[Magsque] Résolution | Vel

Sous le soleil d’Ithri’Vaan, au début de l’après-midi, un long cortège s’étirait sur les routes pavées construites par l’ancienne Nisétis, cortège pour lequel tout le monde semblait s’écarter, aussi bien les piétons que les cavaliers, ainsi que les charrettes et quadriges éparpillés sur le long chemin de pierre. Sur le devant, une mince compagnie de cavaliers aux traits noirelfiques ouvrait la voie, portant l’étendard de la Cité Libre assez haut pour que les badauds puissent admirer les habitants venus de la ‘’Petite Sol’Dorn’’. Derrière les magnifiques alezans brûlés et les nobles zains, une armée d’esclaves s’occupait de la logistique en transportant toutes les affaires nécessaires au voyage, que ce fut en charrette, ou sur leur dos décharné et moucheté de cicatrices.

Le centre de la longue file tenait, lui, de l’émerveillement ; un immense palanquin de chryséléphantine et de bois d’ébène, au toit semblable à une coupole de palais recouverte d’or, juchée sur quatre piliers du même métal. Un ouvrage qui avait dû coûter plus cher encore que tout ce que le cortège pouvait bien transporter à l’instant. Mais le plus impressionnant, outre le palanquin hors de prix, et l’immense Drow qui trônait lourdement à l’intérieur, c’était le pauvre païm ayant à charge de transporter un poids aussi considérable sur son dos de pachyderme. La malchance devait avoir fustigé l’animal, pour qu’il puisse se retrouver affublé à la fois de la litière la plus lourde du monde, et également du Drow le plus massif et gras qu’ait jamais engendré le peuple d’Elda.

Avachi dans une mer de coussins aux couleurs bigarrées, Vel Do’Hel dévorait tel un ogre une immense entrecôte, qui ne semblait pas vraiment venir d’un animal… Lorsqu’il mangeait, il était toujours content. Néanmoins, le fait de devoir ainsi se déplacer d’un point A à un point B ne le mettait jamais de fort bonne humeur, aussi, durant le voyage, il y avait des hauts et des bas. Tout comme des droites et des gauches, puisque ce païm n’était pas encore réellement habitué à avoir son maître sur le dos. Vel envoya un immense renvoi dans l’atmosphère, qui se répercuta à l’arrière de la file, composé à nouveau d’esclaves porteurs, et dont l’arrière-garde comportait une section des Patrouilles Noires qiryaines, ces mercenaires sans scrupule que Vel Do’Hel avait à sa botte.

Un cavalier Drow se présenta au côté du grand païm, dont le cornac tempérait les ardeurs. Les chevaux avaient tendance à effrayer les pachydermes, mais avec de l’entraînement, et plusieurs sorties en compagnie des équidés, Qeren, c’était son nom, guérirait de sa peur. Juché sur son cheval, l’officier à la peau sombre apostropha son seigneur et maître, mettant sa monture au pas.

« Nous sommes en vue de Magsque, Maître Do’Hel. »

Le gros loukoum aux yeux rouges, étendu sur son palanquin, se lécha les doigts, avant de répondre :

« Rappelle-moi, Dalharuk d’l’Phish… Pourquoi ai-je accepté de me déplacer chez une marchande de rang inférieur au mien ? »

Le cavalier sourit.

« Si ma mémoire est bonne… L’ennui, la curiosité, et la pitié. Dans cet ordre. »

Le Prince-Marchand se gaussa, jetant les os derrière la bête, où un esclave les reçut en pleine tête.

« Tu as bonne mémoire, Dalharuk. Cependant, je ne t’ai pas réellement parlé de mes réelles motivations. »

Le cavalier fit un sourire énigmatique. Il ne voyait pas de quoi le Prince-Marchand pouvait lui parler. Vel Do’Hel lui dit alors :

« Les félins, lieutenant. Deux panthères du Zurthan… J’en ai eu une paire, une fois. De magnifiques bêtes. Voyons voir si celles de cette Grise Sirène sont aussi nobles et élégants que dans mon souvenir ! »

Le cortège s’avança paresseusement dans Magsque-même, alors que les badauds s’écartaient sur le passage des cavaliers, des esclaves et des mercenaires. Plus encore peut-être sur celui de Qeren, qui semblait apprécier d’avoir plus de place pour se mouvoir. Doucement, son cornac lui fit suivre la file de serviteurs, qui se présentaient bientôt devant l’habitation des Irvin, dont Shynrae était la propriétaire. Si cet édifice pouvait passer pour un palais aux yeux de certains, Vel DoHel ne s’en montrait point impressionné. Un héraut, membre de la cavalerie noirelfique de l’avant-garde, se dirigea vers les représentants de la Guenaude Sanglante. Il s’agissait de Dub’o, un grand Drow élancé, dont la chevelure blanche comme le nacre était tressée en une longue natte lui descendant jusque dans le bas du dos. Il arrêta son cheval noir devant les hommes de la Maîtresse Marchande.

