses tibias sur l'herbe. Prenant la tête de son frère dans ses mains, elle la posa avec douceur sur ses cuisses. Lentement, elle décrocha sa petite harpe, la déposant sur l'herbe humide. Elle passa ses doigts sur le visage mutilé de son frère, sentant un très léger filet d'air s'échapper de ses lèvres. Incertaine et d'une voix chevrotante, l'ancien Vaisseau se mit à fredonner un air que son frère avait toujours apprécié. Ses premières notes furent à la limite de l'audible, et plus elle se rappelait qu'elle était seule consciente, sa voix se faisait plus sûre. Il ne lui restait plus qu'à attendre...
« Réveille toi...»
Chanson chantée par Taurë:
Aranos
Elfe
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Sujet: Re: La lignée effondrée | PV Taurë Sam 9 Jan 2016 - 0:41
      Le clapotis des vagues léchait les jambes d’Aranos, immergé jusqu’aux cuisses dans l’Olya zébrée d’argent. Le Capitaine déchu avait peut-être perdu connaissance. Mais à présent, quelques notes passaient douces comme des larmes sur son visage. Glissant sur la peau boursouflée, lardée et torturée, elles semblaient laver la souffrance et la honte. Les cheveux gras et rougis qui retombaient en mélasse sur cette face, quelques doigts fins venaient les écarter. Lentement, Aranos ouvrit l’œil qu’il lui restait. La paupière tremblota sous l’assaut soudain de lumière, puis s’étant accoutumée, elle s’apaisa. La pupille cernée de sang commença à discerner des formes, au-dessus d’elle.       Contre le ciel blanc et terne, Aranos voyait une silhouette ployée par-dessus lui. La vision était rassérénante ; l’officier meurtri avait l’impression de reposer à l’abri des tempêtes, sous une grande cavité de terre épaisse. Il demeura ainsi quelques instants, hébété mais paisible, l’œil ouvert. Si la musique se poursuivait ou si elle s’était tue, il n’aurait pas su bien dire. Sa vue s’affermit peu à peu, comme il entrevoyait les contours de ces galbes protecteurs. Placé comme il l’était, Aranos aperçut l’ovale crémeux et sûr d’un visage penché par-dessus le sien, où nichaient deux prunelles d’un vert charnu. Mais la moitié de ce visage doux, depuis les fossettes jusqu’au menton, et toute la gorge ensuite, lui étaient cachées par le protubérance puissante, et ferme, et belle, qui trônait au milieu de ce buste. Aranos laissa sans y penser son regard s’égarer, puis s’attarder, et même s’appesantir, sur cette poitrine vigoureuse, auguste et fière. Etendu sur le dos, il voyait l’envers de ces courbes. C’était une rotondité très accueillante, qui semblait vouloir s’ouvrir à lui.       Aranos avait pleinement oublié ses plaies, et toute la douleur s’était envolée dans l’instant. Seul l’élançait un vague tiraillement à l’entrecuisse, comme ses yeux s’abîmaient dans cette splendeur altière. L’Elfe sentit soudain comment sept siècles de son existence avaient déjà filé, sans que jamais il ne profite de la douceur de vivre. Il crut un instant avoir déjà vu ce visage il y a fort longtemps, pourtant ses souvenirs n’étaient plus que des bribes vagues et éparses : il se persuada rapidement que cette poupée bombée lui était inconnue, et heureusement. Dans un grand effort l’estropié se râcla la gorge, il ravala la salive et le sang qui lui baignaient la bouche. Puis il desserra les mâchoires, comme pour parler, et dit :       « Ah… »       Une brusque pétarade l’arrêta soudain. Aranos perçut un éclair de douleur, comme une lance, qui lui cisaillait soudain l’estomac, portant tout son ventre à vif. L’Elfe se raidit brusquement, les dents serrées, l’œil toujours grand ouvert sur cette figure amie ; et, sans que son regard ne quitte la douce figure de lait qui le berçait de son sourire, Aranos entendit l’horrible gargouillement de tuyauterie qui lui secoua les viscères. Plutôt que de le voir, il perçut le relâchement soudain de tous les organes digérants, dans une pétarade poisseuse qui finissait en succion. Une pestilence affreuse lui monta au nez ; une vague tiédeur lui dégoulinait maintenant le long des cuisses. Comme il reposait toujours sur la berge, immergé jusqu’à la taille dans l’eau, le battement des vagues venait secouer cette filasse d’excréments qui ruisselait hors de lui. Aranos huma, sentit, et éprouva, les déchets qui bouillonnaient autour de ses jambes, et s’effilochaient peu à peu dans le courant. S’échappant d’entre ses cuisses, l’eau devait se teinter de brun, et peut-être d’un rouge ocre et gras.
