[MdO2019] Un avenir bien sombre | Grayle

La tempête qui avait secoué la côte en fin de journée s'était enfin décidée à laisser place à une nuit calme et sans nuage. La daedhel, assise sur le rebord du rempart, contemplait la voûte céleste dans un moment de sérénité. La journée avait été éprouvante, le dîner catastrophique et elle trouvait difficilement le sommeil. Au vu de la position des lunes dans le ciel, il devait être minuit passé. Bien passé même.
T’sisra accusait encore le coup, une douleur lancinante toujours présente dans l’épaule. Elle avait évidemment changé de chemise, qui cette fois-ci semblait être adaptée à sa taille.

- B'vecko tangi usstan talinth, xuat dos ? S’enquit la daedhel auprès du chat lové sur ses genoux.

La boule de poils se contentait de ronronner, tout ce qui l’intéressait c’était d’être le centre de l’attention. Aussi, seuls les doigts qui se baladaient sur son pelage, tout le long de sa colonne, sur son ventre et son cou, méritaient un quelconque intérêt. L’animal changeait régulièrement de position, un coup sur le dos et la tête à l’envers dans les creux des genoux joints, un coup sur le ventre les pattes étirées, puis sur le côté, d'abord l'un puis l'autre.

- Foldraevals usstan orn'la ssinssrigg ulu tlu murrpau...

Des bruits de pas firent écho dans le silence nocturne, son oreille droite se dressa immédiatement. Quelqu’un marchait, ça ne faisait aucun doute. Là, quelque part dans la nuit, un cœur battait d’un rythme régulier. T’sisra resta assise sur le rebord du rempart, pour le plus grand bonheur du félin qui n’aurait guère apprécié que son « fauteuil vivant » ne bouge d’un seul cil, et se contenta d’héler l’inconnu :

- Qui d’autre se pavane à l’extérieur en pleine nuit ?

La daedhel se fendit d’un sourire avant d’éclater de rire. Si bien que le chat sur ses genoux se demandât ce qu’il se passait. T’sisra prit le temps d’essuyer ses larmes et dévisagea le jeune homme.

- Vous me demandez de vous aider à vous suicider dans les meilleures conditions possibles en réalité ? L’interrogea-t-elle, toujours secouée d’un léger rire. Je ne veux pas vous effrayer, mais oui, les drows sont cruels, particulièrement avec les autres races, puisqu’ils les considèrent comme inférieure. À leurs yeux, votre vie ne vaut rien. Au mieux, ils vous tueront rapidement, au pire vous finirez votre vie dans les champignonnières, puis votre cadavre y servira d’engrais.

La daedhel redressa le buste, prenant un air plus sérieux. Il fallait dire que l’homme semblait déterminé et qu’il n’y avait pas lieu de discuter de son projet.

- Sachez simplement que la société puysarde est pyramidale et primale. L’entraide est une faiblesse, les forts dévorent les faibles, gravissent les échelons et indiquent la marche à suivre aux autres. Mêmes entre eux, ils ne se font pas de cadeaux. Quant à leur expliquer de ne pas vous tuer, dites simplement « Qualla, xuat elgg uns'aa. » et priez pour qu’ils ne se sentent pas offensés que vous puissiez parler leur langue. Conseilla-t-elle en recommençant à caresser calmement le chat. Serait-ce indiscret de vous demander les raisons d’un tel périple ?

Elle marqua un temps d’arrêt, sans connaître les tenants et aboutissants, il lui était difficile de statuer sur quoique ce soit.

- Peut-être aurais-je un ou deux conseils plus précis à vous donner selon les circonstances ? Voire un moyen de survivre. Ajouta la drow avec un air un brin énigmatique.

T’sisra s’amusait de voir le jeune homme répéter en boucle des sons qui lui étaient bien étrangers. Scander une phrase sans être capable d’en détacher les mots est une tâche pénible, la retenir pour de bon est ardu. Ses lèvres bougeaient, sans qu’aucun son ne s’en échappe, au rythme des répétitions de Grayle, puis la daedhel finit par acquiescer lorsque le résultat semblait correct.

- Je suis désolé dit-il en s'inclinant. Je n'ai pas bonne mémoire, si je n'absorbe pas cette phrase dans ma mémoire je vais tout oublier.

- Il n’y a pas de mal.

Elle le suivait du regard, tandis qu’il s’installait lui aussi. Le chat sauta de ses genoux pour s’approcher de l’homme, curieux et intrigué.

- Je me suis renseigné sur le désert. L'importance de conserver mon eau, toujours marcher à l'ombre, avancer de nuit et dormir le jour, porter des vêtements couvrants et légers. Je me suis même procuré une carte... et une boussole.