« Ici s’avance le Seigneur Vel Do’Hel, Prince-Marchand de la Grande Thaar, Conseiller de la Cité Libre de Qiryah, Maître des Bêtes, et Grand-Maître inspirateur de la Société des Guildes. Il a fait un long voyage, et aimerait être conduit le plus vite possible aux appartements lui étant réservés. »

Si cela n’était pas très protocolaire, Vel Do’Hel s’en moquait éperdument. N’avait-il pas tous les droits en ces lieux, lui, le Prince-Marchand ? Toujours prostré sur son éléphant, il ne bougeait pas, et attendait la réponse des membres de la Maison Irvin.

La première chose que Vel remarqua, lorsque sa bedaine cessa d’obstruer son champ de vision après s’être relevé, c’était la démarche de la Grise Sirène pour arriver jusqu’à la délégation. Le fauve qui l’avait mordue n’avait pas l’air de l’avoir ratée, c’était un fait. Un petit sourire sur le visage, il essaya de descendre de son immense monture, bien qu’il dut s’y reprendre à trois fois pour se soulever hors du baldaquin hors de prix. Une myriade d’esclaves soutenaient une sorte de grotesque toboggan doré, sur lequel le Prince-Marchand posa son vaste derrière. Et alors que les puissants serviteurs tentaient de maintenir en place le grand toboggan, Vel s’amusait à le descendre, un grand sourire sur son visage. Ce n’est qu’une fois en bas que le Drow autorisa ses esclaves à se retirer, certains vérifiant si leurs poignets n’étaient pas brisés.

Paresseusement, et sous une grosse ombrelle portée par une jeune semi-elfe, Vel Do’Hel se présenta devant la maîtresse de Magsque. Il étudia les bandages et la petite marque sur le délicat visage de la Drow.

« Shynrae, ma très chère Shynrae. »

Il lorgna sur les panthères qui s’avançaient dans sa direction. Il ne put s’empêcher de remarquer à quel point elles étaient belles et gracieuses, félines et altières… Des fauves si nobles qu’ils arrachèrent un sourire sincère au Maître des Bêtes. Ils feulaient parce qu’ils étaient sauvages, mais également parce qu’ils se savaient bien mieux que leur maîtresse. C’était un fait certain, que Vel, pour des raisons de courtoisie, ne révélerait sans doute pas à son hôte. A la place, il préféra lancer un regard hypocrite à Shynrae.

« Alors voici donc les jolies panthères dont votre courrier faisait mention ? Des animaux de premier choix… Un cadeau, peut-être ? Néanmoins, je ne vous savais pas aussi désespérée que pour m’appeler à l’aide de cette façon… Enfin. Mes honoraires seront raisonnables, eu égard à nos collaborations antérieures. »

Passé son petit air narquois, qui devait grandement irriter la maîtresse du domaine, Vel montra son escorte en arrière-plan.

« J’ai pris la liberté d’apporter avec moi une horde de serviteurs et une foule d’autres objets. Je me suis dit que vous n’auriez peut-être pas tout ce qu’il siérait à mon confort. Après tout, nous sommes en pleine campagne, et je ne saurais survivre sans mes malbans et ma glace à l’éther. »

Il gloussa, avant de claquer des doigts, pour appeler Dalharuk. Ce dernier s’avança avec la prestance due à son rang et à son grade. Une fois planté devant Vel Do’Hel, il attendit des ordres, qui ne vinrent pas. A la place, le Prince-Marchand se tourna encore une fois vers Shynrae.

« Vous aurez sans doute assez de place pour loger ma cour, ainsi que mes animaux ? Non pas que je sois venu avec ma ménagerie, loin de là. Mais les chevaux de mes cavaliers, ainsi que mon bon Qeren, ont besoin de place. Si votre écurie n’est pas assez grande, alors… je me verrais contraint d’aller chercher ailleurs. »

Il joignit ses mains.

« Où sont mes quartiers ? »

Bla bla bla…

Les monologues de Shynrae faisaient à Vel Do’Hel le même effet que ces fameux philosophes qu’il invitait à sa cour pour gagner en prestige auprès de ses invités. Qu’ils étaient ennuyeux avec leurs grands monologues pompeux, sans intérêt… Il avait hâte de gagner ses quartiers, pour se reposer. Shynrae le retenait bien plus que de raison, et ce n’était pas très poli. Ne devait-elle pas s’exécuter lorsqu’il lui disait vouloir prendre congé de toute cette assemblée de campagnards ? Si Azhar était bel et bien venu ici, il avait sûrement dû se dire la même chose… Lui et Vel partageaient sans nul doute le même amour du faste et de la réponse rapide au moindre de leurs caprices.

