[Demeure Al'Serat] Réponse du Père ? | Krish

Neuvième jour de la neuvième ennéade de Karfias, onzième année du XI° Cycle
Manoir Al'Serat, Puy d'Elda

Dans un silence absolu l'enfant attendait, ses yeux se portant tantôt sur le sol dallé, tantôt sur la haute statue d'Uriz. Sa respiration même était inaudible, au même titre que sa voix depuis qu'elle avait été ramenée du quartier doeb. A se demander si le sort qui avait brisé son bras ainsi que son épaule gauches n'avait pas atteint les cordes vocales de la jeune fille. On avait essayé de la faire parler : lorsque ce n'était pas un simple hochement de tête ou d'épaule, sa manière de communiquer restait le passage par l'écrit. Mais qui s'en inquiétait ? Ce n'était qu'une gamine qui se devait de rester enfermée dans l'habitation le temps qu'elle guérisse puis retourne au temple. Visiblement les adultes voulaient la préserver tout en lui cachant ce qu'elle n'avait à leurs yeux pas à entendre : qui l'avait pourchassée, où était Dren'Zess et quels problèmes agitaient ainsi l'humeur de certains. Dans le fond, elle se doutait que Dren'Zess avait quelque chose à y voir... mais elle n'arrivait pas à imaginer pourquoi tout en cherchant un maximum de logique. Quoi qu'il en soit, Lotha Suru avait hâte que la femme masquée revienne ; elle reviendrait, c'était certain. Quand et comment, c'était une toute autre question.

"Driz'na ?"

La gamine se retourna à moitié, assise à même le sol, pieds nus. Elle darda ses yeux violacés sur le vieil elfe noir à la robe verte qui était venu la chercher, le regard sombre et le visage inexpressif. En quelques ennéades, l'enfant avait changé, l'homme ne pouvait que le constater jour après jour. Elle se laissait plus facilement porter une robe et être coiffée comme le voulait sa maîtresse, ne montrant plus vraiment sa gêne des jambes nues ; son silence ; son regard bien moins enfantin ; sa chevelure qui laissait entrevoir quelques nouveaux cheveux d'un blanc pur ; son bras en écharpe qui, enfin, la lassait. En somme, cette gamine n'était plus tout à fait une enfant.

"Viens. Tu es attendue."

Sans mot dire Driz'na prit le livre de cours qui traînait à côté d'elle puis se leva, réprimant une légère grimace de douleur. La magie ne faisait pas toujours tout... Elle se signa face au père, les yeux levés vers les siens, mit ses chaussures puis rejoignit celui qui était venu la chercher.

Voir c'est être vue.

Elle l'avait apprit à Thaar et s'était forgée une seconde identité de bohème pour trainer dans les coins ou personne n'aurait eu l'idée de la voir. Ici, c'était plus compliqué. Il était de notoriété publique que les daedhels étaient plus portés encore sur la ruse, les machinations et les supercheries que les Princes Marchands... Quoi qu'un concours entre les deux aurait sûrement donné quelque chose de particulièrement intéressant.

Depuis deux jours, Krish reprenait ses pénates, rentrait dans ses chaussons et faisait lustrer ses griffes. Elle avait retrouvé ces accessoires avec délice et T'Challa les aimaient presque autant qu'elle. La panthère avait le cuir solide et utiliser des lames pour la grattouiller derrières les oreilles la ravissait tout particulièrement. Kiba aussi appréciait. D'ici quelques années, la forgeronne pourrait même aiguiser ses griffes en caressant le félin à pointe qui était de moins en moins petit et de plus en plus caractériel. Le temps de réadaptation pour que l'elfe noire évite de se blesser avec ses jouets préférés était pourtant plus long qu'elle ne l'aurait cru. D'un autre côté, elle se défendait toujours mieux à la lutte qu'à l'épée alors c'était un atout non négligeable... Et un signe facilement reconnaissable. Il faudrait qu'elle pense à une sorte de gantelet pour pouvoir attraper les lames à pleine main. Ce serait du plus bel effet.  

La seule chose qui n'apparaissait pas officiellement dans le tableau que les grands du Puy devaient avoir d'elle était... deux choses en fait. Deux crapules qui mouchaient encore du lait, avaient grandi trop vite, étaient un peu détruit par leurs expériences passées et bénis des dieux.

Elghinn n'avait pas fini d'explorer le manoir et s'il sortait ce n'était jamais loin tant la foule et l'architecture improbable du Puy le mettait dans tous ses états. Dans le corps d'un jeune garçon de cinq ou six ans aussi athlétique et agile qu'un chat maigre, il passait un temps fous à apprendre à lire les caractères dans un livre. Les seuls qu'il n'avait jamais lu étaient tracés de la main de sa mère dans le sable et la poussière. Il courrait, grimpait, regardait les guerriers se battre dans le temple d'Uriz au coin de la rue. Il dévisageait tous les esclaves, tous les passants, tous les animaux, commençant à peine à comprendre que sa peau pâle était étrange dans ce monde comme dans l'autre. Il ne parlait pas encore à tord et à travers, ne répondant que si on s'adressait à lui, mais il remplissait le trou béant de sa curiosité en ouvrant grands les yeux et les oreilles.

L'autre crapule... L'autre crapule c'était plus compliqué. Krish n'en avait qu'un vague souvenir et si elle n'avait pas autant tenu au père, elle l'aurait surement mise à la porte dès son retour sans une once de remord. lle avait trop de fois sacrifié ou asservi le sang de son sang pour ça. Driz'na ne la connaissait pas non plus. Elles avaient passés quoi ? Une soirée ou deux ensemble dans un lointain passé de plusieurs mois pour l'une et de plusieurs siècles pour l'autre. Une soirée durant laquelle la petite n'avait pas vu son visage et ne connaissait pas plus son nom.

En vérité, Krish n'avait pas pensé à la gamine en rentrant. Elle ne l'avait pas croisée et n'avait pas remarqué une trace de son passage. Elle ne s'en était rappelée que lorsque Zaich'Ker était venu la déranger en pleine prière à Uriz pour lui demander s'ils devaient donner une chambre particulière à la petite... Pourtant Eshk'Oroth avait bien du placer un mot ou deux sur elle dans son rapport... Lesquels ? Sa mémoire lui jouait encore des tours.

Elle n'avait que séparer ses poings collés l'un à l'autre en geste de prière pour intimé le silence à son Intendant pendant qu'elle finissait de scander un ode à la gloire, au courage et à la supériorité des Vrais Croyants. Zaïch'Ker baissa la respectueusement la tête et joignit sa voix a celle de sa patronne pour ponctuer la fin de l'oraison par un simple " Haute et Claire brûle la Foi. "

Remâchant un soupire, la daedhel se releva et jeta un regard peu amène par dessus son épaule. Plutôt que de répondre, elle lui intima seulement :

- Il serait temps de faire les présentations. Va la chercher et conduit la à ma chambre... Et profite en pour aller aux Forges pour demander à maître Ge'Hen de préparer le plak'la d'orbdrin. J'aurai fini mon ébauche à la fin de l'ennéade je pense."
- A votre service. "
- Comme toujours mon cher. "

Il disparut sur le champ et elle mis en ordre quelques rapports concernant la situation du Puy, tenant entre deux doigts griffus de sa main droite, une longue pipe dans laquelle reposait une boulette de résine violacée qu'elle n'avait même pas pris la peine d'allumer. Le pantalon de cuir noir qu'elle portait se confondait avec sa peau d'encre et sa brassière d'argent laissait admirer sa nouvelle musculature et toutes les cicatrices qui allaient avec, notamment celles de son bras gauche, larges et croisées comme un filet de gladiateur.

Lorsque la porte s'ouvrit après deux coups, elle baragouina une invitation à entrer, finit son paragraphe, se retourna vers le petit bout de femme en chassant Zaïch'Ker d'un geste... et resta un instant inanimée face à son visage. Ses yeux... Ressemblaient tant à ceux de Vaerian dans ses mauvais jours que s'en était troublant.

- Bonjour Driz'na. Tu ne te souviens peut-être pas de moi, je t'ai dis m'appeler Dren'Zess à l'époque. " sourit-elle en s'asseyant sur ses talons pour scruter le petit visage froid. " J'ai du m’absenter un certain temps mais j'avais pas mal de choses à te dire. Comme tu en as visiblement beaucoup en tête on pourrai peut-être faire d'une pierre deux coups. Viens t'asseoir. "

Dans le coin tout de suite à droite en franchissant la porte, une table basse était entourée de poufs et d'oreillers moelleux que Krish pointa avec conviction avant de s'y plonger elle-même.

- Déjà dit-moi. Tu as mangé à ta faim ? Personne n'a été déplaisant à ton égare pendant mon absence ? " Peut-être n'obtiendrait-elle pas de réponse tout de suite mais attaquer directement sur des sujets difficiles n'avait jamais permis de raisonner le père alors elle doutait que ce soit du moindre intérêt pour la fille.

