[Surface] Fvrahgments | Libre

Deux épées plantées dans la cendre. Un ruban verdoyant rapiécé flottant dans la brise chatoyante. Bout de tissu lié à jamais au pommeau qu’il hante. Métaphore des songes qui dévorent l’esprit de ce Noirelfe, assit là, sur les pentes du Puy. Son regard perdu, errant sur l’horizon. Un regard qui ne regarde rien car l’esprit est assaillit d’images du passé. Un passé vieux de trois siècles. A propos d’une âme lointaine qui caresse son cœur esseulé. Où est-elle ? Que fait-elle ? Fautes de réponses, faute de proximité, il la rejoint dans les songes.

Les pièces de son armure s’entrechoquent alors qu’il s’allonge. Sa cape se froisse alors qu’il l’écrase. Ses paupières se ferment las de chercher son étoile. Puis les rêves l’embarquent. Il la voit, ici, surplombant le marasme grouillant de deux armées qui s’affrontent. Elle, droite, dressée à côté d’une bannière ennemie dont elle tient la hampe. Dégageant une aura de puissance protectrice malgré la poussière qui vient ternir son armure. Mais déjà le songe s’éloigne pour laisser place à un autre. Cachée, entre les arbres, de l’autre côté d’une rivière. Il sait qu’elle le voit, elle sait qu’il le voit. Telle une statue de pierre, un témoin des âges, elle reste là, figée. Le regard planté dans le sien, rougeoyant. Jusqu’à ce que le cor sonne et que les deux doivent flanquer. Repartir à leurs obligations. Oublier cette surprise nocturne de deux êtres ne cherchant qu’à user de la même rivière ….

Où ne pas l’oublier …
Jamais l’oublier …

Laisser les frissons l’envahir. Mais ne pas laisser le songe hanter son esprit. Ouvrir les yeux pour briser le sortilège qu’elle lui a lancé. Laisser le grondement sourd d’un volcan en activité vous ramener à la réalité. Laisser les nuages voiler le ciel afin d’empêcher un regard rougeoyant de chercher une étoile. Laisser le vide s’installer dans son esprit. Ne rien faire. Juste apprécier la brise.

Laisser le manque s’exprimer. Par un cœur qui se serre. Par un cœur qui frissonne. Rêver de rien ou rêver de tout. Espérer que quelqu’un vienne secrètement occuper votre esprit. Vous arracher de ce moment où le temps est suspendu. Prier Uriz pour qu’une coulée de lave vienne vous absorber. Prier Zhak’bar pour qu’un dragon vienne vous bouffer. Prier Tesso pour qu’un couteau tiré vienne anéantir ce cœur qui ne demande qu’à saigner.

Mais ce n’est pas un dieu qui vient le tirer de ses songes. Non. Le museau doux de Sacrifice vient pousser la joue du Noirelfe. Comme pour s’assurer qu’il est encore vivant. Comme pour faire réagir celui qui n’a pas réagi au bruit de ses sabots sur la pente. Puis, l’animal s’ébroue, il expire de manière sonore comme pour inviter son ami, son compagnon à repartir. Le destrier a envie de se dégourdir les pattes. Il a envie de dévaler cette pente pour rejoindre la plaine. Il n’y a rien à grignoter sur les pentes d’un volcan.

Expirant, Ryth’ten glisse sa main sur la joue de sa monture comme pour une dernière étreinte entre un visage et un museau avant de finalement venir le gratouiller sous sa machoire. Puis, il s’en détache finalement. Se redressant sur son séant. Satisfaite, sa monture fait quelques cercles sur une allure de passage. Manquant de sautiller sur place pour encourager son maître à se lever.

S’aidant d’une main pour passer sur ses jambes, dans un bruit métallique sourd, il se lève. Se frottant les mains pour se débarrasser de la terre. Puis, il glisse son pouce et son index avec langueur sur le ruban verdoyant comme pour s’y arrêter un moment. Assailli d’une nostalgie brève.  Avant de finalement saisir son épée pour la glisser à son côté. Puis l’autre.

