[Temple de Kiran] Des mots pour des maux ?

2e jour de la 4e ennéade de Favrius de l'an 11:XI,
Temple des Jumelles, quelques heures après l'annonce du nouveau triumvirat.

Elle ouvrit les yeux. Dans le calme d'une respiration douce des plus silencieuses, ses yeux rouge violacé firent le tour de la salle. Des gens, mais pas beaucoup. Une pièce sobre et assez petite, mais suffisante pour que deux personnes y soient soignées par des prêtres différents. Dren'Zess était sur un autre lit, consciente. Quelqu'un s'occupait d'elle. De l'autre côté du lit de la petite se trouvait un médecin, en train d'ausculter son bras gauche. Il remarqua le réveil de Driz'na mais ne dit rien, ne fit aucun sourire ni rien. Pourquoi s'était-elle endormie ? Elle ne s'en souvenait plus. Vraiment plus. Elle se rappelait être restée auprès de Krish, l'avoir entendue proclamer quel était le nouveau triumvirat, être redescendue avec tout le monde vers la foule... puis plus rien. Le noir complet. Absolument aucun souvenir. C'était troublant ; c'était la première fois que cela lui arrivait. Ou bien il y avait le soir dans les forges qui n'était pas clair lui non plus. Mais c'était autre chose. Etait-ce seulement important ? Oui, son père le répétait toujours : chaque détail était important.

Attendant que le prêtre termine d'utiliser sa magie sur elle, de sa main droite elle tâta sa tempe : une cicatrice. Rien de plus, pas de sang. Elle avait un peu mal à la tête mais bien moins que dans son vague souvenir. D'ailleurs, comment s'était-elle fait mal ? Elle n'en était pas tout à fait sûre... cela reviendrait. Il fallait juste qu'elle se réveille et qu'elle médite pendant plusieurs heures tout au plus. Le prêtre reposa alors son bras infirme sur son ventre et déclara que les dieux l'avaient visiblement protégée. Non seulement elle n'avait pas fracturé ses os fragiles ni déchiré les muscles, mais en plus elle allait pouvoir commencer à réutiliser son membre pour le renforcer. Dans d'autres circonstances, elle aurait eu un élan de joie, digne d'un sourire des plus ravissants. Mais là... elle se contenta juste de regarda l'individu, puis de tourner sa tête vers sa mère. Ce n'est que lorsque cette dernière posa les yeux sur sa fille qu'elle baissa le regard, honteuse de l'avoir déçue.

Les yeux clos, mais bien consciente, Krish s'efforçait de respirer lentement, assaillit par la désagréable magie réparatrice du prêtre dans son dos. Il tentait de reformer les vaisseaux qui s'étaient cautérisés d'eux même, se fragilisant et bloquant au passage les épaules de la guerrière.

Ce qu'elle pouvait détester cette sensation.

Assise nue sur les plateforme mi-autel mi-lit dont se servaient les prêtres pour les soins, elle fini par ouvrir les yeux, droits devant elle. Dans des alcôves plus loin le long du couloir principal, Urgoll et Viconia étaient également soignés. Elle eu une brève pensée pour eux mais ne s'en faisait pas vraiment. De l'autre côté de la salle, sa fille était toujours inconsciente après que sa commotion l'ai méchamment rattrapée et dans l'ombre, Elghinn l'observait sans un mot. Après l'annonce qu'elle avait hurlé du haut du palais dans la chambre magmatique, ce silence était à la fois reposant et étrange.

Aussi entendit-elle distinctement sa fille remuer. Elle tourna les yeux vers elle.

- Tu oses me défier, alors regarde moi au moins dans les yeux. " laissa-t-elle tomber de sa voix un peu écorchée d'avoir crié de toute ses forces avant de se taire pour plusieurs heures. " Je t'écoute. Qu'est-ce que tu as appris aujourd'hui ? "

"Tu oses me défier, alors regarde moi au moins dans les yeux."