Tiens... c'était rare que le vieux l'emmène à l'étage inférieur. Généralement il rouspétait parce qu'il n'avait pas envie qu'elle aille trop fouiner dans les livres, à toujours plonger son nez dans les bouquins sans dire un mot. Comme si elle n'avait jamais assez lu... ou bien que c'était le seul passe-temps correct qu'elle trouvait depuis qu'elle était arrivée en ce lieu. Là il ne rouspétait pas, ne parlait pas dans sa barbe inexistante et prenait le temps qu'elle le suive. Comme s'il était un messager prenant soin d'une lettre. Si ce n'était pas étrange aux yeux de l'enfant, c'en était pour autant inhabituel la concernant. Cela lui rappelait le jour où il était venu la chercher au temple d'Uriz, au quartier doeb, pour lui apprendre que son père était mort et qu'elle allait désormais vivre dans un autre endroit. Il l'avait assez malmenée ce jour-là. Là il pressait moins le pas, peut-être parce qu'il restait dans la maisonnée et donc n'avait pas à attendre plusieurs dizaines de minutes voire heures pour se remettre à ce qu'il voulait. Ou peut-être était-ce autre chose. Peut-être...

Il ouvrit une porte qu'elle n'avait jusque là jamais passée, après avoir frappé deux coups et avoir obtenu une courte réponse. Driz'na entra donc dans une chambre fort belle et richement décorée, ce à quoi elle commençait seulement à se faire, puis le vieux fut invité à partir. Les regards des deux femmes se croisèrent, s'accrochèrent, interloquant l'enfant qui mit de longues secondes avant de se rappeler qu'elle devait toujours baisser les yeux face à un adulte. Elle entendit quelques pas s'approcher d'elle et ressentit le mouvement de celle qui se mettait à sa hauteur. Elle ne releva pas les yeux pour autant.

"Bonjour Driz'na. Tu ne te souviens peut-être pas de moi, je t'ai dis m'appeler Dren'Zess à l'époque. J'ai du m’absenter un certain temps mais j'avais pas mal de choses à te dire. Comme tu en as visiblement beaucoup en tête on pourrai peut-être faire d'une pierre deux coups. Viens t'asseoir."

Si Driz'na avait été un animal, ses oreilles pointues se seraient légèrement redressées au nom de Dren'Zess. Au lieu de cela elles n'eurent qu'un frémissement ; le plus dur fut de ne pas relever les yeux pour vérifier que la dame lui disait bien la vérité. La voix était similaire, du moins de ce qu'elle s'en souvenait et à travers un masque. Donc rien de moins sûr... Elle alla donc s'asseoir, se permettant de relever la tête pour ne pas se prendre les pieds, la tête ou encore son bras blessé dans le décorum. Elle se serait bien vautrée dans le paradis de poufs et d'oreillers qui se présentait à elle, cependant déjà elle ne connaissait pas la personne qui l'avait appelée - du moins n'était-elle pas sûre de la véracité de son identité - et ensuite c'était un coup à ce qu'elle n'arrive pas à se relever car son bras serait bloqué. Donc elle s'assit juste de sorte à avoir le dos droit et à pouvoir replier ses jambes et les croiser à sa guise.

"Déjà dit-moi. Tu as mangé à ta faim ? Personne n'a été déplaisant à ton égare pendant mon absence ?"

La gamine réfléchit un instant puis fit un signe négatif de la tête, faisant en même temps attention à ce que son regard ne se lève pas suffisamment pour croiser celui de la dame. Dame qui ressemblait un peu à la maîtresse des lieux d'ailleurs, tous les atours et la couche de maquillage en moins. Et de nombreuses cicatrices en plus. C'était joli. Elle attendit un instant une réponse, réfrénant au plus profond de son être une flamme prête à s'embraser, puis considérant qu'elle pouvait se permettre une action elle dégaina doucement la dague qui trônait à sa ceinture et la posa délicatement sur la table basse, entre elles deux. Sans rien dire. Encore. Juste une dague de très bonne facture sur une table en bois ; une arrme que la véritable Dren'Zess reconnaîtrait certainement. Du point de vue de Driz'na, du moins.

Elle gardait obstinément les yeux baissés cette gamine... Elle avait été dressée comme un animal craintif ou quoi ? Elle hocha négativement la tête sans lever le nez et, après un moment de silence dans lequel s'obstinèrent la grande comme la petite, elle sortit une belle dague. Une dague façonnée de la main de Krish en personne, quoi qu'elle ne soit plus toute jeune. Elle suivit le bout de la lame avec tendresse du bout des doigts. Si la forgeronne n'avait pas la moindre idée de la façon dont la petite se l'était procurée, elle reconnaissait son œuvre entre mille. Peut-être lui avait-elle donné le soir où elle s'était occupée d'elle avant l'incendie du Haut-Temple. C'était soit ça soit son père.

Avec un soupire intérieur, elle pensa une seconde à Velkyn. Puisse-t-il reposer dans le faste du Palais du Nahali et combattre avec bravoure lors du prochain Voile.

Mais c'était il y a si longtemps...

- Tu peux me regarder. " étant donné le ton qu'elle avait employé, le verbe devoir aurait tout aussi bien put être utilisé.

Elle étendit ses jambes sur les coussins et s'appuya contre le mur, du côté de la petite, plutôt que de faire ressembler cette rencontre à un entretien d'embauche malaisant. La longue et fine pipe alla rejoindre la dague sur la table.

- Et tu peux la garder. C'est toujours utile d'avoir une bonne arme, surtout quand c'est un cadeau. " D'un geste, elle repoussa sa crinière blanche derrière son oreille écourtée. " Maintenant, je peux te dire que c'est moi qui l'ai forgée. "

La gamine ne perdit pas une seule seconde pour relever la tête et les yeux lorsque la dame l'autorisa à le faire. Elle était bien contente de pouvoir être libre de son propre regard ! Voir et entendre était deux choses extrêmement importantes pour survivre ; si elle n'avait pas été habituée à faire attention à son entourage, elle ne serait très certainement plus là pour rencontrer - ou revoir - celle qui se prétendait être Dren'Zess. Une chose qu'elle pouvait déjà remarquer était le peu de distance que l'adulte avait laissée entre elles. Cela donnait toute lattitude à Driz'na pour essayer de déceler chaque détail qui pourrait lui dire quoi que ce soit sur elle, sans pourtant se montrer insistante. Elle était décontractée et sûre d'elle-même. Les nombreuses balafres étaient bien plus impressionnantes que ce à quoi avait pu penser l'enfant, comme une oeuvre d'art vivante. En soit, seule la réponse de cette femme dénota quelque peu.

"Et tu peux la garder. C'est toujours utile d'avoir une bonne arme, surtout quand c'est un cadeau. Maintenant, je peux te dire que c'est moi qui l'ai forgée."

Une moue s'inscrivit fugacement sur le visage de Lotha Suru : que la dague ait été forgée par son interlocutrice donnait une certaine valeur à cette dernière mais... rien n'indiquant que c'était elle qui la lui avait donnée. Or c'était bien le point fort qu'avait retenu la petite, hormis la possibilité que ses tatouages n'allaient pas rester. Ou quelque chose comme ça, parce qu'elle ne voyait pas coment on pouvait enlever un tatouage. Alors elle reprit de sa main valide l'arme, la regarda comme si elle voulait y déceler quelque chose puis la rengaina. Elle réfléchit un instant, essayant de comprendre à qui elle avait réellement affaire... rien ne lui donnait de certitude et pourtant, n'avait-elle pas employé le mot "maintenant", comme si elles s'étaient déjà rencontrées ? Jamais Driz'na ne l'avait vue... à moins qu'elle n'ait effectivement porté un masque. Et la seule personne qu'elle se souvienne avoir vraiment rencontré avec un masque était Dren'Zess. Elle se mordit l'intérieur des joues pour pas que la dame ne le remarque puis tenta une question, en espérant qu'elle la comprendrait... De son index elle fit le tour de son propre visage à plusieurs reprises puis posa sa main tendue paume vers sa face, horizontalement et à deux reprises, sur son front et son nez, comme pour cacher son visage sauf ses yeux. Puis elle haussa son épaule valide, sa main accentuant l'idée du questionnement qu'elle avait en tête.

Si jamais elle comprenait... alors elle espérait que la réponse lui permettrait d'être sûre de l'identité de la personne qui lui faisait face.

Soit sa mémoire était plus sélective qu'elle ne l'aurait cru, soit Driz'na n'était pas sensée être muette... Du moins pas de cette façon. Krish fronça les sourcils. Si c'était un de ses petits jeux enfantins, il était temps que ça lui passe, mais comme elle n'avait jamais été du genre à utiliser la manière forte quand elle avait toutes les chances d'être moins efficace que la ruse, elle se leva. Contrairement à ce que bien des bidasses pensaient, la panache des grands guerriers, et surtout des guerriers victorieux, n'était pas la force brute... Peut-être qu Velkyn aurait encore été en vie s'il avait apprit cela plus tôt. Mais ce n'était plus guerre le temps de penser à lui. Deux pas et elle était près d'une étagère sur laquelle reposait plusieurs bibelots. Elle en cueillit un et le lança non-nonchalamment sur les coussins à côté de la petite : le masque d'argent qu'elle mettait quelques mois plutôt.

Sans même regarder la réaction de la petite, elle acheva la distance qui la séparait de son bureau pour en tirer deux feuilles de papier à lettre et un fusain avant de revenir s'asseoir en tailleur sur les épais coussins près de la table basse. Elle griffonna quelques mots de son écriture longue et penchée avant de tendre le papier et le fusain à la gamine.