L’heure de se reposer allait enfin venir. La Guenaude appela son fils pour la soutenir. C’était donc lui qui avait écrit au Maître des Bêtes ? Il fut frappé de voir qu’il avait plutôt l’air humain que drow. Enfin, rien de bien étonnant au second coup d’œil, quand on voyait la couleur de peau de la mère… Vel avait entendu dire que ce genre de teint aurait été la risée de tout le Puy. Peut-être était-ce pour cela qu’elle s’était installée sur la Côte Brûlée ? De toute façon, Vel n’en avait rien à foutre. Il suivit le fameux Ryltar, qui lui montrerait la voie de ses appartements. Le lieutenant Dalharuk et deux autres Drows suivaient leur maître à la trace, à sa demande expresse.

Passés le dédale de couloirs, ils arrivèrent enfin à la porte des quartiers privés octroyés à Vel Do’Hel. Quelle ne fut pas sa surprise, lorsqu’il y pénétra, lorsqu’il apprit qu’il s’agissait de la chambrée personnelle de son hôte, la succulente Shynrae. Qui sait ? Elle viendrait peut-être lui rendre une petite visite durant la nuit ? Puis, il se rappela qu’elle n’était pas vraiment en l’état. Il se dit qu’une esclave ferait parfaitement l’affaire, et que, même si elle n’était pas sous sa juridiction, il pourrait toujours faire en sorte de la tuer si elle portait son enfant.

Il étudia les immenses pièces, qui avaient été décorées avec goût. Il était même étonné qu’une petite villa comme celle de la Grise Sirène puisse être aussi bien agencée. Avec un air mêlant la surprise et une légère condescendance, il dit à Shynrae :

« Quels appartements délicieux… Ce sera parfait pour moi. J’ai seulement de la peine pour vous… savoir que vous devrez donc dormir dans un lieu plus médiocre, cela m’attriste. Mais cela prouve aussi que vous savez accueillir vos hôtes, avec ce que vous avez de… hmm… de mieux, oui. »

Il finit sur un petit gloussement moqueur, avant de se diriger vers les serviettes parfumées. L’une d’elles fut bien vite sur le visage gras du Doeben, qui lâcha un petit soupir d'aise, passant entre les bourrelets ornant même son visage bouffi. Il se tourna légèrement lorsqu’il entendit parler de Ryltar.

« Ha… Bien, merci… »

Le lieutenant Drow et ses deux soldats pénétrèrent dans la pièce, jetant un regard calculateur au demi-sang face à eux. Puis, les deux soldats s’en allèrent, allant chercher quelques effets indispensables à Vel Do’Hel. Ce dernier, retirant doucement de son visage la serviette parfumée, mais la gardant en main, se tourna en soupirant. Son regard rubis se porta au fils de son hôte.

« Ryltar, n’est-ce pas ? Hmmm… Un nom de Drow pour un Sang-mêlé. Soit. Va me chercher des dattes. Oh, et des pâtisseries de Méthylène, celles avec de la liqueur de fleur d’oranger… »

Il attendit un instant, avant de rajouter :

« Et un narguilé. Oui, un narguilé. Je dois me détendre, le voyage fut long… tu peux comprendre cela, non ? »

Il alla s’appuyer contre le rebord de la fenêtre, le regard planté sur le paysage. Dans la pièce, le lieutenant Dalharuk attendait dans l’ombre, les bras croisés. Le Seigneur Do’Hel se reposerait quelques heures… le temps de se laisser désirer auprès de celle qui l’avait fait demander si… expressément.

Le bruit que faisait Vel avec son ignoble bouche pouvait vite porter sur le système. Dalharuk était habitué à entendre son Maître mastiquer ainsi à longueur de journée, néanmoins, même après deux siècles, ce n’était toujours pas agréable. Le gros Drow ne le faisait jamais en société, d’ailleurs... Seulement lorsqu’il était seul, ou seulement accompagné de ses gens. Dalharuk n’avait jamais osé lui demander de mâcher la bouche fermée, comme il n’avait jamais vraiment osé demander quoi que ce soit au Conseiller de Qiryah. Vel était gras et lent, procrastinant dans son immense lit double, à s’empiffrer à longueur de journée. Par Uriz, qu’est-ce qui pouvait bien empêcher Dalharuk de faire quoi que ce soit contre un tel gros lard, portant sur lui tous les signes de la déchéance ?