Impatiente, sa monture l’attend en hennissant. Il hoche du crâne et la rejoint. Pour finalement tirer sur la selle afin de s’y hisser. Une tape sur l’encolure alors qu’il glisse son autre pied dans l’étrier puis, saisissant les rênes, il jette un mot en Eldéen pour lancer sa monture. Puis, les deux dévalent la pente... passant lentement au galop…

Il ne sait pas combien de temps s’est écoulé. Il ne sait pas où il va. Tout ce qu’il sait, c’est où il est. Ici, traversant les landes cendrées. Suivi par un petit nuage de fumée sombre qui s’estompe avec langueur sur son sillage. Nuage mue par les sabots d’une monture qui ne veut plus s’arrêter mais que le monde arrête en l’essoufflant, l’exténuant par les limites et les règles qui régissent l’univers. Elle tente de résister, mais déjà, elle trottine. Le galop effréné n’est plus qu’un lointain passé. Puis elle s’arrête.

Le Sombre s’éveille, ayant été spirituellement ailleurs, il redécouvre l’environnement qui l’entoure. Son énigme se révèle à ses yeux lorsqu’il reconnait cette gigantesque falaise de basalte. Une falaise qui n’est pas une falaise. Juste un très gros morceau de basalte expulsé par la dernière éruption volcanique. Un morceau qui forme qu’une égratignure sur les terres arides là où d’autres balafrent le monde de leurs failles.

Flattant l’encolure de Sacrifice, il descend. Passant un pied par-dessus sa croupe pour mettre pieds à terre. Lentement, il s’approche de la falaise qui ne donne sur aucun océan. Il pose ses doigts sur la roche, il veut effleurer la perfection rectiligne du basalte. Il aime sa noirceur, ce contraste avec sa peau anthracite. Son regard s’y égare, caressant cette perfection avec légèreté comme s’il avait peur de la corrompre, de la salir, de la rayer, de la briser.

Son cœur vibre lentement pour cette pureté ténébreuse …

… falaise qui ne donne sur aucun océan … ou donne-t’elle … ?

Le Sombre veut être le miroir de cette falaise. Il veut mourir pour renaître avec la pureté noirâtre qui hante cette pierre millénaire. Mais pour renaître, il faut se délivrer de toutes ses chaînes, de toutes les pièces qui enserrent votre corps, votre âme. Alors, il s’éloigne, pièces par pièces, il sème ces fragments de métal qui meurtrissent sa chaire. Il décroche sa fibule pour s'alléger de ce rideau souillé de pourpre et du soleil blanchâtre d'Uriz. Le rideau tombe. Les pièces ne sont plus que lointains souvenirs alors qu’il avance en tirant sur sa tunique pour la jeter plus loin, comme une vulgaire entrave à son existence naturelle. Puis, il s’arrête, il veut sentir le goût de la pierre contre la plante de ses pieds, il se déchausse. Puis, déboucle sa ceinture pour enlever son pantalon, dernière contrainte matérielle.

Maintenant nu, il se dresse devant ce lac plus lisse et aussi noire que l’obsidienne. Une étendue aqueuse où ne s’y reflète aucune lumière. Oui, maintenant qu’il est nu, il est temps de mourir pour renaître à nouveau. Priant Teiweon, il s’avance. Ses pieds disparaissent dans la mare sombre, puis ses genoux, ses cuisses, son buste et enfin son cou. Prenant une longue inspiration, il observe l’autre rive avant de finalement fermer les yeux et de sombrer complètement.

Pas une bulle, juste le soubresaut d’un corps qui vient strier ce vitrail de pureté, qui vient tirer mollement cette nappe aqueuse. Est-il mort ? Est-il voilé ? Tous retiennent leur respiration avec lui. Jusqu’à ….

… ce qu’il ressorte de l’autre côté. D’abord une boule noire, puis une statue de basalte mouvante qui reprend peu à peu sa forme. Il expire puis inspire. Ses yeux rougeoyant s'ouvrent pour offrir un contraste avec ces couleurs de pureté qui hantent sa peau, son interminable chevelure, son corps, son âme.

Mort de l’autre côté, puis voilé, le voilà renaissant. Le regard de grenat porté sur l’horizon, le visage stoïque. Mais déjà, cette pureté éphémère s'en va. Des tâches grisées et blanchâtres viennent reconquérir ce qui leur appartient de droit. Alors que le liquide s’égoutte comme aspiré par le lac auquel il a été arraché… Comme si les éléments s'acharnaient à retourner là, où on les a délogé.

Le rituel est terminé.

Rester figé, immobile. Pendant un moment. Affronter le froid mordant, la brise chatoyante. Voir ses songes brisés par un ami. Qui vous pousse encore. De son museau contre votre épaule. Fermer les yeux, une seconde, deux secondes, dix secondes. Le temps d’inspirer profondément par le nez. De gonfler ses poumons. Pour finalement expirer lentement. Rendre une dernière prière à Teiweon avant de finalement lever la main. Lever la main pour venir caresser cette tête venue vous brusquer. La caresser du bout des doigts sous son auge. Avant de finalement l’abandonner pour mieux ramasser un à un chaque écaille de cette armure draconique abandonnée. Revêtir un à un, ces entraves, des pieds au cou. Accrocher la dernier fibule pour mieux siffler sa monture, son cheval, son ami.