La gamine releva les yeux, peu sûre d'elle, et se força à les garder braqués sur ceux de sa mère. Ce n'était pas un exercice simple, d'autant plus qu'elle n'avait pour envie que de se faire toute petite ou bien se faire ombre dans l'ombre. Elle écouta Dren'Zess et resta un long moment sans répondre. Qu'avait-elle appris ? Plein de choses... mais quoi, exactement ? La petite dut lever quelques instants les yeux vers le plafond, le temps de revoir les différentes scènes auxquelles elle avait assisté. C'était dur, elle avait l'impression que certaines d'entre elles manquaient d'exactitude. Puis, une fois qu'elle eut ressassé tout ce qui lui semblait important, ses yeux se reposèrent sur son interlocutrice.

"J'ai appris... j'ai appris que c'est idiot de vouloir protéger quelqu'un, que les enfants ne sont que des poids dans les batailles des adultes. Que lorsqu'on est dans une illusion, si on regarde bien, on peut réellement voir des choses étranges... et que mourir ça fait mal, ou plutôt que ça laisse quelque chose d'amer dans la gorge. Qu'essayer de comprendre les rêves n'est pas une bonne idée. De qui est composé le nouveau triumvirat. Et... que vous m'aviez sur-estimée, car j'ai fait une grosse bêtise en entrant dans le bâtiment."

Elle avait tellement envie de baisser les yeux ! Mais elle ne pouvait pas. Elle ne devait pas. Alors elle attendait, se demandant avec une forte appréhension quelle allait être la suite.

- Correcte pour l'illusion, la mort et le triumvirat. Faux pour le reste. " commença-t-elle d'un ton égal. Comme si tout cela n'était qu'une question d'objectivité, elle restait neutre, sans la moindre touche d'empathie ou de colère. " Tes rêves t'appartiennent. A toi de savoir s'ils méritent ou non ton attention. Tu l'apprendra par l'expérience. Quant au fait de me suivre dans ce bâtiment, oui, c'était une erreur, mais pas parce que tu es une enfant. Parce que j'aurai cru qu'à ton âge, ton père t'aurait déjà appris la plus importantes des règles de la survie. " Elle la jugea un instant. Il en avait fait une bonne croyante, en cela elle ne pouvait dire qu'il avait été laxiste, mais pour le reste, il avait vraiment fait un travail de sagouin. " Tu dois avoir un regard lucide sur tes capacités, en bien comme en mal. Ne te surestime jamais. Ne te sous-estime jamais. Et ne part jamais du principe que les autres te sauveront la peau. Voilà ce dont il faut te souvenir. " Elle grogna faiblement tandis que le prêtre attaquait ses blessures sous un nouvel angle. " Je ne te mentirai pas. Tu m'a déçue. Tu as agis de façon stupide et inconsciente. Tu as mis en danger ma vie et la tienne. Le Haut-Prêtre de Teiweon est peut-être mort à cause de ta présence, et même si ce n'est qu'une éventualité, tu es assez grande pour comprendre que tes actes ont des conséquences. Mais ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi. Pourquoi la jeune fille qui est restée muette pendant des ennéades et a eu assez de jugeote pour échapper à des assassins aurait fait ce genre de chose. "

Ses rêves lui appartenaient, oui... mais contrairement à d'autres qui s'évertuaient à prier Kiel en toute chose, elle ne prenait aucun plaisir à verser le sang. Du moins pas à son âge. Et elle voulait encore moins désobéir aux dieux. Alors elle se tairait, gardant pour elle-même ce rêve si singulier. S'il y avait une personne qu'elle n'avait pas envie de mettre en danger, c'était bien sa propre mère. Et là, elle avait fait tout l'inverse sans le vouloir. Gardant sa bouche close malgré l'envie de lui crier ce qui s'était passé la veille au temple de Teiweon, elle écouta les conseils de Krish et les retins. Son père les lui avait déjà inculqués. Et jamais elle n'avait pris de risques aussi gros.

"... Mais ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi. Pourquoi la jeune fille qui est restée muette pendant des ennéades et a eu assez de jugeote pour échapper à des assassins aurait fait ce genre de chose."

