Table ronde

-Messieurs, si vous êtes réunis en ce jour, c'est bel et bien parce qu'il est temps de traiter des conséquences de la levée du ban par le bailli du roi et margrave du Brochant. Frère Doguet, disposez-vous de la copie de la carte de votre homologue le père Bréguet ?

Grand et maigre, l'homme à la barbe noire et au crâne luisant approuva silencieusement, posant la carte au milieu de la ronde table, où siégeaient la plupart des seigneurs siégeant au plus septentrional des régions situées entre le Sigolsheim et les Hortles, Thomas d'Avron n'ayant pas jugé bon de convoquer l'ensemble des Trente en cette période de préparation.

-L'ordre du jour, frère Doguet.

-Peut-être, toussota le prêtre, devriez-vous retirer votre heaume afin de-

-L'ordre du jour, fit Thomas d'Avron, légèrement plus ferme.

-D'accord, fit le frère Doguet, l'ordre du jour...

Le seigneur de Bérault, un homme légèrement bourru, à la chevelure noire de jais et bouclée, coupa la parole au prêtre néerite et entreprit de lancer sa tirade. Oncle de Thomas d'Avron à la réputation assez terrifiante lorsqu'il s'agissait de mener une discussion constructive en sa présence, l'écouter sans rien dire en prétendant approuver tout ce qu'il allait dire allait sans aucun doute être une nécessité pour la bonne conduite de la conversation.

-Alors, je vais être franc avec vous mon neveu, mais avant de venir nous bassiner le bouillon avec vos ordres du jour, il faudrait sérieusement penser à réparer votre tour de guet. Et quand je parle de vous, je parle de vous tous, ici, sur la table. Carléon, Avron, Haanhardt, Thorone, Andelach, zéro. Vous avez merdé. Et si vous réparez pas ça fissa, c'est pas Bérault qui viendra vous aider, vu qu'on sera même pas au courant que vous vous faites zigouiller.

Haanhardt, la boule à la gorge du fait de l'accusation rétorqua : -Ah ben c'est Bérault qui fait l'inspection des tours de guet, maintenant ? Moi qui pensait que c'était le vieux pégu qu'Avron avait envoyé.. Après, moi, j'en sais rien, de loin...

Bérault se tourna brusquement vers Haanhardt, avec un sourire carnassier.

-Alors, je vous aime bien, Hans, mais continuez à cette vitesse, et le pégu, il va vous aplatir les couilles.

Le père Doguet, comprenant que la discussion risquait de partir en cacahuètes, lança un timide :

- Du coup, l'ordre du jour...

Thomas soupira. La discussion commençait bien.

Après la vingtaine de minutes de discussions échauffées, Thomas pris une pause pour s'essuyer le visage. Qu'Aymeric de Brochant lui ai laissé, d'après ses propres dires "l'insigne honneur" de s'occuper de ce point de détail de la gestion militaire serramiroise n'était plus trop étonnant, et il fut que trop content de suivre le conseil d'Evrard de ne pas convoquer les Trente d'un coup sauf à lancer une jacquerie dans la salle même de la table ronde.

Doguet annonça la suite des festivités.

-Maintenant cette problématiques des systèmes d'alertes Wandrais réglée, Les systèmes de roulements de milice.

-Oui, la milice, parlons-en, relança Bérault. Dites-moi, Carléon, lorsque mon domaine pas trop loin de chez vous s'est fait attaqué, c'est pas vous qui avez laissé votre milice ne rien faire pour me chopper mes garde-mangers ?

-Ecoutez-moi, à priori, ça ne m'évoque rien, mais honnêtement, c'est possible. Vous admettrez en tout cas que c'est assez le genre de la maison, et qu'au fond, rien dans les faits ne pourrait m'innocenter si un tel procès m'eut été intenté.

Le père Doguet, hébété, fixait Carléon qui se dépétraît dans ses explications vaseuses. Thomas d'Avron, quant à lui, connaissait bien le fourbe, qui aimait se servir de sa rhétorique pour entourlouper son monde. D'un autre côté, il s'en servait sur son oncle Bérault, ce qui était une assez bonne raison pour le laisser continuer.

-Mais d'un autre côté, voyez un peu l'ironie, si j'avais pas déplacé ma milice au nord, eh bien j'aurais écrasé les Wandrais au Sud, du coup, voilà ! Pourquoi je ne l'ai pas fait ? Pourquoi trahir sans arrêt les seigneurs avec qui je vis et collabore ? J'avouerai que cela vient sans doute d'une réponse pathologique à une crainte de m'attacher. Briser une relation plutôt que d'en cultiver le bonheur. Oui, en d'autres termes, monseigneur de Bérault, j'ai peur d'aimer.