' Arrête de douter, c'est bien moi Dren'Zess. Ma véritable identité est Krish Al'Serat. Ton père était mon plus vieil ami. '

mentionnait la première ligne. Le terme "ami" qu'elle avait choisi d'utiliser était une forme ancienne et peu courante, d'autant plus rarement utilisée qu'elle soulignait un véritable attachement sentimental à une personne. Quelque chose d'à la fois dangereux et admirable dans une société comme celle d'Elda.

' Pourquoi est-ce que tu ne parles pas ? '

L'enfant prit délicatement le masque qui avait été lancé à côté d'elle et le posa doucement sur ses genoux replias. Sans rien dire, elle le regarda un bon moment ; comme si elle avait du mal à croire que c'était bien le bon masque ou, peut-être, qu'elle était vraiment ravie de cette retrouvaille. Puis l'adulte revint, un mot écrit sur un papier que la petite prit pour lire. A la première phrase elle releva les yeux vers la dénommée Krish, comprenant sans problème que si la disparition de sa "Dren'Zess" avait tant inquiété les adultes c'est parce qu'il s'agissait en réalité de la disparition de la maîtresse de maison. Forcément, ce n'était pas la même chose... Comment ne pas s'inquiéter du non-retour de la Maîtresse des Forges, quand on était de son côté ? Cependant, la flamme qui était prête à s'embraser dans les yeux de Driz'na était restée éteinte. Pour tout dire, la seconde phrase plongea son visage dans un froid intense, plus profond encore que celui qui teintait sa vie depuis qu'elle avait été secourue.

Pourquoi est-ce que tu ne parles pas ?

Parce qu'il le fallait... aurait été la première et la plus sincère des réponses. Mais ce furent des souvenirs éprouvants qui remplacèrent cette pensée près d'une minute, actes qui dans la traque qui lui avait été donnée avaient fait qu'elle avait décidé de parler le moins possible, dans l'espoir de moins se faire repérer... et ainsi de ne pas mener la mort à chaque fois avec elle.

C'était cela le problème de survivre aux autres.
La compréhension de ce qu'était véritablement ce monde, que l'attachement, si infime soit-il, amenait forcément à la douleur.
Que l'innocence devait être brisée.
Et, par-dessus tout, le sentiment qu'il aura fallu que les dieux décident de supprimer ses liens à son passé pour lui apprendre à être une drow... Etait-elle si faible que cela ? Ou bien cela avait-il été un test pour s'assurer qu'elle leur faisait suffisamment honneur pour pouvoir continuer à grandir ?

A cette dernière question, Driz'na avait peur. Mais d'un autre côté, son rêve prenait forme à ce moment-même et c'était une bonne indication quant à sa réussite. Ses lèvres s'entrouvrirent mais aucun son n'en sortit. Si je parle, ils viendront... Non, c'était stupide. Il fallait qu'elle arrête de penser ainsi. Mais comment faisait-on pour sortir un son de sa bouche, déjà ? Gênée d'avoir trop pris l'habitude d'être muette après bien trois ennéades, elle se pencha, prit le crayon et écrivit assez maladroitement quelques mots. Même si elle se débrouillait désormais, écrire de sa main non-directrice était toujours un exercice compliqué au début...

Parce qu'il le fallait.

Driz'na dut se concentrer pour arriver à parler à nouveau. Ce furent finalement quelques mots prononcés d'une voix rocailleuse d'une fait de son long silence qui sortirent de sa bouche.

"C'était dans le rêve. Uriz a répondu à ma prière, mais pour cela vous deviez être la première personne à qui je parlerai."

- Uriz, hein... " un sourire amusé s'encra sur les lèvres de l'adulte, pourtant, l'expression n'avait rien de légère. Elle était à la fois dubitative et respectueuse. Durant quelques instants, son attention se porta davantage sur la flamme qui palpitait en attendant de répandre une trainée de lave dans son sang à chaque battement de cœur. La présence qui ne la quittait plus et à laquelle elle avait offert jusqu'à son propre corps, le dernier rempare protégeant sa liberté. Il bouillait toujours, l'aiguillonnant pour que la Guerre couvre à nouveau le monde et réveille la flamme dans le cœur de ses enfants. Il observait chacun de ses pas et s'amuser à y donner des petites pichenettes pour l'éprouver ou la réorienter. Que sa fille de sang reçoive ce genre d'avertissement ne l’étonnait pas. Par contre, elle ne savait si elle devait le craindre ou attendre la suite avec impatience alors qu'elle pensait être sur la bonne voie pour raffermir la Foi de leur peuple.

- Dit moi tout. J'ai besoin de savoir. "

Mes yeux s'ouvrent. A côté de moi se trouve Zev'yn, il me regardait. Il prononce quelque chose puis part. Je regarde alors où je suis et reconnais la grande salle du temple d'Uriz, où nous avons cours. La lumière est chaude, orangée avec du rouge et du noir à certains endroits. Il fait chaud, plus que d'habitude, et une forte odeur d'encens me monte au nez. Sans le voir j'ai l'impression d'être entourée d'un grand feu qui englobe le temple. Il n'y a personne. Juste l'autel et la statue du Père. Il y a quelque chose sur l'autel. Je m'approche... Quelque chose me dérange, deux même au bout de quelques pas : déjà, je suis en robe. Une robe noire très fine, qui me fait penser à de la fumée noire trainant à chacun de mes pas. Ensuite, il y a mes pieds... c'est poisseux à terre. Je baisse les yeux ; je suis juste pieds nus, le dallage a l'air normal. J'avance à nouveau vers l'autel, je ressens toujours la même chose. Je fais donc attention à l'endroit d'où je viens et je remarque alors qu'à chaque pas j'ai laissé la trace ensanglantée de mes pieds, un sang froid à la belle couleur vermeille. Pourtant mes pieds ne sont pas écorchés.

J'avance, montant les quelques marches menant à la statue et à la table sacrificielle. La chaleur et l'odeur se font plus fortes. Sur l'autel est allongée ma dague, dont la pointe est rougie par le sang. A côté brûle un symbole que je reconnais comme étant mon tatouage que j'avais scarifié lors de ma prière. Mes yeux se portent sur Uriz, il reste toujours une statue ; pourtant son regard me pèse. Je baisse les yeux et découvre à la place du feu une grande coupe remplie d'eau. Je m'y vois, enfin ce n'est pas tout à fait moi. Dedans j'ai les cheveux blancs, comme les adultes.

Après je ne sais pas. Je vois des images, je revois des gens, entends des mots, comme si la vie défilait soudainement très vite. Jamais je ne parle. Puis je me retrouve dans une pièce, où seule une petite table est dans la lumière. Dren'Zess - elle est floue mais je suis sûre que c'est elle - est aussi assise et me parle. J'ouvre la bouche et lui réponds ; je sais que c'est la première fois que je prononce un mot depuis l'autel. Que ce devait être elle qui devrait entendre la première ma voix. Je lui dis...

"Ji, l'ilharn ssinssrinil ol."
(Ainsi, le Père le voulait.)


Driz'na cligna à plusieurs reprises des yeux, revenant au présent. Comme elle était très visuelle, pour raconter ce rêve que Dren'Zess lui demandait elle s'était replongée dans son passé, revivant presque la vision mais en moins forte. Au fur et à mesure, elle racontait à Krish les détails, ne donnant que ses impressions qui lui semblaient être importantes. Pour le reste, elle avait l'habitude de rester très objective. Sans plus bouger elle posa les yeux sur l'adulte, guettant une quelconque réaction.

Krish resta sans réaction jusqu'à la fin. Les yeux clos. L'oreille tendue. Les coussins moelleux la ravissait intérieurement. La vie était grandiose. La vie était magnifique. La vie était sauvage et chaque bribe de plaisir était plus grande une fois arrachée des mannes de la défaite. Et cet amour de la vie, c'était à Lui qu'ils le devaient tous. La Guerre. L'Affrontement perpétuel rendait ses véritables couleurs au Monde. C'était ça qu'elle devait représenter. A travers d'autres, Il avait été Destruction et Victoire. Elle n'était ni la Victoire, ni la Rage, ni la Force brute. Elle était la Vengeance perpétuellement inassouvie. Elle était l'Adversaire impérissable qui permettait aux autres de se surpasser. Elle pouvait déchoir, elle se relevait encore et encore. Si elle ne gagnait jamais, elle ne perdait jamais non plus. Elle continuait le combat. Toujours. Cela suffirait à Réveiller Elda et à ouvrir les yeux du Monde sur la réelle beauté des préceptes d'Uriz.

Elle était la Guerre qui ne trouve jamais de fin.

Avec Halan elle avait vaincu la vieillesse et l'ennui de ceux qui ne connaissent plus d'ennemis à leur mesure. Avec Velkyn elle avait brisé les chaines de son passé, oublié les derniers craquants sociaux et moraux de son éducation. Avec Loethwil, elle avait vaincu sa peur. Elle avait Accepté. Désormais, elle faisait plus que l'accepter. Elle en été honorée et elle se battrait pour resté digne de cet honneur. Elle se battrait pour son Dieu et pour la Beauté de la Vie elle-même, non pour la vision que d'autres en avaient. Elle le revendiquerait bientôt à la face du monde.

Alors que la chair de sa chair, la fillette qu'elle avait mise au monde sans jamais la revoir par la suite, se voit offrir un rêve si prenant en rapport avec ce même Dieu, cela ne pouvait être une coïncidence. Si cette petite traçait déjà son chemin dans le sang et si elle avait la foi au point de se taire pendant des ennéade pour respecter la volonté d'Uriz, cela ne pouvait être une coïncidence. Il lui avait montrer ce qu'il fallait pour qu'elle l'attende. Pour qu'elle ne parle à personne d'autre. Pour qu'elle ne soit corrompue par personne d'autre ?

