Repartir à zéro [Solo]

« Celui qui déplace la montagne, c’est celui qui commence par enlever les petites pierres.» Confusius

« Eh bien, il semblerait que nous avions un problème. Nous n’avons plus aucune trace de vous dans nos documents... » Le petit clerc rondouillard regardait Caley en affichant sa mine la plus sympathique, mais le film de sueur qui brillait sur son front trahissait sa nervosité grandissante. « Je suis bien née à Diantra. Mes parents étaient Ulrik Aldaron et Andraste Longuerive. Elle est morte alors que j’avais cinq ans, en couche. Quant à mon père… quelque part pendant mon absence. » Caley fronça les sourcils. Elle n’aimait pas penser à ces événements et à ce qu’elle avait manqué. « J’ai bien peur que ça ne prouve en rien votre identité. » La rôdeuse avait tenté de récupérer la terre de son père en évoquant son doit de sang, mais comme il n’y avait aucun moyen de prouver qui elle était, Caley devait donc se résigner à racheter la terre. Elle possédait l’argent, mais quelques économies n’auraient pas fait de mal, surtout avec tout ce qu’elle devra dépenser pour la remettre en état. « Vous venez de me dire qu’une bonne partie des archives ont brûlé pendant l’incendie de Diantra... »

« Certe, mais je ne peux pas me fier seulement aux bonnes paroles d’une personne pour distribuer les terres. Si vous aviez eu un papier attestant de votre droit de propriété, je dis pas, mais là... » Caley soupira. « Très bien. » Elle porta la main à sa bourse. « Combien, pour l’acheter? »

« Vous voulez payer!? »

« Vous êtes sourd ou quoi? Oui, je veux payer! Combien? »

Le clerc fouilla dans ses documents. « Attendez une minute. Vous me prenez au dépourvu, madame. » Il commença à gribouiller quelques chiffres avant de s’arrêter. « En fait, je vais devoir aller vérifier sur le terrain et tout ça. Il faudra quelques jours, le temps de remplir les documents et...  Puis, soyons honnête, vous n'avez pas l'air d'avoir les moyens de vous permettre un tel achat toute seule.» Caley l’arrêta d’un geste de la main. « J'ai des lettres de change en ma possession signé à mon nom par Tibério Vossula. J'ai tout l'argent qu'il me faut pour m'établir ici. Maintenant, faites votre travail! » L'homme cligna des yeux sous l'effet de la surprise. « Mais qui êtes-vous? »

Il fallut effectivement quelques jours avant que Caley puisse enfin acquérir la terre qui, ironiquement, lui revenait de droit. La maison était toujours aussi en mauvais état ainsi que les écuries, mais elle était maintenant chez elle. La première chose à faire fut de remettre la maison en état. L’ampleur des dégâts l’obligea à détruire l’ancienne demeure pour en reconstruire une nouvelle en réutilisant le plus possible les matériaux. Le résultat fut plus que satisfaisant. Bien que plus petite, elle contenait tout le confort nécessaire avec le luxe d’une chambre séparé de la grande pièce à vivre. Pour l’instant, son fils partagera la chambre, mais lorsqu’il sera plus vieux, Caley espérait pouvoir ajouter une chambre supplémentaire.

Ensuite, elle s’attaqua aux écuries. Caley ne pouvait pas se permettre d’avoir des chevaux dès le début, mais elle espérait pouvoir en prendre en pension dès la prochaine année. Pour l’instant, elle allait cultiver la terre et tenter de se trouver des contrats de dressage dans la région immédiate. Caley était une femme travaillante prête à mettre tous les efforts pour assurer la sécurité de son fils. Ainsi, elle n’hésita pas à aller cogner aux portes, même chez les petits seigneurs à la recherche d’un poulain à débourrer ou d’un problème de comportement à résoudre. Heureusement, certains se souvenaient encore de son père et de son talent pour les bêtes. Même si elle gagnait peu au début, chaque travail qu’on lui offrait était l’opportunité de faire ses preuves et de gagner en réputation. Le soir, elle retrouvait le confort de sa maison, exténuée avec seulement quelques pièces en poche. « Un jour, tu verras Vahram, nous aurons les meilleurs étalons de la région. Ils feront de splendides chevaux de guerre pour les grands seigneurs et peut-être même le roi. Je t’apprendrai à te faire respecter des bêtes et à les traiter avec le même soin, mon garçon... »