Glisser sa paume contre son poitrail quand d’un bond, votre jambe virevolte par-dessus son dos. Se sentir purifié alors que les autres vous voient sale, noircit par cette mare noirâtre. Jeter un œil dans le ciel, en quête d’une ombre, d’une tâche. Juché sur la selle, flatter l’encolure de la bête pour mieux la talonner et l’inviter à avancer. Avancer jusqu’au prochain endroit. Jusqu’au prochain rituel.

Là-bas…

Là où la lave, figée, forme deux ovales parfait. Deux ovales scarifiés par les vagues d’un drap qu’on a tiré. Deux ovales basaltiques d’un noir profond. Deux ovales représentant les yeux de la déesse du désir.

S’arrêter, redescendre, recommencer. Se mettre à nue pour s’approcher au milieu. Fermer les yeux et baisser la tête. S’incliner dans une prière à Isten avant de se diriger à gauche. Pour danser, danser pour la déesse. Sur la pointe des pieds, fouler ce sol irrégulier. Un sol périlleux que seule une grâce Eldéenne peut fouler sans trébucher. Laisser son corps se mouvoir, laisser son âme ne faire qu’un avec Isten. Danser, encore et encore, d’arabesques virevoltantes. D’un œil à l’autre. Jusqu’aux gémissements de fatigue. Jusqu’aux râles exténués. Jusqu’à ce que les poumons voient rouge. Rouge en l’honneur de l’interminable chevelure de la danseuse du plaisir.

S’arrêter… dans un dernier bond parfait pour se réceptionner sur un pied, entre les deux yeux. Poser l’autre et silencieusement, joindre les mains dans une dernière prière.

Le rituel est terminé.

Quitter les lieux avant d’être dérangé. Remonter sur son destrier pour rejoindre la terre meuble. Former un sillon dans la cendre. Soulever à nouveau une traînée de poudre tout en labourant des terres déjà scarifiée. Aller vers la faille mais ne pas l’atteindre. Bifurquer bien avant pour s’arrêter devant une fissure. Une fissure large comme cinq hommes. Comme les cinq doigts de la main. Noire comme la citadelle de Sol’Dorn.

S’arrêter, descendre, s’extirper de ses entraves militaires. Etre nu, encore, toujours. S’arrêter devant la brèche. Attraper sa longue chevelure pour la nouer, la préparer à ce qui l’attend, l’empêcher de s’accrocher. Puis attraper sa ceinture de cuir pour la nouer autour de son crâne, au-dessus de ses oreilles, couvrant ses yeux. Etre prêt pour affronter la passe de Kiel. Mais prier avant tout.

Marcher et s’engouffrer dans cette crevasse, cette bouche scarifiée au visage semblant hurler. L’imaginer hurler étouffé, lui gavé de ronces tellement nombreuses qu’elles forment un méandre où rien ne donne l’impression de pouvoir s’extirper. Oui, une boule de ronces épineuses dans la bouche de Kiel. Un océan d'aiguilles...

Mais marcher quand même, prêt à affronter ces milles aiguilles plus longues que l’avant-bras. Serrer les dents, ne pas hurler. Sentir son corps se faire caresser de toute part. Sentir sa peau hurler au supplice sous le joug de ces frôlements douloureux, presque lacérant. S’arrêter, retenir un haut le cœur alors qu’on se sent poinçonné par une aiguille dans la hanche. Mais continuer quand même, jusqu’à ce que la souffrance s’arrête, qu’on ne ressente plus rien. S’extraire de la bouche de Kiel qu’on vient de traverser.

Souffler, faire une prière à Kiel. Libérer son regard mais ne pas constater les dégâts. Ignorer les milles plaies qui rougeoient, qui saignent. Ignorer ses nerfs à vif, brûlant d'une douleur lancinante qui se réveille à chaque mouvement, chaque instant. Ignorer la difficulté qui vous gagne lorsque vous enfilez vos vêtements, votre armure, à nouveau. Avoir l'impression de tremper son corps dans l'eau glacée alors que la brise vous taillade de sa caresse frissonnante. Et repartir encore une fois.

Le rituel est terminé.