La traversée de l'Argonnois [Thibaud]

Fallait-il préciser que l'argonnois tout entier avait accueilli depuis la fin de l'hiver toutes les bandes de soudards cherchant à guerroyer pour remplir leurs poches ? Kelbourg, elle-même, regorgeait de canailles et de vilains. La cité pleine à craquer, avait dû imposer que l'on monte des campements tout autour. Ainsi, Kelbourg donna l'air d'être assiégée de toute part. Il n'en était pourtant rien. Le seigneur des lieux veillait au grain, en connaissance de cause. Ce ne fut donc point une surprise lorsque des sentinelles vinrent le quérir pour l'alerter de l'arrivée imminente d'un contingent de deux cents âmes au jugé.

Préférant montrer à ces gens de quel bois il se chauffait, Thibaud prit hommes et armes afin de partir à la rencontre de ces nouveaux-venus. La compagnie, grande d'une cinquantaine de cavaliers harnachés et du double en hommes de pieds, armés de piques et d'arbalètes, partirent au beau matin. La troupe de reîtres aux couleurs diverses et aux bannières toutes plus farfelues les unes que les autres, ne fut guère ardu à trouver. Il n'y eut qu'à bien tendre l'oreille et à emprunter la grand-route.

A l'abri d'un bosquet, tapis dans l'ombre, les hommes attendaient qu'on leur ordonne la chasse. Un bel entraînement à la manœuvre que voilà. Faute de ne point pouvoir pourfendre du médiannais, on se rabattait sur ce que l'on pouvait. Voyant les gaillards d'en face arriver en causant moult rafus, Thibaud jugea que le temps était venu de signaler leur présence. Ainsi fit-il lâcher une volée de carreaux tirés en cloche pour que ceux-ci parviennent aux pieds des compaings.

-Regardez-moi ça, lâcha-t-il en fixant les hommes qui revêtaient leur carapace de piques. Ça gueule et ça se met à chier dans son froc à la première volée.

-Quels sont vos ordres, messire Thibaud ? S'enquit l'un de ses seconds nommé Alain.

-Allons voir à qui nous avons à faire. Si les rapports s'avèrent vrais, alors ses hommes ont causé une sacrée pagaille dans leur sillage.

Alain de Mandebourg n'eut qu'à lever la main pour qu'une vingtaine d'hommes ne sortent du bois. Thibaud à leur tête, cavalant lentement comme pour continuer à juger les vilains qui le regardaient maintenant, méfiants. Une fois arrivée à quelques mètres seulement des premiers rangs, le boucher de Berthilde releva la visière de son heaume et scruta d'un peu plus près les gugus. Des reîtres, à n'en point douter. Point de couleurs unies, ni d'armes semblables bien que la pique aient été la plus présente. La compagnie parut bien plus hétéroclite que soudée. Ce pourquoi, il se laissa aller à grand et beau sourire narquois.

-Qui commande cette meute ? héla-t-il assez fort pour qu'on l'entende de loin. Allez, vite, je ne mords pas.

Son lourd destrier ne tarda pas à hennir et à labourer la terre lorsque quelques gaillards sortirent du rang. C'est que l'animal sur lequel son cul était posé n'avait point l'habitude de rester inerte de la sorte. C'était le torturer que de lui tirer les rennes. A l'image de son maître, ironisa-t-il. Alors l'un des lansquenets ouvrit sa gueule, l'empêchant ainsi de réitérer sa question. Ces hommes étaient donc dotés d'un esprit vif. La crème de la crème sans doutance. Il apprit ainsi que ces bons seigneurs étaient en partance pour le Médian. Fut-il surprit d'apprendre cela ? A dire vrai, non. Ce qui l'intrigua en revanche fut que ces hommes arrivaient tout droit de Serramire. En temps venu, il tirerait ça au clair. Céans, il se devait d'accueillir ses nouveaux invités.

-Ha la bonne drôlerie, capitaine, voilà que nous avons les mêmes desseins bien que nos motivations divergent probablement. Dites donc à vos hommes d'abaisser leurs cure-dents, vous êtes sur mes terres, vous ne craindrez rien soyez sereins, ponctua-t-il tout sourire.

Il jeta un œil à l'arrière pour signaler à ses hommes de ranger leurs armes. Bien évidemment, ces mercenaires seraient dorénavant étroitement surveillés. Qui plus est, il se reservait encore de dire à leur capitaine ce qui leur en coûteraient de semer le trouble sur ses terres. Certains s'y étaient risqués et avaient terminé la tête sur une pique. Cela, il lui laisserait le découvrir de lui-même une fois devant les murailles.

-Nous vous escorterons jusqu'en mon fief et je vous propose de m'accompagner, qu'en dites-vous ?