Rouvrant les yeux, Krish se penchant sur la petite pour poser un baiser sur son front.

- Tu as bien agis. " sourit-elle en caressant doucement sa joue du bout de ses doigts calleux. Un éclat doré passa furtivement dans ses iris. " Mais dis moi ce que représente pour toi la marque que tu as vue ? Dans quelle genre de pièce tu m'a vu ? Et a quoi ressemblait la petite table ? "

"Tu as bien agis."

L'enfant laissa la femme se pencher pour déposer un baiser sur son front, sans comprendre ce que ce geste signifiait exactement. Au moins avait-elle fait ce qu'il fallait, et c'était là le plus important. Même si, dans le fond, elle se demandait quelle pouvait être la signification de la robe de fumée ou encore de son reflet dans l'eau. Elle n'eut pas le temps de penser à la formulation de ce questionnement lorsque Krish reprit la parole.

"Mais dis moi ce que représente pour toi la marque que tu as vue ? Dans quelle genre de pièce tu m'a vue ? Et à quoi ressemblait la petite table ?"

Elle réfléchit un long moment avant de répondre. Enfin d'essayer parce que sa voix s'enraya et elle eut une quinte de toux qui lui fit mal à la gorge. Il lui fallut boire avant de pouvoir répondre, toujours avec une voix rocailleuse.

"C'est papa qui me l'avait tatouée. La Force d'Uriz ; il me disait que le jour où j'aurais besoin du Père, que je pourrais utiliser ce signe. Alors je l'ai fait.
Driz'na regarda son bras gauche puis, se disant qu'il valait mieux qu'elle ne défasse pas son bandage, elle se pencha pour dessiner ce qui était désormais une cicatrice.
- Pour le reste... ce n'était pas une pièce en particulier. Et la table était dans un bois assez sombre, brune. Mais je n'arrive pas à en voir les détails."

Le dessin terminé elle tendit la feuille à sa protectrice et se rassit confortablement sur le coussin, le masque de fer à côté d'elle et ses jambes croisées.

"Y a-t-il une signification à cela ?"

- Il y en a surement une. " sourit-elle. " Mais si ce rêve t'es adressé, c'est à toi de lui donner un sens. Ce que tu viens de me donner m'a permis de me faire ma propre idée, mais cela ne te servira pas à t...
- Mère !

Le pan du mur qui servait de passage dérobé entre la chambre de maître et la chambre d'honneur venait de pivoter, laissant passer un jeune garçon que les humains auraient jugés avoir cinq ou six ans malgré des cheveux d'un blanc cristallin. Son visage long et bien dessiné promettait déjà d'être à la fois fort et harmonieux, comme s'il avait été sculpté selon d'ancestraux critères de beauté. Son maintient fier devenait souple, presque farouche, au moindre de ses mouvement, le faisant paraitre plus âgé, tout comme ses yeux du même rouge que ceux de la maîtresse des lieux. Vêtu d'un pantalon noir ample dépourvu de chaussures et d'une tunique tout aussi sombre ceinturée à la taille d'une courroie de cuir alourdie de deux dagues, il avait ce quelque chose d'assurer que dégagent seulement les adultes. Et comme si ce n'était pas déjà assez perturbant, sa peau était d'un blanc à peine gris dans l’entrebâillement de la porte.

- On pourrait manger de la viande de Cerf de Faelia ce soir ? Le vieil homme m'a dit que c'était très bon et qu'il pouvait demander aux cuisinières de le cuisiner de pleins de façons différentes pour pouvoir goûter. "

Laissant le passage ouvert derrière lui, il avait avancé presque jusqu'aux deux femmes dans la moindre gêne et sans lancer plus d'un regard à la fillette.

- D'accord. Je te laisse t'en charger, mon petit guerrier. Mais n'oublie pas les Grâces ni tes leçons d'écriture.
- Je sais ! " Un enthousiasme innocent illumina son petit visage et il vint embrasser la joue de sa mère avec ferveur tout en l'enlaçant un instant.
- Et j'ai put voir mon amie du temple de Natha. Elle nous recevra demain avec des représentants de Kiran et Leetha.
- Tu n'as pas intérêt à me faire faux bond. " un baiser sur la tempe et il se redressa pour... s'immobiliser au lieu de partir. Fronçant le nez comme s'il acceptait soudain une envie qui le taraudait, il plongea son regard dans celui de la jeune fille aux cheveux poivres et sels. " Qui es-tu ? "

*Ne me servira pas à quoi ?* se demanda-t-elle sincèrement. A grandir ? A comprendre ce que voulait lui transmettre Uriz ? Mais elle ne pouvait pas poser sa question à voix haute. Tout ce qu'elle pouvait faire était de regarder, muette, l'étrange scène se dérouler devant ses yeux violets. Un gamin bien pâle qui venait voir sa mère en lui demandant la permission de manger de la viande de cerf au repas du soir, lui expliquant que le vieil homme - certainement le vieux rabougri à la robe verte - lui avait dit que c'était très bon et que les cuisiniers pourraient en faire à plusieurs sauces pour que l'enfant puisse en découvrir toutes les saveurs. Enfant qui avait quelque chose de très mature en lui, entre ses traits et son regard. Pourtant, c'était un caractère tout enfantin que Driz'na retrouvait en lui : l'innocence dans ses yeux, la façon d'embrasser sa mère et de l'étreindre, la manière de lui répondre même... Vaerian lui aurait collé une claque pour avoir osé lui parler ainsi. Heureusement pour elle, Lotha Suru n'avait jamais eu l'idée de ne serait-ce qu'essayer... ou bien était-ce qu'elle l'avait fait étant toute petite et que son corps se souvenait malgré elle de la réprimande ? Bonne question... Quoi qu'il en soit, la jeune fille se trouvait mal devant cet étalage d'affection. Parce que cela lui rappelait toutes les fois où son père rentrait à la maison, tous ces instants où elle pouvait rester lovée dans ses bras à écouter les histoires d'ailleurs ou des profondeurs du Puy, apprendre, ou juste profiter du retour de celui qu'elle aimait le plus. De celui qui ne reviendrait jamais.

Un bref instant Driz'na baissa les yeux, durcissant volontairement son visage pour ne pas montrer toute la peine qui naissait en elle. Certes Zess'dren lui manquait mais suite à la vision du Père, elle ne voulait pas montrer une quelconque fêlure dans son esprit ou son coeur. Dans le fond, à savoir pourquoi, Dren'Zess... ou Krish... en était déjà une. Mais elle n'avait pas envie que cela se sache ou se voit plus qu'il ne le fallait. Question de survie, comme aurait dit son père.

"Qui es-tu ?"

La concernée releva les yeux vers ceux d'un rouge intense du jeune garçon. Il était vraiment étrange, alors qu'il devait avoir quelques décennies de moins qu'elle il faisait presque plus vieux. Driz'na lui accorda un petit sourire un peu forcé et lui répondit, de sa voix toujours aussi caverneuse.

"Je m'appelle Driz'na. J'ai l'honneur d'avoir ta mère pour tutrice. Et toi ?"

En attendant qu'il réponde, la petite retenait chaque détail le concernant, tout ce qui pouvait relever du visuel... y compris par où il était entré.

- Oh c'est toi ? " Le visage d'Elghinn s'alluma d'une curiosité dévorante. Il s’accroupit au bord des coussins, au plus près de la jeune fille et observa son bras bandé. " Je ne t'imaginais pas vraiment comme ça. Tu ne m'avais pas dit qu'elle portait toutes ces marques. " lança-t-il par dessus son épaule à l'attention de sa mère avant de s'adresser à la jeune filles, les yeux toujours aussi étincelants. " Elles sont plutôt jolies. Il faudra que tu m'apprennes comment tu les as eu et pourquoi. "

Krish, d'ailleurs, couvait la scène d'un sourire on ne pouvait plus amusé... Et peut-être un peu attendrit. Depuis leur retour dans ce monde, il avait pris de l'assurance. Il dévisageait toujours autant les gens et était émerveillé par chaque différence de chaque corps qu'il croisait, des plus beaux aux plus déformés, mais il parlait. Il entrait en interaction. De façon brutale, chaotique et souvent enfantine, mais il avait pris le plis plus vite qu'elle ne l'aurait pensé.

Le contraste entre les deux enfants était terrifiant. Il avait ses yeux mais un visage étranger. Elle avait son visage mais le regard de son père. Il avait été élever de façon sauvage et insoumise, orgueilleux de chacun de ses exploits. Elle était le pur produit de l'éducation drow mal soutenue par une ambition trop faible et ne rêvait que de survie. Il avait le corps d'un enfant et l'esprit d'un vétéran. Elle était presque femme et muette comme un poupon. La forgeronne faisait confiance à Uriz et accepterait la petite à ses côtés définitivement. Elle aimait aussi Vaerian et lui devait bien ça... Mais en son fort intérieur, elle avait du mal à discerner si sa nature était suffisamment solide pour arracher sa place dans le monde à la force de ses petites mains. Au vu des capacités de son père et de sa mère, elle était sûrement bien gâtée de ce côté là. Mais a quel point faudrait-il la pousser pour qu'elle les exploite au maximum ?