Elle avait envie de se taire. De rester muette, comme après la chasse qui lui avait été lancée. Dans le silence rassurant de ceux qui ne veulent pas révéler ce qui leur tient à coeur. Car c'est trop précieux, si fragile que cela pourrait se briser en mille morceaux pour ne plus jamais être reconstruit. Mais son père ne voudrait pas que ce silence s'installe... et elle se doutait fort que sa mère n'en voudrait pas non plus. Alors elle essaya de mettre des mots sur son esprit et son coeur, espérant arriver à prononcer l'essentiel tout en gardant pour elle tout ce qui gravitait autour, de son point de vue d'enfant.

"Parce que vous êtes très importante à mes yeux."

Krish soupira avant de s'adresser d'un ton paisible aux prêtres guérisseurs.

- Sortez.
- Mais votre épaule est...
- Vous finirez plus tard.

L'homme acquiesça et les toges brunes ou bleues quittèrent la salle dans un concert de semelles sur la mosaïque. Doucement, pendant qu'ils sortaient et fermaient la porte, Krish ramassa la chemise de soie blanche posée près d'elle pour la passer sur son buste nu sans que son visage ne change d'expression.

Il lui fallait du temps.

Elle en avait assez de cette gamine capricieuse et mal éduquée. Si elle n'avait jamais voulu s'occuper d'enfants ce n'était pas pour rien. L'éclat qui dansait dans son œil violacé était si proche de celui qu'elle pouvait lire dans celui d'Elghinn... Si elle ne lui enseignait pas maintenant à ne s'attacher à personne, elle la rendrait faible. Si elle lui enseignait, elle créerait une ennemis aussi farouche que ce qu'elle avait été elle-même pour son père.

- Elghinn ?
- Oui ?
- Tu peux sortir aussi, s'il te plait ?
- Non. " Elle n'eut pas le temps de protester qu'il leva l'une de ses petites mains blanches. " Je sais que tu te force à prendre tes distances pour notre bien à tous les deux, mais cette fois, ça va trop loin. Je n'étais déjà pas là pour l'état major alors il n'est pas question que je te laisse avant que tu ne soit parfaitement remise. Quoi que tu veuilles dire ou faire à ma... grande sœur, je peux l'entendre. "

Sans décoller de son coin d'ombre, la voix de l'enfant était étonnamment posée et raisonnable comparativement à ses caprice et son emportement quotidien. Du bout des lèvres, il avait même reconnu leur lien, lui qui insistait sur le fait qu'il serait toujours le préféré de leur unique parent vivant. Il était près à prendre sur lui pour resté, ce qui ne lui était pas souvent arrivé depuis leur retour. Un léger sourire, un peu moqueur, étira un côté des lèvres de la Forgelâme qui reporta bien vite son attention sur la jeune fille.

Le problème restait entier, et un brasier lui déchirait le ventre à l'idée que son père ait pu être altruiste en la forçant a voir toujours le monde avec pragmatisme et à ne compter que sur elle-même. Foutaise. Elle l'avait dépassé après tout... De très loin. Et face au visage juvénile de Driz'na, face à ce potentiel qui aurait pu se changer en or pur en le travaillant avec sa ferveur habituelle, elle se prenait à hésiter. La petite était encore tendre... Intérieurement, elle était faible. Friable. En la détruisant aujourd'hui, elle suivait les traces de son enfoiré de père... et elle faisait passer l'avenir de la petite avant toute considération personnelle. Sinon... Elle s'offrait une âme damnée et confrontait Elghinn à une forme de rupture de leur lien privilégié.

La Forgelâme se leva doucement et traversa la salle de soin pour rejoindre la couche de la petite eldéenne. Le plâtre avait été retiré de son bras fin et son crâne avait été rudement malmené. Elle s'assit près de l'enfant pour la ramener contre elle et la serrer dans ses bras. Ses mains dénudées de toute griffes, elle caressa ses cheveux et son dos.

