Le ver et l'hameçon [Krish]

Hiver - 6e jour de la 3e ennéade de Verimios de l'an 11:XI

S’en était assez. Fulminante de rage, les poings meurtris de trop se serrer, les paumes rongées par des ongles trop longs, elle tourna les talons et s’en alla sans demander son reste. L’esclave au coin de la porte souffrit de son agacement ; d’un geste sec et rapide, elle lui trancha la gorge si bien que le petit n’eut le temps de s’apercevoir de rien. De ses mains portées à son cou, il ne dû qu’à peine sentir le chaud liquide tâcher ses doigts et bientôt, s’effondra. Sans plus d’état d’âme, avançant avec détermination, elle claqua la porte à son passage. Là, dans un couloir désert, elle ne retient plus sa rage. S’abimant contre les murs, elle grognait, insultant la pierre froide dont le morne état n’avait de constance que la faculté à l’énerver davantage. Là, elle pensa un instant à user encore un peu son servile Grayle mais elle s’abstint. Le brave garçon avait déjà bien assez à se remettre de leur précédente entrevue pour qu’elle ne s’acharne encore. Non, cela avait assez duré. La Rose Noire ne supportait plus les brimades volontaires, ni même l’air suffocant qu’il régnait dans l’institution.

Il s’était formé depuis la mort de Malag’Eyl, deux entités distinctes qui déchirait les entrailles du C’nros. Pour beaucoup, la chute de la dernière tête de l’Hydre avait été l’instigation d’une nouvelle rumeur qui se propageait comme la peste chez les rats. Çà et là, on entendait quelques brides suspicieuses ; l’Hémomancienne pointée du doigt, on lui prêtait quelques mauvaises intentions que les trop nombreux excès du très maussade Ditrown Da’re ne faisait qu’attiser. Il n’acceptait pas sa défiance. Car ce jour maudit, elle avait pour la première fois enfreint une règle, outrepassant ses prérogatives. Contre l’interdiction de son chef, elle avait préféré le sort de sa patrie. Secouant son petit cœur de spasme, son estomac remonta à ses lèvres. Ô Dula, tu l’avais juré pourtant ! Oui, tu l’avais juré. A bout de souffle, elle laissa son regard se perdre sur ses carpes rompues. La pierre gagnait toujours.

La douleur lancinante l’apaisa finalement. Elle réveillait en elle quelques bas instincts que la petite eldéenne préféra omettre pour l’heure. Ce que s’apprêtait à faire L’Renor lui causait plus de trouble encore ; car elle ne pouvait plus laisser la gangrène éprendre le cœur de ses hommes. Elle ne parvenait pas même à se contenir face à son supérieur. Parfois, la nuit, elle s’imaginait baigner le sol de son sang. Et elle y avait pris goût, à cette vision étrange. Un rire s’échappa de ses lippes alors que quelques larmes coulaient de ses yeux fatigués. Elle voulait le voir mort, oui elle le voulait au plus profond de son être, et plus tôt que tard ! Reprenant contenance, elle délaissa son butoir involontaire et repris sa route. Ses jambes battaient le sol avec force et conviction, comme si la terre dense au-dessous pourrait porter ses faiblesses et effacer ses doutes. Mais rien n’y changea, pas même le contact réconfortant de la poupée de chiffon. Elle avançait le malaise aux tripes, mais elle avançait.

Lorsqu’elle parvint enfin à l’Etat Major, elle ne put retenir un goguenard rictus. La dernière fois qu’elle était venue entre ses murs, le triumvir avait bien mal fini. Elle se souvenait encore le goût âpre de son sang, et la folie qui s’était éprise d’elle, sombre caresse qui s’écrasait encore aujourd’hui contre les barreaux de sa prison mentale. Frissonnant, elle ne prêta pas plus attention à celui qui l’annonça. Son attention était portée sur la salle où on l’accueillit. Une brève seconde de béatitude avant que ses yeux ne retombent sur la complaisante silhouette de celle qu’elle était venue quérir. Celle dont le Feu brûlait l’âme, consumait les chairs. La seule dont elle aurait toléré l’asservissement. Qu’elle fasse de moi sa chienne, cela me siérait Dula. Elle en oubliait la peur qui lui soulevait le ventre, préférant à cela offrir l’esquisse d’un sourire torve. Elle ne pouvait s’empêcher de penser à ce que le Feu d’Uriz pourrait lui faire, en d’autres temps. Puis, sa voix fluette s’éleva doucement :
« Il me plaît à vous revoir, Feu d’Uriz ».

