Un murmure peut-il devenir un rugissement?

Deux jours après la rencontre à Soltariel, un groupe d’agents soltarii ratissèrent le comté d’un bout à l’autre en laissant derrière eux dans le secret de la nuit, des affiches qui ne pouvaient plus claires.

FÉLON!

Altiom d’Ydril doit être arrêté. Il a osé s’attaquer à de loyaux sujets du roi et à invité un roi étranger sur nos terres! Il va amener sur nous la guerre! Fier Ydrilote, soulevez-vous contre le traître!

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Il y a des missions un peu plus personnelles que d’autres, du genre qui touche une corde sensible et qui nous motive à donner le meilleur de nous même. Vinicio vivait l’un de ces moments où il savait qu’il pourrait faire toute la différence s’il s’y prenait correctement. Le natif d’Ydril n’avait pas mi les pieds dans son patelin depuis quelques années déjà et un retour aux sources ne lui déplaisait pas, mais il aurait préféré que ce soit dans d’autres circonstances. Il était là pour y mettre le bordel, littéralement. Le retour d’Altiom d’Ydril était une épine dans le pied qu’il fallait absolument débarrasser. Partout en dehors du comté, les gens se préparaient à prendre les armes, mais la duchesse espérait que la résolution de ce conflit vienne de l’intérieur. Si la population ne voulait pas de lui, il n’aurait pas d’autres choix que de partir et Vinicio comptait l’encourager dans cette voie.

Naturellement, la population ne put ignorer bien longtemps les affiches. Dans les tavernes le soir venu, les hommes ne parlaient que de ça. Vinicio lui, il attendait simplement que le sujet vienne sur le tapis pour intervenir. « Vous avez vu, ça parle de guerre et tout ça! On était tranquille nous autres avant que l’autre ne revienne! Vous croyez que ça va arriver? » Dans son coin, Vinicio sourit. Ces gens craignaient la guerre, mais voilà exactement ce qu’Altiom leur amenait : une guerre. « Bien sûr qu’elle va venir cette guerre. Altiom est un traître, un félon. C’est écrit partout… Il est venu avec une armée d’étranger pour prendre le titre… La duchesse ne le laissera pas faire. À moins qu’il ne parte, elle va venir le chercher avec ses armées… et vous savez ce que les armées font? Ils détruisent tout… nos maisons, nos récoltes… Le seul moyen d’empêcher ça, c’est de chasser nous-même le traître! » Il donna un coup sur la table. Avec son fort accent Ydrilote, on ne pouvait pas le prendre pour un étranger. Il était définitivement un gars du pays. « Mais si ce n’est pas les mecs de la p’tite dame en haut, ça va être nos propres mecs qui vont nous marcher dessus! » Ces hommes avaient définitivement peur des armes. « Vous préférez quoi, prendre votre destin en main ou subir comme d’habitude? Nous sommes nettement plus nombreux et si nous chassons le traître, la duchesse n’aura aucune raison d’envoyer ses troupes! Montrons-leur que ce n’est pas parce qu’ils ont de beaux vêtements et des bijoux en or qu’ils peuvent nous imposer tout et n’importe quoi! C'est Altiom d'Ydril qui va apporter sur nous la ruine! »

Et soir après soir, il reprit de mêmes discours dans chacune des tavernes qu’il visitait en espérant que la rumeur enfle et que le petit peuple, pour une fois, choisisse sa destinée.

- C’est parfait. Je compte sur vous pour les faire afficher dans toute la ville ! Nous en ferons d’autres pour le reste du Comté. »

Plus il le contemplait, plus il l’appréciait, ce dessin. Il s’agissait d’une caricature du couple ducal, l’une représentant une Tibéria hystérique, défigurée par le besoin de se faire besogner et l’autre représentant un Franco eunuque, les traits grossis par la perte de ses parties génitales, et complètement désemparé. Le tout était agrémenté d’une petite phrase en patois local : « Dur serada co los Soltarii ! » (dur soirée chez les soltaris). Bientôt, la ville d’Ydril allait être recouverte de ces caricatures et on en parlerait même jusqu’au fin fond du duché.