La noiraude allait intervenir, ouvrant la bouche, lorsque l’homme de la terre se frappa le torse avec force et fierté.

- Je suis un paysan. J'ai passé ma vie aux champs. Je suis robuste et je sais ce que c'est de ne rien avoir à manger ou manquer d'eau. Je suis aussi prêt que je puisse humainement l'être. Quant aux raisons...

T’sisra n’osa pas l’interrompre lorsque de son regard courageux se teinta d’une peine profonde et indélébile. Elle en profita pour se rapprocher de lui dans un mouvement à la fois leste et mesuré.

- Ma famille est morte, et j'ai été exi... envoyé pour disperser leurs cendres au sommet du Puy d'Elda.

Son sourcil se souleva sous la surprise. La coutume était assez... unique en son genre, très étrange et carrément suicidaire. Posant la main sur l’avant-bras du jeune homme, elle l’observait d’un air interdit. Était-il conscient de ce qu’il faisait ou était-il en proie à une folie quelconque ?

- Ne me regardez pas comme ca, je savais dès le début dans quoi je m'embarquais. C'est pour ca que je suis avec... dame Cécilie. Ils vont dans la même direction que moi, et je ne voulais pas voyager seul. Mais toutes ces histoires sur les souffles et les dieux... ce n'est pas pour moi et ca ne me concerne pas.

Elle se contenta d’acquiescer, retirant sa main pour se masser les tempes, le regard absorbé par le vide et l'esprit en ébullition. Son voyage était insensé. Comme tous ceux qu’elle avait déjà elle-même entrepris après tout. Pourquoi ne serait-il pas capable de s’en sortir ? T’sisra poussa un long soupir et se fendit d’un léger sourire, les yeux rieurs.

- Pensez à prendre de quoi vous couvrir la nuit. Le sable diffuse très bien la chaleur, mais ne la retient pas, c’est pour ça qu’il fait très chaud la journée et très froid la nuit. Lui conseilla-t-elle en hochant la tête pour elle-même. Croyez-moi, les températures nocturnes vous surprendront. Le désert est aussi traître que les puysards. Et concernant votre quête, l’ascension du Puy est une chose… Ardue. Sans compter la faune, si les drows vous repèrent, ils se lanceront à votre poursuite. Et vous ne distancerez jamais un chasseur monté sur un morgal.

La nécromancienne marqua un temps d’arrêt, elle réfléchissait à une aide quelconque qui n’interférerait pas avec sa quête solitaire. Au bout de quelques secondes d’hésitations, elle se tourna à nouveau vers Grayle et riva ses yeux d’un bleu acier saisissant dans les siens.

- Tout ce que je peux faire, c’est vous donner une possibilité de vous échapper si les choses tournent mal. Si vous parvenez à rester en vie, débrouillez-vous pour trouver Chadra Tanor’Thal. C’est ma tante et elle retournera le ciel et la terre pour me faire la peau. Dites-lui que vous me connaissez, que vous savez comment me contacter. Vous m’enverrez, sous sa surveillance, une lettre à Lante, adressée à Balir Bock D’Acier qui réside dans la boutique nommée « Curiosités Aventurières ». Expliquait-elle calmement pour qu’il saisisse tous les tenants et aboutissants de l’opération. Elle vous ordonnera de me donner rendez-vous dans la région des cités marchandes, à l’écart d’un village par exemple, ou bien proche d'un lieu connu dans le désert, un endroit tranquille en somme. Chadra saura que je ne me montrerai pas si je ne vous vois pas, alors elle vous emmènera pour me tendre une embuscade.

Elle se leva l’index, comme pour empêcher d’être interrompue et apporter la touche finale à sa diatribe.

- Ce jour-là, vous aurez certainement très peur. Vous verrez des choses qui défieront votre réalité. Il y aura des morts, voire des morts-vivants, mais ce ne sera ni vous, ni moi. N’acceptez ni ne déclinez rien. Sachez simplement que si l’occasion se présente, que ce soit dans un mois, un an ou dix. La proposition tiendra toujours.

T’sisra se fendit d’un sourire qui laissa place à léger rire. La candeur de cet homme lui semblait être une arme à double tranchant, une fois au Puy, soit elle précipiterait dans la tombe soit elle lui sauverait la mise. Difficile à dire.

- Je vous rassure, ma tante de ne viendra pas en personne au rendez-vous. Elle enverra sûrement son fils, ou certains de ses gardes les plus fidèles. Peut-être même son mari, qui sait ? Demanda-t-elle en haussant les épaules. Chadra n’est pas une combattante renommée et croyez-moi, elle ne tentera pas d’approcher une nécromancienne. Elle n’a que l’image d’une parfaite drow, mais c’est une personne retord qui évite de se salir les mains ou de se mettre en danger.