A force de temps et d'attention, le triumvirat avait planté profondément ses griffes dans l'Elda. Bien sûr c'était loin d'être fini, mais les purges avançaient à grand pas et la période oscillait entre une peur renouvelé du pouvoir divin et une exaltation de plus en plus palpable. Bientôt viendrait l'heure de proclamer leur premier édit véritablement révolutionnaire... Et comme chaque jour, Krish passait un nombre d'heure bien trop grand dans la salle du Conseil de Guerre, transformé en bureau commun depuis l'avènement de leur Triumvirat pour que l'information circule au mieux lorsque les trois têtes de Cerbère étaient présentes.

Les rapports des Repentis et leurs actions étaient épluchés par Eshk'Oroth qui avait la bonté de lui faire des résumé. Le Bara s'était soumis sans faire d'histoire et ses comptes rendus étaient détruits à chaque fois que les trois triumvir en avaient pris connaissance. Et les remontrances des temples. Et les petites oreilles des disciples de Zhak'Bar. Et l'Etude Noire. Elle avait l'impression d'éplucher les avis de coopérations commerciale du temps où elle avait créé la Corporation d'Argent.

Lorsqu'un garde vint déranger le triumvirat en plein travail, Krish s'excusa auprès de ses deux collègues et leur promis de passer le bonjour à la Phor'Dur qui demandait visiblement après elle. Un ordre suffit à renvoyer le garde pendant qu'elle le devançait dans la salle de travail individuelle, attenant à ses appartements dans la bâtisse. Pour les nuits où ils ne dormaient qu'une poignée d'heure et ne pouvaient se permettre de traverser la ville, ils avaient repris les aménagements faits par les anciens triumvir. A y penser, Krish se demandait bien quels grands noms de l'histoire l'avaient précédée dans ce lieu...

Mais ce n'était sans doute pas le moment.

Gainée dans son pantalon de cuir noir, une ample tunique rouge et et sans manche laissait apparaitre les cicatrices massives de son bras gauche et la large brulure dans son cou. A son cou tressautait un pendentif d'or représentant le soleil d'Uriz. Après avoir déniché une bouteille pas trop suspecte dans le placard du fond, elle l'apporta sur une desserte qu'elle tira jusqu'à la banquette qui faisait face à la mosaïque de cristaux, de champignons et de mousses luminescents qui ornait le mur autour du petit âtre éteint. Ni la chaleur ni la lumière ne demandaient l'ajout d'un feu... Par contre, le confort princier et les esclaves à revendre de ses appartements à Thaar lui manquaient. Il faudrait qu'elle en laisse un ou deux ici pour être sûre.

Elle ramassait une feuille volante coincé entre les opulents coussins de la banquette lorsque des coups retentirent à la porte. "Entrez." lança-t-elle en allant poser la page griffonnée sur son bureau.

Ce fut un sourire torve qui accueillit son premier regard envers la fluette daedhel, lui tirant un haussement de sourcil amusé. Cette fille était toujours aussi spéciale.

- Le plaisir est partagé. Urgoll et Viconia te passent le bonjour. " D'un geste du bras, elle l'invita à s'asseoir sur la banquette tandis que le garde refermait la porte. " Alors ? Comment vont les affaires ? Je n'ai toujours pas eu le plaisir de voir notre cher Baenfere... " Un mot avait suffit pour qu'elle laisse sentir toute l'inimitié qu'elle avait envers le jeune mage... Ou plutôt l'ensemble de sa nouvelle lignée.

Elle était sublime. Cette simple constatation la marqua d’autant qu’elle la voyait pour la première fois privée des affres des combats. Ce n’était pas une beauté simple, mais sauvage, de celle qu’on ne peut maîtriser, de celle qui terrorise. Elle était féline derrière sa mâchoire prononcée, et ses prunelles aux pépites d’or renvoyaient tout le brasier intestin qui sévissait dans son corps sculpté. Elle respirait la soif de tout, l’inépenchable envie d’aller toujours au-devant. Bien sûr, devant cette fascination malhabile peut-être que la Rose Noire se méprenait sur la raison profonde qui l’attirait pour cet être de feu. En la voyant ainsi, toute ardente et disposée, elle voyait la main patronne du Père des Batailles, celui qui n’avait jamais faillit. Celui qui aujourd’hui gratifiait le monde de sa présence en son incarnation charnelle, messagère divine, qui arborait alors sans complexe la plus simpliste des tenues. Le Feu d’Uriz n’avait guère besoin d’accoutrement de toute façon, et la chaleur de son accueil réchauffa encore un peu le sang de la Sanglante. Là, elle se sentait voler. N’avait-elle jamais espérer recevoir la moindre intention du Créateur en sept cent années sur cette Terre ? Elle qui avait vu la Bouche Béante de sa Sœur, qui avait mille fois honoré son Nom. Et comme une récompense pour des siècles de sacrifice, Krish Al’Serat posait céans ses prunelles déiques sur son modeste corps.

