Enrico di Montecale
Ancien
Nombre de messages : 430 Âge : 28 Date d'inscription : 10/04/2014
Personnage :.: MANUSCRIT :.: Âge : 40 ans Taille : Niveau Magique : Non-Initié.
| Sujet: Châtiment Ven 10 Mar 2017 - 9:29 | |
| Première ennéade de Verimios, Manoir Montecale, Archipel de Nelen
Enrico et son frère Piezarre étaient assis l’un en face de l’autre, muets comme des tombes et figés comme des statues. Leur regard se perdait sur les lattes du plancher à leurs pieds, alors qu’ils tentaient de penser à autre chose. Dans la pièce d’à côté, quelque chose de grave se produisait. Enfermé avec leur paternel, Raúl n’était pas ressorti depuis dix minutes déjà, comme si leur conversation s’étirait en longueur, ou que l’un des deux avait fini par tuer l’autre. Malheureusement, le jeune Raúl n’avait pas besoin de tuer son père dans cette chambre.
Il était déjà à l’agonie.
Le mal qui le rongeait depuis temps d’ennéades déjà avait fini par le clouer au lit, maigre comme un clou et sec comme du pain rassis. Voilà trois jours qu’il avait des hallucinations, et souffrait le martyr dans ses moments de lucidité. Il les avait néanmoins mis à profit pour régler ses dernières affaires, et enfin parler à ses trois enfants. Piezarre avait été le premier, Raúl venait ensuite. C’était comme garder le meilleur pour la fin. Mais Enrico ne comprenait pas pourquoi son père ne l’avait pas fait mander le premier. N’était-il pas son aîné ? Et le baron de l’archipel, de surcroît ? Néanmoins, c’était bien la dernière chose qui inquiétait Enrico en ce moment. Entre la lente mort de son père et cette putain Rivageoise qui avait osé le couvrir de honte, il avait déjà bien assez à faire pour penser à l’ordre de passage pour aller s’enquérir du futur mort…
Piezarre leva finalement son regard vers Enrico.
« Des nouvelles de Beaurivages ? »
Le baron soupira, croisant ses mains, les avant-bras sur les cuisses.
« Les liens ont été défaits. L’aveugle a de bons contacts au sein du clergé… »
« N’est-ce pas un peu... »
« Si, ça l’est. Cette catin ingrate n’a fait ça que par intérêt, que crois-tu ? Elle se voit déjà future Comtesse de Missède… Ho, mais je pense en parler au Prince Cléophas lors de notre prochaine rencontre. On ne se moque pas de moi impunément. »
Piezarre ne fit qu’acquiescer du chef, et retourna à sa contemplation du parquet. Enrico, lui, respira un bon coup, et finit par se calmer. On se riait de lui tout le long de la façade orientale de la Côte de Sel, et jusqu’en l’archipel-même. Un homme incapable de déflorer son épouse était-il vraiment un homme ? Et pourtant, les dieux savaient qu’il en avait couché plus d’une… Mais les rumeurs étaient comme les flots. Un jour, un empereur nisétien avait déclaré la guerre à l’océan. Il avait ordonné à sa garde personnelle d’aller en contrebas, sur la plage, et de poignarder les vagues. Voilà à quoi cela ressemblait de faire taire une rumeur. Poignarder une vague.
La porte s’ouvrit soudain avec fracas. Raúl sortit de la pièce, les yeux embués par les larmes, et les joues rouges de colère. Il força le pas pour ne pas que ses frères le voient ainsi, et s’éclipsa du long couloir pour aller se perdre quelque part dans le manoir. Piezarre et Enrico se regardèrent. Puis, le plus jeune se leva, et alla à la poursuite d’Albano. La porte était grande ouverte, et dans la pièce, une voix aussi désagréable que le fer raclant contre la pierre sortit de l’intérieur. Elle était sifflante, rauque, et fatiguée. Elle n’était pas celle du Hernán que connaissait son fils.
« Enrico... »
Le baron se releva, et marcha d’un pas mesuré jusqu’au lit de son géniteur. Le son de sa jambe de bois contre le parquet était le seul son qui résonnait dans toute la pièce, seulement illuminée par deux chandelles, l’obscurité maintenue par des tentures épaisses. Enrico ferma la porte derrière lui, et finit par arriver, au bout de quelques pas, jusqu’à la dépouille frissonnant de son père. Le voir ainsi lui fendit encore plus le cœur. Loin de l’homme qu’il avait été, ses muscles avaient fondu sous sa peau, n’y laissant que le derme plaqué à même l’os. Son visage était méconnaissable, et trempé de sueur. Les dernières gouttes d’eau qui parcouraient son corps étaient sans nul doute en grande partie en dehors, et ses yeux laiteux fixaient Enrico comme un mort fixerait le lointain. Mais mort, il ne l’était pas. Tyra prenait son temps. Néera préférait le garder encore un peu.
