Juste une mise au point [PV Tibéria]

A qui sait attendre, le temps ouvre ses portes

3ième jour de la septième ennéade de Favriüs
9ième année du 11ième cycle

Palais de Soltariel, peu après l’heure du déjeuner.


Le temps avait passé et de l’eau avait coulé sous les ponts de la ville de Soltariel. L’été s’éloignait progressivement pour laisser place à un automne encore tempéré dans cette partie du continent. Franco était accoudé à une fenêtre du palais et contemplait d’un œil distrait la ville qui s’agitait, loin de lui. Pendant longtemps, il avait été un homme d’affaires, sur le terrain. Aujourd’hui, c’était à son tour de voir toute cette population d’un regard lointain et de les considérer comme « son peuple ». Non pas que Soltariel n’était pas sa patrie auparavant, bien au contraire il était très fier d’être un Soltari, mais les choses étaient … seraient différentes désormais.    

Le temps avait passé et Tibéria était revenue. Diantra … Voilà des années que Franco n’y avait pas mis les pieds et il ne s’en portait pas plus mal.  La Haute-Prêtresse, Néera, Notre Dame de Deina …. Même si Diantra n’avait aujourd’hui plus la même prestance qu’autrefois, la ville avait conservé sa supériorité théocratique sur les autres villes. Dès son plus jeune âge, Franco avait toujours été très pieux, il n’avait cependant jamais apprécié plus que ça les cérémonies et diverses démonstrations autour de la foi.

Le temps avait passé depuis que Marissi avait été missionné par Franco pour escorter Tibéria jusqu’à Diantra. Comme convenu, ce loyal ami de Franco l’avait minutieusement tenu au courant des agissements de la duchesse ainsi que du bon déroulement du voyage. Une fois la jeune femme revenue en ville, Franco s’était posé la question de savoir s’il devait immédiatement se rendre au palais pour commencer à mettre en place certaines de ses idées. Puis il s’était rappelé l’un des maîtres-mots qui l’avaient guidé jusqu’où il en était ce jour : la patience.

Le temps avait passé depuis que Franco avait fait signaler sa présence à un serviteur afin que Tibéria vienne à sa rencontre. Le grand brun avait eu le temps de murir sa réflexion et de se préparer à ce nouvel affrontement avec la duchesse. Il avait un plan, il voulait lui en parler. Les choses étaient logiques : Si cette donzelle voulait le bien de cette ville et de ce duché, elle comprendrait parfaitement les motivations de son futur mari.
L’attente se termina enfin, Franco entendit des pas légers venir en sa direction. Il quitta la fenêtre qu’il fixait du regard depuis quelques minutes avant de se redresser. Puis il se tourna dans la direction d’où il avait entendu les pas. Même s’il n’éprouvait pas d’empathie particulière pour la petite brune, Franco se laissa guider par ses codes de conduite. Il s’avança de quelques pas vers elle avant de ployer légèrement le genou et de lui offrir un baisemain.

- Ma dame.

Il se redressa bien rapidement puis se recula. Un sourire sardonique apparu sur le visage de Franco, il reprit la parole.

- On dirait que vous savez vous faire désirer … Bien, nous avons fort à faire.

— Monsieur Franco de Celini est ici et demande votre présence, duchesse.
 
Tibéria, penchée à son bureau, disparaissait presque entièrement derrière les piles de paperasseries. En entendant le nom de Celini, elle redressa la tête à la manière d’une marmotte jaillissant de son terrier.
 
— Qu’est-ce qu’il fait là?
 
Cassio haussa les épaules, impuissant. Il connaissait très bien les sentiments qu’entretenait sa maîtresse à propos de l’homme en question et ne faisait aucun effort pour cacher son dédain lorsqu’on prononçait le nom.
 
— Je suppose qu’il vient s’entretenir à propos de l’entente conclue entre vous et lui.
 
— Dis-lui que je ne suis pas là!
 
Elle disparut à nouveau derrière sa pile de parchemin.
 
— Je crains qu’il sache déjà que vous êtes là…
 
— Dans ce cas, dis-lui que je suis indisposée, que j’ai des crampes horribles qui me clouent au lit et que les choses s’annoncent particulièrement sanglantes. Peu importe, invente une raison! Je te fais confiance!
 
Cassio grimaça de dégoût.
 
— Ça pourrait peut-être fonctionner pour cette fois, mais il n’est pas idiot. Il réalisera tôt ou tard que vous le fuyez.
 
Un long soupir parvint de la cachette.
 
— Je ne le fuis pas! Je ne recherche tout simplement pas sa présence... Ce n'est pas pareil!
 
Elle se leva, l’air abattu.
 
