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 Qu'est-ce pour nous, mon Coeur...

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Harold le lyrion
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MessageSujet: Qu'est-ce pour nous, mon Coeur...    Qu'est-ce pour nous, mon Coeur...  I_icon_minitimeDim 31 Juil 2016 - 18:44


« Rien ne fait revivre mieux pour nous – nous pour qui depuis longtemps déjà ‘le noir n’est pas si noir' – ce qu’a pu être la nuit antique ou la nuit médiévale : nuit compacte, nuit opaque, nuit farouche, autre règne brusquement ouvert, peuplé d’incubes et de succubes, rythmé de tous les galops du sabbat… »




Parfois, j'avais suivi sans comprendre sur dix pages d'in-quarto les courbures des onciales quand, sans que rien ne se fût imprimé à mon esprit ou encoché sous mon regard, je m'arrêtais sur cette sensation qui pour la première fois se dégageait avec assez de netteté de la pente cendreuse de ces journées pour que je la nommasse – un effroyable pèse-nerf – et qui m'imposait son choix avec la force de l'évidence : bouger ou mourir. Mais bouger pour quoi ? – connaître son remède n’est pas toujours en disposer librement. Or, par chance, cette fin d’après-midi, comme j’écartais à la volée chacune des possibilités d’actions pour moi sans agréments – trop abstraites justement de ce que je ne leur laissais pas le temps de s’informer dans mon esprit – un estafier vint m’informer du succès de cette emprise qui me tenait d’autant plus à cœur que les séquelles de ma maladie m’en avait tenu écarté. Alors, je fis mander mes gens, et nous descendîmes par le chemin de la mer.

Nous suivions la courbe déclinante du soleil. Le tissu faiblement vascularisé des métairies qui prolongent de ce côté le bourg d'Erac se détendait puis s'évanouissait sous les éruptions purpurines des bruyères de la lande. Sur le sol acide à peine écorché par la pierrée, notre troupe passait de l'amble au galop par à-coups selon les détentes successives de nos fantaisies ; et les quelques chênes fichés de distance en distance étaient pour nous l'occasion de haltes arrosées de brandevin. Je riais de bon cœur les galéjades de mes compagnons ; – mais ce que j'attendais en secret, c'était ce moment où le soleil passait en dessous de la ligne des dunes : alors, le vent se mettait à courir derrière-nous sur la lande, ébouriffant les ajoncs de sa passée ; et à l'intérieur du périmètre lâche des valets portes-torches, nos courses s’assagissaient à mesure que nous nous perdissions de vue : nous dérivions dans la nuit sans lune. A ce moment là, ici, je me sentais pour la première fois depuis longtemps véritablement éveillé au monde.

Ma respiration marquait un pas lorsque apparaissaient devant moi les arborisations d'un chêne – que j'imaginais toujours être le dernier avant les dunes : – rien n'est pour moi plus touchant que ces arbres comme des tours de guets avancées sur l'océan – pareils à dans certains tableaux ces précurseurs inatteignables qui nous tournent le dos en s'abîmant dans l'indicible sublimité qu'il ne nous est pas donné de voir encore.


Le bruit blanc des vagues commença à se particulariser. Nous nous rassemblâmes à l'amorce des premières pentes sablonneuse. Je refusai sans-façon la torche qu’un varlet me tendait et – imité en cela par quelques-uns de mes proches – je démontai pour le restant du trajet. Ce fut d'abord quelques minutes de progression besogneuse parmi les mamelonnements de la dune et les touffes serrées des oyats. Au sortir des buttes, la plage, en se tassant brusquement, tendait à notre rencontre ses étendues battantes ; et, tandis que les autres obliquaient à droite sur le caillebotis en longère des dunes, je me décidai sur une foucade à continuer droit devant, avec le vent qui claquait contre mes tempes. Quand je fus certain que personne ne pût plus me voir, je me mis à chalouper mes pas, à agiter ma tête de tous les côtés, comme un fou : assez vite j’étais tout à fait désorienté ; et alors de seulement penser à la mer déchaînée qui se rapprochait peut-être de moi me faisait écarquiller grand les yeux – comme si j’eus été en train de jouer à ce jeu où l'on marche les yeux fermés, les bras tendus devant soi, – qui sait vers quel accident? – aussi longtemps que notre cran ne le permet. J'essayais de sentir si sous mes poulaines c'était déjà le sable tassé de la laisse, les spires baveuses du jusant ; si les gouttes qui pointillaient mon front étaient fraiches ou salée – de pluie ou d’embrun. Mais bientôt la cataracte de son projetée sur moi ne laissait plus douter de la grosseur de la houle ; je ne m’expliquais d’ailleurs pas pourquoi elle ne m’avait encore happé – sinon avec cette image entre toutes élue, paroxystique, de flots emmagasinés dans une vague vertigineusement dressée au-dessus de mon corps, surplombante pareille à quelque mur d’eau du Passage de la Mer Rouge tout prêt à se refermer sur moi.