      L’œil grand ouvert du blessé n’avait pas cillé ; au-dessus de lui, il reconnaissait soudain, par-dessus les courbes charmantes, les traits de ce visage laiteux. Taurë ! Aranos sentit son cœur buter avec violence contre son thorax. L’autre enfant d’Hëlmeliòn était sur lui. Ce beau visage lui semblait soudain transformé. Mais comme le blessé tentait de récoler ses souvenirs laborieusement, comme tous les débris de sa mémoire lui glissaient entre les doigts irrésistiblement, le vent tourna soudain et des bouffées puantes enveloppèrent le frère et la sœur. Aranos éprouvait cette mélasse abjecte qui lui ruisselait d’en-dedans. Bien qu’il avait perdu du sang en quantités, ce qui lui restait de peau sur les joues, cette peau grise et parcheminée, parvint à rougir subitement, de honte.       Le Prêtre vaincu laissa une seconde son seul œil valide dériver dans le ciel vide, mais sans y trouver aucun secours ; puis il revint à sa sœur. Le visage de Taurë, contre le ciel, tout à l’heure bienveillant et presque séduisant, lui apparut alors affreux. Cette torsion à peine suggérée des lèvres, qu’il percevait comme l’effort pour ne pas afficher un rictus, Aranos la prit aussitôt en aversion. Il sentait encore, autour de son visage, les doigts fins et délicats qui avaient repoussé ses mèches sales. Les mains ne semblaient pas avoir lâché sa tête ; sa sœur aurait donc choisi d’endurer la puanteur ? Cette marque de fraternité blessa l’Elfe comme un épieu en plein cœur. Il avait mené six siècles durant des légions à la guerre, il avait su quand il fallait laisser mourir les blessés. Mais cet air de pitié amène, cette considération affectueuse qu’il croyait percevoir au-dessus de lui – malgré les relents puants – manquèrent de le faire, une nouvelle fois, vomir.       Comme il répandait le poids de ses intestins dans le fleuve, comme il n’était plus rien que ce réduit de chair se vidant peu à peu de tout, Aranos sentait que ce n’était plus que par pitié que Taurë demeurait pour lui tenir le crâne. Une folle détestation des liens familiaux envahit soudain l’estropié. Cette fin n’était pas digne d’un soldat ; cette tendresse faussait les lois de la nature et de la guerre, qui voulaient que le fort domine et que le faible périsse.       Grommelant dans sa souffrance, Aranos desserra à nouveau les lèvres ; dans un grand effort, il articula :       « Rends-moi une arme, ou prends ma vie, Taurë. Mais ne me laisse pas ainsi. »       A peine avait-il parlé, qu’un nouveau gargouillis effroyable bondit depuis ses tripes. Aranos perçut qu’une deuxième vague de tiédeur épaisse lui ruisselait le long des cuisses, et était vite dispersée dans les flots. Crispant son moignon de main droite, auquel ne s’attachaient plus que quelques reliquats de doigts, Aranos implora une nouvelle fois :       « Ne me laisse pas ainsi. »
Taurë
Elfe
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Sujet: Re: La lignée effondrée | PV Taurë Sam 9 Jan 2016 - 12:08
La jeune Elfe passa ses doigts sur les mèches de son frère, baignant ses ongles dans cette mixture composée d'eau, de sueur et de sang. Il ne restait de son visage que les stigmates de la guerre. Tant elle était accaparée par son frère au seuil de la mort, elle en avait oublié, l'espace d'un instant, pourquoi elle se trouvait là. Puis, se figeant sous l'étreinte glaciale de la honte, elle ne put retenir une fine goutte salée qui perla sur l'une de ses joues. Rehaussant le regard sur l'Anaëh, Taurë s'efforça de contenir son sanglot. Péniblement, elle laissa échapper une expiration saccadée, et un larmoiement, suffisants à trahir sa peine. L'infirme, dont la volonté même semblait brisée, n'était plus maître de son corps. Les cinq sens furent drastiquement mis à l'épreuve lors de ces longues minutes, qui parurent à Taurë durer une éternité. Pour autant, elle ne bougea pas, mais elle ne tut pas son esprit quant à son ressenti.