— Je déteste cet homme.
 
— Je sais.
 
— Il est comme Arichis.
 
— Tout à fait.
 
— Je ne veux pas l’épouser.
 
— Vous avez donné votre parole.
 
— Pour acheter la paix.

— Il faut aller jusqu’au bout maintenant.
 
— Je sais. En plus, il est moche…
 
Cassio la regarda d’un air dubitatif. Tibéria pinça les lèvres.
 
— Bon, d’accord, ça pourrait être pire…

Il n’était pas petit, gros et chauve, mais plutôt grand et ténébreux avec un regard tranchant comme une lame. Il usait à la perfection de l’effet qu’il produisait chez les gens. Même Tibéria fut impressionnée par lui lors de leur première rencontre bien que le contexte en lui-même en aurait intimidé plus d’un.

— Où est-il?

— Je l’ai fait installer dans le petit salon attenant à la bibliothèque.

— Très bien. Va chercher des rafraîchissements, je vais le rejoindre.

«Et si tu pouvais y verser quelques gouttes de poison dans son verre, ça serait très apprécié.» Pensa Tibéria alors qu’elle s’engageait dans les couloirs du palais. «Allons, ne sois pas idiote, ma pauvre. Tu as donné ta parole et tu vas aller jusqu’au bout. Il n’est peut-être pas totalement déraisonnable, après tout. Si tu lui expliques tes craintes, il va peut-être t’écouter… Sinon, abuse de ton pouvoir et fais-le enfermer. Il ne te restera plus qu’à mater la rébellion qui s’en suivra… Zut!» Dans l’immédiat, Tibéria se sentait comme un animal qu’on amenait chez le boucher. C’est avec appréhension qu’elle entra dans le petit salon où elle trouva Franco en pleine contemplation devant la fenêtre. La vue était jolie d’ici, pas autant que depuis son bureau, mais on voyait bien la ville. Tibéria aimait beaucoup ce salon où elle venait lire lorsqu’elle en avait le temps.

Franco l’entendit arriver et il se retourna dans sa direction avant qu’elle ait eu le temps de parler. Il se pencha pour lui faire un baise-main. «Comme si je devais être à ton entière disposition! Je n’ai pas que ça à faire! Tu aurais pu t’enquérir de ma santé, échanger quelques banalités, mais non… allons directement dans le vif du sujet...»

— Je ne voulais pas vous faire attendre, mais je suis très occupée, désolée. Installons-nous pour discuter. J’ai fait demander des rafraîchissements et ils ne devraient pas tarder.

Tibéria s’installa dans un fauteuil et lissa machinalement les plis de sa robe sur ses genoux. C’est là qu’elle remarqua des taches d’encre sur ses mains. On lui avait suggéré de faire appel à un lettré pour rédiger à sa place, mais Tibéria aimait faire les choses elle-même.

— J’ai aussi des nouvelles à vous transmettre, mais je suppose que Marissi vous a déjà informé de la situation.

Elle n’avait pas cru nécessaire d’envoyer une missive à Celini, car elle savait que Marissi lui disait déjà tout. Le moindre éternuement devait lui avoir été rapporté. Tibéria l’avait convaincu de ne pas la suivre jusqu’au temple lors de sa rencontre avec la Haute Prêtresse, mais il s’était pratiquement jeté à son retour.

— Alors, qu’avez-vous de si urgent à me dire?

Malgré ses efforts pour rester calme et poli, une bonne dose de cynisme perçait tout de même dans son ton. Elle n’avait pas oublié la comparaison qu’il avait faite avec une oie lors de leur première rencontre.

Visiblement, Celini ne se laissait pas ébranler par les remarques de Tibéria et répliqua plutôt à la jeune femme en employant le même ton. Elle aurait dû lui écrire et elle le savait, mais elle ne l’avait pas fait. Tibéria plissa légèrement les yeux pour montrer son agacement. Naturellement très émotive, elle cachait mal ses sentiments. Toutefois, lorsqu’elle était en colère, son visage se figeait tel un masque, mais son regard continuait de briller en présage d’une explosion prochaine. Franco ne voulait surtout pas la faire sortir de ses gonds.

— Non, c’est vrai, mais vous arrivez ici sans vous annoncer. Soit vous êtes très impoli, soit vous avez quelque chose d’urgent à m’annoncer et comme vous venez de me dire que ça n’en était pas une…

Elle ponctua sa phrase d’un charmant sourire qui pourrait être celui d’une femme sur le point de poignarder quelqu’un. Tibéria pouvait être épouvantable quand elle s’y mettait et, apparemment, elle était décidée à mettre Celini en rogne. Ce n’était peut-être pas sa meilleure idée, mais elle avait beaucoup de ressentiments encore. Arichis était peut-être loin derrière, Tibéria ne pouvait tout simplement pas faire confiance à l’homme assis devant elle. À ses yeux, Celini était une émule du dragon déchu, un homme avide de pouvoir prêt à tout pour voir son nom s’inscrire dans la postérité.