La morsure glacée de l’écume sur mon cou de pied me rappela à moi-même. C’était venu par derrière : je compris que j’étais égaré sur une langue de sable abritée par des récifs, mais exposée aux contournements ; il était dangereux de rester ici. Je regagnai le sable sec d’un pas vif. Quand je devais bien plus tard me rapporter au souvenir de cette nuit, ce qui illustrait – et illustrera à jamais pour moi – de mon esprit la faculté de dissociation, c’est que là où tantôt je m’étais presque à volonté égaré, maintenant je retrouvais sans effort mon chemin : ainsi au premier coup d’œil je localisais les torches falotes de la troupe et, perdu dans des hauteurs indéfinies, le fanal qui brûlait au sommet de la tour du château.

Passé les monticules de varech au séchage, – pareils dans l’obscurité à des terrils de scories noires –, la plage s’étrécissait à mesure que se profilait la saillie de falaise qui fermait l’anse de ce côté ; le chemin des dunes en grimpant s’encaissait entre des escarpements ébouleux, ses rondins de bois remplacés par un empierrement ; et je quittai à regret le froissis des roseaux des sables. Comme la percée se coudait à plusieurs reprises pour épouser les replats rocheux, je perdis derechef les autres de vue. Vaguement agacé, au reste, de ce qu’ils ne m’eussent pas attendu pour l’ascension, je me jouais d’avance le scandale que je ne manquerai pas de leur faire une fois arrivé là-haut quand, remonté d’en arrière, un bruissement m’alerta – suivi d’un deuxième. D’abord transi, puis hoquetant de terreur, je me pris à imaginer des larves rampantes, des grylles bondissants, des stryges louvoyantes,– toutes les horreurs représentées dans les miniatures accouchées de l’imagination inquiète de ce moine qui paraphait Hiéronymus Bosch pour illustrer les codex de morale de ma jeunesse. – Et je me ruai en l’avant, parfois une volée de choucas au-dessus de moi ; quand mon énervement refluait, je m’excitais à nouveau par le moyen des frôlements imaginaires ; mes nerfs à vif allaient de leur travail d’automutilation, reproduisant virtuellement sur ma peau des griffures de sorcières, et une fois la coulée de neige d’une lame entre les omoplates qui me tuait presque le temps que mon cerveau ne dissipe l’enchantement. Cependant mon souffle recouvrait le bruit des pas qui, je pense, s'étaient rapprochés de moi – sans que je ne songeasse à aucun moment à me retourner. Un appel ; je trébuchai, me retournai sur les coudes : au dessus, un visage lisse et allumé me tendait sa main nue : un page.

— « Vous n'avez rien sire? Vous courriez, je crois… vous vous seriez aheurté à quelque danger ? bégaya-t-il en défouraillant sa lame.
— No…Non-pas. Ce n’est rien le dansellon. Range plutôt ce coutel que je ne m’y pique ; et donne moi la torche : nous irons ensemble.
— Oui. Cela est bien. C’est mon maître, vous comprenez ; quand il s’est aperçu que vous ne suiviez pas, il m’a envoyé en arrière, moi et plusieurs autres. Il craignait que peut-être quelque ribaud…
— Alors c’est un bon ami, celui qui veut bien me protéger contre moi-même. J’ai voulu profiter de la marche, de la mer, de l'air salubre : j'ai été par trop cloîtré, c’est tout, » coupai-je, plus inquiet de ce que cela que j'appelais encore avec complaisance mes excentricités signifiaient pour la santé de mon âme que du regard que les autres y porteraient. Que pouvaient bien renfermer ces frayeurs intermittentes, convulsives, que je m’infligeais ? sinon peut-être le contrecoup de cette morne, insurmontable atonie qui prolongeait encore aujourd’hui le mal du vénéfice que l’on m’avait jeté – comme un pervers qui userait de façons détournées pour arriver aux sensations, aux détentes que les autres peuvent avoir à moindre prix.  