Est-ce que cette tête pelée avait le choix ? Que nenni. Il attendit que le pauvre hère le rejoigne sur son canasson pour entreprendre la chevauchée jusqu'à Kelbourg. Pendant ce temps, ses hommes encerclèrent la compagnie pour entamer la marche. Une fois seul aux côtés du reître, Thibaud se laissa aller à quelques familiarités en crachant un mollard sur le bas-côté.

-Ainsi donc vous partez à l'aventure dans le Médian. Fort bien, capitaine ! Néanmoins... vous serez sans doute déçu d'apprendre que personne ne traverse la trouée d'Enguerrand sans mon consentement et je ne puis être en mesure de vous accorder le passage dans l'immédiat. L'ost de Berthilde n'a guère été encore levé, alors il vous faudra prendre votre mal en patience et vous contenter de camper devant mes murs le temps que votre compagnie y soit incorporée.

L'homme à ses côtés lui sembla étonnamment familier. L'avait-il déjà vu ? Peut-être bien. L'impression ne le lâcha pourtant point et il voulut percer le mystère.

-De Serramire, disiez-vous ?! S'enquit-il. Il me semble avoir vu vos lansquenets en Sgardie. Un élan nostalgique le submergea. Une bien bonne guerre, n'est-ce pas ? Et juste qui plus est ! Que demande le peuple.  

Que dire de ce gaillard qui chevauchait à ses côtés ? Fin comme un gâteau sec, grand comme une pique et aussi reluisant qu'un ivrogne hibernant tout l'hiver dans une taverne malfamée. Il l'avait déjà vu, oui. Lors du siège d'Amblère lorsque tous les hommes avaient attendu longuement que l'on ordonne la prise de la cité. Ces canailles là, où d'autres peut-être, s'en étaient prit plein la gueule une fois rentrée. En première ligne comme toujours, bon nombre n'en étaient jamais revenus. Ce pourquoi Thibaud en avait éprouvé quelque admiration de voir autant de gars les boyaux à l'air pour une pauvre poignée d'écus. De braves types à défaut d'être honorables, fiables, loyaux, respectueux, courtois, sobres et surtout honnêtes.

En bien des points Thibaud et ses lascars leur ressemblaient. La seule chose qui les séparait n'était autre que leur naissance. Pour ce qui était de la guerre et du métier des armes, leur passion était commune.

A la découverte de leur employeur, Thibaud recracha un nouveau mollard sur le bas-côté qu'un homme de pied manqua de recevoir sur l'épaule. Bien que le pauvre ère protesta, le boucher l'ignora et continua sa route en cherchant à savoir pour quelle raison le Brochant avait eu affaire à ces hommes-là et si derrière, un but bien précis se cachait.

-Et le corbac vous a envoyé sur le front de l'ouest ! s’amusa-t-il. Tandis que son ost s'en ira probablement à l'est mener la guerre dans l'Ancenois.

Si rien n'avait été officiellement décidé, Thibaud s'était déjà fait une petite idée quant au déroulé des futures opérations. L'un des marquisat, celui de Sainte-Berthilde, s'occuperait de l'hautvalois et du Velteroc. L'autre, de Serramire, s'en irait guerroyer du côté d'Ancenis pour porter un coup double dans le Médian. Du moins, c'était ce qu'un stratège et Sénéchal ferait probablement. Alors voir une compagnie de mercenaires à l'opposé de sa destination logique pouvait dire deux choses : Soit ce capitaine s'était monumentalement foiré dans son itinéraire, soit ces gars n'étaient point là par hasard et avaient un objectif en tête. L'un où l'autre, il le découvrirait.  

-Vous êtes vous perdus sur la route, capitaine ? lâcha-t-il en riant. Car j'ignore de quelle manière votre paye vous parviendra de ce côté-ci, si le corbac s'en va de l'autre.

Il eut envie de rire plus fort, mais se retint au dernier moment lorsqu'un de ses hommes apparut au triple galop. Il n'eut qu'à lire sur son visage pour comprendre qu'il était temps de retourner au plus vite en son castel. Thibaud se retourna derechef du côté du lansquenet, attendant sûrement de comprendre ce qui se passait.  

-Lorsque nous serons arrivés, installez votre campement et venez souper à ma table aux dernières lueurs du jour. Il nous faudra encore parler, je jure.

