C'était une nuit sans étoile, comme toutes les autres de cette ville d'anges et de démons. Une lampe de chevet sur la table, un coude gauche appuyé sur un bord du fauteuil aux relents de cigarettes et de whisky beaucoup trop présentes. Une lèvre mordue, un frisson parcourant mon corps, et mes yeux fixant la lune moite depuis la fenêtre embuée. Une inspiration, puis une phrase entre deux gémissements :
"T'arrête pas."
Elle ne risquait pas, avec ma main droite accrochée à ses cheveux d'un noir de jais, jadis si peu commun chez les noirelfes. Ça venait. Des talons à aiguilles d'un écarlate aggressif, un tailleur aux couleurs faisant ressortir la peau de nuit. Elle leva la tête, ses yeux jaunes diable pénétrant mon âme, précipitant l'inévitable déluge de plaisir.
Et c'est venu.
Un léger gémissement. Puis son nom. Puis son nom encore. Puis un cri. Enfin, une longue inspiration. C'était notre façon de nous détendre, de célébrer une affaire résolue. L’exutoire naturel mêlé aux joies des paradis artificiels. Un petit plaisir irréel dans une ville surréelle.
"Notre prochain cas : Disparition d'un nain, clan Kalanvarn."
"Kalavarn ?" fit-elle en essuyant sa lèvre inférieure.
A moi de sourire.
"C'est vrai que tu viens d'arriver."
Le clan le plus répondu dans L’État Berthildois, les Kalanvarn avaient la main mise sur l'industrie humaine de la région depuis au moins deux bon siècles, générant une synergie entre le savoir-faire nain et l'adaptabilité humaine; envoyant les technologies à des niveaux dont ni l'une, ni l'autre race auraient jamais pu imaginer atteindre. Enfin, c'est ce qu'ils racontaient pour nous faire oublier les morts overdosés dans les ruelles sombres. La disparition d'un Kalanvarn était quelque chose de grave. Assez pour que je convoque cette vieille amie.
Assez pour que je convoque une drow en territoire humain, après le Génocide Naélite.
Sainte-Berthilde, une belle ville. Des grattes-ciels. Du bitume. Des néons. Parfois jaunes, parfois orange. Surtout roses. C'était drôle de voir ça. Il y a cinq cents ans, c'était un village d'idiots, doté d'un château au beau milieu. Si l'architecture humaine ne venait de refaire surface que récemment, l'on pouvait partout voir les conséquences de l'architecture naine. A commencer par l'absence de la citadelle de Cantharel, rachetée à l'ancienne famille royale pour une bouchée de pain. A quoi servait une citadelle, lorsqu'on pouvait aisément atomiser le premier idiot qui aurait l'idée de nous attaquer, avait déclaré Yarkim, patriarche du clan, et évidemment,on le devinait rien qu'à la sonorité du nom, fils de.
La bouteille était encore trop remplie pour e pas être vidée. Et j'avais soif. Pas la soif de celle qui me regardait avec ses yeux de chats en prétendant s'intéresser au cas que je lui avais présenté, un majeur peu innocent dans la bouche, et un air faussement pensif. J'ai tiré un coup dans la cigarette presque éteinte. "Il aurait pu disparaître n'importe où," qu'elle avait déclaré. "Un peu comme les Princes Marchands, à l'époque."
"Jusqu'à ce qu'on réalise que c'était Sol'Dorn, qui avait fomenté chacun des assassinats. De la famille Akar'Demlir à ce porc Qiryan. Et en moins de trois ans, la taille de l'empire drow avait doublé, et la IVe Ost, rentrée dans les rangs
Je l'ai fixée, d'un air doux-amer. "Ah, la belle époque où je pouvais encore avoir un gosse."
Elle a tenté de me rassurer. Je pouvais encore en avoir, soutenait-elle. Y'a la magie, pour ça. Les crèmes anti-rides. Au pire, les in-vitro. J'ai coupé court à la discussion. "Les Kalanvarn, ça te dit vraiment rien ?" Parce qu'à part me rappeler que je vais crever et pas toi, tu ne me sers pas des masses. Et la drow de faire mine de réfléchir, quelques secondes. Les mecs qui bossaient avec les nains d'Ithri'Vaan ? Les inventeurs de la machine à vapeur ? Ah oui, fait-elle. "Y'a des rumeurs qui circulent."