[Magsque] Une Mère plus Cruelle encore | Solo-Libre

Une Mère plus Cruelle encore

[Mi 8ème ennéade de Karfias, An 9]

Le prolifique Karfïas s'était épanouit en de magistrales récoltes pour le Domaine Irvin, meilleures encore – à en croire les premiers inventaires – que celles des plus glorieuses précédentes années. Cela aurait de quoi réjouir la sévère Sirène, qui s'était octroyée une bonne partie du dernier mois d'été pour son propre compte, informant ses fils de son absence – et surtout indisponibilité - pour quelques ennéades. Cela était bien trop rare pour être souligné, mais plus qu'inquiets quant à la nouvelles, les deux descendants mâles estimèrent que le constant investissement de la Marchande méritait un peu de paix. Ainsi, pleinement en charge de l'affaire le temps de cet éloignement, ils s'assurèrent de la bonne cueillette des olives et autres fleurs, initiant par la suite les primes préparations aux moulins-pressoirs. L'été était une saison charnière pour le commerce Magsquois, chaque étape étant d'une extrême importance dont dépendait la suivante. Si les deux mi-hommes étaient rompus à la tâche depuis leur nomination à l'intendance des possessions, c'était bien la première fois qu'ils manœuvraient sans le joug inquisiteur de la Doeben.

Comme chaque matin, Yskandar s'accordait un bref répit devant le nouveau jour qui s'annonçait. Du haut d'une loge faisant front à la côte, il se plaisait à scruter avec sérénité ce bassin qui l'avait vu naître et s'épanouir. C'était Shynrae elle-même, qui s'était évertuée à lui faire découvrir toute la beauté de la Longue Grève et des paysages du promontoire. Autant dans le but de lui adoucir l’existence - qu'il verrait défiler en ces lieux – que de lui faire prendre conscience du bel héritage qu'elle lui concéderait un jour, peut-être. La vie à Magsque avait cette saveur pacifique, particulière aux campagnes, avec juste assez d'activité pour ne jamais s'y ennuyer tout à fait.
Le regard vissé contre une longue-vue, le sang-mêlé observait les rivages déchirés de l'alcôve Calnéenne, guettant avec autant d'attention que de contemplation le tableau de cette nature domptée.
Quand anodinement, il porta la lorgnette vers le seuil des eaux de la vallée, ce qu'il crut voir lui glaça les sangs.
« Faites venir mon frère. » Tonna t-il avec quelques accents de frayeur dans la voix, détachant prestement l'objet de l'horizon aqueuse. « Vite... »
Le cadet mâle le rejoignit presque aussitôt, chance qu'il se soit trouvé lui aussi dans le palais et non dans l'immensité des glèbes. « Tu m'a fait appeler, Ysk' ? C'est une superbe journée n'est ce pas ? Les abricots récalcitrants ne pourront résister à un tel soleil, je gage que nous n'aurons même pas de quoi faire nos menues provisions de l'après-saison cette année... » Pour toute réponse, l'aîné lui tendit sèchement l'outil. « Regardes la berge opposée, là où l'Olienne s'éclate contre les hauts fonts de l'embouchure. » Il obéit sans plus de questions, si son frangin avait une autorité naturelle sur lui, c'était plus l'inquiétude perceptible dans son timbre qui le forçait à agir en son sens.
« Mais....C-c'est impossible ! » S’exclama Ryltar, à la fois choqué mais surtout apeuré. « Frère, je ne suis pas fou, n'est pas ? Tu l'a vu toi aussi alors ? »
« ...Nahl.... Le rorqual b-blanc … Je pensais que cela n'était qu'un mythe destiné à effrayer les enfants, une histoire pour les empêcher d'aller naviguer sur le bassin … Mère elle même n'en a jamais fait mention ! »
Le premier coup d’œil accordé à la masse pâle comme flottant entre les vagues pouvait laisser à penser qu'il s'agissait là que d'un amas quelconque charrié par la houle, mais la colonne brumeuse qui s'en échappait à un rythme presque régulier achevait toute espérance. Pire encore était le regard furibond de la bête, que l'on pouvait saisir, même d'aussi loin.
« L’Épervier mouille encore à Magsque, l'Empyréen aussi … ou peut-être est-il à Selynonte …. Dois-je envoyer une expédition ? »
« Certainement pas, Ryltar. C'est probablement le pire à faire que d'affronter ce monstre marin, qui d'après la légende aurait défait nombre de flottes envoyées lui nuire … Non, nous avons bien plus urgent à faire car si la saga dit vrai … ce n'est guère la présence de Nahl qui doit nous inquiéter, mais la tempête que celle-ci augure ….
Ne perdons pas de temps, il nous faut nous préparer à ….recevoir la colère des Dieux.Que l'on fasse sonner le cor. » Acheva Yskandar avec autant de fermeté que de conviction. Oui, ils avaient été élevés à la dure et ne manquaient point de bravoure, mais pis que leur terrible parente, Mère Nature était d'une cruauté dépassant l'imagination.