L’écuyer prit cet air d’approfondissement sur soi qu’ont parfois les enfants, comme s’ils retournaient intérieurement le sens de mes paroles, puis il hocha la tête et, avec un air de très grand sérieux qu’il ne me vînt pas à l’esprit de plaisanter, se fit mon cicérone jusqu’à ce que nous débouchâmes sur le plateau où se haussait la Mâchelière – nom qui évoquait les dentelures trapues de ce château négligemment lâché au bord des falaises.



Dernière édition par Harold le lyrion le Dim 7 Aoû 2016 - 20:15, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: Qu'est-ce pour nous, mon Coeur...    Qu'est-ce pour nous, mon Coeur...  I_icon_minitimeMar 2 Aoû 2016 - 12:32


Cependant, dans la nuit du Lyron...


...On pourrait rallier promptement la Ferté-Gislain, s’annoncer comme des gyrovagues, y rester quelques heures et être repartis avant l’aube que tout le monde serait encore endormi… S'il faut éviter les esclandres, mieux vaut qu’il ne s’ébruite pas trop que nous ayons pour mission de convoyer l’archi-hérétique à son cloître, son in-pace, continuait le vidame en se parlant à lui-même. Alors c’est tout décidé : on poursuit par les voies bifurquées, en tapinois, chichement, et à l’arrivée j’empoche ce que de l’or du viatique mes précautions auront économisé. Il faudrait juste que l’essieu du char ne s’emboutisse pas à quelque souche : c'est qu'on n’y voit goutte, ici… Mais ce château qui n’est toujours pas là !

Le vidame en était là dans ses considérations quand, tout à coup, des ordres brefs se répercutant à l’entour dans les taillis, une dondaine vint le cueillir au creux de la gorge. Le guet-apens ! Les autres avoués n’eurent pas le temps de faire front aux ombres qui jaillissaient sus à leur gauche que des coutiliers les poignardaient déjà par derrière. Les derniers râles et borborygmes tus, les agresseurs se rassemblèrent autour du char arrêté ; cela n’avait pas duré plus longtemps que n’importe quelle chourinade de vendetta. L’un d’entre eux, – le feu des torches jouait sur les anneaux de son haubergeon, – brisa le loquet d’un coup de pommeau : c’était là-dedans deux moniales, – elles crièrent une adjuration jaculatoire avant qu’il ne les assommât – et Lucillia d'Erac.

Le lendemain, le bucheron qui s’en allant à ses abattages avait débouché sur le charnier ne manqua pas de remarquer gravées dans la porte du char les spirales enserpentées qui figuraient le Wagyl. Il se signa : – les Rivois !


Dernière édition par Harold le lyrion le Mar 9 Aoû 2016 - 15:51, édité 2 fois
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MessageSujet: Re: Qu'est-ce pour nous, mon Coeur...    Qu'est-ce pour nous, mon Coeur...  I_icon_minitimeMar 2 Aoû 2016 - 20:28


Combien de fois, dans l’anticipation prenante d’un évènement de moi tant attendu, il m’arriva d’en épuiser précocement la détente ? Comme un enfant qui le jour avant la remise des cadeaux s’avise à la dérobée du sien, j’avais en effet pour vice d'aimer à lire les pièces avant qu’elles n’eussent été jouées, de goûter les mets avant qu’ils ne fussent servis, et même d'accomplir une première fois seul les excursions que j’avais combinées pour mes maîtresses – lesquelles savaient du reste que j’avais plaisir à me dépenser dans mon coin avant de les coucher. Pour tout, une seule fois ne m’a jamais suffi. Le passé m’étant presque immédiatement fermé, fané, c’est toujours de mon avenir que j’ai hypothéqué sans compter les nourritures spirituelles : il n’est pas de présage trop favorable pour que je ne prenne dessus une coupable avance, de retrouvaille que je ne soumette aussitôt à cette dispendieuse politique de la terre brûlée. Ainsi, à peine entré dans la Mâchelière, les poulaines toutes crissantes de sables, j’avalais deux à deux les marches du colimaçon, enfonçais comme un beau diable la porte de la chambre qu’elle n’habitait à la fois plus, et pas encore.