Damons, général des légions de Naelis, était resté en Ydril sur ordre de Glenn afin d’appuyer de ses conseils le nouveau comte Altiom Zadar et sa nièce Aléandra. Fort d’une expérience de terrain et désireux de se montrer utile, Damons s’était tout de suite proposé pour s’occuper du cas des influenceurs soltaris. Ces affiches placardéds dans toute la ville, en une seule nuit, avaient toutes étés arrachés par la garde de la cité et brûlés dans un coin de la caserne. Si elles avaient fatalement énervé le nouveau Comte, Damons s’en était plutôt amusé : « A qui veux s’adresser la duchesse ? Au peuple ? Mais le peuple ne sait pas lire. Et s’il lit, ce sera de votre patois et non pas du langage commun. » Pour Damons, cet échec était un parfait exemple du décalage qui existait entre les élites et le peuple. Que savait-elle de la vie du commun ces mortels, cette garce qui ne devait sa place que par son sang ? Damons était le fils d’un simple aubergiste. Il était né parmi les petites gens et les comprend bien mieux que n’importe quel autre notable, qu’il soit soltari ou ydrilote. « La satyre, les moqueries. Une image peut en dire bien plus qu’un long discours ! Mais il y a aussi le fouet, et la pique. »

La garde ne mît que quelques jours à arrêter le dénommé Vinicio. Ce dernier, qui tentait de soulever le peuple en faisant le tour des tavernes, ne tarda pas à être dénoncé. Lui qui voulait prendre son destin en main ne put que s’incliner face aux piques qui vinrent pour l’arrêter. Pendant sa pendaison sur l’une des places de la cité portuaire, personne ne leva le petit doigt. D’autant plus que l’on ne se gêna pas pour en faire un agent grâcement payé par la couronne ducale pour proférer de tels discours. Autour de son cou reposait une pancarte avec écrit « espia »(espion). Tel était le sort réservé aux agents étrangers venus causer du tort au comte. Damons était satisfait de sa gestion de la crise, même s’il se doutait bien que ce n’était que le début.

- C’qu’elle nous a pris pour des tanches l’autre duchesse à nous envoyer son espion ! C’est qu’il mérite bien son sort !
- T’es bien con mon nigaud, pac’tu crois pas que c’est exactement la même chose qu’ils nous font en face ? Au moins la duchesse l’a mit des piques dans l’ventre de personne.
- Et quand ses gens d’armes ils viendront tu crois pas qu’elle nous tranchera en trois la duchesse ?
- Bah pourquoi qu’ils viennent aussi ses gens d’armes. On s’rait bien tranquille s’il était pas rev’nu l’aut blond.
- Parce que tu crois qu’elle s’intéresse à nous ? Au moins le Altiom il arrive puis il nous parle avec des mots qu’on comprend.
- Et quoi alors ?

Partout les discours étaient les mêmes, partout où disparaissait le regard de ceux que l’on savait fermement partisan de la tranquillité offerte par le pouvoir ducal, ou de la proximité promise par l’héritier légitime revenu par la mer, on débattait de qui était le meilleur ou le plus mauvais parti. Ce qui fut auparavant des murmures devint rapidement un brouhaha sans nom, une anxiété générale, la peur de ne trouver ni chez l’un ni chez l’autre ce dont ils ont besoin.
Parce que si ces petites gens se sont toujours sues être les outils des fortunés, la nature humaine n’aime pas qu’on lui rappelle son statut de pion. Seulement devant le cadavre du pendu tous restaient silencieux. Le cadavre du pendu rappelait à tous ce qui les attendait s’ils osaient contester. Au final, était-il réellement un espion, ou juste un gars aussi paniqué qu’eux qui avait eu le malheur d’ouvrir sa bouche trop grand ? Ydril aux Ydrilotes… Ydril à Altiom ouais !