Tandis qu'elle les observait, Elghinn continuait sans trop se soucier des réactions qu'il pouvait bien provoquer chez la demoiselle.

- Et ta voix ? Comment tu as fait pour qu'elle soit si grave ? Tu es une fille, j'en suis presque sûr. " Il s'immobilisa un instant et la dévisagea une nouvelle fois des pieds à la tête comme pour s'assurer qu'il n'avait pas dit une bêtise avant de reprendre. " Oh, tant que j'y pense. Même si c'est ta mère aussi. Évite de rentrer en compétition avec moi, ça te ferai du mal. Elle m'aimera toujours plus.
- Elghinn... " Krish réprimait difficilement son rire. Il était trop franc et avait lâcher ces quelques mots avec la plus grande sérénité. Il n'était même pas inquiet de pouvoir perdre l'affection de sa mère ou qu'elle ne soit plus suffisamment à sa disposition. Peut-être que cela durerait, peut-être pas. En tout cas, il était suffisamment intrépide et curieux pour vadrouiller seul dans tous les recoins accessibles de ce manoir. Elle ne doutait pas qu'il ait écumé seul le quartier d'ici la fin du mois.

Sans crier gare, il s'empara du bras de la petite avec une précision et une douceur surprenante pour la vivacité du geste. Il voulait simplement regarder plus attentivement son bras bandé, mais de là à dire qu'il ne lui ferait pas mal malgré ses quelques précautions, il y avait un monde. Ni lui ni sa mère n'étaient du genre douillet.

La gamine resta silencieuse, n'aimant pas le rapprochement que l'autre se permettait d'avoir comme s'il la connaissait déjà. Lui, au moins, semblait avoir entendu parler d'elle, savoir qui elle était. Elle, elle ne connaissait rien sur lui, ne l'avait même pas croisé, pas une seule fois. Encore une fois, les adultes ne lui racontaient rien... ce qui était complètement différent de quand elle était avec Lok'nath. Etre une pièce rapportée ne l'avait jamais dérangée jusque là. Mais à ce moment précis, cela l'agaçait. Peut-être qu'elle avait besoin de ce temps avec Dren'Zess, seule à seule, à retrouver un point, une partie de son passé. Elle n'en savait rien. Mais elle ne sentait pas le fait qu'il se soit assis si proche d'elle. Et non, elle ne lui expliquerait pas ses tatouages. Seule elle en connaissait les secrets et ça resterait ainsi tout le long de sa vie.

"Et ta voix ? Comment tu as fait pour qu'elle soit si grave ? Tu es une fille, j'en suis presque sûr.
Pas de réponse. Juste le regard suspicieux toujours braqué sur lui.
- Oh, tant que j'y pense. Même si c'est ta mère aussi. Évite de rentrer en compétition avec moi, ça te ferait du mal. Elle m'aimera toujours plus.
- Elghinn... "

Le coeur de Driz'na manqua un battement. Son corps se pétrifia, à l'exception de ses yeux qui se tournèrent vers Krish. Sa... mère ? Comment ça, sa mère aussi ? C'était pour ça que le vieux Zaïch'ker avait été la chercher à la mort de Vaerian ? Parce qu'elle était la fille de la Maîtresse ? Ca ne rimait à rien, jamais sa mère n'avait daigné s'occuper un temps soit peu d'elle. Jamais elle n'avait su ce que cela faisait d'avoir une maman. Peut-être était-ce pour cela que le Père avait accepté de l'aider ? Krish riait, ne semblant pas voir dans les yeux de sa fille toutes les questions faisant naître des sentiments ambivalents : incompréhension, attachement et rejet. Et c'était douloureux.

En une fraction de seconde, le regard de la fillette revint sur son "demi-frère" en même temps que son buste se reculait alors que sa main valide se saisissait de l'un des poignets de l'opportun. On ne touchait pas à son bras, sinon il ne se remettrait jamais bien. La poigne de la blessée était plus ferme et forte que ce à quoi on pouvait s'attendre, interrompant définitivement Elghinn dans son geste. Pas un mot, comme à son habitude. Mais son regard violacé interdisait clairement celui qu'elle regardait de ne serait-ce qu'essayer de retenter l'expérience.

"Hey ! Ca va ! Je veux voir c'est tout."

Non, c'était non ! Surtout qu'il insistait au point que Driz'na sentait très bien que s'il arrivait à prendre son bras, qu'elle aurait mal et qu'après ce serait elle qui serait grondée par le médecin parce que soit disant elle n'aurait pas su suffisament faire attention à tous ses os qui s'étaient retrouvés en miettes. Et puis ce n'était pas le bon moment ; pas du tout même. Face à cette révélation impromptue qui mine de rien la mettait dans tous ses états, elle se sentait comme un animal sauvage acculé par un prédateur. Aussi se défendit-elle, naturellement.

Sans force impressionnante mais avec dextérité, elle saisit à nouveau le bras gauche de l'impétueux, de sa jambe gauche donna un coup dans son bras droit pour l'écarter et au même moment plaqua son second pied sur le cou du gamin, jambe repliée et prête à la tendre d'un geste brusque et définitif. Il avait senti le pied sur sa gorge mais, une chance pour lui, elle s'était suffisamment entraînée pour avoir rapidement stoppé son geste. Elle braqua un regard froid et noir sur celui d'Elghinn, lui interdisant à nouveau de porter la moindre main sur son bras. Les autres ne la croyaient pas capable de se défendre alors qu'elle avait vécu dans un quartier où on désirait ne serait-ce que survivre, avec des idiots dans sa classe et un père qui lui avait quand même appris quelques éléments de bagarre pour pouvoir filer en cas de besoin. Tout comme Krish lui avait appris à viser les points vitaux avec une dague, en fait. Alors que cet embêtant qui n'était pas fichu de comprendre un refus se calme ou son pied ne serait pas qu'une prévention mais bien une arme.

Dans le regard d'Elghinn, la peur et la rage se disputaient. Il était presque hors de lui, ne se calmant que parce qu'il sentait toute la lourde conséquence de cette posture. Avait tout, il avait survécu et il était près à tout dans cette optique. Son corps gardait son sang froid tant cet instinct de conservation était encré en lui. Son bras était trop court pour atteindre les tendus du genou. Ses ongles trop courts pour faire de réels dommages au tendon d’Achille. Ses doigts trop faibles pour tirer la dague coincée sous son propre dos et empêtrée dans sa gaine et sa ceinture. Être habillé c'était merdique ! S'il avait été nu, il aurait put réagir. S'il n'avait pas laissé sa curiosité prendre le dessus, il aurait put réagir plus rapidement. Suffisamment pour tuer son adversaire.

La honte et la colère lui dévorait les entrailles. La défaite n'était pas acceptable. Comment avait-il put être si bête. Il fallait toujours être en alerte. Dans ce monde plus que dans les Ombres. Là bas au moins, tout était pur. Tout était clair. Les ennemis et les alliés. Chez les elfes c'était pareil. Les proies et les prédateurs. Mais ici... Il ne comprenait pas comment les choses marchaient.

Le feu aux joues et l’œil meurtrier, il reposa les mains aux sols en se jurant de ne plus sous-estimer quoi que ce soit. Il apprendrait à écouter la cacophonie de ce monde comme il écoutait jadis le silence. Il serait toujours aux aguets. Plus jamais il ne se laisserai surprendre. Plus jamais.

Pendant que les deux enfants réglaient leurs comptes, Krish ne fit pas même mine de les séparer. Les ongles plantés dans les coussins et la mâchoire serrée au point de lui faire mal elle n'avait qu'une envie, c'était de sauter en avant pour déchirer de ses mains la gamine qui touchait à son fils. En le voyant si prêt de la mort, elle avait l'estomac noué... mais elle ne bougea pas. Il fallait qu'il apprenne. Ils fallait qu'ils apprennent. Qu'ils montrent leurs capacités. Driz'na était surprenamment vive. Mais c'était difficile pour la forgeronne de réfréner cet instinct de protection qu'elle avait développé pendant des siècles.

Ce que ni l'un ni l'autre des combattants n'avait peut-être pas perçu tout de suite, c'était le grondement de l'énorme panthère d'un noir de jais qui s'était faufilé par le même passage qu'Elghinn. Krish l'avait retenue de justesse d'un chuintement tendu. T'Challa était si étonnée qu'elle avait immédiatement tendu l'oreille et était resté là, silencieuse comme l'Ombre qu'elle était. Ses deux yeux d'un noir abyssal braqués sur Driz'na et Elghinn jusqu'à ce que la forgeronne se lève pour la convaincre de quitter la pièce tandis qu'Elghinn récupérait peut-être sa liberté de mouvement.

Krish referma tout juste le passage avant de se tourner vers les deux enfants avec un sourire relativement fier.