D’évidence, il n’y avait personne. L’obscurité très compacte me repoussa presque physiquement vers la vague luminance que coulaient les étoiles par l’oriel en encorbellement. Je m’asseyais sur le coussiège ; de ne pas voir de mes propres yeux les meubles lourdement tapis de l’autre côté de la pièce – lit, trépieds, bahuts – m’était désagréable ; je n’osais toutefois allumer une bougie : je ne voulais pas qu’elle sût que j’avais été ici. Je réfléchis qu’il était plutôt très tôt que très tard – me résolus à attendre l’aube pour explorer. Mon front contre la vitre fraiche vibrait continûment avec le tic-tac des gouttes rabattues par le vent de mer, parfois le toc plus sourd des croisillons de plomb. Tout se ouatait en silence…

— Harold ? Tu dors ?

Les couches de sommeil qu’eût à traverser la voix en atténuèrent l’ébranlement et, comme un poison bien traité peut s’avérer esculent, ce flagrant-délit qui dans n’importe quelle autre circonstance m’aurait pétrifié, prenait à cet instant pour moi une saveur duvetée qu’il me fallait à tout prix exprimer, faisait comme une aigrette de vent sur mes tempes ; – je me pelotonnais sur moi-même comme pour un courant d’air. Sentant obscurément que l’angle me cachait, j’entrouvris les yeux, très conscient des siens vissés sur l’arrière de mon crâne – ce furent les rayons réverbérés sur l’onde, les brisants voltigés de mouettes, le festonnement blancs des vagues sur le pied de la falaise, les rayons – je les refermais. – Soudain, le poids de sa main sur mon épaule.

— Hgrmmm… ? grasseyai-je, certain qu’elle ne serait pas dupe.

— Tu m’as attendu Harold. Je t’ai beaucoup manqué, je crois.

Je n’avais pas besoin de rouvrir les paupières pour savoir que Lucillia souriait.
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MessageSujet: Re: Qu'est-ce pour nous, mon Coeur...    Qu'est-ce pour nous, mon Coeur...  I_icon_minitimeDim 7 Aoû 2016 - 20:25


L’été n’en finissait pas de mourir sur la Mâchelière. Depuis longtemps déjà, personne ne se risquait plus à ce pari toujours perdant d’annoncer la venue de l’automne ; quelque indice que l’on eût extrapolé – le frisquet du réveil, la poussée de la houle, sur les feuilles le racornissement des folioles – et fussent-ils même arrangés dans un très probant faisceau – c’était inévitablement sur le lendemain une désespérante chape de soleil, avec ses parties de kjall rencoignées dans la fraicheur de catacombe des casemates, ses siestes longues au creux des après-midi moites, et le soir tout un peuple interlope vaguant sur la lande dans une atmosphère de chasse aux météores. Du reste, je n’échappais pas à cet ennui lourd d’attente – mais qu’attendait-on, au juste ? – et je promenais mes heures perdues dans les couloirs lépreux du château – m’égarais dans leur entortillement de racines poussées dans la craie.