- Mais du coup Rodrigo, toi qu’a fait la milice, t’y comprends quelque chose ? C’est lequel des deux qu’essaie le plus de nous baiser ?
- ‘Vrai dire j’en sais rien. Le Altiom il fait beaucoup de promesses, mais il est juste comme tout le monde, puis la duchesse elle doit juste essayer de se couvrir les fesses qu’on la lui mette pas à l’envers.
- Ouais mais du coup, c’est lequel qui s’rait responsab ‘ si la guerre nous descend dessus ?
- Bah, les deux en fait. On s’rait tranquilles s’il était pas revenu Altiom, mais si la duchesse s’occupe pas d’ses Seigneurs itoo, tu peux être sûr qu’ils nous descendent dessus les autres gros bonnets !
- Mais c’est qu’il y en a pas un pour rattraper l’autre ! C’est censé nous protéger mais ça se prend pour les putes d’Othar ! J’t’en va pisser sec dans leur eau à tous tiens ! Ydril aux Ydrilotes hein ? Bah exactement, Ydril aux Ydrilotes et eux on les fout tous dehors !

Ydril aux Ydrilotes, et aux Ydrilotes seulement. Les affiches propagandistes déchirées, qu’elles furent de l’un ou de l’autre parti se comptèrent bientôt par dizaines. Les tavernes et les auberges quant à elles n’accepteraient plus les visages trop connus de ceux qui sont venus par la mer. Une fierté toute suderonne animant paysans comme grands bourgeois poussa les uns à se réunir auprès des autres pour chercher conseil devant des hommes et des femmes de plus d’éducation qu’eux, des hommes et des femmes qui emporteraient avec eux les désirs de grandeurs que leur autoriserait à convoiter la confiance de leurs petits pairs. Petits pairs qui malgré leur peu de science n’étaient pas non plus dupe, mais qui quitte à voir s’installer de nouveaux maîtres, préféraient voir assis sur les chaises d’or des gens aussi patriotes qu’eux, et trop nombreux pour imposer autorité unique.

Valets de chambre, apothicaires, taverniers, miliciens, messagers… voilà autant d’ennemi potentiels à l’intouchable noblesse.

Quelque part dans une vieille ferme abandonnée...

« Ça fonctionne! » L’espion soltarii semblait avoir du mal à y croire. Depuis plusieurs ennéades, ils surveillaient les faits et gestes des nobles et de la population locale. Discrètement, ils avaient tenté d’exciter le peuple ydrilote contre cette guerre. L’un d’eux y avait même trouvé la mort dans le processus, sans doute parce qu’il était né sur ces terres et qu’il avait pris la cause personnellement. Dans tous les cas, les résultats furent lents à se faire sentir et c’était normal : le peuple n’était pas plus enclin à faire face aux soldats Soltarii qu’à leurs propres soldats. Or, le rassemblement des troupes du côté de Soltariel montrait que l’affrontement était imminent et que s’ils voulaient la paix, ils devaient agir de leur côté. Les espions soltarii savaient qu’un contact avait été établi avec les forces adverses de la couronne. Et c'était une chance que ce soit eux qui aient eu la lettre et non pas les forces rebelles. Maintenant, c’était à la couronne de décider des garanties qu’elle pouvait offrir à ce peuple qui demandait uniquement la paix. « Je vais en informer la duchesse. Retrouve les autres, il y a encore des choses que nous pouvons faire ici. » Le second quitta la ferme, laissant l’autre à la rédaction de sa lettre.

Troisième ennéade de Vérimios
Jour 2

Duchesse,

Votre idée porte ses fruits, enfin. La population semble être sur le point de livrer le traître en échange de garanties. Un premier contact a été fait, mais nous n’avons pas plus de détails pour l’instant. Nous allons rester sur place en attendant vos ordres.

Que les Cinq vous gardent

Votre humble serviteur.

Il poinçonna la lettre avec sa bague avant de l’envoyer par pigeon jusqu’à Soltariel et de lui-même reprendre la route.