— Un signe fort? Qu’entendez-vous par là? Personnellement, je ne vois pas ce que je pourrais faire de plus. À moins que vous soyez de ceux qui assoient leur pouvoir en passant par les armes... M’avoir bientôt dans votre lit ne vous suffit pas? Il est hors de question de partir en guerre à moins d’y être contraint. Je le répète depuis le premier jour que je suis ici. J’ai autre chose à faire que cela et, pour être sincère, même si j’étudie les cartes et que je lis tous les comptes rendus possibles et inimaginables, tout ce côté de la gestion m’échappe totalement. Bon, je ne devrais peut-être pas le dire trop fort sachant que je suis la duchesse, mais l’art des mouvements de troupes n’a jamais fait partie de mon éducation.

Tibéria ne s’était jamais intéressée à la guerre. Elle la détestait. Si certains parvenaient à s’élever grâce à elle, d’autres se voyaient être écrasés et humiliés. Toutefois, elle devenait parfois inévitable. C’est pourquoi Arichis devait s’occuper à l’origine de tout l’aspect militaire et Tibéria espérait maintenant que Franco serait capable de prendre le relais bien qu’elle détestait l’idée de lui laisser entre les mains le commandement de l’armée.

Bien qu’il prenait toutes les apparences d’un gros bloc de glace, Celini n’était pas totalement insensible à ce qui se passait autour de lui. Il voyait bien que Tibéria était de mauvaise humeur. Ne pas le remarquer aurait été étonnant vu qu’elle ne faisait aucun effort pour le cacher. «Je ne peux pas te faire confiance. C’est impossible! Tout ce que je vois, c’est l’histoire sur le point de se répéter. Ne le comprends-tu pas?»

— Oui, nous devons travailler ensemble. J’ai accepté de le faire et j’irai jusqu’au bout. Ne devrions-nous pas faire les étapes dans l’ordre? Notre union prochaine n’a même pas été annoncée. J’ai un peu peur de la réaction des gens, d’ailleurs. Déjà qu’un divorce est un scandale en soit, si je dois tout de suite trouver un remplaçant, on pourrait croire que j’ai des mœurs… légères.

Ce dernier mot la fit rougir. Au même moment, Cassio avec son sens du timing toujours aussi bien développé, entra dans le salon en portant le plateau de rafraîchissements demandé. Il déposa son chargement sur un petit guéridon et servit deux coupes qu’il plaça devant Franco et Tibéria.

— Vous désirez autre chose? Solidaire à sa maîtresse, il s’adressait uniquement à Tibéria en ignorant Franco. La voir les joues rouges lui fit froncer les sourcils, mais ce n’était pas sa place de dire quelque chose.

— Non, ça ira. Vous pouvez disposer.

Cassio s’inclinant avant de quitter le salon aussi silencieusement qu’une ombre.

— Buvez, c’est un excellent vin.

Tibéria se tordait les mains, sa colère ayant manifestement laissé place à l’inconfort. Elle devait apprendre à maîtriser ses émotions. Agacée par son propre comportement, elle saisit sa coupe et la porta à ses lèvres afin d’occuper ses mains.

Au fur et à mesure que sa conversation avec Tibéria avançait, au plus Franco se rendait compte que Tibéria n’était pas celle qu’elle prétendait être. Cette jeune femme se disait sans grande expérience, émotive et fragile. Mais elle avait grandi dans un milieu aisé, protégée par un nom connu à travers le monde et elle avait reçu une éducation en conséquence. Elle avait beau se prétendre mauvaise politicienne, elle agissait comme tout homme politique le ferait en s’évitant les situations désagréables. Malheureusement, la vie est bien loin d’être un long fleuve tranquille et pour qu’une situation se délie, il faut parfois savoir mettre le pied à l’étrier.
Franco voulait amener la jeune femme à réfléchir afin de prendre des décisions intelligentes. Après tout, les choix dont nous sommes le plus convaincus sont ceux que nous faisons par nous-même.  

- Tibéria, j’ai une question à vous poser. Savez-vous comment la famille di Celini a fait sa fortune ? Savez-vous comment se sont élevés les di Pasi ou les nombreuses familles nobles que je côtoie régulièrement ? C’est simple : le commerce. Nous échangeons, nous nous rendons des services les uns les autres, nous vendons des marchandises, des informations … Croyez-vous que la guerre est profitable au commerce ?