Puis, comme un poison, la Charnelle lui rappela pourquoi elle s’était présentée ici, laissant de côté ses prérogatives. L’Renor perdit un peu de son sourire alors que naissait en son sein les mêmes troubles qui l’avait animé plus tôt. Ses mains meurtries lui rappelaient avec douceur le prix de ce qu’elle s’apprêtait à faire. Comme le martyr attend son heure, elle aurait tôt fait d’offrir au Destin son maigre sort. Une trahison, ni plus ni moins. Un frisson parcouru son échine, alors qu’elle ne put en réprimer la source. Le Brûlant Feu l’avait-il remarqué ? Pour tromper ses angoisses, ses doigts s’en allèrent distraitement caresser les replis de tissus qui ceignait sa taille. Là, elle trouva le réconfort auprès de celle qui toujours l’accompagnait, celle en qui elle trouvait la force suffisante. Sa mâchoire s’ouvrit puis se referma un instant, indécise. Devait-elle se livrer franchement à la nouvelle Flamme ? Ses sourcils se froncèrent un bref instant ; elle se punirait bien assez tôt d’avoir un jour imaginé mentir à l’Elue. Le dos droit, la mine fière malgré sa petite taille, elle fit face avec aplomb à celle que tous respectaient à présent. Il était de son devoir de ne point faillir. Elle était la main vengeresse de ce Père Incarné, l’épée tranchante de la Prime Nation. Elle avait voué sa vie à l’édification de toute ses croyances les plus profondes. Ce jourd’hui ne faisait pas exception.

« Il va comme un fou sans laisse, Chath de' uriz ». Son poing resserra la prise bien malgré elle. Dula, ô Dula puisse ta force m’envahir. « Puissiez-vous pardonner ma franchise, Sesmika. Mais si je viens à vous c’est que je m’inquiète pour les Enfants du Père. Sa Main est privée de tête, et aujourd’hui plus rien ne vient faire mourir les ambitions des plus hardi. Ils ne vous craignent pas, pas plus qu’ils n’ont de Foi pour ce qui est Sacré en ce monde. Valsharess ilhar, votre armée se gangrène, ne le voyez-vous pas ? ».
Les mirettes andrinoples se plantèrent sans détour dans celle de la Divine Créature. La crainte l’avait quittée pour un temps. Elle avait compris qu’en ce jour, l’avenir du Sombre Peuple était bien plus important que quelques promesses. Et malgré tout, une lueur suppliciaire dansait derrière ses billes assurées : puisse Khernal lui pardonner un jour.

Traductions:

Un coup ici afin de laisser une entaille dans le flanc, une autre là pour faire couler une longue trainée rouge et enfin un dernier ici pour s’assurer de l’équilibre. C’est important l’équilibre, la symétrie. Un frisson lui remonta le long de la colonne vertébrale, un frisson désagréable qui le fit grincer des dents. Ce fut un cri, un cri d'agonie, un cri qui eut un écho particulièrement désagréable. Myr’Hennis se retourna vers le responsable, furieux d’avoir été ainsi dérangé. Le responsable en question était un de ses apprentis et avec cette note horriblement dissonante de harpe il venait de pourrir le groove du grand architecte. Ce dernier fit signe à deux gardes en faction dans ses appartements.

« Envoyez-le à Undiss, le mage de vie n’a qu’à lui retourner ou lui inverser les mains, peu m'importe, si c’est pour s’en servir ainsi il n’en a pas besoin. »

Les supplications de son apprenti venaient de ramener l’équilibre dans sa composition, il recula de quelques pas pour mieux observer son œuvre mais quelque chose n’allait pas, quelque chose manquait.  Alors il se rapprocha pour ajouter un dernier coup de pinceau afin de faire davantage ressortir les yeux rouges de L’Renor et en admirant son travail il poussa un soupir d’aise. Il en était satisfait, sa tante était représentée contre une Ellyrion en flamme, comme si elle ne craignait pas le feu ni la chaleur ; étant donné qu’il ne s’était jamais rendu là-bas le peintre avait dû prendre des libertés artistiques mais il était persuadé que de toute façon les cités ravagées se ressemblent toutes. A ses pieds se trouvaient de nombreux cadavres, évidemment aucun autre drow n'était représenté, il y avait même un elfe agonisant qui tendait une main suppliante vers la mage du C’nros et pour seul réponse à ses suppliques elle tendait vers lui son bras d’où coulait un mince filet de sang dont quelques gouttes étaient suspendues dans les airs.