- Tout va bien Driz'na. Tu as fait une erreur, et tu serras punie quelques temps pour ça. Tu en feras sûrement d'autres. Mais tu apprendras et tu me rendra fière à nouveau. " Elle lui releva la tête d'une main pour venir l'embrasser sur le front. " Tu es ma fille Driz'na. Ce n'est pas quelque chose qui peut être rompu. Tu n'es plus seule. "

Un rire moqueur résonna douloureusement à l'intérieur d'elle... Si, cela pouvait être rompu. Elle savait ce que lui couterait le fait de trop s'attendrir. Il suffirait d'un battement de cœur. Mais il savait pourquoi elle agissait de la sorte.

Puisqu'elle était à ce point une mauvaise mère, il fallait qu'elle lui trouve un mentor pour l'éduquer à sa place...

Oups... elle n'aimait pas trop les injonctions de sa mère. Avait-elle mal répondu ? Avait-elle fait une autre bêtise, elle qui n'avait pas l'habitude d'en faire ? Instinctivement elle eut envie de rentrer sa tête dans les épaules mais elle se retint de le faire. Elle avait parlé, désormais il fallait qu'elle assume. C'était ainsi que fonctionnait le monde. Et elle fit bien car dans l'ombre se trouvait son "petit frère", qu'elle n'avait étrangement pas remarqué. Elle détaillait toujours tout du regard, sa silhouette n'aurait pas dû lui échapper... Avec un ton posé des plus inhabituels, Elghinn fit comprendre à leur mère qu'il voulait voir et entendre ce que Krish avait à lui dire. Qu'il était concerné par l'état de sa mère. Driz'na aussi l'était... mais elle n'avait pas le même lien qu'Elghinn. Et en plus elle avait fait une énorme bêtise. Jamais ce ne serait pareil, jamais elle ne pourrait se permettre de répondre la même chose que lui. Mais cela n'empêcha pas qu'elle tenait à Dren'Zess, sans savoir pourquoi exactement. Sans comprendre.

"Tout va bien Driz'na. Tu as fait une erreur, et tu seras punie quelques temps pour ça. Tu en feras sûrement d'autres. Mais tu apprendras et tu me rendras fière à nouveau. Tu es ma fille Driz'na. Ce n'est pas quelque chose qui peut être rompu. Tu n'es plus seule."

L'enfant se laissa faire, désirant intérieurement faufiler sa tête un peu plus contre le torse de sa mère. Elle se retint pour autant, comme toujours. Il y avait dans les mots ou l'expression de Dren'Zess quelque chose que l'enfant n'aimait pas, qui la mettaient sur la réserve, bien que les paroles en elle-même la rassuraient. Elle serait punie mais restait sa fille. Elle n'était plus seule, comme tant d'autres fois ; comme lors de ces longues ennéades suite à la mort de Zess'Dren. Un foyer, rien de plus. C'était tout ce dont elle avait besoin, même s'il fallait encore qu'elle s'habitue aux règles de celui qui avait accepté de l'accueillir. L'enfant se détendit un peu, silencieuse, puis finit par poser une question. Qu'Elghinn soit là ne la dérangeait pas : elle le voyait comme un demi-frère privilégié dont elle devait faire attention plus que comme un véritable adversaire.

"Vous avez dit dans le palais que je ne devais pas m'approcher de Kahveka... Puis-je savoir pourquoi ? C'est un ennemi ?"

- Comme souvent, c'est plus compliqué que ça, Iyola. " Elle continuait à glisser ses doigts dans les doux cheveux de la fillette, évitant soigneusement la zone qui devait encore la faire souffrir. De quelques gestes, elle l'aida à s'installer un peu mieux pour qu'elles puissent toutes deux partager une véritable étreinte. Ni l'une ni l'autre ne se souciait plus de la présence discrète d'Elghinn. De toute façon, le corps de Krish empêchait la jeune fille de le regarder. " Je connais Kahveka depuis très longtemps et - je prie pour qu'il ne l’apprenne jamais - je l'apprécie vraiment. Il a de l'esprit et j'ai rarement vu quelqu'un d'aussi désinvolte. " Elle étouffa un léger rire. " Il a même été un grand allié à une époque ou tous m'avaient tournés le dos. Et même s'il aime à dire que j'ai des dettes envers lui, il n'a jamais exigé que je les lui paient. Mais il y a plus de 600ans, il m'a aidé en trahissant son supérieur. Et aujourd'hui, c'est moi son supérieur... " Elle laissa un petit silence s'installer sur le lit avec elle avait d'ajouter un ton plus bas. " Il t'intrigue, n'est-ce pas ? "

traduction:

Ce surnom... c'était la première fois qu'elle l'utilisait. Etait-ce pour lui faire comprendre qu'elle tenait à elle, malgré son erreur ? Ou bien peut-être que ses mots avaient finalement touché Krish d'une manière plus affective qu'elle n'avait pu l'imaginer ? Ou bien y avait-il autre chose de moins réjouissant derrière... peut-être. Elle n'en savait rien. Elle aurait aimé le savoir. Mais l'écoute et l'appréciation pleine des caresses comme du câlin étaient pour l'heure ce qu'il y avait de primordial. Bien plus que les réponses orales à ses questions.

"C'est lui qui m'a sauvée de l'explosion. Un jour je devrai donc lui rendre un service..."

La gamine, pensive et fatiguée, essayait de comprendre toutes les implications que cela pouvait avoir. En vrai, si sa mère appréciait Kah, pourquoi lui refuser tout contact avec lui ? Elle avait du mal à comprendre.

"Vous avez peur qu'il vous trahisse à votre tour, c'est pour ça que vous ne voulez pas que je l'approche ? Car il pourrait m'utiliser... comme otage ?"

Elle releva les yeux vers le visage de sa mère. Elle essayait de visualiser cette histoire mais n'y arrivait pas pleinement. Avait-elle vu juste ? Ou bien était-elle complètement à côté ?

- Tu ne lui dois rien. Tu ne lui a rien demandé. " rit-elle à mi-ton. Il était souvent plus difficile que ça de ne plus avoir aucun sentiment de reconnaissance envers quelqu'un qui vous avait sauvé la vie, mais Tesso leur en soit témoins, aucune parole n'était inviolable mis à part les serments faits devant les dieux.

- Je ne pense pas qu'il te prenne en otage. Ce n'est pas son style. Mais qu'il te manipule et qu'il joue avec les sentiments de la jeune fille que tu es, sans aucun doute. Et tout à l'heure j'étais en colère. il fallait que je gère des choses très importantes. Je n'étais pas certaine qu'il nous aiderait réellement à en finir avec Malag'eyl. Il l'a fait. S'il reste calme dans les prochaines ennéades, il aura déjà regagné une bonne part de respect de ma part. "

Elle restait calme, expliquant sans se presser et réexpliquant au besoin. La commotion de la fillette ne devait pas l'aider et les prêtres lui avaient dit qu'elle aurait déjà de la chance si tous ses sens, ses réflexes et sa mémoire étaient indemnes. Il était cependant inutile de l'inquiéter avec des détails sur lesquels elle n'avait aucune prise.

Ainsi, cela fonctionnait de la sorte ? Ce n'était pas ce qu'elle avait compris de Vaerian... Même quand on ne demande rien, on peut avoir des dettes. Sinon sauver une personne qui n'a rien demandé ne sert à rien. Ca fait juste un potentiel ennemi en plus en ce monde. Ca ne fait pas un ami. Les amis, c'est rares... trop même. Et le sien, le seul qu'elle avait, il avait été tué parce qu'elle était son amie. Dans une traque. Pourquoi y avait-il eu une traque, déjà ? Elle ne savait plus bien... ce n'était pas grave. Elle finirait par s'en rappeler ; c'était son ami qui oubliait toujours quelque chose, pas elle.

La petite baissa les yeux pour mieux reposer sa tête contre le corps de sa mère. Elle réfléchit un moment aux propos de l'adulte, oubliant presque la présence de son petit demi-frère. Son ami Kah ne la prendrait pas comme otage... mais l'utiliserait certainement, il l'influencerait comme elle disait. Donc pour éviter qu'il le fasse, elle ne devait pas l'approcher. C'était simple. Et qu'elle ne lui doive rien la rassurait vis-à-vis de cette situation.