Il avait cessé de se poser cette question un siècle auparavant. Il y avait pensé, au début. Se débarrasser du gros Drow, et reprendre la Cité pour la gloire d’Elda, après l’avoir autorisé à purger lui-même Qiryah de tous ces opportunistes qui avaient pris le pouvoir en assassinant Mos’ank. Il avait laissé faire, dans l’espoir qu’à son tour, il pourrait tuer cette grasse engeance qui se prétendait de Prime-Sang, et qui faisait honte à la race élue toute entière. Puis, il le vit, les jours suivants son coup d’Etat, acclamé par la masse humaine de la ville. Des Drows aussi l’acclamaient. Tous se mettaient à vénérer l’énorme idole, portée aux nues et proclamé libérateur. La vision de cet énorme sac élevé presqu’au rang de demi-dieu lui avait donné l’envie de vomir. Alors il avait peaufiné ses plans.

Dalharuk avait finalement été convoqué par Vel. Le gros lard avait joué carte sur table, ce qui l’avait tout de suite figé comme un glaçon. Vel Do’Hel avait sorti des rapports… Beaucoup de rapports… Des interrogatoires de soldats, des dires venant d’espions et de vieilles dames regardant par-dessus leur balcon. Dalharuk avait vu que le tout récent Conseiller de Qiryah était fort bien informé et documenté sur lui. Bien trop, d’ailleurs. Il n’y était pas allé par quatre chemins, et avait été très clair. Dalharuk cesserait toute activité à son encontre, et serait rétrogradé lieutenant. Ou alors, il sortirait, comme il l’avait prévu, son couteau de sa botte, pour aller suriner la gorge du puissant Vel. Ce dernier lui avait alors énuméré la suite d’événements qui s’ensuivrait, à savoir la découverte du corps refroidi de Vel par les gardes, le lynchage publique de l’assassin, avant que ce dernier ne soit brûlé sur la Place d’Elda, rebaptisée Place Do’Hel depuis trois jours déjà.

C’était à ce moment-là que Dalharuk avait compris. Une étonnante réalisation, qui avait fait couler un long filet de sueur froide dans son dos. Il s’était cru puissant, avec la garnison de son côté. Mais à la vue des rapports que les soldats faisaient dans son dos, et à l’adulation de la masse populaire pour l’immense Vel Do’Hel, il avait compris qu’il n’était rien. Qu’il n’avait eu que l’illusion du pouvoir. Et que le seul véritable pouvoir, avait toujours été entre les mains de l’obèse Conseiller. Vel Do’Hel était un illusionniste. Un Drow qui lançait de la poussière autant dans les yeux des Hommes, que dans les yeux de ses congénères…

Et c’était depuis ce jour qu’il était réellement entré à son service. Avec une fidélité sans faille, toujours et à jamais.

Soudain, on frappa trois fois à la porte. Dalharuk se dirigea vers elle, afin de l’ouvrir. C’est dans un silence religieux qu’il invita Ryltar à entrer. Il avait avec lui un plateau qui semblait rempli de douceurs exquises, ce qui ne manqua pas d’attirer le regard, jusque-là ennuyé, du grand (et gras) Maître des Bêtes. Il lâcha ses malbans, et se redressa un peu plus, afin de pouvoir accueillir le plateau sur lui. Les dattes étaient là, faisant saliver Vel d’envie. Ses yeux ronds s’attardèrent sur les pâtisseries, biscuits, et autres mets délicats disposés sous son nez. Lorsque son ardent regard se posa sur le narguilé, il releva la tête pour rencontrer les pupilles du fils de la Sirène.

« Voilà qui ne peut que me combler. Tu en as mis du temps, mais à l’arrivée, je ne suis pas déçu. »

Il le vit poser une clochette à côté. Il ricana.

« Alors même les intendants sont invoqués tels des laquais, à Magsque ? Concept intéressant. J’en prends bonne note pour le mien. »

Dalharuk troqua son air sérieux pour un léger sourire. Et lorsque Ryltar s’en alla, il s’autorisa un léger rire, pendant que son patron se goinfrait comme s’il s’agissait de son dernier jour sur cette terre. Le temps passait, alors que les deux Drows discutaient, et que Vel s’appropriait l’exclusivité pour le narguilé. Combien de temps ? Nul ne le sut. Car c’est à la fin de l’après-midi, alors que le soleil commençait tout doucement à se diriger vers l’occident, que l’imposant Prince-Marchand daigna sortir de sa chambre. Il avait les mains derrière le dos, et marchait comme si les couloirs du palais campagnard lui appartenaient. Derrière lui, une foule d’esclaves le parfumaient, l’éventaient, et dès qu’il leva une main, ils s’arrêtèrent tous azimuts. Une fois certain qu’ils lui obéissaient encore au doigt et à l’œil, Vel continua sa marche ‘grassieuse’ vers l’un des salons de Mydh, un serviteur rencontré en chemin servant de guide.