Le grand architecte déposa sa palette de peinture sur une table, pour une fois le tableau était riche en couleur et à certains endroits elles étaient trop nuancées pour qu’il puisse les deviner correctement. Tant pis, se dit-il en faisant la moue, j’espère qu’elle appréciera l’effort. Certaines teintes semblent mal avisées mais il faut regarder l’ensemble et non le détail, se rassurait-il comme il le pouvait. D’un geste il ordonna à des esclaves d’emballer la toile et ils s’exécutèrent comme si leur vie en dépendait car ils savaient pertinemment que c’était le cas. Myr’Hennis alla ensuite s’habiller, enfin c’est une dizaine d’esclave qui lui mettait ses toges et autres ceintures puis un autre monta sur un escabeau de bois pour peigner les fins cheveux d'argent de l’architecte et il fut prêt.

Le Grand Architecte sortit avec la majorité de sa garde rapprochée suivit par deux esclaves portant la toile. A la façon des licteurs, les soldats au service de Myr’Hennis s’assuraient que personne n’entrave la marche de leur maître jusqu’à la chambre magmatique. Même si dans le Prime quartier personne n’était assez fou pour se mettre sur son chemin, il était toujours bon de faire étalage de sa puissance, en tout cas c’était quelque chose que l’architecte aimait particulièrement. Il se disait, en grand amateur de propagande qu’il était et pour cause on l’avait un temps surnommé Gob’Bels, que c’était bien dommage qu’aucun mage n’ait jusqu’à maintenant créé un moyen de capturer des images et de les rediffuser pour que la plèbe puisse s’en émerveiller. Quel outil il aurait alors entre ses mains ! Son imagination fut arrêtée net en arrivant devant la chambre magmatique. Au loin il pouvait voir le temple d’Uriz, sur son esplanade, et son cœur se gonfla de fierté, les travaux qu’il avait lancé à l’intérieur étaient digne de Père des Batailles lui-même ainsi que du Feu qu’il avait désigné évidemment. Mais ce n’était pas pour suivre l’avancée de cette nouvelle œuvre d'art qu’il était venu aujourd’hui alors il se dirigea vers l’Etat Major.

Myr’Hennis entra donc, laissant une paire de ses gardes à chaque porte qu’il franchissait. Ce n’était pas nécessaire mais, encore une fois, il aimait tout particulièrement faire montre de son influence. Il demanda à voir L’Renor, comme il savait qu’elle allait voir Kirsh, car il devait lui présenter son œuvre de préférence avec le Feu d’Uriz comme témoin. Aujourd’hui il lui amenait son portrait triomphant comme signe de son soutien, ils avaient déjà longuement discuté des troubles affectant le C’nros et Myr’Hennis y avait vu une belle occasion pour l’avancement de sa tante. Après une certaine réflexion il avait attendu que Krish et L’renor se trouvent, seules, dans la même pièce pour soutenir ouvertement sa tante.

On l’avait donc conduit au bureau de la triumvir et ses deux derniers gardes se placèrent de chaque côté de la porte lorsque l’architecte fut autorisé à rentrer, ses deux esclaves portant le tableau attendaient dehors, tendant l'oreille pour ne pas rater le signal de leur maître.

Il se força à faire une révérence pour saluer Krish malgré son mal de dos dû à sa taille et sa faible musculature.

« Sesmika, j’espère ne pas vous déranger. » Il se retourna vers sa tante.  « Phord'ur Rylin'Ahna. » L'Renor n'eut droit qu'à un hochement de tête, il l'aimait et aurait pu donc faire une seconde révérence mais il n'était pas venu ici pour souffrir. Conscient d’être arrivé un poil trop tard il ne changea pas pour autant se plans. Les deux esclaves entrèrent avec le tableau après avoir entendu les salutations et le tinrent à gauche de son créateur pour que ce dernier puisse le dévoiler, ce qu’il fit d’un geste magistral. « J’aimerai avoir votre avis quant à ma modeste contribution à la gloire de ma bien aimée tante. »

- Je ne suis pas reine. " rectifia-t-elle machinalement tandis que son esprit suivait scrupuleusement les mots de son hôte, ses iris sanglantes vrillées avec sérieux dans celle de la femme près de laquelle elle venait de s'asseoir.

Oh si... elle y pensait. La Dothka planchait actuellement sur les éventuels problèmes du Ier Ost, des Zaurahel et des Hune'Baenre. Urgoll passait de longs moment avec l'état major et pour l'heure, l'idée de pouvoir tous accéder au titre de Karliik en fonction de leur grandeur avait réussit à fédérer les Obok Senger tout en relançant plus férocement la compétition entre les Osts. Viconia commençait aussi à prendre ses repères à l'Etude Noire. Mais perdu dans le non-temps qui existait entre l'armée et l'Etude Noire, l'absence du Ditrown'Dare et le soin qu'elle mettait elle-même à ne jamais se rappeler du sang misérable qui coulait dans ses veines avaient tôt fait de laisser le C'nros glisser sous le tapis.