HRP:

 

C'est Karl le bossu qui s'occupa de mener le capitaine des lansquenets jusqu'aux appartements seigneuriaux. Le bossu, inutile de préciser pourquoi on le nommait ainsi, avait servi son grand-père et son père avant lui. Presque aussi poussiéreux que les meubles, et aussi aimable qu'un épouvantail, le bossu crachait et ronchonnait comme à son habitude. Le vieil homme, à la trogne difforme, se laissa alors seulement grommeler comme une bête aux abois. D'un simple signe de la main, il signala à l'invité de le suivre et s'occupa de prendre un chandelier dans les mains pour éclairer les lieux. Si l'activité avait redoublé dans la cité, il en était tout autrement pour le castel. Préférant le confort des tavernes et des bordels, peu de gens roupillaient et passer la nuit à l'intérieur du château. L'on disait qu'à la nuit tombée, des bruits étranges s'émanaient des tréfonds. Les uns parlaient d'esprits malfaisants rôdant dans les couloirs, d'autres d'anciens prisonniers restés trop longtemps à l'ombre. Toujours est-il que le vieux Karl, lui, connaissait les lieux sur le bout des doigts et mena la tête pelée sur quelques chemins de traverse. Le bossu s'argua alors d'un sourire effrayant lorsqu'ils traversèrent la galerie des miracles dans laquelle se trouvait nombre de choses étranges et malsaines. Entreposés dans un liquide transparent, quelques bras et visages tuméfiés apparurent subtilement au gré des chandelles. Finalement, le bossu s'arrêta devant une haute porte sous laquelle s'échappa un fin trait de lumière.

-La bonne pitance, messire, lâcha le vieux Karl en poussant la porte.

Attablé près de la cheminée, Thibaud sembla ignorer la venue de son invité ô combien prestigieux. Ce n'est que lorsque le capitaine s'échappa de l'ombre qu'il lui fit signe de s'approcher pour venir partager un siège.

-Allez, prenez place, capitaine ! souffla Thibaud en servant une grosse cuisse de poulet dans l'auge du reître. Alors, où en étions nous déjà ? Oui da, votre présence par ici. Qu'en est-il Cosimo ? Est-ce que le corbac vous a affublé d'une mission précise ? Vous l'ignorez sans doute, mais je suis le connétable du Berthildois. Si vous avez des ordres de marche, il me faut en être au courant.

C'est que le rustaud avait la langue bien pendue ! Sans être obligé de lui tirer les vers du nez, le mercenaire s'en alla à quelques explications bienvenues. Chose désormais faite, Thibaud sourit en pensant au cadeau que le corbac de Brochant lui avait envoyé. Les yeux et les oreilles du marquis dans le médian donc. Le Sénéchal ne saurait être déçu en les envoyant à ses côtés. Toutes les forces étant bonnes à prendre, celle de cette glorieuse tête pelée arrivait à point nommé. Alors la chose le fit doublement sourire lorsqu'il repensa à la nouvelle fraîchement tombée lors de leur échappée matinale.

-Fort bien, fort bien... ponctua Thibaud en versant du tord boyau dans la chope de son invité.

Bien entendu, il se garda d'énoncer dans quoi avait baigné l'alcool depuis quelques mois. Le secret resterai bien gardé.

-Il semblerait que vous n'ayez guère entraîné que troubles et désolations dans votre sillage, ajouta-t-il en se gardant bien de rire. Un émissaire du Sénéchal vous a devancé, ce pourquoi je vous ai fait faux bond toute à l'heure. Alors, capitaine, vous serez sûrement ravi d'apprendre que vous devrez lever le camp dans deux jours afin de partir semer la discorde à Velteroc à mes côtés.

Des yeux inquisiteurs vinrent relever la réaction du lansquenet, sans déceler la moindre stupéfaction.

-Je partirai demain dès l'aube et vous me précéderez Cosimo. Récupérez dans vos rangs les canailles et gredins qui contaminent ma cité. Une fois là-bas, lâchez les où faites les mourir dans les premiers rangs, peu me chaut ! Je ne vous demanderai qu'une seule chose : Gardez les corps. Pour quelle raison ? Vous le découvrirez bien assez tôt.

Il se leva afin de s'en aller à son bureau récupérer une carte. De nouveau à table, il la posa devant le pauvre homme qui venait d'être privé de sa pitance. Mais l'heure n'était plus à la bouffe, l'heure était à la guerre.

-Voici la carte* de Velteroc, dit-il en pointant son doigt sur une partie hachurée et une autre noircie. Voici où vous œuvrerez. Son doigt était alors sur le cercle. Ce périmètre sera à vous, faites ce que vous voudrez de ceux que vous y trouverez et des choses que vous volerez. Mes hommes et moi-même chevaucheront à l'est et à l'ouest pour établir un couloir sécurisé jusqu'à notre premier objectif. Est-ce que cela semble être dans vos cordes où dois-je répéter plus lentement le temps que vous finissiez de digérer ?

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