Le silence qui s'en suivit fit plaisir aux oreilles d'Avron, qui en profita pour poser la politique de la maison.

-Chaque seigneur des trente est tenu d'entretenir exactement 20 soldats de métier, avec destriers et armes, ainsi que de maintenir une milice de 100-150 poivrots."

-Et on les forme comment, les poivrots ? Fit quelqu'un dans l'assemblée.

-Hallebardes, piques, vouges, pensez armes d'hast. Trois quart de piquiers et un quart d'arbalétriers, ça me semble raisonnable, trancha Thomas.

-Ouais, sauf que ça marche pas.

C'était au tour d'Andelach de prendre la parole.

-Ca ne marche pas ?

-Ben oui. Trois quarts + un, ça donne quoi pour vous ?

-Quatre quarts ? Fit Thomas, incrédule.

-Et on en fait quoi du cinquième ? interroga Andelach, très sérieux.

-Mais c'est pas possible hein, plus on s'approche des Hortles et plus la famille est grande, hein ? Demanda insidieusement Bérault.

-Mon pauvre ami, renchérit Carléon, ce qu'il vous faut, ce n'est pas des quarts, mais des gens. Réfléchissez en termes de ressources humaines, Andelach. Il vous faut trois piquiers pour un archer, tout simplement.

-Du coup j'entraine que 4 miliciens ? Paniqua Andelach. Et si les autres cons descendent des Hortles, je me fais fumer, moi ?

-Non. Vous en entraînez cent cinquante, comme tout le monde, expliqua Thomas, et vous en mettez, disons, trente arbalétrier.  Et n'oubliez pas les vingts hommes de métiers qu'Aymeric va requérir, et tout le monde est content.

-Voilà, c'est mieux, déclara Andelach. De toute façon, moi quand on me parle en fractales, ça me perd tout de suite.

-En fractions ? Corrigea Thomas.

-Pourquoi, c'est pas le bon mot ?

-Ben oui, fraction, pas fractales ? Redemanda le chevalier.

-Sinon, on peut se barrer, maintenant qu'on a tout réglé ? Demanda poliment Bérault ?

-Et l'ordre du jour, du coup, je le dis quand ? fit le père Doguet, excédé.


Les prochaines discussions furent toutes aussi âpres et aussi ridicules, car il fallait composer avec des seigneurs tous aussi égocentriques qu'égoïstes et excentriques, mais par la grâce de Néera, et surtout l'aura de respectabilité avec laquelle Thomas d'Avron négociait pour imposer les lois ayant trait à la sécurité des marches du Royaume, la loy du Marquis et ses prérogatives furent ainsi progressivement établies. Seul regret néanmoins, le père Doguet ne put exprimer son ordre du jour ainsi que le protocole le permît qu'à deux reprises, le seigneur de Bérault ayant insisté pour participer à la plupart des réunions (malgré l'insistance polie de son neveu d'Avron).


Aussi, Thomas d'Avron, au bout de son ouvrage, le ban levé et les premières forces de l'extrême septentrion arrivée au niveau d'Avron et de Bérault, décida d'envoyer un message en avance du ban levé par le marquis pour le renseigner des progrès effectués :

"Mon bon Marquis et Sénéchal du Roy,

Excusez-moi donc le manque de formalités, mais vous-même comprenez l'urgence et l'importance de la lettre tenue entre vos mains et ses implications. Vous trouverez céans l'ensemble des comptes rendus effectués au nom du Marquisat pour les seigneuries des Trente traitant de la mise en déploiement des milices et de la sécurisation des routes du Sigolsheim aux Hortles. Le seul point que je dois néanmoins déplorer est la béance due à l'insécurité du pays de l'Ouestegarde, dont le châtelain désigné semble faire un bien triste travail. Othar nous bénisse néanmoins, nous estimons que l'ost serramiroise sera levée sans crainte pour la sécurité des habitants, et par la grâce de cette meilleure logistique, espérons la raréfaction du banditisme de grand chemin pour les mois à venir.

Reste-t-il seulement un dernier sujet sur lequel je souhaiterai m'entretenir avec vous, mais dont je souhaiterai en garder secrète la nature jusqu'au jour de notre rencontre.

Avec tout le respect et l'amour que je vous dois et aime penser que je vous rends,
Thomas d'Avron,
Seigneur d'Avron. "