L'Renor semblait aussi sûre d'elle qu'inquiète... Ce qui, en tant que Phor'Dur et connaissant la réputation de la Dame, ne devait pas être pris à la légère. La triumvir la sonda encore quelques instants avant de hocher la tête.

- Ta franchise est plus qu'appréciée, crois moi. " Son visage retrouva un peu de mobilité. " Je suppose qu'avant devenir me voir, tu as tenté de régler le problème avec Khernal en interne ? "

La question méritait d'être posée et quelle que soit la réponse de la Phord'ur, elle serait vérifiable. Étant donné que les hérésies d'Haldren n'étaient pas encore toutes sorties au grand-jour et que son rejeton n'avait plus fait parlé de lui sur ce point depuis que l'accusatrice avait été officiellement reconnue comme Premier Feu, elles avaient encore une grande latitude d'action. Et si Krish aurait aimé pouvoir simplement jouer aux quilles avec sa tête, la question de la stabilité du corps des mages de guerres était bien plus important... Pour l'instant. La Vengeance et les plats surgelés, tout ça...

Les pieds nus et les jambes croisées, elle écoutait une réponse qui promettait le début d'une discussion des plus sensibles. Elle allait répondre lorsque plusieurs coups furent frappés à la porte.

- Quoi ?! "

La porte s'ouvrit pour laisser passer l'un des gardes en livrées complètes qui avait eu le malheur de s'attirer ses foudres quelques ennéades plus tôt. Depuis l'entrainement dans lequel la petite troupe récalcitrante avait collectionné les bleus et les estafilades, ils étaient étrangement d'une grande efficacité. Ce fut donc sur un salut impeccable et avec un mélange tout aussi parfait de respect et de rigueur militaire qu'il accomplit sa tâche.

- Le Grand Architecte est là, Sesmika. Il demande à vous voir.
- Je suis occupée. Emmène le à Viconia et Urgoll. Ils s'occuperont très bien du problème.
- Pardonnez-moi, Sesmika. Il demande à vous voir nominalement. La présence de la Phord'ur L'Renor semble l'avoir convaincu d'insister." Tout en finissant sa phrase il s'était respectueusement penché à l'intention de L'Renor, comme pour s'excuser de parler ainsi d'elle comme si elle n'était pas là, avant de revenir sur le Premier Feu.

L'affaire devait être grave pour qu'il insiste ainsi alors qu'elle était avec quelqu'un, d'autant plus quelqu'un d'important, et cela même s'ils étaient de lointains parents. Décidément, cette journée était pleine de rebondissement. Elle soupira, agacée, mais un sourire cynique persista sur ses lèvres.

- Qu'il attende. Dit lui que L'Renor restera pendant notre entretien. Je ferais signe quand il pourra entrer. Et éloigne tout le monde de la porte. " Le garde salua et sortit en refermant soigneusement la porte de manière à ne produire qu'un claquement infime. De l'autre côté du battant, il y eut quelques échanges, des pas qui s'éloignaient. Et plus rien.

Sa main se posant sans y penser sur la cuisse de L'Renor, Krish se pencha tout de même vers elle pour pouvoir parler à voix basse, s'assurant qu'aucun mur doté d'oreille ne pourrait les entendre.

- L'affaire que tu me rapportes est sérieuse et j'en ai pleinement conscience. Nous continuerons notre discussion dès que Myr'Hennis sera parti. Khernal doit comprendre où est sa place. " Mais un Grand Architecte qui avait une nouvelle importante au point d'insister pour voir une triumvir en plein entretien privé ne devait pas être pris à la légère. L'Renor pouvait aisément le comprendre, le Premier Feu en était sûre.

Sur un dernier regard sérieux, les mires de l'elfe noire se remirent à scintiller de désinvolture.

- Bien allons accueillir les bonnes nouvelles pour changer. " Elle se leva pour aller ouvrir elle-même la porte. A une dizaine de pas, l'homme qui avait servit de guide et de messager se mis au garde-à-vous, tout comme les deux hommes armés du Grand Architecte. Elle leva un sourcil devant ce détail mais fit plutôt un signe pour que Myr'Hennis soit autorisé à approcher. " Entre. Dit moi ce que je peux faire pour toi. " lança-t-elle simplement en ignorant l'ironie de sa volonté de ne pas déranger... Elle retourna plutôt auprès de L'Renor, mais cette fois derrière le divan, appuyant ses mains sur le dossier près de sa frêle épaule comme un rapace y aurait planté ses serres.

Deux esclaves entrèrent, portant ce qui avait tout l'air d'être une toile, et...

...

- C'est une blague, j'espère... " gronda-t-elle d'une voix soudain plus grave, face au Grand Architecte qui venait si fièrement de l'interrompre pour lui montrer un tableau de sa composition.