Les questions posées par Franco étaient bien évidemment rhétoriques. Il n’attendait pas de réponse de la part de la jeune femme, simplement une prise de conscience. Il s’empara de la coupe en argent qui avait été amenée par le serviteur du palais. Puis, il but une petite gorgée du vin proposé par la duchesse. C’était en effet un met exquis, certainement en provenance des vignobles du sud du duché.

- Prenons ce vin comme exemple. En me fiant à sa saveur, je dirais qu’il a très certainement été importé depuis Ydril. Croyez-vous que si les Vrais-Soltaris avaient déclaré la guerre à votre déchu mari, ce vin se retrouverait dans cette coupe ? Si nous avions, ne serait-ce qu’un instant, envisagé de mettre le duché à feu et à sang, nous aurions renié tous nos principes. Tibéria, vous m’avez fait comprendre que vous n’aviez pas oublié d’où vous venez, rassurez-vous : je n’ai pas oublié non plus d’où je viens. Soltariel a grandi commerçant avec ses voisins, pas en faisant la guerre au premier venu.

Franco marqua une pause. Il parlait d’un ton calme et assuré. Il était sur un terrain qu’il maîtrisait et ne voulait pas se laisser entraîner dans l’énervement de la jeune femme. Après tout, il ne cherchait qu’à expliquer ses plans à sa nouvelle alliée.

- Vous parliez de faire les étapes dans l’ordre … En effet. Mais quel ordre ? Qui définit l’ordre ? Aux yeux de Néera, vous avez été séparé de votre ancien époux. Aux yeux du peuple de Soltariel, vous êtes la duchesse. C’est donc désormais vous qui définissez l’ordre des choses, prenez-en bien conscience.

Le grand brun marqua une pause et fixa son regard sur le visage de Tibéria. Il n’était pas simplement en train d’essayer de la convaincre de le suivre dans ses choix. Il voulait la guider sur le chemin qu’il estimait le meilleur pour sa patrie, son duché : Soltariel. Afin de paraître plus sympathique, Franco laissa poindre un semblant de sourire à la commissure de ses lèvres, il voulait vraiment que la duchesse lui fasse confiance.

- Comme vous l’avez compris, nous ne partirons pas en guerre à moins d’y être contraints. Nous devons nous marier, c’est une chose. Vous devez asseoir votre domination sur le duché, c’est un autre problème. Votre nom est sur toutes les lèvres. Je parle là de vos sujets, non seulement ici, à Soltariel. Mais également dans les comtés et baronnies qui vous doivent allégeance. Vous incarnez le renouveau pour beaucoup de monde, soyez la duchesse des nobles comme du peuple. C’est maintenant que vous pouvez gagner leur loyauté.

Le discours de Franco avait, bien évidemment, été préparé à l’avance. Mais le fait de le prononcer, ici, au cœur du palais de Soltariel, rendait l’instant d’autant plus solennel. Galvanisé par ses propres paroles, il ne put s’empêcher de proposer un plan d’action clair et concis à sa future épouse.

- Nous devons nous marier. Pourquoi ne pas profiter de cette opportunité pour voyager à travers le duché ? C’est un prétexte parfait pour unifier nos voisins à notre cause, vous ne croyez pas ? Les autres souverains se complaisent à convier leurs sujets à un banquet. Nous, nous pourrions aller les rencontrer sur leurs terres.

Bon, une fois de plus, Tibéria devait admettre que Franco avait raison. Il venait d’une famille ayant fait fortune dans le commerce à l’image des autres Vrai Soltari et pour eux la guerre était incompatible avec le bon fonctionnement des affaires. Néanmoins, il y avait matière à argumenter, car la guerre pouvait également étendre les possibilités commerciales. En partant à la conquête de territoires, un dirigeant avisé pouvait mettre la main sur de nouvelles ressources à exploiter. Visiblement, tout était qu’une question de point de vue.
 
— C’est une façon d’envisager la chose, mais ce n’est pas la seule. L’incertitude amenée par la guerre est mauvaise pour les affaires, mais elle peut également apporter certains avantages. Celui ou celle qui mettra la main sur le territoire d’un ennemi obtient également ses ressources. Toutefois, ces gains m’apparaissent bien faibles comparativement à la souffrance engendrée par les conflits. Ainsi, nous ne ferons pas la guerre à moins d’y être forcés et si cela devait arriver, nous ferons tout pour que ce soit réglé rapidement et efficacement.
 