- C'est bien de défendre ses convictions. Bravo Driz'na. Tu es beaucoup plus forte que je ne le pensais. C'est tout à ton honneur. Excuse-toi, Elghinn.
- Mais... !
- Les perdants s'excusent. " Son visage devint immédiatement d'un sérieux sans appel. L'intensité de l'expression avait de quoi glacer le sang.
- Tu te moques de moi ? M'excuser devant cette gamine ?!
- Ici, les perdants ne meurent pas toujours, mais ils n'en sortent jamais entier. Si tu ne veux plus t'excuser, tu n'as qu'à ne plus perdre. "

Assit au sol, les dents serrés et l’œil toujours aussi assassin, Elghinn parvint à articuler :

- Excuse-moi, Driz'na. "

Elle s'était fait un ennemi, alors qu'il était un membre de sa "famille". Juste parce qu'il n'avait pas été capable de comprendre un non et qu'elle s'était par la suite défendue. Son regard assassin lui faisait clairement comprendre qu'il avait détesté être mis à mal et qu'il lui en voulait. Dans le fond, ce n'était pas ce que Driz'na avait voulu ; elle s'était juste protégée et c'était à son sens le plus important. Pour le reste, peut-être que le gamin comprendrait plus tard. Peut-être, parce que ça n'avait vraiment pas l'air gagné...

Désormais que l'autre avait baissé les mains et ne semblait plus avoir envie de lui sauter dessus, Lotha Suru baissa sa jambe et se permit de faire un peu plus attention à son environnement tout en gardant Elghinn dans son champ de vision. Elle remarqua alors la panthère noire et la maîtresse qui la faisait passer par la porte dérobée. L'enfant s'en sentit d'autant plus mal, un froid désagréable lui parcourant l'échine. Mais elle n'en dit rien. Elle força ses yeux comme son visage à rester durs et sombres, ce qui ne lui était pas compliqué pour le second point. Puis elle attendit que les deux Al'Serat aient terminé leur discussion, se soldant par les excuses presque forcées du petit drow. Sans aucune fierté ni hauteur dans son regard, Driz'na posa à nouveau les yeux sur lui. Il se passa de longues secondes avant qu'elle n'arrive à se forcer à parler.

"Excuses acceptées. Evite de recommencer... j'pourrai pas bien servir Uriz si mon bras ne se remet pas."

Voilà. Il avait même une explication. S'il ne comprenait toujours pas, alors elle ne pouvait plus rien pour lui et elle serait obligée de se méfier de lui comme s'il était un ennemi à garder auprès d'elle pour le surveiller. Un peu comme Zev'yn, en fait ; même si elle ne voulait pas vraiment le voir en ennemi elle avait conscience que n'importe quel enfant dans sa classe était capable de faire des coups bas, y compris envers ceux qui étaient leurs camarades de jeu. La jeune fille se décala un peu de son vis-à-vis et regarda Krish. Elle qui avait rêvé de ces retrouvailles... elle avait envie de partir maintenant. De sortir, grimper aux murs, courir... tout ce que son bras ne lui permettait pas de faire et tout ce que les adultes l'empêcheront de faire au vu de ce qui s'était passé. Se forçant à ne rien montrer de ce qui se passait dans sa tête, Driz'na demanda tout simplement...

"Puis-je retourner dans ma chambre, m... maîtresse ?"

Si les mâchoires d'Elghinn avaient pu se souder l'une à l'autre, elles l'auraient fait à cet instant sous la pression. Le garçon se releva, tourna les talon et sorti par la porte principale aussi soudainement qu'il était entré sans un mot ni un regard envers sa mère ou la fillette. Krish n'en fut pas particulièrement émue. Ils avaient eut des engueulades bien plus grave dans les Ombres et savaient l'un comme l'autre qu'ils avaient besoin de temps pour vomir leur colère et redevenir raisonnable... Enfin aussi raisonnables qu'ils puissent l'être. Que Driz'na soit à ce point croyante ne le laisserait pas insensible, mais pour ça il avait besoin de reconstruire son égo.

Depuis le couloir, on entendit sa petite voix de garçonnet lancer avec fermeté :
- Préparez la salle d'entrainement et envoyez moi deux gardes ! MAINTENANT !

Une seconde porte claqua puis se fut le silence. Et enfin, Driz'na put tenter de s'esquiver. Krish fronça le nez en entendant la gamine lui donner du "Maîtresse".

- Tu te prends pour une esclave ? " gronda-t-elle mécontente. " Non. Tu ne peux pas. Rassied toi. Ce n'est pas parce qu'il nous a interrompu que nous n'avons rien d'important à nous dire. "

Sans plus de cérémonie, elle verrouilla la porte d'entrée, le passage dérobé et s'assit sur la table basse au milieu des coussins, les jambes croisées. Elle avisa sa longue pipe, laissa tomber pour le moment et se tourna vers Driz'na.

- Tu es agacée à cause d'Elghinn ou c'est autre chose ?  "

Au ton soudain très dur de la maîtresse des forges, Driz'na baissa les yeux et se rassit, écoutant la semonce sans broncher. Qu'avait-elle envie de partir de cette salle désormais close... courir au loin, ne plus ressentir tout ce qui lui travaillait le coeur. Mais l'adulte avait des choses importantes à lui dire. Ou peut-être des choses importantes à lui demander. L'enfant n'avait rien à dire, même si cette action lui donnait l'impression d'être emprisonnée dans une cage. Krish s'assit cette fois-ci sur la table basse, plus proche de sa fille que précédemment, et la regarda.

"Tu es agacée à cause d'Elghinn ou c'est autre chose ?"

L'enfant se mordit intérieurement la joue, et prit une profonde inspiration pourtant silencieuse. Les mots se bousculaient dans sa tête, autant que les sentiments contradictoires qui submergeaient son coeur se battaient pour avoir la première place. Comment s'exprimer ? Comment expliquer ? Il y avait tellement de moyens de mal dire les choses... Il se passa donc un temps avant qu'elle ne relève enfin les yeux sur sa génitrice, essayant toujours autant de se contrôler au mieux.

"Je ne sais plus comment je peux vous appeler... Vous étiez Dren'Zess, maintenant la maîtresse de maison, la Maîtresse des Forges, ma tutrice et ma mère. Je ne sais pas... comment vous voulez me considérer. Vis-à-vis de vous."

- Alors... Détricotons le problème. "

Pour des retrouvailles, les choses étaient complexes. C'est vrai qu'Elghinn avait balancer son lien de sang alors que la petite n'était pas forcément au courant. Krish se gratta distraitement la tempe pour remettre la liste de Driz'na à l'endroit.

- Dren'Zess et Shaar sont les noms que j'ai pris en revenant au Puy pour tester ma foi et trouver de véritables croyants sur lesquels je pourrai compter quand le temps sera venu de remobiliser les nôtres au nom d'Uriz. Tu m'as connu sous ces noms à une époque qui est lointaine pour moi. Depuis, il m'est arrivé beaucoup de choses. Des choses qui m'ont données suffisamment confiance pour que j'arbore de nouveau fièrement mon véritable nom, mais mon but n'as pas changé. " Elle fit une pose et chercha le regard de l'enfant. " Pour toi, je ne suis pas la maîtresse de maison, ni même une quelconque maîtresse. Les esclaves et les sous-fifres me voient comme ça. Tu n'es ni l'un ni l'autre. On m'a donné le titre de Maîtresse des Forges pour mon talent mais si ce titre ne signifie rien pour toi, tu n'as pas à me respecter pour ça. "

Elle arrivait à la partie la plus délicate. Elle caressa du bout des griffe le masque d'argent toujours étendu à deux pas puis sourit à Driz'na.

- Ton père s'est arrangé pour que tu sois envoyé ici s'il devait lui arriver quelque chose. J'ai accepté de te garder par égare pour lui, ce qui fait de toi ma pupille. Et oui, comme l'a dit Elghinn, tu es de mon sang. Tu n'aurais sans doute pas du l'apprendre comme ça, mais cela ne change pas grand chose au final. Je t'ai mise au monde et je l'ai fait pour ton père. Il voulait t'élever et je n'en avais pas la moindre envie alors je l'ai même laissé choisir ton nom de famille. Ce n'est pas contre toi, je n'ai jamais eu la fibre maternelle. " Enfin elle ne l'avait pas à l'époque. Peut-être qu'Elghinn avait changé cela. Ou peut-être qu'il resterait à la seule exception à la très longue liste d'enfants sacrifiés, abandonnés ou réduit en esclavages qu'avaient été les descendants de la forgeronne. Il fallait dire que ses propres parents avaient été particulièrement atroces... Mais cela avait payé. Alors c'était peut-être ça être de bons parents. Elle se contentait d'être douée pour enseigner et développer les aptitudes propres à chacun de ses sujets d'expérience. Briser un esprit pour le faire entrer dans un moule vulgaire n'était vraiment pas épanouissant comme travail. " Ce que j'ai vu lors de notre dernière rencontre et ce soir me laisse penser que tu es une fille bien élevée, croyante et prometteuse. Vaerian peut s'en attribuer le mérite, je n'ai rien à voir là dedans pour l'instant. Si tu souhaites porter mon nom, tu peux. Ce sera un plaisir de te compter dans ma famille. Mais je ne m'attends pas à être ta mère comme ça du jour au lendemain. Tu ne me connais pas et je ne te connais pas non plus. Si tu n'étais pas aussi intrigante, je n'aurais même pas envie de te connaitre. "

La stricte vérité. Elle n'avait aucune estime pour les grouillots sans talent ni ambition. La vision qu'Uriz avait envoyée à la petite était en grande partie la source de son intérêt, quoi que la mémoire et la vivacité qu'elle avait démontré mette l'esprit de la forgeronne en branle sur les futures capacités d'exceptions que la petite pourrait développer. Elle représentait un intérêt, une curiosité... Et une affaire de cœur entre elle et son vieil ami. Elle avait ses surprenants yeux de bâtard, Krish ne pouvait le nier.