S’il eut était une chose à retenir de ce bref échange, ce fût l’étrange mal-être que lui procurait la promiscuité. Si proche et si tactile, le Feu d’Uriz lui paraissait bien plus ardent à cette distance qu’il ne l’avait jamais été. Et l’âge lui avait enseigné la prudence ; et pourtant le Rose Noire avait envie de plonger dans ce brasier, de s’y mêler et d’y périr à son tour. Elle avait pour la femme qui murmurait à présent – confidence éphémère dans un lieu qui lui paraissait soudainement hostile – un profond respect. C’était certainement la seule du nouveau triumvir qui trouvât grâce et mérites aux yeux de la Sanglante. Et peut-être, comme une bouffée d’air pour un noyé, elle bénit le moment où l’entrevue s’allégea. Le poids sur sa poitrine se leva un peu alors que les mires d’or quittèrent leur foyer. Pour sûr, L’Renor n’était pas à son aise ; pour l’heure son cœur vacillait au gré de sa fascination et la douleur de la trahison. N’avait-elle pas prêté serment ? N’avait-elle pas pour seul devoir que d’obéir à son chef, et à lui-seul ? Et déjà l’étau sur sa cage thoracique pesa plus fort encore. Elle avait failli, près de sept-siècle après sa venue au monde. Elle avait failli, aveu de faiblesse, comme elle avait failli à l’heure de ses classes. Elle regretta d’être si proche de la Maitresse des Forges car ses doigts orphelins ne purent se saisir de la seule présence qui aurait pu lui être salvatrice.

Et plutôt, comme un messi, apparût la grande forme émaciée familière. Elle reconnaissait bien là l’effusion qui était propre à son neveu. Myr’Hennis avait passé une enfance aussi heureuse qu’il le put : son père – le frère de la Rose – veillait à ce que son rejeton suive les traces les plus glorieuses. Ah ! Il n’était certes pas déçu quand, par un hasard glorieux il se retrouva Grand Architecte. Nul n’aurait alors parié sur ce drolesque lorsque – artiste incompris – il s’échinait dans son atelier. Pour autant sa tante avait toujours trouvé sa présence apaisante. Si elle le suivait en dilettante, elle trouvât au sein de son génie une forme d’apaisement ; il agissait, ruminait, s’agitait dans un chaos parfait alors qu’autour ses maquettes et toiles demeuraient immobiles. Mais là, ce ne fût guère autre qu’une profonde honte qu’elle éprouva quand, tirant près de lui, apparût le grand cadre. Avait-il dérangé une urgente entrevue pour l’une de ses frasques ? Là s’en était trop ! Se frottant les tempes, elle serra les mâchoires pour contenir son mécontentement. A une autre époque, elle ne serait pas gênée pour lui en décoller une belle. Il aurait sans doute couiné mais la leçon aurait été comprise. Alors, dans un premier temps elle se contenta de planter sur la grande plante un regard courroucé.

« Lotha wiu ! Crois-tu seulement que c’est le bon moment pour venir pavaner ? », la voix grondante ne cachait guère l’infantilisation de l’éminent Eldéen. Posant une main sûre sur les griffes à son épaule, elle ne tourna même pas son visage vers le Feu d’Uriz. Etait-il seulement assez sot pour être intervenu comme cela ? « Pardonnez-le Sesmika. Mon neveu ne connait toujours pas les convenances, malgré son âge et son rang ». Plus grinçante, elle ne pouvait guère. Attendant fermement des explications, elle ne lâchait pas le petit des yeux laissant son regard glisser sur la composition. Particulièrement flatteuse, la représentation irait agrandir bientôt sa collection privée.

Il ne savait pas comment le prendre. La question posée visiblement avec sérieux l’avait déconcerté. Une blague, son art ? Quelle question. Elles prenaient son tableau comme une blague ? Pourquoi donc ? Le sujet n’en était pas risible, ni la façon dont il l’avait traité. Serrant les poings et ses mâchoires sous un soudain accès de colère, il fronça les sourcils. Dire qu’il avait pensé à reculer sans même défendre son tableau. Cela dit plus que la réaction du Feu d’Uriz c’était celle de sa tante qui l’avait frappé le plus durement, elle qui d’ordinaire accueillait ses cadeaux bien mieux. Myr’Hennis regarda le tableau une nouvelle fois pendant une poignée de longues secondes puis refit face aux deux drows.