Une fois devant les portes closes du Grand Salon, les doigts boudinés de Vel pianotèrent dans le vide, avant de se poser sur les battants, et de les pousser avec style. Les volets s’ouvrirent sur un énorme Drow, qui cherchait à réaliser une entrée théâtrale, peu importe qui, et ce qu’il se trouvait dans ce fameux salon. Dalharuk et ses esclaves sur les talons, le Seigneur Do’Hel entra pesamment à l’intérieur, bras levés.

« Me voici fin prêt pour vous rencontrer, Shynrae ! »

Voilà toute la différence entre un marchand de seconde zone et un Prince-Marchand… Un marchand de seconde zone était toujours le nez dans la paperasse, à gérer par lui-même son livre des comptes. Alors qu’un Prince-Marchand, lui, prenait les meilleurs experts pour le faire. Il n’avait même parfois pas besoin de les payer, seulement de leur offrir une vie confortable au sein de sa cour. Et parfois, même, lorsque la confiance n’était pas au rendez-vous, il payait un autre expert pour surveiller l’expert précédent. Le reste se gérait ainsi à l’oral, à la cour, le Prince donnant ses directives à ses gens, comme le ferait l’un de ces seigneurs péninsulaires dans son grand château… L’important, c’était que le maître dénigre tout travail physique, afin de prouver sa richesse et son statut supérieur. Seule la basse roture devait trimer pour sa subsistance.

Un Prince-Marchand, lui, ne faisait que récolter ses lauriers.

Lorsqu’il s’assit sur le grand divan de la Sirène, ce dernier gémit sous son poids. Néanmoins, il savait qu’il ne craquerait pas, il semblait de bonne facture. Il avait écouté les paroles de son hôte, qui venait de rajouter une variable à l’équation. Un certain Cléor. Vel sourit, dévisageant Shynrae de ses yeux couleur de soleil couchant.

« Enrichir son activité au contact même de mes savoirs ? C’est à la fois une insulte, et un refus, ma bonne Shynrae. Vous n’allez tout de même pas imaginer que je vais dispenser des leçons à de la roture en ce qui concerne la pacification de ces jolies créatures, allons… Non. Si ces bêtes vous ont attaquées, c’est soit parce que cet homme est le plus indolent des incompétents, ou parce qu’elles vous trouvaient… à leur goût, hihi ! Il est vrai que vous n’êtes pas désagréable à regarder, ma chère… »

Quoique bien pâle pour une Drow. Mais il s’abstint de lancer cette dernière pique, car les panthères arrivaient dans le salon… Il regarda les cages, reconnaissant tout de suite le travail raffiné des orfèvres de Baaz’Hima. Il sourit, sachant à présent d’où provenaient ces majestueux félins. Il en vint même à jalouser Shynrae, Azhar aurait très bien pu lui en offrir à lui ! Bref, il étudia un instant les bêtes qui feulaient, ne détachant pas son regard de leur majestueuse posture, ni de leur fourrure rarissime. Il ne nota que très tard la présence du fameux Cléor, un Humain. Il lui lança un regard suffisant.

« Ha ! Je vois… Ne cherchez pas plus loin, Sirène des Côtes Brûlées. Votre problème est tout désigné. Engager des peaux-claires pour une tâche aussi ardue et noble que le dressage est une erreur de débutant. Tout le monde sait que ces larves ne valent pas un clou lorsqu’il s’agit d’établir une relation de dominance… Nous, Drows, sommes bien plus ‘équipés’ pour cela, n’est-il pas ? »

Il se leva, non sans un effort intense. Puis, il fit un signe à Dalharuk, et enfin regarda Shynrae.

« Je prends la liberté de sortir votre ‘dresseur’ de ce salon. Il doit beaucoup énerver les bêtes. Elles doivent le voir comme une sorte de tortionnaire armé d’un fouet, maintenant qu’il les a bien remontées contre lui… »

Dalharuk, n’attendant ni les ordres de Shynrae, ni les protestations de Cléor, saisit l’Humain au col, et l’emmena en dehors du salon, refermant la porte derrière lui. Il se plaça ensuite devant elle, et croisa les bras sur sa poitrine. Vel Do’Hel fit un petit mouvement de la tête sur le côté, avec un petit sourire. Puis, intéressé, il commença à tourner autour des cages, lentement, et avec une grâce insoupçonnée, mains derrière le dos. Il observait les félins, qui eux-mêmes le regardaient en grondant. Les nobles animaux ne savaient comment réagir à ce nouvel individu, qui semblait tournoyer autour d’eux. Ami ? Ennemi ? Proie ? Les panthères ne savaient pas encore. Vel en profitait pour les étudier sous toutes les coutures… et prendre la mesure de sa chance de pouvoir côtoyer pareille merveille. Leur pelage avait l’air si doux, et les contours de leurs muscles semblaient si saillants ! Une forme faite pour la traque, la course, et le meurtre. Le voilà qu’il commençait à apprécier d’être ici !