L'intense vibration de l’instrument retentit dans la vallée végétale. Dans les plantations où s'affairaient les métayers, les greniers où d'autres entassaient avec soin les moissons du jour et même les ruelles pavées de Magsque, partout le son résonna avec autant de puissance que de gravité. Au premier coup, moult têtes se détachèrent de leurs offices, les regards se croisèrent, interloqués. Plutôt rare était l'usage du cuivre – étant réservé à d'inhabituelles occasions - , néanmoins chaque Magsquois se devaient d'y prêter une oreille plus qu'attentive. Un second tonnerre éclata dans l'immensité désormais silencieuse du domaine, laissant flotter un écho caverneux. Il s'en suivit un autre et ultime qui acheva toute forme d'activités. Les paniers d'osier et tiges de bois tombèrent dans les sentiers sableux, les charrues se figèrent et les filets cessèrent de s'emplir, alors qu'un nouveau vacarme alertait les prudentes oreilles des mégers. Les sabots de trois hongres alezans cognèrent contre le sol dur de l'allée principale menant aux premières bâtisses du village, accompagnés par les interjections des cavaliers.
« Tempête à l'horizon ! Tempête à l'horizon ! » Répétait l'un des hommes avec affolement. « Cessez tout ! » Hurlait l'autre à qui voulait l'entendre et qui s'activait encore. Remontant l'artère d'un galop furieux, Ryltar Irvin complétait ce bruyant triptyque d'éclats qu'il s'imaginait plus mesurés. Arrivés au confluent d'où s'étiraient les nombreux sentiers du domaine, ils renoncèrent net à leur course folle, creusant d'autres sillons terreux.
« Coragh, tu te chargeras d'alerter l'aile senestre. Toi, Gillon, les vergers d'abricotiers où bon nombre des paysans se trouvent actuellement. Quant à moi j'irai jusqu'aux champs de fleurs d'au delà l'Errès. Que tout le monde se mobilise à l'entreposage des collectes d'aujourd'hui, dans les granges les plus proches du bourg, cela concerne surtout les figues et les alberges mais il est probable que nous devions rameuter d'autres réserves. Je veux que toutes les bêtes, tous les outillages soient aussi rapatriés en ville, et qu'une fois que nous aurons fait de notre mieux, que tout le monde se mette à l'abri. »

Aussitôt les ordres établi, tous s'élancèrent dans une nouvelle chevauchée en la direction définie. Au loin se profilait déjà la frontière entre le dais cobalt et l'obscurité grandissante. Le vent, lui, s'était déjà levé, tout comme un subtil crachin commençait à peine à moucheter la terre sèche. S'il craignait l'orage, il était probable que le phénomène tienne autant du fléau que de la bénédiction ; l'été Calnéen altérait considérablement les sols et l'oued stérile n'emportait que des poussières désertiques, malgré sa violence, la pluie donnerait de sa sève à la Côte Brûlée. Par dessus tout, les intendants Irvin redoutaient que les ouches ne soient trop touchées, voir flétries. Les arbres étaient malheureusement des cibles de choix lorsque la foudre se mêlait aux aléas du ciel, et de trop importantes cueillettes devaient se jouer au changement de saison. Il en allait ainsi de la vigueur de leur affaire ; les olives étaient déjà commencé à se développer, tout comme les amandiers aussi couvaient de précieux fruits attendant patiemment d'être ravit ; la moindre perte serait d'ordre catastrophique.
Les agriculteurs des figueraies l’attendaient déjà, impatients de connaître les causes d'une telle interruption. Leurs visages brunis se mouvèrent en masques agités lorsqu'ils constatèrent qu'un descendant Irvin avait lui même prit la peine de se déplacer jusqu'aux limites de leur influence.
« Qu'se pass', M'sieur Ryltar ? » Osa l'un deux un peu plus téméraire et curieux.
« Nous devons... ne posez pas plus de question, obéissez c'est tout ce que je vous demande. Empaquetez prestement vos levées, votre matériel et filez dare-dare les déposer aux fenils bordant la ville. Ensuite rassemblez votre famille puis calfeutrez-vous en votre logis. Allons ! »