« Une blague ? Non. Mais j’admets que désormais je me rends compte d’une chose : j’ai mal représenté ma tante. » Il planta son regard,brûlant comme des braises sous l’effet de la colère, dans celui de L’Renor. « Alors c’est là le prix de ta dignité Aertsab? Il te suffit d’une promesse pour ramper ? Encore que, Krish, lui as-tu au moins promis quoi que ce soit ? » Ses yeux passèrent de sa tante à ceux de la triumvir. « Peu importe, dans tous les cas je te félicite, tes méthodes de dressage n’ont rien à envier aux prêtres de Zhak’Bar, elle est belle la Rose Noire maintenant qu’elle a perdue toutes ses épines. » Il repassa à sa tante avec un sourire sardonique sur les lèvres. « Tu es certaine de ne pas vouloir changer de surnom ? » Il en avait un en tête qui lui conviendrait bien mieux, T'puuli Elg'caress, par exemple. « Pour ce qui est des convenances, dois-je te rappeler que j’ai atteint les sommets avec deux siècles d’avance sur toi ? » Et je peux me permettre de tutoyer celle que tu admires tant.

Le petit oiseau réagit avec la fougue des grands... Quoi qu'avec beaucoup plus de retenue que bien des drows de son importance, ce qui était loin d'être un défaut, pourvu que ce ne soit pas une preuve de couardise. Il n'exigea pas qu'elle se mette a genoux. Pas plus qu'il ne tendit la main pour la frapper. A la place, il la foudroya de son ton acerbe, rabaissant sa renommée, son ascension et son caractère sous l’œil d'une des trois plus hautes autorité du Puye d'Elda. Quelle vengeance plus douce que celle-ci ?

Le soucis c'est qu'en l’occurrence, la haute autorité était prise à parti.

Et que ça ne l'arrangeait pas du tout.

La première surprise agacée passée, la tirade du jeune homme la... fit surprenamment sourire, quoi qu'elle lève un sourcil qui n'avait pas grand chose d'amusé. Avant que la Phord'ur ne puisse répondre, elle avança doucement vers son hôte en levant la main en signe de halte.

- Il me semble que le sommet n'est pas encore tout à fait atteint, cher ami. Et comparer mes méthodes à celles des prêtres de Zhak'Bar ne plairait certainement pas à Urgoll'Ven." ajouta-t-elle avec un sourire en demi teinte, rappelant insidieusement que le triumvirat communiquaient assez pour former une équipe et pas seulement un agglomérat d'ambitions personnelles. " Quant à L'Renor, je te déconseille de présumer de ses épines tant que tu ne te penseras pas capable de défaire feu-Malag'eyl en combat singulier. "

Ses bras se croisèrent pendant que sa tête était obligée de se levée pour dévisager le haut architecte sans être déstabilisé le moins du monde par la différence de taille. Puis elle fit un pas de côté pour regarder à la fois la mage et l'artisan.

- Si vous voulez vous étriper, vous le ferez ailleurs. Myr'Hennis, c'est un très joli tableau, mais si c'est la seule raison pour laquelle tu es venu, je compte sur toi pour faire preuve de plus de jugeote la prochaine fois. J'espère ne pas avoir à me répéter, ou encore mieux : me tromper. Mais dans ce cas, tu as dix secondes pour me dire ce que tu fais là alors que nous avons d'importantes affaires du C'nros a traiter. "

La voix grave était rapide et posée. Elle n'avait pas lâché les yeux hauts placés de l'artisan de toute sa diatribe et - fait sûrement étrange de plus d'une façon pour la plupart des dirigeants avant elle - elle n'avait pas émie le moindre doute sur l'importance du rang de grand architecte par rapport au rang militaire qu'occupait son hôtesse. Pas de menace ni d'image inventive sur ce qui se passerait une fois les dix secondes écoulées ou s'il interrompait de nouveau un entretien important. Le côté déplaisant du mystère était manifeste compte tenu du fait que le Feu d'Uriz n'était pas connu pour répéter un avertissement.

Myr’Hennis aimait jouer avec le feu, ou en l’occurrence le sang, c’était un jeu : trouver les limites et jusque-là il ne les avait jamais franchies. Le sourire carnassier de sa tante cependant lui indiquait qu’il n’en était pas loin. Un jeu ô combien dangereux mais quel est l’intérêt de jouer s’il n’y a pas d’enjeux ? Il regarda L’Renor avec un sourire amusé.

« Mais nous n’allons pas nous écharper, ma très chère tante ne voudrait pas prouver à tous que j’ai raison, n’est-ce pas ? »

Sous sa bravade qu’il avait lancé avec son assurance coutumière il espérait sincèrement que c’était vrai car, sa garde étant loin, en tout cas trop pour arriver à temps, le Grand Architecte n’aurait rien pu se défendre d’une quelconque manière. Combattre Myr’Hennis c’était un peu comme combattre un enfant : c’est bien trop facile pour être amusant. Avec un soupçon de dédain il se désintéressa de L’Renor et regarda Krish, son sourire était resté mais il était passé d’amusé à joueur.