"Alors je ne l'approcherai pas... et je ne lui montrerai pas mes sentiments. Papa dit qu'on peut arrêter de ressentir, est-ce vrai ? C'est comme ça qu'il fait pour pouvoir être différentes personnes ?"

- ça Iyola, tu vas devoir découvrir ta propre façon de faire. Ton père a fini par oublier qui il était a force de porter un masque et moi je n'ai jamais voulu être une autre personne que moi.
- C'est la première fois que vous m'appelez comme ça... enfin la deuxième.
- C'est parce que c'est la première fois que tu te comportes comme tel. " Krish rit à moitié tandis que la gamine relevait la tête, ne comprenant pas le lien entre Trésor et bêtise...
- Pourtant j'ai fait une bêtise ?
- Tu comprendras en grandissant. " Elle posa un baiser sur le front de celle qui était encore véritablement une enfant. " D'ailleurs en parlant de bêtise, tu passeras la fin du mois à aider les esclaves au manoir et tu auras interdiction de sortir, même pour aller en classe."

L'enfant hocha de la tête, obéissante.

- J'aurai le droit de retourner dans la bibliothèque ?
- Dans quatre ennéade, oui.
- D'accord. Pas d'entrainements non plus ?
- Non. Tu obéiras à tes ainés et tu vivras parmi les serviteurs.

Elle hocha à nouveau la tête. Elle avait l'impression de retourner au quartier doeb et aux sermons des prêtres, ça ne la dépaysait pas.

Krish resta un long moment près de sa fille, sentant son corps frêle contre le sien, échangeant sur des sujets un peu moins sérieux, sur son état, son ressentit, ce qu'elle pensait de son choix pour le Triumvirat, ce qu'elle savait de la politique... Jusqu'à ce que son épaule soit vraiment trop douloureuse. Elle se redressa alors, prenant garde à ne pas brusquer la jeune fille. Les prêtres finirent leur office et les précautions nécessaire furent prisent pour que le Premier Feu et son engeance puissent regagner leur manoir sans trop de risque.

Les deux premiers jours furent lents. La surveillance de l'endroit avait été redoublée et Krish n'avait pas reparue depuis le matin suivant la disparition de Malag'Eyl, passant tout son temps à l'état major. Une fine paillasse avait été installée pour Driz'na parmi celles des esclaves, et s'ils savaient parfaitement qu'abuser du pouvoir qu'ils avaient sur elle leur retomberai méchamment dessus, ils ne l'épargnaient pas pour autant. Le bon côté, c'était que le bras affaiblit de la jeune fille avait tout le loisir de commencer à se renforcer sans subir de choc.

Durant le 4e jour, alors que la 7e ennéade s'entamait gaiment au rythme des mouvements de foules et du désordre relatif qu'engendre tout changement politique, la silhouette d'Elghinn se glissa silencieusement auprès de la petite travailleuse. Lui qui passait habituellement ses journée au temple de Natha et en compagnie de T'Challa observait en silence la jeune fille depuis fond de la pièce, impassible... Jusqu'à ce que son nez se torde d'une façon qui ressemblait bien trop à celle de sa mère.

Il avança alors à grands pas jusqu'à elle, sans faire attention à la surprise qu'il pouvait lui causer ou non. Après tout, il voulait seulement lui parler...

- J'ai personne pour m'entrainer. Tu viens ? "

Il était arrivé par le passé qu'il prenne part aux leçons que Krish avaient imposées à Driz'na... Mais il l'avait toujours fait du bout des lèvres.

Cela faisait quelques jours que la petite écopait sa punition, sans rien dire, faisant de son mieux pour faire sa part de travail. Et c'était loin d'être glorieux, avec un bras en moins. Il fallait toujours trouver une astuce pour que ce soit le bras droit et le reste du corps qui travaillent. Et les serviteurs, s'ils avaient conscience qu'ils n'avaient pas intérêt à lui faire de mal vu que sa mère était leur maîtresse, ils ne lui faisaient pour autant aucun cadeau. Alors, là, elle balayait la grande salle de la cuisine désormais que tout avait été rangé et nettoyé après le repas. Seule dans la pièce, la petite se laissait à ses pensées, se rappelant ses premiers jours dans cette maisonnée et l'attachement qu'elle avait fini par avoir envers Edvard. Il passait son temps à tisser de beaux bracelets...