« Je ne prendrais pas ta vie, Aranos...Mais je ne te rendrais pas ton arme...Pas encore. Tu vivras, et ton bras maniera à nouveau l'acier. Nous ferons tous deux ce que nous avons à faire. »
Cette dernière phrase, elle la murmura, plus pour elle-même que pour celui qui se trouvait étendu à ses pieds, avec sa tête sur ses cuisses. Lentement, tandis qu'elle reposait au sol la tête du capitaine, ses yeux balayèrent le rivage des yeux. Elle récupéra, au sol, la grande lame de son frère, et après avoir détaché de la taille de son frère le fourreau, elle l'attacha sur son dos. Puis, lentement, sans sentir le poids de ses pieds, elle fit quelques pas, regardant d'un air désabusé les quelques petits troncs éparses qui, déviés par les rapides plus en amont, s'étaient échoués sur le rivage. Elle en tira un, armée de la seule force de ses bras, et le laissa étendu sur l'herbe fine. Elle fit de même pour un second, et après les avoir suffisamment espacé en largeur, les laissa là. Elle tourna les yeux vers son frère.
« Tu vivras, mon frère. Tu n'as pas le droit de mourir ici. »
L'ancienne gardienne serra la mâchoire, les émotions se bousculant en son sein. Colère, tristesse, amertume. Une succession de sentiments se querellaient pour la première place. Sans tendresse, l'Elfe brisa, de multiples coups de pied, une branche de l'épaisseur d'un bras. Elle la tira, d'une main, l'autre se balançant dans le vide, lasse. Elle la positionna de manière à ce qu'elle chevauche les troncs qu'elle avait préalablement placé. Elle répéta cela autant de fois que nécessaire, jusqu'à ce que l'ensemble ressemble à un radeau de taille moyenne. Il était difforme, mal agencé, mais une fois sanglé par des lianes, Taurë placerait en lui sa confiance. Avec peine, elle tira les lianes qui se laissaient tomber des branches des arbres de l'Anaëh. Elle attacha le tout comme elle put, testant la solidité de son oeuvre en la tâtant de son pied droit. Une fois cela fait, elle traîna l'embarcation de fortune sur la rive, laissant l'un des pans baigner dans la rivière. Taurë tira alors la couverture de mousse sur laquelle son frère était allongé, dans l'optique de le traîner sur le radeau. Elle en déchira un morceau par inadvertance, et, perdant l'équilibre, chuta, fesses premières, dans la rivière. Se relevant, tout en jurant en Elfique, elle affermit sa prise, et traîna l'infirme sur les derniers mètres qui le séparaient de son reposoir. Immobile sur son amoncellement de bois, Aranos semblait être l'un de ces rois, dont la sépulture brûlait sur les flots. N'était-ce qu'un fin filet d'air qui filtrait à travers ses lèvres, Aranos aurait eu l'air d'un défunt. Mais sa sœur ne se résoudrait pas à laisser son frère aux portes de la Mort.
L'ancienne gardienne, alors qu'elle s'apprêtait à pousser le rafiot de fortune, vit son bras zébré d'une lueur verte. Une douleur, soudaine et vivace, parcourut son bras, ce qui lui arracha un gémissement tandis qu'elle saisit son poignet droit. Un léger volute, à la lueur de l'émeraude, se glissait entre ses doigts et sa paume, jouant avec les imperfections des phalanges. Elle tendit, sans grande conviction, son index, et elle fut surprise de voir le filament suivre son geste, et, comme une toile, s'étendre sur plusieurs centimètres dans la continuité de son doigt. Elle le replia, brutalement, et la forme disparut. Quelques secondes de flottement s'écoulèrent, durant lesquelles, sur le lit de la rivière avec de l'eau jusqu'au bassin, l'ancienne gardienne fut saisie d'incompréhension. D'un rictus trahissant la renonciation à comprendre, elle tendit le bras pour attraper le bord du radeau, et avec peine, se hissa dessus, sans manquer de le faire basculer. Lentement, elle souleva la tête de son frère, et s'armant d'une longue mais fine branche, elle les poussa sur le courant de l'Olya. Celui-ci serait bien assez fort, bien assez rapide, pour les guider sur bien des lieues avant que Taurë n'ait besoin de ramer. Avec une certaine amertume, elle regarda à nouveau les cimes de la forêt. Elle revit ses années à Alëandir. Elle se souvint de son temps au sein de son clan. Elle se rappela de ces sept cents années passées entre les monts et les collines des Elfes. Des rires et des joies, mais aussi des instants difficiles. Elle se rappelait de sa foi, de celle qui avait fait d'elle une gardienne, l'égide de son peuple. Elle posa la tête de son frère contre ses cuisses, afin que, peut-être, il puisse apercevoir à son tour, une dernière fois, les branchages obtus et les cimes raides de l'Anaëh.