Il avait cette très énervante capacité à garder son calme en toute circonstance ce qui faisait paraître Tibéria comme une vraie boule de nerf incapable de se contrôler. En aucun cas il ne tentait de la défier, mais sa simple présence suffisait à l’horripiler. Elle pensait à la conversation qu’elle avait eue avec sa cousine plus tôt. Les gens allaient voir ses faiblesses et les exploiter. Si Tibéria montrait trop facilement ses émotions, on allait la dévorer. Elle ne lui parlait que depuis quelques minutes, mais Tibéria voyait chez cet homme certaines des qualités qui feraient de lui un bon duc. Tôt ou tard, elle devra bien l’accepter. Autant y mettre un peu de bonne volonté, car dans l’immédiat, elle était celle qui faisait tout pour le faire fâcher et c’était là une attitude bien peu digne d’une duchesse.
 
— Décider de l’ordre des choses… Les gens ont la fâcheuse tendance de croire que je peux faire tout ce que je veux d’un simple claquement de doigts. Ce n’est pas aussi simple! Ma sœur pensait de cette façon et regardez le résultat… Écoutez, je suis peut-être divorcé, mais ce n’était pas l’idée que j’avais en tête quand je me suis marié. À la limite, j’étais prête à être veuve, car Arichis avait bien plus que l’âge nécessaire pour être mon père, néanmoins… Elle soupira. Nous avons convenus que le mariage sera célébré à la fin de l’automne ou au début de l’hiver. Évidemment, en attendant, je ne peux pas vous empêcher de venir vous immiscer dans les affaires du duché. Vous avez le droit de vous préparer et même d’agir en tant que conseiller. Vous l’interdire serait plutôt stupide de ma part. J’aimerais cependant que vous compreniez et acceptiez que vous avez devant vous une jeune femme blessée qui ne peut s’empêcher d’être méfiante envers les représentants de la gent masculine, vous inclusivement. Peut-être que dans votre tête quelques ennéades suffisent pour s’en remettre, mais ce n’est pas mon cas. Je suis désolée de ne pas être un bloc de marbre, je dois encore travailler sur ce point. Donc oui, nous allons y aller par étape. La première est de discuter un peu et d’apprendre à nous connaître. Ensuite, nous annoncerons les fiançailles, puis organiserons un mariage intime… et j’insiste, intime, à la fin de l’automne ou au début de l’hiver. C’est compris?
 
Personne n’allait la faire changer d’avis sur l’ordre de ces étapes et encore moins sur son désir d’avoir un mariage intime cette fois. Elle avait eu droit à la grande cérémonie, mais là, elle visait plutôt quelque chose de modeste. Le futur duc de Soltariel ne voyait peut-être pas cela ainsi, car il s’agissait de sa consécration, mais s’il voulait que le mariage soit valide, c’est-à-dire que la nuit de noces ait lieu, il avait intérêt à accepter ses conditions.
 
Évidemment, il n’était pas totalement sans cœur. Il pouvait même être charmant comme le démontrait cette tentative de sourire déformant ses lèvres qui n’avaient probablement pas l’habitude de se prêter à un tel exercice. Tibéria eut envie de lui dire d’arrêter. Non seulement le fait de sourire ne lui allait pas, mais il risquait de se faire du mal s'il continuait ainsi. Néanmoins, il n’était pas entièrement dépourvu de charisme. Il était loin d’arriver à la cheville d’Arichis sur ce point, mais il n’était pas le plus mal nanti des hommes. En réalité, il devait même être plutôt séduisant lorsqu’il souriait réellement. En plus, il n’était pas stupide. L’idée qu’il proposa à Tibéria était même excellente. Visiter le duché et ses vassaux, c’était là une occasion parfaite de se faire voir du peuple tout en allant constater de ses yeux l’état de la situation. Un rapport c’est bien joli, mais il ne traduit pas toujours très bien la réalité.
 
— C’est… C’est une bonne idée. Tibéria semblait surprise par ses propres paroles, comme si être d’accord avec lui relevait de l’aberration. Toutefois, ça ne sera peut-être pas aussi simple. Bon, suivez-moi, je suppose qu’on n’y échappera pas. Je vous amène dans mon bureau…
 
Elle se leva et d’un geste de la main, Tibéria l’invita à le suivre. Elle ne s’assura même pas qu’il la suivait, marchant plutôt d’un pas rapide dans le dédale de couloirs et d’escaliers qui constituait le palais de Soltariel.
 
— Comme je disais, nous risquons de rencontrer quelques complications. Je n’ai pas d’inquiétudes pour la majorité des vassaux, mais il y en a deux pour qui les choses pourraient se compliquer.
 