- En fin de compte je ne pense pas me tromper en disant que le soucis c'est surtout que j'étais Dren'Zess, une personne qui te rappelait ton père et qui était sensée veillée sur toi quoi qu'il arrive, et que je suis finalement Krish, une femme que tu ne connais pas et qui pourrait avoir sur ton avenir un contrôle que tu n'arrives pas totalement à mesurer. Alors je vais faire ou refaire une mise au point. " Elle se tourna totalement vers la jeune fille et se pencha à sa hauteur, lui parlant avec sérieux. " Je te protègerai. Quelque soit mon nom ou le tien, je te protègerai. Je veillerai à ce que tu ne manques de rien et à ce que ton éducation se poursuive dans les meilleures conditions possible. Je répondrai à toutes tes questions sur tes origines, sur ton père et sur moi. Si tu t'en montre dignes, je te transmettrai personnellement ce que je jugerai utile pour ton avenir. A tout cela, je ne mets qu'une condition : que tu continues à honorer les dieux et à faire confiance à leur infinie sagesse." Un sourire délicat se dessina sur le visage d'obsidienne. " Quant à savoir si tu veux être ma fille, c'est à toi de le décider. Notre lien peut se résumé au don d'un peu de sang et de quelques muscles. Ou il peut aller plus loin. Tu peux m'appeler Krish ou mère, ou même Dren'Zess, cela ne dépend que de toi. Je n'exigerai rien de ta part sur ce plan. " Elle ne se battrait certainement pas pour une prérogative qu'elle avait perdu le jour où elle avait laissé ce poupon à Vaerian.

Driz'na écouta en silence, comme toujours. Elle laissait chaque mot s'imprégner dans son esprit, lui donnant des réponses à sa question mais la mettant en garde sur l'attachement qui pourrait exister entre elle et sa mère. Ainsi, il était à elle de choisir. A elle de garder le nom de famille que lui avait donné son père ou de prendre celui d'Al'Serat. Elle savait au moins qu'elle serait bien accueillie dans cette grande famille... ce qui n'était pas rien à ses yeux. Mais elle prendrait sa décision plus tard, là elle n'était pas en état de choisir définitivement. Au lieu de quoi elle acquiesca régulièrement, montrant ainsi qu'elle comprenait. Puis, une fois que Krish eut terminé, l'enfant s'accorda à baisser les yeux avant de laisser sa voix résonner dans la chambre.

"Je ferai ce qu'il faut pour que vous soyez fière de moi. Et jamais je n'oublierai de prier les dieux."

Elle releva alors les yeux. Dren'Zess put remarquer un peu d'humidité sur ses petites prunelles mais aucune larme ne semblait vouloir couler. Intérieurement, l'animal enfermé en cage et prêt à se défendre pour se protéger laissait peu à peu la place à l'enfant que la maîtresse des forges avait pu rencontrer un mois auparavant. Une enfant qui avait tout de même changé, en attestait le regard sombre qui semblait ne pas avoir vocation à la quitter.

"Puis-je vous demander... qui était mon père, exactement ? Avant qu'il ne prenne tous ses rôles. Et vous ? Dans quelle famille suis-je née ?"

Tant qu'elle avait l'autorisation, avant d'aborder un autre sujet... autant profiter de ce moment pour poser ce genre de questions.

Krish caressa la joue de la jeune fille avec un sourire... tendre. En voyant ses yeux brillants, elle n'avait put retenir ce geste. Dieux ce qu'elle pouvait avoir les yeux de son père. Elle espérait sincèrement qu'elle serait fière de cette petite créature un jour. Une création réussie et émancipée. Un pari gagnant.

- Vaerian était quelqu'un d'intelligent et de discret. Au départ, nous étions surtout des compagnons de circonstance. On s'évitait mutuellement des ennuis. Je le voyais comme quelqu'un d'assez bon avec une lame à la main pour être utile mais pas assez pour être un véritable rival. Il m'a avoué plus tard qu'il pensait à peu près la même chose sur moi mais à propos de mon intelligence. " Ses propres souvenir d'enfance n'avaient jamais été un doux réconfort pour la forgeronne. Vaerian faisait plus figure d'exception que de règle et c'était également pour ça qu'ils avaient continué à se rencontré même après qu'elle ai tourné le dos à sa famille et à la voix royale qui s'ouvrait à elle. " Mes parents voulaient me voir entrer dans l'armée et plus tard dans la Doth'ka. Mon père était Bara à l'époque et ma mère briguait de loin un poste de Grande Prêtresse. Ils étaient influent, j'étais douée, décidée et vive d'esprit. Cela m'offrait une voie royale. Mais j'ai tourné le dos à tout ça pour apprendre l'art de la forge. Mes parents m'ont tourné le dos, mon frère a essayé de me tué et la plupart de mes connaissances d'avant ont coupé les ponts au moment ou je me suis volontairement asservie aux Forges de Lave pour apprendre le métier. Ton père a été l'un des très rares à continuer à me parler et à passer du temps avec moi. " Même en taisant les détails scabreux de la relation qu'elle entretenait jadis avec ses parents et de la période de servitude que beaucoup passaient sous silence par confort, préférer un avenir d'artisan à celui de guerrier était pour le moins déshonorant. Alors c'était presque un miracle qu'une seule personne de son passé ait continué à la fréquenter. Ce genre de loyauté, surtout que le temps renouvelée par la suite et un nombre de fois relativement conséquent, ne s'oubliait pas. Qu'est-ce qu'ils avaient pu passer comme temps à discuter, un verre à la main. " Ton père n'est pas quelqu'un de loyal au sens vulgaire du terme. Mais nous pouvions compter l'un sur l'autre même en passant des siècles sans nous voir. Nous n'en avions simplement pas besoin. " Chacun son ambition. Chacun sa vie. Se reposer sur l'autre aurait été un aveu de faiblesse que ni l'un ni l'autre n'aurai put consentir. Comme cela devait être. Au final, ils ne s'étaient demandé de l'aide qu'à une ou deux reprise en près d'un cycle de vie. La mort de Vaerian faisait aussi de Ren l'une des deux dernière personne que Krish connaissant d'avant son départ du Puy, six siècles auparavant. Ces souvenirs la rendait presque nostalgique...

Elle se leva et fit quelques pas dans la chambre sans trop savoir pourquoi, suivant du bout des doigts les étagères chargées de bibelots sans intérêts. Les hommes étaient décidément de brèves étincelles. Il avait tenu un peu plus longtemps que les autres. C'était un exploit. Lorsqu'elle était encore apprentie elle se souvenait d'une nuit entière passée à parler de l'avenir, enroulés dans une même couverture. Il projetait déjà d'élargir ses affaires à l'époque.

- Enfin bref. Tu es née quelques mois après que nous nous soyons revu lors d'un échange de prisonniers entre Sol'Dorn et Thaar. Il commençait déjà à y avoir quelques ratés au niveau du IVe ost. Quand il a sut que j'étais enceinte et que nous avons été sûrs que c'était de lui, il m'a demandé de garder l'enfant pour qu'il soit élevé en eldéen. Je l'ai rarement vu aussi sérieux que ce jour là. Il me connaissait et savait parfaitement que je n'avais jamais pris le temps d'élever moi-même mes enfants, même ceux que j'avais eu avec des Primas. Alors il m'a proposer de t'élever lui-même. " Il avait eu... cette étincelle dans le regard... " Tu es née dans la famille qu'il t'a construite de ses mains. Nous étions tous les deux trop âgés pour avoir encore des parents en vie et même si ça avait été le cas, je pense que ni lui ni moi n'aurions voulu te présenter tes grands parents. " Une belle brochette de sadiques manipulateurs sur la tombe desquels elle irait très volontiers danser chaque ennéade si elle en avait encore quelque chose à faire.

L'enfant écouta tout en regardant la dame qui lui parlait de son passé, de ces quelques instants de vie répétés au cours des siècles auprès de son père. Et pourtant, jamais Driz'na n'avait pu rencontrer Krish du vivant de Lok'nath. Pourquoi lui avoir caché qu'elle était sa mère ? Pourquoi la laisser grandir dans le secret ? Autant elle pouvait comprendre que ne pas évoquer sa propre existence lui avait permis de la protéger... mais de là à avoir toujours fait comme si elle n'avait jamais eu de mère... elle avait du mal à comprendre. Etait-elle un danger potentiel pour qu'il ne lui ait jamais rien révélé ? Pour le coup, elle ne comprenait pas. Elle ne comprenait pas plus que la traque mortelle qui avait été son quotidien pendant deux ennéades.

Alors elle faisait comme à son habitude : elle écoutait et laissait ses pensées décortiquer la moindre information pouvant s'avérer intéressante. C'est-à-dire toutes, en l'occurrence. Lotha Suru réprima un petit sourire en se rappelant l'un des noms que lui avait donnés Krish quant à comment elle s'était faite appeler à son retour d'Ithri'Vaan : Shaar. Il n'était pas temps de le dire mais l'un de ses tatouages s'appelait "le doute de Shaa" et racontait justement l'histoire d'une femme dans les chaudes terres de l'ouest. Y avait-il un lien, comme Dren'Zess ? Il faudrait qu'elle repense à cette histoire... Vaerian y avait certainement caché une vérité décriptable uniquement si certaines informations étaient connues. Ce ne serait pas inhabituel de sa part...