S'il s'était occupé de quelques éléments logistiques, Yskandar était vite retourné à son avant-poste de fortune afin de s'assurer lui même de l'imminence de la tempête. Plus qu'une impatience malvenue ou véritable effroi, le sang-mêlé se surprenait à trouver ce déluge incongru. En effet, il était pis que rare que de pareils cataclysmes se déroulent en été, l'hiver étant bien plus propice au déchaînement des éléments. A plusieurs reprises, il alla toiser l’avancée du voile coléreux, dont à sa grande surprise il ne constatait guère de progression.
« Qu'est ce … ? » Marmonna t-il, décontenancé.

La bête était toujours là. Comme tapis dans les flots ballants, guettant de ses pupilles d'ébène – ce qui contrastait d'autant plus avec sa robe fantomatique – les divers ports du Bassin. Elle ne bougeait pas, et ne semblait point décidée à le faire. Au dessus d'eux le ciel se paraît toujours de son azur caractéristique, ne préludant en rien à un cataclysme à venir. « Et merde …. »

Reclus dans l'office de l'intendance, Yskandar feuilletait avec frénésie quelques recueils et autres archives que la grande bibliothèque de Mydh avait pu lui dévoiler. Ses doigts épais faisaient défiler les pages à une vitesse folle, son regard ne s'attardant que sur les termes qui justifiaient la hâte de sa recherche. Trop absorbé à la tâche, il ne remarqua point l'entrée – relativement peu discrète – de son frère dans la pièce.
« Ysk'. Que fais-tu ici, bon sang ! Je t'ai cherché partout dans les dédales du palais, je te pensais encore près des parapets à surveiller la tempête ! J'espère ne pas avoir trop tardé, désormais tous les métayers ainsi que les récoltes du jour sont en lieux sûr ... » Lâcha t-il avec autant d'agacement dans la voix que de soulagement quant au labeur accompli. L'homme avait fait de son mieux pour agir prestement, mais surtout efficacement. La vie de leurs hommes étaient aussi précieuse que leur butin. « Je pensais que nous avions des choses plus urgentes à régler que des soucis de lecture, Ysk'... »

« Bougre d'idiot. » Répliqua l'aîné sans détacher son attention de l'ouvrage qu'il était en train de consulter, dont apparemment le contenu correspondait à sa requête. Il acheva encore quelques pages avant de daigner poursuivre, levant les yeux sur son cadet qui rodait fébrilement dans la pièce.
« Ryltar, je crains qu'aucun déluge ne vienne troubler notre précédente quiétude ... » « Mais … Nahl, la baleine ! » S’exclama le plus jeune intendant. « … D'après les quelques chroniques que j'ai pu dénicher, d'ailleurs bien trop rares, l'apparition du cétacé serait à imputer au malheureux hasard … Nombre d'autres orages n'ont d'ailleurs point eu besoin de sa compagnie. Jusque là je n'ai fais qu'épier la progression des cirrus sombres, mon frère, l'ouragan est bien trop loin, il ne peut nous atteindre. »

« J'ai donc fait se barricader toute notre populace en vain ? » Demanda Ryltar, pris de court. Si la mesure était certes préventive, elle n'en demeurait pas moins lourde de séquelles, rien qu'une journée d'arrêt total des collectes mettrait à mal leurs efficaces résultats. « Je n'en sais rien … J'ai … Je te dis juste que Nahl n'est pas l'augure délétère que les légendes s'accordent à décrire … Avons-nous agit pour rien ? C'est probable … Au moins nous avons eu de quoi éprouver nos capacités de réaction quant à un malheur imminent. Laissons passer la nuit, voir si mon opinion se confirme. »
Les traits du questeur Magsquois trahissaient son sentiment d'échec ; leur cruelle génitrice ne saurait les acquitter de leur empressement superflu.
« Et si le rorqual reste, Ysk' ? Elle est si énorme ! Une telle quantité d'huile et de ressources ne peut rester ainsi stagnante dans nos eaux ! »
« Fais ce que voudras, Ryltar, mais n'en disons rien à Mère. Elle ne doit jamais savoir. » Acheva Yskandar en refermant sèchement le livre parcheminé.

[Fin]

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