Là-bas, dans les souterrains, j’étais tout seul : la valetaille n’aimait pas descendre beaucoup plus profondément que les celliers et les tinels : rien n’était entreposé au fond de ces impasses trop nombreuses, sinon des râteliers pourris, aux fers rongés, qui rappelaient à mon souvenir qu’avant d’avoir été la retraite d’estivage des ducs d’Erac, la Mâchelière avait longtemps défendu contre les razzias des pirates Mécans. Ces vestiges me faisaient penser à des tâches de sang mal récurées à l’intérieur d’une cuirasse et qui vous parlent de mort violente. Quelquefois, les tentures moisies dérobaient une ergastule : des rangées de cul de basse-fosse où blanchissaient les os descellés de très antiques forbans. Un frisson exquis me parcourait quand j’étais certain de déjà ne plus pouvoir revenir sur mes pas ; je projetais devant moi d’inquiétantes fantasmagories : – lorsque la pente se faisait déclive, j’étais tout près de voir surgir sous mes pieds, dans quelque bleu d’hypogée, une grotte aux pierres luisantes, un tombeau de momie, palpitant, pulsant son souffle de mauvais rêve dans toute la pyramide – mais le couloir regrimpait, mon front se redressait, que je m’attendais alors plutôt à voir se découper au bout l’embrasure bleu ciel d’un spéos taillé dans l’aplomb de la falaise, avec tournée dans la lumière crue du soleil le profil fondu de Lucillia.

Car Lucillia d’Erac était l’habitante mystérieuse et tard-venue de ces vacances défaites. Pareille pour moi à ces boîte à secret que l’on manipule délicatement en penchant l’oreille pour ne pas rater le très précieux déclic qui exhaussera nos vœux, ma cousine était le point de fuite inatteignable de mes songes. Les premiers temps, je n’avais pas douté que de l’avoir libéré ne me l’eût rendu en de favorables dispositions : elle résoudrait ces interrogations qui étaient restées en suspens comme des pierres levées entre nous après que j’eusse été alité ; mais notre première entrevue avait glissé sur des eaux trop étales pour que je ne les troublasses de questions pesantes ; puis les jours s’étaient coulées les uns dans les autres sans que je ne la revoie. Ou plutôt je la voyais, mais toujours de loin, comme une vision, qui hantait l’horizon de mer avec ses apparitions, et condensait dans ses voiles tout l’orage latent de ces jours, électrisant par son immobilité même de Victoire de Samothrace ces rivages de bout du monde. Un miroir sans tain nous séparait. Bien loin d’ailleurs que je portasse à son compte cet état de fait ; l’essayais-je seulement qu’aussitôt ma conscience me rappelait que Lucillia avait plusieurs fois déjà essayé des approches ; une rapide introspection m’avertissait alors de ce que c’était moi qui l’évitât ; le sentiment m’était rendu du qui-vive apeuré qu’avait installé en moi sa présence et sur lequel l’idée du bonheur qui aurait dû être mien m’avait d’abord illusionné. Mais cette réalisation, tant j’en concevais du dégoût pour moi-même, tant elle était comme un tison pressé entre mes tempes, je l’étouffais dans l’air raréfié de mon esprit vidé.  

En fait de distraction, je me gaspillais en d’éreintantes cavalcades, parfois plusieurs jours sans revenir. Partis à l’aube sans dessein beaucoup plus abouti que de respirer l’ombre croulée des sous-bois, nous poussions jusqu’aux première levées des Avosne et – selon que je fusse parvenu à me faire accroire que nous fussions égarés – nous décrivions concentriquement par le nord ou le sud d’amples circonvolutions qui nous entraînaient aussi loin que les carreaux lumineux et fumants au bout de la nuit de quelque donjon. Il n’était pas de vassal ou vavasseur à moi trop pernicieux – Morène, Trymoin – pour que je n’en usasse et abusasse familièrement de leur hospitalité ; nous buvions force hanaps jusque très tard dans la nuit. Mais je dormais mal, de ces demi-sommeils fiévreux ou notre esprit s’épuise à résoudre des problèmes d’autant plus insolubles qu’ils sont absurdes, incohérents. Et quand l’après-demain nous étions repartis, notre équipée était souvent grossie de nouveaux contingents. Sur mon inaction les rumeurs allaient bon train : la nouvelle avait largement essaimé que la haute prêtresse se trouvait à la Mâchelière, – celle-là qui était en butte aux accusations d’hétérodoxie du conclave assemblé à Cantharel, – et ils parlaient de conjurations, de grand changements, disaient… – que ne disaient-ils pas ? – Comme l’œil d’un cyclone, l’air plus mou qui planait sur ma cour tirait à lui ce qu’il restait de forces vives dans l’Eraçon.