"Est-ce à cause du lien de papa avec vous que des gens m'ont traquée ? Et pourquoi porter un masque de fer, c'est en lien avec les forges ? Ou bien c'est juste pour ne pas être reconnue ?"

A peine Driz'na avait-elle posé ses questions que le visage de sa mère devint mortellement sérieux. L'enfant crut un instant qu'elle avait fait une bêtise, ce qui retenut son souffle, mais Krish la rassura - façon de parler - en parlant à nouveau.

"Comment ça "traquée" ? Qui, quand et où ?
La concernée la fixa de ses yeux violacés, remettant ses souvenirs en ordre avant de répondre aux questions.
- Il y a cinq ennéades... Edvard n'était pas venu me chercher au temple, contrairement à d'habitude. J'ai fini par partir toute seule. Quelqu'un est venu me chercher, que je ne connaissais pas ; il disait venir de la part de Gor'ark. Papa m'avait dit que si quelqu'un venait de la part de ce nom, qu'il me fallait l'éviter à tout pris. Alors j'ai fui dans le quartier doeb. Ils m'ont suivie, j'ai fini par les retrouver là où j'habitais avec papa... enfin il y en avait un. Il m'attendait. Sur les murs était écrit "Traître" avec du sang."

Elle se mordit les lèvres. Elle ne voulait pas revoir cette scène, et pourtant ! L'enfant visuelle qu'elle était y était bien obligée... Aussi, à force que les mots sortaient difficilement de sa bouche, elle ne pouvait empêcher quelques larmes de couler sur ses joues.

"Je ne sais pas qui il était. Il ne venait pas des hauts quartiers et il utilisait la magie. C'est à cause de lui que mon bras est détruit. Je n'en sais pas plus... il a dit "nous" à un moment. Après je ne me rappelle plus de rien, quelqu'un au masque de fer est venu me chercher. Un... un homme."

Driz'na se renferma complètement sur elle-même, ses souvenirs lui faisant tous plus mal les uns que les autres. Et, dans le fond, elle avait un peu peur de la réaction de Dren'Zess.

- LES FUMIERS !

La longue bouffarde de Krish vola a travers la pièce pour atterrir avec un bruit risible sur le mur opposé à la petite qui venait de lui raconter tout ça. A cet instant précis, elle ne savait pas si elle était plus en colère envers Eshk'Oroth pour ne lui avoir rien dit, envers Haldren qui venait d'ajouter la mise en danger d'un second enfant à son tableau de chasse, ou à ces imbéciles qui cherchaient à se venger d'un homme mort depuis des mois. Elle croisa les bras pour empêcher ses mains de trembler, le fil de ses griffe entrant dans sa peau comme dans du beurre sans qu'elle ne le remarque.

Il n'était pas seulement question d'amour filial. On s'en était pris à sa pupille officielle. Et s'ils l'avaient tracée depuis le temple, ils le savaient. Elle mordit le bord de sa langue et souffla un grand coup pour se calmer. Le goût cuivré la fit frissonner légèrement.

- C'est exactement pour ça que je portais un masque. Pour pouvoir agir à ma guise sans que le monde ne spécule sur mes voyages et mes absences. Je n'ai pas été assez féroce on dirait... Et c'est toi qui en a fait les frais. "

Elle se retourna vers Driz'na, sérieuse et inhabituellement concernée. Elle n'était jamais concerné par quoi que ce soit. C'était le meilleur moyen d'être déçue et taraudée par une soif de haine qui vous fait commettre les pires erreurs. Mais là, elle ne jouait pas. Et la petite non plus vu son état. Décrispant doigt après doigts, elle parvint à desserrer les bras et vint s'agenouiller près de l'enfant.

- Regarde moi. " Son ton était calme. Il dénotaient d'une absolu certitude et d'une autorité toute matriarcale. Elle plongea ses iris de lave dans les yeux humides de la petite. Les quelques larmes qui maculaient encore les yeux de la jeune fille prouvaient l'épreuve qu'avait du être cette traque. Elle n'avait pas l'air d'être le genre à s'écrouler. Même en apprenant la mort de son père, la seule personne sur laquelle elle avait pu compter jusque là, elle était restée de marbre. " Tu as survécu. " La main qui ne portait pas de griffe repoussa une mèche brune derrière la longue oreille de la petite, glissant sur l'une de ses premières mèches blanches sans trop s'y attarder. " Survivre est une marque de force. C'est la base de tout. Uriz respecte les gens qui survivent. Ceux qui continuent toujours à se battre. Tu as réfléchis vite, tu as agi. Peu importe que tu aies eu besoin d'aide cette fois. Tu as survécu. " Sa main pesa sur la petite épaule. " Ton père serait fier de tes actes... Et j'en suis fière aussi. " Ses doigts d'encre passèrent pour effacer les légers sillons sur ses joues. " Alors tu n'as pas le droit de te laisser détruire par de simples souvenirs. La peur et la douleur doivent devenir des armes. Tu dois y puiser de la fierté et de l'assurance, car tu as survécu à tout ça. En traversant des épreuves seule, tu apprends de quoi tu es capable. C'est un cadeau que tu t'offres à toi même. Tu me comprends ? " Elle attendit d'avoir une réponse, ne serait-ce qu'un hochement de tête, puis, doucement, elle s'assit un peu plus confortablement et l'attira contre elle, la prenant dans ses bras et caressant ses cheveux en silence jusqu'à la sentir se détendre un peu. Elle se moquait de savoir si cela prendrait quelques minutes ou des heures. La petite pouvait fondre en larme ou tenter de reculer qu'elle ne bougerait pas.

Elle n'avait jamais voulu être mère. C'était bien différent que d'avoir des enfants. Elle gardait un trop mauvais souvenir de ses parents pour pouvoir reproduire leur schémas... Mais elle pouvait être encore pire qu'eux lorsqu'elle souhaitait révéler le potentiel d'un de ses protégés. Les enfants et les adultes n'avaient rien à voir. Il fallait aider les enfants à pousser. Les adultes il fallait simplement les redresser et virer la mauvaise herbe accumulé pendant l'enfance. Elle ne voulait pas être mère. Le monde était suffisamment hostile avec Elghinn pour qu'elle ait a faire la partie la plus facile. Et puis elle était aussi en tension, lui rappeler les règles d'un monde cruel n'avait pas été difficile. Très vite, il s'était tenu sur ses deux jambes. Mais ici, entre un luxe apparent, une sécurité physique quasi total et des secrets mortels, c'était plus compliqué... Sans compter qu'elle se retrouvait avec une fille sur les bras, non un garçon. Si elle continuait comme ça, ses enfants seraient médiocres, mous, faibles et elle passerait le reste de sa vie à les voire barboter dans leur fange.

Elle souffla à l'oreille de la petite.

- C'est la dernière fois que tu laisses quelqu'un voir des larmes aussi sincère. " Puis se recula de manière à pouvoir voir son visage. " Et maintenant je veux savoir ce que tu ressens envers les hommes qui t'ont traqués. "

Son visage s'était fermé. Si quelques larmes se frayaient un chemin sur ses pommettes d'enfant, ses yeux n'exprimaient rien. Ils étaient rivés sur ceux de lave de Krish uniquement parce que c'était ce à quoi on l'avait conditionnée quand elle vivait dans le quartier doeb. Quand on est un enfant, on obéit à un adulte hormis si cela nous met en danger. Et, quand on est un enfant des hauts quartiers, on baisse la tête pour s'éviter des problèmes. Mais quand on vie dans le secret et l'écoute, on durcit son regard pour ne pas montrer ce que l'on ressent ou pense. C'était ce que faisait Driz'na, en cet instant précis : ses yeux inexpressifs se posaient là où ils devaient alors que son coeur criait qu'elle avait peur de revoir ceux qui avaient voulu la capturer. Qu'ils recommenceraient, forcément, parce qu'ils n'avaient pas eu ce qu'ils voulaient ; parce qu'elle s'était remise à parler et qu'elle ne resterait donc pas toujours dans le manoir. Alors, comprenait-elle les enseignements de l'adulte ?

Non elle ne comprenait pas. Non elle ne voyait pas en quoi voir des meurtres et les laisser se dérouler pour assurer sa propre survie était un cadeau qu'elle se faisait à elle-même. En quoi elle devait y extraire fierté et assurance. Tout ce qu'elle voyait était que ce monde n'était fait que d'épreuves de ce type et que, désormais, il lui faudrait vivre en adulte. Vivre en personne prête à purifier ce qui l'entoure avant même que cela lui porte atteinte. Tout ce qu'elle comprenait, ou pensait comprendre, était ce que c'était que de vivre en enfant d'Uriz. Alors elle finit par faire un signe affirmatif de la tête puis se laissa couver dans les bras chaleureux de sa mère.

Aucun gémissement ; aucun mouvement de recul ; aucune parole ; plus aucune larme.

Après de très longues minutes, Krish put ressentir sa petite protégée se détendre un peu. Elle n'avait pas éclaté en sanglots, au contraire même puisqu'elle avait arrêté de pleurer. Un murmure, les deux femmes qui se séparent et à nouveau yeux de lave rencontrant yeux d'éther.

"Et maintenant je veux savoir ce que tu ressens envers les hommes qui t'ont traquée.
L'enfant réfléchit un moment avant de répondre.
- Du froid. Un froid intense. De la peur. Mais l'impression que rien n'est laissé au hasard... et qu'ils reviendront maintenant."