"J'ai personne pour m'entrainer. Tu viens ?"

La jeune fille releva les yeux vers son jeune demi-frère, à moitié surprise de le voir là. Il lui semblait bien avoir senti du mouvement. Elle le regarda dans les yeux avant de se remettre à ce qu'elle devait faire.

"Mère a dit que je n'avais pas le droit de faire des entraînements.
- Et alors ?
- Et alors il va falloir que tu demandes à quelqu'un d'autre...
- Allez ! T'en as pas marre de travailler ?
- Non.
Il tenta de lui prendre le balais des main avec un air de défi.
- Je peux te l'ordonner, tu sais ? Tu dois obéir jusqu'à la fin du mois.
Elle regarda son demi-frère, limite blasée.
- Alors pourquoi tu ne le fais pas ?
- Pfff... Non seulement t'es pas marrante mais en plus t'es stupide.
- Si tu le dis.
Cette fois il le prit vraiment le balais des mains en tirant un grand coup et il la fixa des yeux, l'air vraiment agacé.
- Zaahrian s'est vraiment planté. Ca sert d'avoir une fratrie !
- Déjà que j'ai fait une bêtise, je n'ai pas envie d'en refaire une. Mère ne sera pas contente.
- Mère n'en saura rien ! Il n'y a personne dans l'arène à cette heure et je dirais que je t'ai demandé de nettoyer ma chambre. Personne n'a le droit d'y rentrer et tout le monde crois que je te déteste alors ils n'y verrons que du feu !
Il retrouva le sourire.
- Tu sous-estimes les autres, Elghinn... bien sûr que ça se saura.
- Et toi, tu nous sous-estimes. Ca sera excitant !
De sa main droite elle reprit le balais, retenant un soupir. Dans le fond, elle aussi elle aurait aimé se battre, mais elle ne voulait pas être à nouveau grondée.
- Non, Elghinn. Une fois que je ne serai plus punie.
Il la laissa reprendre sa tâche mais ne partit pas.
- Tu ne comprends jamais rien...
Il attendit qu'elle se détourne un peu et quand il parla, sa voix fut bien plus émotive que d'habitude.
- Cette fois vous vous en êtes sortie toutes les deux. Mais la prochaine fois, si tu es toute seule ou qu'elle a vraiment besoin de toi, il se passera quoi ?
L'enfant s'arrêta, touchée par les mots d'Elghinn.
- Je ne sais pas... mais la prochaine fois je serai plus forte et je saurai assez de choses pour être vraiment utile. Et je n'aurai pas de bras en écharpe.
- On fait à peu près la même taille pour l'instant. Je peux t'apprendre des tours utiles... Et puis... j'ai besoin de quelqu'un qui pourra me dire honnêtement si je perds en réflexe, en vitesse ou en force. Les prêtres de Natha ont accepté de s'occuper de moi et mon corps pourrait en prendre un coup... Et puis t'es ma soeur...
Il eut le visage assez figé quand il articula la dernière phrase, comme s'il avait du mal à l'assumer.
- Je sais... mais il faut que j'ai l'autorisation de mère...
- C'est pas comme ça que ça marche. C'est ma... notre mère, pas notre chef. Si tu savais combien de fois j'ai risqué nos vies en lui désobéissant ! Allez..."

Driz'na soupira. Elghinn avait touché un point sensible mais elle ne pouvait se permettre le moindre écart, en plus que cela ne faisait que quatre jours qu'elle aidait les serviteurs. Et il ne la laisserait pas tranquille tant qu'elle n'aurait pas accepté le moindre entraînement. Comment pouvait-elle se sortir de cette fichue situation ? A moins que... si, comme ça il aurait son entraînement et elle ne désobéirait pas pour autant !