Après quelques tours éducatifs, il releva la tête vers Shynrae, disant d’une voix douce, d’où le miel aurait bien pu couler :

« Ma chère, que voici deux belles panthères… Le Prince de la Sublime est un homme de goût, j’en gage. Je vous offre mon aide pour les rendre dociles. Et nous fonctionnerons à ma méthode… qu’en pensez-vous ? »

L’un des félins avait les yeux grands ouverts, en position de défense avec les oreilles plaquées, prêt à bondir sur sa proie. Vel la regarda, et, l’espace d’un instant, la bête hésita. Le Drow rompit alors le contact, et vint s’asseoir près de Shynrae, lui prenant la main dans les siennes. Son humeur et ses manières exécrables semblaient s’être adoucies à la vue des fauves.

« C’est même un grand plaisir pour moi de pouvoir côtoyer ces magnifiques créatures… Ne sont-elles pas de véritables parangons ? Des joyaux de notre monde ? »

Un rictus déformait son visage bouffi et grotesque.

Vel écoutait les paroles de Shynrae en réfléchissant. Elle voulait que les bêtes s’habituent à elle et que plus jamais elles ne l’attaquent. Ces choses prenaient du temps, et demandaient beaucoup de doigté. Dresser un animal sauvage était chose ardue. Néanmoins, rien n’était impossible pour un Drow comme le grand Vel Do’Hel, de Qiryah la Libre ! Lui qui avait grandi avec des animaux, baigné dans leur monde depuis tout petit déjà. Eux qui l’avaient sauvé des assassins… Nyx et Hemera étaient déjà les amies du Prince. Cependant, elles ne le savaient pas encore. Il devrait leur apprendre, et les rendre assez dociles pour que plus jamais une seule griffe ne se pose sur la peau grisonnante de la belle Sirène.

Lorsque Shynrae intima l’ordre à Dalharuk de sortir, ce dernier jeta un regard à Vel, qui acquiesça. Le lieutenant fit alors une courte révérence à son Maître, avant d’écarter les portes, et de sortir avec une grâce toute militaire du magnifique salon. Seul avec la Dame de Magsque, Vel s’avachit un peu plus dans le divan, lâchant les mains de la Drow pour les poser contre son torse, alors qu’il regardait le plafond. Il réfléchissait.

« Le dressage demande du temps, Shynrae. Du temps que je n’ai pas à t’accorder. Je pense m’occuper des bases moi-même, mais pour ce qui est du reste, je ferai venir l’un de mes meilleurs élèves ici, à mes frais. Deux panthères constituent un bon entraînement, et je les trouve bien trop extraordinaires pour les laisser entre les mains d’un impur mortel. »

Il planta son regard sur la Noirelfe, passant un doigt distrait sur sa légère blessure.

« Il ne sera pas aisé pour toi de trouver grâce à leurs yeux, après les événements passés. Mais, ce n’est pas une cause perdue. Je m’y engage. »

Vel avait, en quelque sorte, été touché par les paroles de Shynrae. Tout ce qu’elle souhaitait, en réalité, c’était d’être aimée de ses félins. C’était plus facile à dire qu’à faire, mais autrement plus noble que ce que la plupart des princes et des bourgeois souhaitaient entretenir avec leurs bêtes. Leurs animaux servaient le plus souvent de décorations, de poupées de luxe. Ils grognaient et tous s’en amusaient, leur lançant quelques os dans un grand éclat de rire. Vel Do’Hel détestait ces gens. Était-ce pour autant qu’il aimait les autres ? Non, pas vraiment. Mais au moins les estimait-il plus.

Le Prince-Marchand resta avachi un instant, pensant au petit programme qu’il devrait réaliser. Distraitement, il énonça quelques petites idées, plus pour lui-même à vrai dire.

« Une méthode alliant fermeté et douceur… violence et velours… oui, un subtil mélange pour l’obéissance. Qu’elles sachent qui est le maître. Avant qu’il ne soit trop tard… Oui. Il leur faut de plus grandes cages. Je pense qu’elles apprécieraient aussi quelques friandises, nous les ferons marcher à la récompense, c’est ce qui fonctionne le mieux… »

Il finit par regarder Shynrae.