« Te souviens-tu, mon frère, lorsque le monde nous semblait si loin que nous nous en sentions exclus ? Que nous percevions ce qui se trouvait au delà de ces cimes, comme en-deçà de notre intérêt ? Que nous vivions sous le regard des arbres, et que nous ressentions comme une certaine sécurité entre ces barrières que le temps a hissé. Du jour où nos pupilles ont affronté les rayons du soleil, nous n'avons jamais franchi ce que nous considérions alors comme notre demeure. Nous devrons en trouver une autre, je suppose. » Ainsi dériva, sur le courant de l'Olya, la fratrie Hëlmeliòn. Celle ci qui, durant sept cents ans, avait voué chaque année de leur vie à l'Anaëh, s'enfuyait, par delà le sud et l'inconnu. Les journées se succédèrent en se ressemblant de manière terrifiante. Sans regretter son exil, Taurë ignorait si elle avait agi de la bonne manière. Parfois, des heures durant, son regard se perdait sur la rivière. Elle perdait toute notion du temps, ne pouvant se résigner à quelque pensée que ce fut. L'unique chose qu'elle désirait était de se rendre là où le passé n'importait pas, et elle comptait bien emmener son frère avec elle. Taurë ne se résignerait pas à abandonner son frère. Elle ne pouvait dire où elle en était, et cette incertitude se traduisait par un grand mal-être. A plusieurs reprises, elle étouffait un sanglot, sans réellement savoir pourquoi elle en venait aux larmes. Lorsque cela survenait, elle guidait le radeau sur la rive, et laissant son frère poursuivre son repos presque végétatif, s'enfonçait dans l'Aduram pour y trouver de quoi subsister. Les repas, frugaux, étaient la plupart du temps des biens que la forêt offrait, mais ils étaient difformes, pourris, et dénués de goût. Lorsque la chance souriait à l'ancien Vaisseau, elle dénichait un poisson dans le fleuve, ou un lapin dans les fourrés. Elle le préparait toutefois correctement, se souvenant du dépeçage appris au sein de son clan. Elle préparait un feu, et après avoir laissé cuire le maigre festin, broyait le tout, et nourrissait son frère avec lenteur et prudence.
Ils traversèrent, par le fleuve, la ville que Taurë devina être Sol'dorn. D'un port, seule l'ébauche n'avait été pensée par quelques marchands. Sous la bénédiction de la pénombre, le radeau poursuivit sa descente du fleuve, dont le courant se faisait plus fort à mesure que le climat se faisait celui des côtes de l'Ithri'Vaan. Lorsque le radeau parvint au delta, Taurë guida l'embarcation de fortune vers les branches du fleuve qui s'étendaient vers le nord. Elle poursuivit toujours ces bras fluviaux, si bien qu'après trois journées passées, on vit sur les landes apparaître les chaumières et les grandes demeures, à mesure que le soleil écrasait les deux Elfes. Elle guida, comme elle le put, le radeau sur le rivage. Ils n'auraient pu poursuivre avec celui-ci, car les branches se disloquaient, et les lianes cédaient, malgré plusieurs rafistolages au cours du périple. Taurë ignorait royalement où ils se trouvaient, si ce n'est qu'elle se doutait que Thaar se trouvait plus à l'ouest de leur position. Aranos, quant à lui, se trouvait toujours sur le radeau, tentant tant bien que mal de récupérer. Le voyage n'avait pas été aisé. Il avait plu plusieurs fois, et le courant s'était emporté à deux reprises, manquant de faire basculer la fratrie dans les eaux et de les noyer. Les repas avaient été bien maigres, et le ventre de Taurë ne manqua pas de faire part de son indignation par un gargouillement prononcé. Néanmoins, malgré tout cela, son frère arborait une mine incontestablement meilleure que celle qu'il recouvrait plusieurs jours auparavant. Taurë mit genoux à terre, et s'essuyant le visage sale de plusieurs jours de navigation, réveilla son frère en caressant son front et sa joue.
« Aranos ? Réveille-toi, mon frère. Nous sommes...là où le passé n'importe plus. »