"Hum... Tu veux t'entrainer ?
- Oui !
- Alors ferme les yeux.
Ses yeux s'étrécissèrent avec suspicion.
- Pourquoi ?
- Tu vas voir, c'est un très bon exercice !
Elle lui adressa un sourire qu'elle se voulait rassurant, au moins était-il dénué de toute méchanceté. A sa bonne surprise, il s'exécuta.
- Maintenant, décris-moi avec exactitude la pièce dans laquelle on se trouve. Et sans ouvrir les yeux.
Il essaya... mais bons dieux, qu'il était nul ! Elle était loin de s'être attendue à tel désastre...
- Alors ? Je peux ouvrir ?
- Oui tu peux. Maintenant, regarde bien la salle. Tu avais pris le temps de la regarder tout à l'heure ?
Il regarda la salle, vit qu'il s'était planté et se tordit le nez.
- Bah non. Pour quoi faire ?
- Pour savoir où tu es et quels sont les changements qui arrivent dans une salle. C'est très pratique en mission : cela te permet de te repérer dans des couloirs, apercevoir si d'autres sont passés depuis ton premier passage ou bien si quelque chose ne va pas... comme un sort d'illusion. Les détails sont très importants, mon père me l'a toujours appris. Et c'est en t'entrainant à remarquer les détails que tu pourras les remarquer plus facilement.
Il réfléchit et finit par acquiescer.
- C'est pas faux... Là où j'ai vécu, il n'y avait rien autour. On n'avait qu'à utiliser ce qu'on voyait, les points faibles et les angles morts que l'on décelait. Mais ici... C'est pas pareil. On peut se servir du décor. T'as pas tort.
- Il vaut mieux le faire. Je n'ai pas le droit de m'entrainer mais je peux t'entrainer là-dessus ainsi que sur la mémoire en attendant.
Elle lui sourit.
- C'est moins drôle et tu resteras aussi faible qu'un bébé chauve-souri, mais d'accord."

C'est ainsi que Lotha Suru s'improvisa professeure. Elghinn revenait, chaque jour, s'entraîner une ou deux heures. Cela amusait intérieurement la petite fille qui apprenait ainsi à connaître ce cher petit frère ailleurs que dans le contexte de leur relation à leur mère. Finalement, cet exercice étant nouveau pour lui, il arrêtait de se montrer comme étant celui ayant toujours raison et acceptait de suivre ses exercices sans trop rechigner. Parce qu'il n'aimait pas perdre, et qu'il fallait parfois le remettre à sa place d'élève. Et si Driz'na ne prenait pas de malin plaisir à faire comprendre que ce domaine était le sien et donc qu'elle y était supérieure à lui, elle s'amusait par contre à corser la difficulté des exercices. Dans ce monde, il fallait tout voir, tout remarquer. Et retenir énormément. Alors entre deux essais elle changeait un objet de place sans faire le moindre bruit, afin qu'il comprenne qu'une spatule pouvait changer de place entre deux venues. Et que ça pouvait toujours signifier quelque chose d'important.

Plus les jours et ennéades s'égrenaient, plus Elghinn arrivait fatigué. Au départ, il ne voulait pas lui expliquer ce qui lui arrivait mais, un jour où il n'allait vraiment pas bien, elle lui reposa la question. Car elle s'inquiétait pour lui, même si elle ne le montrait pas vraiment ; alors elle faisait attention à lui sans pour autant lui tendre la main pour qu'il ne prenne pas cela pour un signe de faiblesse. Après avoir promis de ne rien répéter, il lui expliqua que c'était à cause des nombreuses manipulations que subissait son corps au temple de Natha. Mais c'était pour bien grandir. Elle lui sourit juste, gardant ce secret pour elle et terminant l'exercice pour ce jour-là. Il était bien trop fatigué pour retenir quoi que ce soit, d'autant plus qu'il l'avait retrouvée dans une pièce dont il ne devait pas avoir l'habitude. Et, comme promis, elle n'en dit rien.