Les choses en étaient là quand, un après-midi cherchant de l’air, je m’étais aventuré jusqu’au bout de l’estacade à pilotis qui fermait du village de pêche en contrebas de la Mâchelière le côté qui n’était pas adossé aux falaise. Je réfléchissais que la sensation d’avoir été miraculé qui m’avait donné des ailes après qu’Aélaïs m’eut sauvé m’avait tout à fait quitté ; je faisais de nouveau de mauvais rêves ; toutes mes résolutions prises s’étaient évaguées, désaffinées : je roulais ce qu’il en restait dans le gris des vagues. Je me retournai au craquement des planches : Lucillia m’était venue.

— « Eh bien Harold, je donnerais beaucoup pour savoir ce qui a pu t'attirer sur cette jetée ; y attraper un rhume, je pense. Et ces madriers qui ne sont plus de la première jeunesse : c’est se risquer inutilement.
— C’est toi qui prend des risques. Tu sais que je ne veux pas que tu te montres aussi ouvertement, lui repartai-je d’une voix blanche.
— Bah ! Me cacher ! Pour ce que ça servirait : tout Erac sait déjà ; toute la péninsule, peut-être. Veux-tu que je te dise : hier encore le seigneur de Taabnit était à ma porte ; il avait des questions ; je n’ai pas su quoi lui répondre. Je déteste cet endroit, cette situation fausse… Des fois je ne te comprends pas Harold, mon petit. A quoi joues-tu, au vrai ? Tous, ils attendent de toi une commande, un signe, et toi tu attends – quoi ?
Pour cacher mon trouble je décidais de concevoir de l’humeur sur ce qu’elle m’adressât de ce ton de reproche. Ombrageusement :
— Je n’ai pas cru mal faire en te libérant. Et je ne vois pas qu’il y ait nécessité de provoquer le Conclave plus que de nécessité. Mais si mes soins ne t’agrées plus, cousine…
— M’agréer ? Pour cela il eût fallut que je te visse : mais tu m’évites. Tu te caches, c'est clair. Au reste, il ne me semble pas que tu aies fait autre chose que te cacher au monde depuis qu’elle t’a soigné – oui, ils m’ont dit à propos d’Aelaïs, ils m’ont dit beaucoup de choses : ils s’inquiètent pour toi tu sais.
— Je…
— Nos ennemis, ils t’ont empoisonné, ils m’ont attaquées, ils claquemurent encore Léandre, et toi tu n’as rien trouvé de mieux que de te musser (sa voix revêtait l’espace d’une seconde le tendre patois de mon pays) – te musser dans cette vieille ruine, entouré de traitres ; et cependant nos ennemis qui fourbissent leurs armes. N’y a-t-il donc aucune humiliation qui puisse te départir de ton calme, aucune avanie qui ne soit de trop, aucune…
— Suffit ! hurlai-je comme un archidémon. La peur qui joua peut-être dans les yeux de Lucillia me fit d'abord avancer d’un pas vers elle dos à la passade du courant. Mais, rendu à la conscience de mon poing armé, de mes yeux révulsés, je me détournais haletant. Et sa voix de défie qui courait déjà derrière moi :
— J’espère tout de même que tu seras à l’office demain. Je parlerai.
Je marquai le pas. — Quel office ?
— Mais voyons mon serin ! C’est la fête des moissons ! C’est la fin de l’été ! »

Remontant sous le ciel plombé les lacets de la vire qui escaladait le flanc de falaise, je me pris à songer à cette bizarrerie que ma foi dans la Damedieu avait toujours tendu à s'informer, à s'incarner pour moi dans quelques figures privilégiées de femmes (il importait peu qu'elles fussent de chair ou d'éther) et qui n'avaient alors pas manqué d'exercer sur moi leur magistère. N'avais-je pas choisi de venir ici sans Aélaïs, laissée à Erac-le-bourg justement pour l'importance qu'elle prenait à l'exclusion de tout le reste dans mon théâtre mental ?

Trois élues pour les trois faces de la Damedieu : Néera Sphingidé, Néera l'Omniféconde, Néera Ultima. – Je tenais le système.



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