« Enrico... »
Le marin attrapa la fine main de son père, et se remémora à quel point sa poigne avait été forte.
« Je suis là, père... »
« Enrico… Où est ta femme, Enrico ? »
« Elle… Elle va revenir de Beaurivages. Elle reviendra de ses voyages, et restera ici. »
« Ha… Oui… J’aurais tant voulu voir d’autres de mes petits-enfants… La descendance, Enrico. La famille… Tu sais que c’est le plus… le plus important ! »
Il s’étouffa dans un concert de grincements de gorge et de raclements inhumains, sortant tous azimut de son gosier. Enrico plissa les yeux, maintenant la main de son père. Elle était brûlante. Il la caressait doucement de son pouce. Une fois que son père eut repris sa respiration, faible et laborieuse, il continua de sa voix sifflante.
« Tu es mon héritage, Enrico… Tu… Tu as gravi l’échelle, mon fils… Jamais un Montecale n’avait été aussi loin. Jamais un homme n’avait accompli, ce que tu as accompli… Et… Même si je ne te l’ai jamais dit, mon enfant... »
Hernán essaya de relever la tête.
« Tu es ma plus grande fierté... »
Une larme coula d’un œil du fils. Il la chassa d’un doigt, et tapota la main de son père, qui le regardait avec des yeux qui ne sauraient mentir. Mais son expression changea aussi soudainement. Il devint geignard, comme un enfant devant le monstre de ses cauchemars.
« Et je souffre, Enrico… Oh, je souffre… Je n’en peux plus, je ne peux plus supporter ça… Je, je veux... »
Il ne dit pas la suite. Ses yeux l’avaient dit pour lui. Et Enrico l’avait vu. Sa première réaction fut de secouer la tête vivement, non, il ne pouvait pas faire ça ! Et pourtant, une partie de lui avait su. S’en était douté. Il savait que cela allait arriver. Il suffisait de voir l’état lamentable dans lequel se trouvait son père, pour que la question se pose d’elle-même. Face à cet horrible constat, Enrico se mit à trembler. Non, il ne pouvait pas le faire. C’était impossible. C’était impardonnable…
« Par amour… pour un père qui t’a aimé dès le jour de ta naissance... »
Hernán enfonçait le clou. Enrico était crucifié, et incapable de se mouvoir. Le vieil homme mourant, au fond de son lit, n’était pas le seul à souffrir. Son fils était déchiré par ce qu’il convenait de faire et ce qu’il devait faire.
« Je ne peux me résoudre à... »
« Fais-le. Enrico… C’est ma dernière volonté. »
Enrico se mettait lui-même à suer. Mais l’eau qui sortait de ses pores était froides, et rendait sa peau moite. Ses membres tremblaient de terreur, alors que ses mains allaient lentement chercher un coussin en bordure du lit. Le simple fait de le prendre entre ses mains lui donna l’impression de dégainer un glaive. Et le porter au-dessus du visage de son père fut comme porter un rocher à bout de bras. Le visage d’Hernán accueillit alors la mort comme une douce amante, et ferma les yeux, alors qu’Enrico plaquait contre lui le coussin de soie.
Les premières secondes ne donnèrent rien. C’est lorsqu’Hernán commença à manquer d’air qu’il se débattit. Faiblement, il bougeait les bras, dans l’espoir d’enlever le coussin de son visage. Enrico n’en appuya que plus fort, son visage devenant rouge de douleur, et ses yeux ne sachant plus contenir leurs salines qui coulèrent sur l’arme parricide. Hernán gémissait derrière le tissu, se débattant de façon plus intense. Mais Enrico resta appuyé contre son père, gémissant lui aussi. L’horrible meurtre ne dura pas longtemps, mais parut une éternité à Enrico. Toujours est-il que, lorsqu’il enleva le coussin du visage serein de son père, Enrico fut saisi d’effroi en le voyant bel et bien mort… et de son fait. Par amour pour son père, il en avait tué l’ultime parodie. Mais ce geste le hanterait toute sa vie, jusqu’à ce que Tyra en personne vienne le réclamer.
Il sortit de la chambre en titubant, s’appuyant contre le chambranle, pleurant à chaudes larmes. L’eau perlait dans sa barbe, et l’empêchait de s’écraser sur le sol. Voyant Piezarre revenir avec Raúl, il leur lança alors, la voix encore tremblante de l’acte qu’il avait commis :
« Père… est mort... »
Et je l’ai tué...
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