« Trouve-moi des cages plus grandes. Et de la viande coupée en morceau. Que plus jamais un seul fouet ne paraisse à leur vue… Quant à toi, tu ne devras jamais plus montrer ta peur. »

Il se rapprocha légèrement, un sourire malsain sur le visage.

« Parce qu’elles sentent la peur. Celle que tu transpires lorsque tu es en leur présence. Tu n’oses même plus les regarder droit dans les yeux. Elles le savent, Shynrae, et si tu souhaites les voir un jour te montrer du respect, voire de l’amour, il va falloir donner aussi du tien. »

Qu’importe les états d’âme de son hôte, Vel n’en avait cure. Il n’était pas du genre à se soucier des tragiques sentiments que pouvait ressentir un autre que lui…

Ils furent à nouveau seuls, dans ce salon de luxe qui s’était embelli de deux jolies créatures dans des cages d’or fin. Shynrae semblait dotée d’idées intéressantes quant à la création d’une tanière pour ses magnifiques panthères. Pour commencer, cela leur donnerait bien plus d’espace, aussi, elle précisa que dans un futur proche, les félins pourraient profiter du dehors en toute liberté. Sur ce dernier point, Vel avait peut-être à prévenir qu’elles mettraient parfois en pièce un serviteur infortuné, ou autre. Rapport à leur incroyable instinct de chasseur, que tout le dressage du monde ne saurait effacer. Shynrae avait énormément d’attentes envers Nyx et Hemera, et Vel savait que cela prendrait énormément de temps. Néanmoins, il savait quels coups de pouce donner là où il le fallait. Après tout, à quoi pouvait bien servir son don, sinon à cela ?

La Drow s’était éloignée du Prince-Marchand, pour se diriger d’un pas gracieux vers les deux créatures en cage. Vel fut étonné de l’assurance qu’elle dégageait à présent, tant elle était aux antipodes de sa crainte de tout à l’heure. Il ne pouvait lire dans ses yeux en ce moment-même, mais savait exactement ce qu’il y trouverait. Il ne se trompait que rarement, lorsqu’il pénétrait l’âme de quelqu’un au travers de ses miroirs. Vel aurait presque été impressionné par le revirement soudain de Shynrae, si elle n’avait pas commis une erreur. Une erreur fatale, monumentale. Une erreur qui piqua légèrement sa fureur. Comment pouvait-elle être aussi insouciante ?

Dès qu’il vit la main passer entre les barreaux, il sut que la bête allait attaquer. Elle avait d’abord voulu sentir la paume, mais Vel connaissait ces créatures. Il savait ce qu’il viendrait ensuite. D’un geste plus rapide que sa graisse ne l’aurait laissé paraître, il se leva d’un bond, et franchi les quelques pas entre lui et Shynrae. Au moment-même où Nyx allait frapper, le Prince-Marchand était contre la Drow, et lui saisissait la main pour la ramener vers lui. Collés l’un à l’autre, Vel tourna la tête vers Nyx, et plissa les yeux dans sa direction, avec un feulement extrêmement bien reproduit, comme sorti d’une véritable panthère. Hébétée, cette dernière gronda sourdement, les oreilles en arrière et les pupilles dilatées, avant de se reculer, alors qu’Hemera restait dans le fond de la cage, à regarder Vel en chien de faïence.

Vel qui regarda d’ailleurs Shynrae avec une expression dure, lui tenant toujours la main.

« Idiote ! Inconsciente ! »

Il soupira, ses yeux toujours posés sur le visage de Shynrae.

« Tu pensais peut-être qu’il suffirait à ne plus avoir peur pour les impressionner et en faire tes amies ? Ce sont des bêtes sauvages. Elles sont faites pour boulotter tout ce qui se trouve sur leur passage et qui n’est pas de leur espèce. Pour pouvoir faire cela, il faut d’abord qu’elles t’acceptent dans leur famille… »

Il lâcha distraitement la main de la Drow, avant de reculer d’un pas, l’air désapprobateur sur son visage légèrement clownesque, eu égard à ses traits bouffis.

« Et de ce que j’en vois en ce moment, elles te voient bien plus comme un vulgaire morceau de gibier que comme l’une des leurs. Rappelle-toi toujours, Shynrae, que les panthères se dressent avec vaillance, mais surtout avec patience ! Ne raccourcis pas encore tes jours, tu ne m’as pas encore payé. »

Il fit volte-face, se dirigeant vers la porte, à laquelle il frappa. Dehors, Dalharuk attendait toujours, et ouvrit les battants. Un peu plus loin dans le couloir gisait Cléor, qui avait tenté de mettre un poing au capitaine du Guet. Ce dernier lui en avait asséné un magistral, qui avait éclaté son nez, et l’avait fait tomber dans les vapes. Vel se tourna une dernière fois vers Shynrae.