Tibéria poussa la lourde porte en bois du bureau. Cette pièce fut utilisée par Arichis avant d’être réinvestie par la jeune femme qui la décora selon ses goûts. Elle avait fait changer le bureau en plus d’y effectuer quelques aménagements. Non seulement on y voyait un bureau croulant sous une quantité plutôt impressionnante de documents, un coin de la pièce avait été transformé en petit salon avec un fauteuil, un guéridon et une petite bibliothèque. D’autres étagères contenaient plusieurs rouleaux. L’air sentait le vélin et l’encre. L’objet le plus remarquable de la pièce était accroché au mur. L’épée des ducs de Soltariel accueillait les visiteurs arrivant dans le bureau, un véritable chef d’œuvre de l’armurerie et qui attendait patiemment son nouveau propriétaire.
 
— Je sais ce que vous pensez et vous n’y toucherez pas avant le moment venu. Voyez-là comme votre cadeau de noces!
 
Elle l’amena plutôt jusqu’à une grande carte du duché. Tibéria pointa la baronnie d’Ysari.
 
— J’ai eu le plaisir de rencontrer la baronne d’Ysari peu avant mon mariage. C’est une jeune femme très gentille, mais elle est surtout l’épouse de Sysiphe d’Anoszia, l’un des fils d’Arichis. Il a été banni à l’image de son père et de son frère Oscario, mais le grand chancelier lui a permis de retourner sur ses terres à condition de renier son nom. Personne ne croyait qu’il allait le faire, car aucun des enfants Anoszia n’a reconnu la culpabilité du patriarche. Ils ont des liens familiaux très serrés. Toutefois, à la grande surprise de tous, il l’a fait et il est maintenant de retour chez lui. C’est une décision qui ne doit pas l’avoir rendu très populaire chez ses frères et sœurs, mais ça ne veut pas dire qu’il ne me voit plus comme la responsable des malheurs de sa famille. Je doute qu’on m’accueille là-bas à bras ouverts. Ensuite… Elle pointa la baronnie de Sybrondil. Victoria di Maldi est la sœur de Maciste, celui qui conquis Soltariel par la force et provoquer du même coup le bannissement de ma famille. Elle m’a écrit au début du mois pour me faire part de la disparition de son autre frère, Melkhart di Maldi. Arichis aurait joué un rôle dans cette histoire. Elle m’a transmis les lettres écrites de sa main et dans lesquelles il affirme que l’homme en question aurait été rapatrié à Soltariel après avoir été vilainement blessée à Diantra. Malheureusement, mes recherches ici ont été infructueuses et tout porte à croire que di Maldi serait encore à Diantra. Quant à savoir s’il est vivant ou mort, je ne sais pas. Disons que cette histoire rend la relation avec la baronne doublement délicate, car je suis pratiquement certaine qu’elle ne me reconnaîtra pas comme duchesse. Donc si je me présente à sa porte et sans nouvelles de son frère, l’ambiance risque d’être tendue. Je suppose que je n’aurais pas le choix de la rencontrer de toute façon. Sybrondil est un vassal de Soltariel. Si elle décide d’en faire qu’à sa tête… J’évite autant que possible d’associer les gens aux actes répréhensibles de leurs parentés, car je suis bien placé pour savoir qu’un lien de sang n’est pas nécessairement synonyme de culpabilité, mais là…

Tibéria laissa sa phrase en suspens, le silence étant bien plus évocateur que toute parole qu’elle aurait pu ajouter.

Franco était toujours aussi calme. Il avait préparé ses propos bien à l’avance mais il ne s’était pas attendu à ce que la jeune femme ait autant de répondant. Tibéria avait, certes, suivi une éducation correspondant à son rang. Mais elle semblait porter un intérêt à la politique de manière générale, chose qui n’était pas forcément donné à toutes les femmes. Vivant dans le confort et la richesse, beaucoup de femmes nobles faisaient le choix de la facilité et de la vie loin des tracas de la dure réalité.

Franco laissa Tibéria s’exprimer. Elle parlait beaucoup, peut-être un peu trop d’ailleurs. Le grand brun espérait qu’elle serait un peu moins loquace lors de grands entretiens diplomatiques. Après tout, chaque phrase prononcée lors d’une entrevue était une information. Et en politique, chaque information pouvait rapidement valoir son pesant d’or.

« Vous avez le droit de vous préparer et même d’agir en tant que conseiller » Il semblerait que la jeune duchesse ait oublié un point capital dans sa relation avec les Vrais-Soltaris. Comme ils le lui avaient clairement fait comprendre lors de leur entrevue de négociation, Tibéria n’était sur le trône de Soltariel uniquement parce qu’ils lui permettaient d’y être. Franco ne manquerait pas de lui rappeler prochainement quelle était sa condition. Le fait de vivre dans le palais devait donner l’impression à la jeune femme de baigner dans la toute-puissance, mais il n’en était rien. Le colosse qu’elle croyait représenter avait des pieds d’argile. Et aujourd’hui, c’était Franco le garant de la solidité de cette argile.