2ème ennéade de Barkiòs
12ème année du 11ème cycle

Caley essuya du revers de la main la sueur qui coulait sur son front. Devant elle s’étendait un champ fraichement semé, le deuxième mis en culture pour cette année. Pas un seul muscle de son corps ne lui faisait pas mal. Elle était épuisée, mais c’était une bonne forme de fatigue. Une fatigue qui montre qu’on a travaillé fort et que ces efforts seront récompensés. Si tout allait bien — et elle ne manqua pas d’adresser une prière silencieuse aux dieux pour que ce soit le cas — elle aura droit à une bonne récolte en début d’automne. En plus du potager et des poules, son fils et elle devraient passer un confortable hiver.

Un adolescent dégingandé vint se placer à côté d’elle, la tirant de sa rêverie. « Je peux rentrer? »

Caley fouilla dans ses poches et en sortie une pièce qu’elle donna au jeune homme. « Voilà pour ton bon travail. »

« Merci! »

Il tourna les talons pour s’arrêter quelques mètres plus loin. « Maman m’a demandé de vous dire que vous êtes invité à manger à la maison quand vous voulez. »

Caley pinça les lèvres, faisant un effort notable pour ne pas grimacer. La veuve Bergois avait un fils un an plus jeune que l’ancienne rôdeuse, mais déjà veuf, sa pauvre femme étant morte en couche pendant l’hiver. Jugeant que son fils avait suffisamment fait son deuil, elle souhaitait le voir se marier le plus vite possible et elle voyait Caley comme une candidate fort intéressante. Non seulement elle était seule, mais elle avait prouvé ses aptitudes de reproductrice avec succès. Du coup, dès que Caley la croisait, la femme lui parlait de son fils, à quel point il était un homme bon et bien élevé en plus d’être séduisant. Elle ne doutait pas des deux premiers points. Pour lui avait parlé, il était tout à fait décent, mais bon sang qu’il était laid! Déjà, si ses yeux pouvaient s’accorder sur la direction à regarder, ça lui serait grandement bénéfique, mais il donnait l’impression que tout était un peu de travers sur son visage. Un peu comme s’il avait reçu un violent coup et que ses os s’étaient fixés ainsi. Il était la preuve vivante qu'une mètre trouvera ses enfants beaux, quoiqu'il arrive.

« Je vais y penser. »

Elle n’avait tout simplement pas le courage de dire qu’elle était mariée, car si elle le disait, on lui poserait des questions. Caley serait alors obligée de dire qu’il est en Ithri’Vaan et ça serait encore plus compliqué. Non, elle préférait prendre le rôle de la femme indépendante tout en gardant pour elle l’existence d’Ascanio. Aux yeux des Dieux, ils sont unis jusqu’à la mort. Comme elle était raisonnablement certaine qu’Ascanio était bien portant, ça la rendait indisponible au mariage.

Ascanio.

Tous les jours, elle priait Néera pour lui. Tous les jours, elle lui demandait de bien veiller sur lui. Tous les jours, elle lui demandait de pardonner ses écarts. Caley ne savait pas si elle était exaucée, mais cette routine lui apportait du réconfort.

Satisfaite du travail accompli, Caley reprit le chemin de sa maison. En arrivant dans la cour où picorait quelques poules, elle vit tout le linge propre suspendu pour sécher. Lorsqu’elle travaillait au champ, elle demandait à une jeune fille des environs de venir s’occuper de son fils. Caley se sentait coupable à chaque fois, mais elle n’avait pas le choix. Elle ne pouvait pas amener Vahram aux champs.

« Emma, tu n’avais pas à faire la lessive, j’allais la faire demain… » Dit-elle en franchissant la porte de sa maison. La jeune fille regarda Caley avec un sourire. « Ce n’est rien. Et puis, je suis presque certaine qu’il va pleuvoir demain. »

« Tu sais prédire le temps maintenant? » Le ciel était bien dégagé et rien ne laissait croire qu'il allait pleuvoir bientôt.