La daedhel prit une inspiration pour répondre la question suivante. Elle ne put s’empêcher de secouer mollement la tête en signe de dépit.

- Elle tué mon père, son propre frère. Pour ça, je ne lui en veux pas le moins du monde. À vrai dire, je me fiche complètement de ce qu’elle veut ou pense. Confessa-t-elle avec un sourire en coin. Si elle veut garder le domaine, soit, qu’elle le fasse. Qu’elle veuille garder les enclos de dressage des gedalë, très bien. Je m’en contrefous. Non, le réel problème, c’est que je suis le dernier membre de la branche principale de la famille, c’est ça qui l’agace. Elle a voué les derniers siècles à faire disparaître mon nom. Que voulez-vous que j’y fasse ? L’interrogea-t-elle en haussant les épaules.

La daedhel se laissa aller à un soupir. Rien que d’y repenser, cette histoire la fatiguait et lui rappelait à quel point elle détestait le Puy et sa société. Ces jeux de pouvoirs incessants, ces guerres intestines et cette constante sensation de vivre avec une menace au-dessus de la tête.

- Elle est complètement paranoïaque. Tant que je respirerai, elle ne sera pas tranquille. C’est ainsi. Je n’ai aucun intérêt à m’en débarrasser, mais elle est incapable de vivre avec l’idée que je suis là quelque part dans le monde, avec ce nom, « Do’ath ». Et évidemment, un jour, cette histoire finira mal. Les choses sont ainsi faites. Conclut la noiraude dans un nouveau haussement d’épaules. Mais ce ne sera pas le jour où vous mettrez ce plan à exécution, ça, j'en mettrais ma main à couper.

T’sisra réceptionnait le chat, le prenant dans ses bras comme on tient un bébé. Ses doigts couraient le long du ventre de l’animal qui ronronnait à n’en plus finir, tandis qu’elle écoutait le jeune homme parler. Ses yeux étaient rivés dans ceux de l’animal, qui en retour lui accordait un regard doux et mielleux. Parfois, il semblait vouloir enserrer son poignet de ses deux petites pattes, ce qui ne manqua pas de faire sourire T’sisra.

- Affronter le regard d’un parent après une énorme bêtise requiert aussi du courage, vous savez. L’important n’est pas tant la nature du danger ou de l’épreuve, ce qui est courageux en soit, c’est l’acte d’entreprendre, et ce, malgré ce qui pourrait vous en dissuader. Alors je ne doute pas un instant que vous ne le soyez pas, vous l'avez déjà prouvé en venant jusqu'ici, vous l'avez prouvé en entreprenant ce voyage pour Elda. Déclara la drow en relevant les yeux vers son interlocuteur. Mais la frontière entre le courage et la folie est très mince.

Le chat battait des pattes arrière pour changer de position, et la daedhel le laissa se lover au creux de ses cuisses.

- D’ailleurs, je dirai que c’est bien la peur qui différencie le courageux du fou. Le premier à peur, comme tout le monde. Comme vous, comme moi. Le second ne connaît pas cette peur, à se demander s’il s’en rend compte ou s’il tient réellement à la vie. Fit-elle dans un haussement d’épaules. La peur, c’est la flamme qui nous anime lorsqu’on vit au rythme des escarmouches et des aventures.

T’sisra marqua une pause, levant les yeux au ciel un bref instant. Oh ça, oui, elle en avait eu des frayeurs, et pas qu’une. Mais jusque-là, jamais elle n’avait baissé les bras, jamais elle n’avait abandonné.

- Je vous dirai même mieux. La peur est à la fois votre meilleure alliée, et votre pire ennemi. Apprenez à vivre avec, ne la laissez pas vous submerger et contenez-la lorsqu’elle se manifeste. Apprenez à l’utiliser et vous découvrirez une force insoupçonnée au fond de vous. En revanche, si vous la laissez gagner du terrain, si vous la laisser s'emparer de vous, vos pensées seront brouillées, votre réflexion chaotique, vous commettrez des erreurs, et si elles ne vous sont pas fatales, tout ce que vous pourrez faire, c’est courir pour votre vie ou vous retrouver tétanisé face au danger.

La drow se pencha légèrement vers l’avant, le regard dans le vague. Des souvenirs lui revenaient les uns après les autres, une période révolue qui pourtant l’avait forgée au fil des années.

- Et moi, dans cette histoire, et bien… J’ai été élevée pour la guerre. J’ai été formée au combat, j’ai appris à rester clairvoyante malgré les événements. Cela prend du temps, des années. Mais c’est ce que je suis devenue, une mage de guerre. Et j’aurais dû servir l’armée du Puy comme beaucoup d’autres avant moi. Le sort, et moi-même, en avions décidé autrement. Conclut-elle dans un haussement d’épaules, un sourire sur le visage. Alors, certes, cette histoire de souffles peut paraître démentielle, mais c’est un problème qui concerne tout le monde connu. Il y a tant de vies dans la balance, qu’ignorer cela est au-dessus de mes forces. Aujourd’hui, je peux mettre mes compétences au service de tous les peuples et je n’y manquerai pas.