Il fut presque surpris lorsque la duchesse exprima son approbation à l’idée de Franco de réaliser une tournée de visite des vassaux du duché. Cela prouvait peut-être que Tibéria n’était pas aussi bornée et catégoriquement opposée aux idées de son futur mari qu’elle voulait le faire croire. Lorsque la jeune femme l’invita à la suivre, il la suivi sans sourciller. Si elle l’invitait dans son bureau c’est qu’elle avait envie de faire avancer la situation. Franco étant un homme d’action, il était rassuré de voir que la duchesse ne faisait pas partie de cette classe de nobles qui se complaisaient à prendre des décisions sans jamais se pencher avec l’envie d’agir sur quelconque sujet.

L’épée des ducs de Soltariel. En voilà une arme intéressante pour le bretteur qu’était Franco. Certes, elle avait très certainement dû passer beaucoup plus de temps sur un présentoir ou dans un fourreau qu’à croiser le fer d’autres épées mais … Elle ne laissait pas le cœur du guerrier qu’il était totalement impassible.

- Mon cadeau de noces ? Ah ! En voilà une drôle de proposition. C’est bien la première fois que j’entends parler d’une arme comme un cadeau de noces ! Vous êtes … surprenante Tibéria.

La duchesse présenta avec lucidité et en quelques mots la situation actuelle des relations diplomatiques de Soltariel avec ses vassaux. Franco avait bien évidemment conscience des informations avancées par la jeune femme. Le casse-tête qui se présentait à eux était de toute évidence encore plus complexe que ce qu’elle venait de présenter.

- Je vous parlais tout à l’heure de travailler à l’unification du duché. Si je vous ai parlé de cela c’est bien évidemment parce que nous devons être forts face aux menaces qui se profilent à l’horizon. J’imagine que vous n’êtes pas sans savoir que les Vrais-Soltaris sont mal vus par les anciens amis d’Arichis. Si nous réfléchissons à nos voisins, nous avons tout d’abord Langehack. Franco pointa du doigt la frontière est du duché de Soltariel. Méliane de Lancrais était mariée à feu Oschide d’Anoszia, il va de soi qu’elle doit avoir certains griefs contre nous au vu des évènements récents … Franco pointa ensuite du doigt la frontière Nord du duché, à proximité de Diantra. Le médian, la Ligue péninsulaire ayant renié Bohémond, ils sont de facto opposés à nous. Aucun des duchés qui sont nos voisins ne sont actuellement susceptibles de nous soutenir. Si vous voulez mon avis, nous devrions clarifier la situation avec eux. Si nous sommes lucides, ils ne peuvent pas savoir de quoi sera faite la politique de Soltariel des prochaines ennéades. Nous pourrions peut-être nous en servir comme d’un avantage.

Franco prit un temps de pause afin de réfléchir un peu plus profondément. Il s’était rapproché physiquement de Tibéria afin de pouvoir atteindre la carte, mais cela ne le perturbait pas le moins du monde. C’était un homme passionné, il aimait la politique, il aimait le pouvoir. Il avait passé les quinze premières années de sa vie d’adulte à ne gérer que des affaires cantonnées à la ville de Soltariel ou au duché. Désormais, il accédait à un niveau de pouvoir inédit. Rien que le fait d’y penser lui procurait un plaisir … nouveau.

- Avant de planifier des grands projets diplomatiques, nous devons en effet nous concentrer sur nos propres vassaux. Ysari, Ydril, Sybrondil … Autant de nobles qui nous entourent, autant de situations délicates. Comme je vous le disais il y a quelques minutes, je pense que nous devrions rencontrer nos sujets. Se rendre sur les terres de certains peut s’avérer plus ou moins risqué, mais ça les prendra de court. Cela évite qu’ils se concertent ou élaborent des quelconques plans avant de venir nous voir tous ensemble. Je ne sais pas ce que vous avez déjà entrepris avant ma venue, Tibéria, j’espère que vous avez pensé à vous prémunir personnellement. Je pense que pour votre sécurité personnelle il serait intéressant de … Savoir ce qu’il se trame à nos portes. Quelques espions dans les grandes villes de nos vassaux pourraient nous permettre de prendre la température çà et là. Comme ça nous saurions clairement de qui nous méfier.