Elle haussa les épaules. « Il faut bien que tout ce que vous avez semé pousse! »

« Ma! » Le petit garçon fonça sur sa mère, s’accrochant à ses jambes. Caley s’accroupit pour être à sa hauteur. L’enfant grandissait de jour en jour. Heureusement, le sang elfique dans ses veines n’était pas prédominent, mais la jeune femme en devinait certains traits. Il sera sans doute grand et svelte bien qu’il soit encore trop tôt pour le dire. Dans tous les cas, il avait un petit menton pointu autoritaire et de grands yeux expressifs, mais il pouvait avoir hérité tout ça de sa mère. « Vahram, demain nous allons aller au marché et peut-être aller au temple aussi, qu’en dis-tu? »

« Pour pa? »

« Oui, mon chéri, pour pa. »

Seconde ennéade de Karfias,
13ème année du 11ème cycle

Avec l’été venaient la chaleur et les longues journées. Caley ouvrit les volets dans l’espoir de faire entrer un peu d’air frais. Il était assez tard dans la soirée, mais une faible lueur illuminait encore l’horizon. Dehors, le chant des oiseaux nocturnes et le bruit des insectes brisaient le silence ambiant. Tout était calme. Vahram dormait paisiblement blotti contre son nouveau meilleur ami, un chiot acquis par Caley auprès d’un voisin après que leur chienne ait eu une portée. Depuis, ils étaient inséparables, au plus grand plaisir de la jeune femme. Tout petit garçon se devait d’avoir un chien pour la complicité et les souvenirs qui resteront toute sa vie. Elle s’approcha du lit et caressa les cheveux de son fils. Dans son sommeil, l’enfant sourit. Le chien leva la tête, quémandant lui aussi un peu d’attention. Caley lui gratta les oreilles avant d’aller s’asseoir à sa table. Avec l’été, venait aussi l’anniversaire d’Ascanio. Au départ, elle voulut lui envoyer un petit cadeau, mais quoi offrir à un homme qui a déjà tout? Ensuite, elle pensa à une lettre, mais elle risquait de tomber entre de mauvaises mains.

« Ô Grande Mère, Créatrice et Fondatrice, accorde-nous ta pitié et préserve-nous du malheur. Ô Divine Patronne, Vierge Vénérable, apaise nos cœurs et veille sur nos enfants. Veille sur lui... »

Caley soupira. Honnêtement, elle se sentait dépassée. Une bonne partie de sa vie, Caley s’était efforcée de garder les gens à distance en choisissant une vie d’errance et de solitude, mais c’est justement sur ces routes qu’elle rencontra l’homme qui bouleversa tout son univers. Ascanio… D’abord agacée par son incompétence, elle a découvert une facette de sa personnalité qui la toucha plus qu’elle ne l’aurait imaginé. Ascanio baissait rarement les bras. Son enthousiasme débordant et sa bonne volonté le poussaient à toujours essayer quelque chose. Certes, ses idées et ses plans n’étaient pas toujours au point, il échouait souvent, mais ça ne l’empêchait pas de tenter quelque chose. Les gens de son entourage s’attardaient surtout à ce qu’il faisait de mal, mais Caley le comprenait peut-être mieux que quiconque. Son éducation l’avait rendu ainsi. Comment devenir débrouillard lorsqu’on a toujours quelqu’un pour faire les choses à sa place? Il était passionné, exubérant et disait tout haut ce qu’il pensait sans se soucier des conséquences, mais il n’était pas mauvais. Ascanio avait surtout besoin de quelqu’un pour veiller sur lui, quelqu’un qui s’assure qu’il ne dépasse pas les limites sans pour autant lui mettre des bâtons dans les roues. Caley était réellement inquiète de le savoir livré à lui-même, sachant qu’on avait déjà essayé de le tuer.

Le cœur lourd, elle prit un morceau de parchemin et commença à écrire.

« Mon cher Ascanio, joyeux anniversaire!

Je ne t’ai pas oublié. J’ai pensé t’envoyer un cadeau, mais je crains de manquer sérieusement d’imagination. Je suis désolée. J’espère qu’on te célébrera dignement, même je sais que lorsque tu mets ton grain de sel dans l’organisation d’un événement, les choses sont toujours grandioses. Tu ne fais jamais les choses à moitié!