T’sisra inclina légèrement la tête lorsque le jeune homme la remercia pour son avis. Et il avait d’ailleurs bien raison sur toute la ligne. Au final, la vie n’était qu’une façon de voir les choses. Très personnelle, très subjective. Chacun avait ses limites, sa morale. Sa propre façon d’envisager le bien et le mal, l’honneur et la couardise… Aucun code n’était réellement établi.
Grayle s’enferma dans un mutisme quelques instants. T’sisra fit de même, les yeux rivés vers les étoiles.

- Dame T'sisra... si vous aviez le choix, sans aucun problème d'argent, de santé, ni de responsabilité, ou une quelconque conséquence. De choisir la vie que vous voudriez. Sans même obligation de travailler. Vous choisiriez quoi ?

- Aucune idée. Je ne me suis jamais vraiment perdue dans ce genre de questionnements. À vrai dire, je ne troquerai ma vie pour rien au monde. Confia-t-elle en opinant une fois de plus. Vous savez, l’herbe à l’air toujours plus verte chez le voisin. Mais ce n’est qu’une vue de l’esprit. Si j’avais été une noble de votre peuple, peut-être aurais-je voulu devenir aventurière, peut-être que si j’avais été une paysanne, peut-être aurais-je voulu être noble ? Demanda-t-elle en haussant les épaules. On définit nos rêves et nos désirs en fonction de ce que l’on a et de ce que l’on est.

Elle marqua une pause, levant légèrement l’index. Tout le monde à ses rêves, tout le monde à ses ambitions, tout le monde aimerait être ceci ou cela en imaginant que les choses seraient alors bien mieux. Et pourtant ceux qui sont à la place tant convoitée voient le revers de la médaille et en convoitent souvent une autre.

- Voyez ça comme le paradoxe de l’utopiste. Commença-t-elle par expliquer en se tapotant le menton de l'index. Cet homme rêve d’un monde parfait, il aimerait les choses ainsi plutôt que comme cela, car son monde lui parait terne et laid. Il y a un principe de causalité. C’est parce que son monde lui parait laid, qu’il est utopiste. Mais qu’est-ce qui nous dit qu’il ne vit pas déjà dans une utopie ? Peut-être ne s’en rend-il pas compte, parce que ses repères dans cette utopie sont ses standards et que les vivants souhaitent toujours mieux ? Et bien, pour votre question, c’est la même chose. Alors je me contente de ce que j’ai, je me satisfais de ce que la vie m’apporte et de ce que je parviens à faire. Et ça me convient très bien. Qu'est-ce que vous en pensez, vous ?

T'sisra riva son regard sur son interlocuteur, l'oreille tendue et un léger sourire sur les lèvres.

La noiraude se fendit d’un sourire amusé, bien qu'elle trouvait le jeune homme trop enclin à se mettre en danger sur les bords de la muraille.

- Vivre au jour le jour n’est pas un mal. C’est aussi une bonne façon de faire, autant que celle de celui qui prévoit tout à l’avance.

Elle pouvait au moins lui apprendre quelques petites choses à défaut de passer la nuit à s’épancher sur tel ou tel sujet.

- Quelques mots et expressions d’usage, après quoi, je retournerai essayer de dormir. Accorda la daedhel dans un hochement de tête. Et deux ou trois informations utiles sur Elda.

Ainsi, la noirelfe resta là, sur le rempart, en compagnie d’un humain curieux et avide de savoirs. Bien évidemment, elle ne lui en dirait pas plus que ce qu’on peut entendre à Thaar sur le Puy. Il est des choses qu’il vaut parfois mieux ne pas savoir, surtout pour un étranger car il pourrait trouver en l’ignorance une certaine protection. T’sisra se contenta de quelques palabres qu’ils répétèrent ensembles durant plusieurs minutes, ainsi que des formalités sur l’organisation de la vie sociale puysarde. Rien de bien profond, cependant assez pour éviter de faire ou dire une bêtise qui se révélerait létale s'il se faisait attraper. Et il y avait de fortes chances que ça soit le cas.

Après une petite heure à bavasser, elle se redressa, gardant le chat entre ses bras. Celui-là, elle comptait bien l’emmener avec elle.

- Je ne vous retiens pas plus longtemps. Reposez-vous bien, on se voit demain. Conclut la nécromancienne dans un sourire, avant de se diriger vers l’escalier menant à la cour pour en dévaler les marches.