« Nous nous verrons au dîner. Envoyez-moi votre intendant de fils me chercher, lorsqu’il sera prêt. »

Et il disparut dans le couloir, suivi de Dalharuk, qui prit bien soin d’enjamber le corps de Cléor, avec un sourire non-feint…

La nuit était tombée sur Magsque, qui s’illuminait de torches et de braseros, lampes et autres illuminations qui allumaient le manoir comme un phare dans l’obscurité de la côte. A l’intérieur des murs du petit palais privé, une immense masse était vautrée sur un lit confortable, et qui, par le plus heureux des hasards, ne cédait pas sous le poids de son hôte. L’imposant Vel Do’Hel, avachi sur les lattes branlantes du plumard de Shynrae, jouait avec son petit pipumia albinos en gloussant doucement. La petite créature courait le long du corps de l’Elfe noir, en émettant des petits bruits caractéristiques, et en s’arrêtant à quelques occasions pour que Vel tente de l’attraper. La bestiole était rapide, mais le Drow s’amusait bien avec elle. Yinvezz était son rayon de soleil.

Plus loin, adossé contre un mur et regardant dans le vague, Dalharuk attendait patiemment que son maître ait besoin de lui, ou que l’intendant vienne frapper encore à la porte comme un esclave craignant le fouet. Voir le Conseiller principal de Qiryah jouer ainsi ne l’intéressait guère, et le mettait un peu mal à l’aise. C’était assez troublant de savoir qu’une telle personne pouvait passer d’un extrême à l’autre. Dur aussi de s’imaginer la peur qu’il pouvait inspirer, quand on le voyait jouer comme un enfant avec cette marmotte hybride. Un léger sentiment de honte envahit le capitaine. Craignait-il vraiment le même personnage ?

L’atmosphère calme et sereine qui régnait dans la chambre fut soudain interrompue par le bruit du bois sur lequel on frappe. Ce n’était ni avec force, ni avec vigueur. Dalharuk y reconnut la prudence d’un homme apeuré. Il sourit. C’était sans nul doute l’intendant, le fameux rejeton de la Sirène. Le capitaine du Guet regarda Vel Do’Hel, qui avait cessé de jouer avec son pipumia. Il regardait la porte, écoutant la voix plaintive du jeune homme l’avertir que Shynrae attendait la venue du Prince-Marchand. Dalharuk jeta un regard interrogateur à son maître, qui lui intima l'ordre d’ouvrir. Pendant que le grand Drow allait ouvrir le loquet, Vel Do’Hel se relevait tant bien que mal de son matelas rembourré, s’y reprenant à trois fois pour se soulever convenablement, et se mettre sur ses jambes en soupirant.

Dalharuk ouvrit la porte et regarda le demi-sang, qui ressemblait tant à un Humain qu’il en avait envie de vomir. Puis, il s’écarta, et fit la révérence à Vel, qui se dirigeait d’un pas lent vers la sortie, vêtu de magnifiques atours qui valaient plusieurs vies d’hommes. Il aimait impressionner la galerie. Elle était plus simple à appréhender, si elle avait des paillettes dans les yeux. Ses yeux à lui, en revanche, étaient posés sur le jeune Ryltar.

« Ecarte-toi. »

Puis, d’un geste empreint de majesté, et de doux ridicule, restons sérieux, il se dirigea d’un pas triomphant vers l’endroit où il était attendu, suivi de près par le capitaine Dalharuk et d’une horde d’esclaves qui s’étaient empressés de se matérialiser dans l’ombre de leur maître. Certains défroissaient ses vêtements, pendant que d’autres l’aspergeaient à nouveau de parfum, ou vérifiaient que sa queue de cheval tombe bien dans son dos. Vel Do’Hel fit un sourire agacé, signe pour eux qu’il était fin prêt. Ils s’écartèrent donc, et seul le puissant Dalharuk continuait son chemin dans le dos du bedonnant Prince.

L’air du dehors était légèrement frais, tout ce que demandait Vel. Il sortit sur la Grande Terrasse, un petit sourire sur ses babines bouffies. A quelques encablures l’attendait sa sublime hôtesse, et il joignit ses mains devant lui.

« Enfin, nous allons pouvoir manger. Vous autres, gens de la Côte Brûlée, semblez dîner à une heure bien trop tardive pour un gourmet tel que moi… »

Il ponctua sa phrase d’un faux rire plaintif, à la frontière entre la condescendance et la tristesse.