Tu me manques tellement. Les journées sont longues sans ta présence, ton rire et des idées farfelues. Je sais que j’ai pris la bonne décision en partant, mais je ne peux m’empêcher de regretter. Parfois je me dis que j’aurais pu faire les choses différemment, mais ton père t’aurait privé de tout ce que tu es. Je ne voulais pas te voir malheureux, surtout que je savais que je ne pourrais pas t’offrir la vie à laquelle tu as droit. Je ne suis pas une princesse, je n’ai rien… J’aurais aimé te voir une dernière fois. Un jour, nos routes se croiseront peut-être à nouveau. Par deux fois les dieux nous ont placés sur le même chemin. Il faut y croire. Et tu dois voir Vahram qui grandit un peu plus chaque jour.

Si j’ai un souhait à formuler pour ton anniversaire, c’est que tu trouves le bonheur et que tu sois heureux. Tu le mérites, n’en doutes jamais.

Je serai toujours ta dévouée.

Je t’aime.

Caley

Caley regarda la lettre pendant un moment avant de la prendre et de la maintenir au-dessus d’une bougie allumée jusqu’à ce que le parchemin s’enflamme. Elle se leva pour le jeter dans la cheminée, d’où elle ne le quitta pas des yeux jusqu’à ce qu’il soit réduit en cendre.

8ème ennéade de Favrius
14ème année du 11ème cycle

Son poitrail musclé luisait sous les rayons du soleil. Sa tête fière était couronnée d’une somptueuse crinière balayée par la caressante brise d’été. Ses membres solides témoignaient d’une puissance à peine contenue. Caley l’observait juchée sur la clôture, cet étalon, bien que jeune encore, promettait déjà.

« Maman, j’veux monter dessus. »

Vahram pointa du doigt la toute nouvelle acquisition de sa mère. Le fait qu’un seul de ses sabots soit aussi gros que sa propre tête ne semblait pas l’émouvoir tout particulièrement.

« Non, tu es trop petit encore. Quand tu seras plus grand, peut-être. Tu sais, il est très important ce cheval. »

« Pourquoi? »

« J’espère qu’il sera le papa de chevaux exceptionnels. Un jour, peut-être que l’un de ses bébés sera la monture d’un chevalier ou même d’un seigneur! »

Caley venait de dire le mot magique. Les yeux du garçon brillaient dès qu’elle parlait de chevalier.

« Un jour, je serai un chevalier! »

Vahram commença à courir partout en pourfendant un dragon imaginaire à l’aide d’une épée invisible.

« À mort, dragon! Rwaaaaaa! »

Les cris de l’enfant, bien qu’aiguë, ne perturbèrent aucunement l’étalon qui paissait non loin d’eux. Cette absence de réaction fit sourire Caley. Un bon cheval de guerre ne se laisse pas impressionner par le fracas des champs de bataille. L’agitation causée par Vahram n’égalait en rien celui d’une guerre, mais c’était tout de même un début acceptable.

« Les dragons n’auront aucune chance. »

« Je vais te protéger maman! »

« Ta mère sait se défendre, tu sais? »

« Tu dis ça à cause de l’épée sous ton lit? »

« Oh, parce que tu as fouillé sous mon lit? »

L’enfant pencha la tête sur le côté, dans une tentative d’avoir l’air le plus adorable possible. Pour quelqu’un d’autre que sa mère, cette tactique aurait fonctionné, mais Caley connaissait bien son fils.

« Non… »

« Vahram… »

« Oui, maman… Dis, elle est vraiment à toi cette épée? »

« Oui. »

« Tu vas m’apprendre à m’en servir? »

« Oui… Seulement quand tu suivras avec attention tes leçons de lecture et d’écriture. »

L’enfant se renfrogna. Tout comme Caley à l’époque, il n’aimait pas du tout ses leçons, mais sa mère y tenait. Elle voulait faire de lui un garçon instruit et cela passait par les études, que ça lui plaise ou non. C’était pour son bien.

« Non! »

Le cri de Vahram alerta les chevaux du pâturage.

« Tu fais peur aux cheveux! Tu dois faire tes leçons, c’est important. Tu as beaucoup de chance de pouvoir apprendre. Les chevaliers doivent passer par là, tu sais? Ils apprennent à lire et à écrire, mais aussi l’histoire, la géographie et les calcules entre autres choses. »

« C’est vrai? »

« Parfaitement! Tu sais donc ce que tu as à faire, mon grand. »

Elle manipulait totalement son garçon avec la chose qu’il aimait le plus au monde, mais si cela pouvait avoir le résultat souhaité — c’est-à-dire un garçon qui sait lire, écrire et calculer — il n’y avait aucun mal à le faire.[/b]