Franco était toujours penché sur la table où se trouvait la carte du duché. Il se tourna lentement vers puis reprit la parole, plus calme que jamais.

- Il nous faut un plan d’action. La clé d’entrée est le mariage. Je vous écoute pour la date.

Un faible sourire apparu sur le visage de Tibéria. Elle l’avait imaginé désirant avidement cette épée, mais sa réaction tempérée à la vue de celle-ci lui prouva le contraire.

— Que préférez-vous recevoir alors, des bijoux et de nouveaux habits? Le regard d’Arichis brillait d’envie lorsque ma cousine lui a apporté l’épée. D’ailleurs, ma cousine voudrait vous rencontrer.

Elle écouta avec attention ses observations. Il est vrai que de prime abord, la situation ne semblait guère réjouissante, mais Tibéria avait bien étudié la situation et elle ne partageait pas le même point de vue que Franco.

— Premièrement, nous n’avons rien à voir avec la mort d’Oschide. Il c’est lui-même jeté tête première dans un piège qu’il aurait pu facilement évité et si nous devons mettre vraiment un responsable, c’est Godfroy de Saint-Aimé qu’il faut blâmer alors. Il a également contribué à la mort de la pauvre Azénor, la sœur d’Oschide. De plus, il est hors de question que Soltariel tourne le dos au roi. Dois-je vous rappeler que c’est ici même que le roi et son entourage se sont réfugiés? Le médian risque de se retrouver isolé. Le nord semble plutôt favorable au roi et… Elle soupira. Je ne comprends pas l’attitude de la noblesse actuellement. Il s’agit quand même du roi. Bon, c’est un enfant, un très jeune enfant, en l’occurrence, mais il représente quand même le pouvoir absolu. Il est mon suzerain, qu’est-ce qui nous donne le droit de lui tourner le dos? C’est à cause de cela que la Péninsule est dans un si triste état. Les gens agissent tous de leur côté pour aller chercher toujours un peu plus de pouvoir sans se soucier des conséquences, comme s’ils avaient tous les droits alors que ce n’est pas le cas. Ils n’ont pas tous les droits et je crains le jour où les têtes commenceront à tomber.

Tibéria regarda à nouveau la carte et le territoire représentant le duché. L’unité a durement été ébranlée par tous les drames qui se sont succédé. Aujourd’hui, elle menaçait d’éclater plus que jamais. Il ne fallait pas que ça se produise. La Péninsule devait se réunifier et ça allait commencer ici même.

— Non… Plus j’y pense, moins je crois que c’est une bonne idée de se rendre directement chez les vassaux. En fait, je préfère qu’ils viennent à moi dans un premier temps et lorsque la situation sera éclaircie, alors nous pourrons nous rendre directement là-bas, car je crois que c’est toujours une bonne idée que de constater en personne la situation. Ils doivent prêter serment. Nous devons protéger l’unité du duché par tous les moyens. Ce n’est pas seulement une question de se retrouver affaibli; ça repousse un peu plus loin le jour où la Péninsule sera à nouveau unie.

Elle marqua une petite pause, puis ajouta.

— En fait, j’ai entendu des rumeurs. Évidemment, j’essaie de m’informer sur ce qui se passe ailleurs, mais les informations arrivent par bribe. Je suis vraiment inquiète pour Sybrondil, Victoria aurait eu une rencontre avec le grand chancelier... En fait, on me reproche ma légitimité, mais la baronne devrait se regarder dans le miroir avant de parler. Son frère n’avait-il pas un enfant? Bon, la première chose est de m’assurer du soutien des autres. Je vais leur écrire et ensuite… On avisera.

Tibéria était inquiète, mais tentait de le cacher. En fait, elle tentait de trouver des solutions à tout un tas de problèmes qui pouvaient éventuellement se concrétiser, mais dont on avait aucune preuve qu'ils allaient réellement se concrétiser. C'est la remarque de Franco sur le mariage qui la fit sortir de ses réflexions.

— Sérieusement? Eh bien, il est vrai qu’il serait plus logique que le mariage soit devancé, mais j’ai peur que… bon, je vais leur écrire et les inviter à Soltariel pour la première ennéade de Barkiòs. Si tout se passe bien, le mariage sera devancé…

Elle pinça les lèvres.

- Il ne reste plus qu'à attendre tout en restant attentif. Je vais envoyer une missive pour inviter tous les vassaux à se présenter à Soltariel. Nous profiterons de ce moment pour annoncer notre union, mais aussi écouter ce qu'ils ont à dire sur tout ce qui c'est passé. Ils ont le droit de s'exprimer. Elle marqua une petite pause. Vous restez pour le repas de ce soir? Nous pourrions parler de autre chose que de politique...