« Je considère que j’ai atteint le sommet, à moins que tu ne veuilles me couronner je vois mal comment je pourrai davantage m’élever. » Et c’est bien parce que ça ne plaît pas à Urgoll que je l’ai dit, il avait tellement envie de lui répondre ça mais il savait que ce n’était pas prudent, s’il pouvait se permettre de provoquer sa tante il préférait ne pas tenter le sort avec le haut prêtre de Zhak’Bar. « Au contraire, c’était un compliment : vous apprenez les uns des autres. J’espère simplement que tu n’as pas pris son goût pour la destruction, constamment réparer les dégâts d’un triumvir est bien suffisant comme ça. »

Il se tourna vers son tableau et il l’admira pendant quelques secondes puis d’un geste il ordonna aux esclaves de l’emporter, il ne servait plus à rien maintenant. Il n’y avait plus qu’a espérer qu’il avait servi à quelque chose, mis à part flatter l’égo de sa tante adorée. Myr’Hennis attendit que le tableau s’en fut allé pour reprendre.

« Mais tu as raison, je ne suis pas venu pour ça, le tableau n’était qu’un prétexte. La raison de ma présence ici concerne justement les affaires urgentes du C’nros que tu mentionnes. Je souhaite aider Aertsab à devenir Ditronw Da’re, voilà pourquoi j’ai insisté pour vous voir toutes les deux : pour gagner du temps. » Toute trace de moquerie ou d’amusement s’était volatilisé de sa voix comme de son regard et la colère s’était volatilisée comme si elle n’avait jamais été là. Ses yeux glissèrent de Krish à L’Renor. « Le tableau est désormais tien mais je te déconseille de le faire rejoindre ta collection. Bien que mes travaux n’en soient qu’à leurs débuts j’espère vous avoir convaincu toutes deux, à défaut d’avoir convaincu le Puy dans son ensemble, de l’importance de l’art pour transmettre des idées ; certains diraient avec un dégout hypocrite que c’est de la propagande. Quoi qu’il en soit, il te sera bien plus facile d’obtenir ta place, et surtout de la garder, si personne ne doute de ta légitimité. » Myr’Hennis se tourna à nouveau vers Krish, c’était bien plus simple lorsqu’elle était assise avec sa tante, il n’avait pas à s’arrêter pour se tourner, faisant une pause aux relents dramatiques dont seuls les mauvais acteurs ont le secret. « Légitimité qui peut être remise en question si tu lui donnes ouvertement la place. »

Myr’Hennas de sa faible existence avait su tirer parti de ses moins mauvaises aptitudes. De fait, elle devait bien reconnaître la témérité de l’Artiste ; loin de flancher une minute face aux deux plantes dangereuses, le pauvre petit préféra montrer les crocs ; proie acculée trouvât assez de hardiesse pour tenter mollement quelques boutades qui tombèrent à plat. Il n’avait ni le charisme ni la stature propice à rendre les menaces efficientes. Aussi sa tantine se mura dans une drôlerie tandis que, prenant à cœur son rôle de guide, la triumvir s’approcha de l’a haute silhouette. Là, elle l’écrasa de son aura si bien que l’hilarité de la Sanguine ne diminua pas même de moitié quand, malgré son altitude, le petit se retrouva sermonné comme elle l’avait vu l’être depuis sa tendre enfance. Là ! Myr – quoi qu’elle l’aima un peu – avait toujours eu la fâcheuse habitude de décevoir son entourage. D’abord par ses alanguissements presque elfiques, puis par son aversion pour l’art martiale. Et puis, le pauvre était né avec une mal-vue. Si bien que sous son grand corps dégingandé, son existence même avait été rythmé depuis la naissance. Là ! Elle plaignait sa pauvre mère parfois, qui avait réussi à mettre au monde pareille erreur.

Mais malgré tout cela, il lui tirait quelques sympathies. A vrai dire, elle parvenait parfois à se retrouver en lui : sa magnificence se déployait là où il exerçait son art. Et puis il y avait le rouge. Tout ce rouge… L’Hémomancienne gloussa alors que son cœur s’emballait à la simple évocation de la Mère Sanguine. La température monta, alors que toujours confortablement installée, elle ne cessait de se perdre en contemplations inutiles. Le Garçonnet avait-il seulement conscience de sa position à ce moment fatidique ? Son titre ne lui épargnerait pas le courroux vengeur de la Flamme. Son titre ne le protégera pas de la colère de Kiel. Sa langue pourlécha ses lèvres étirées alors que l’atmosphère s’intensifiait. Et puis les mots résonnèrent comme le vent froid s’engouffrait dans le Vatna. Mesurait-il seulement l’ampleur de son discours ?

Et comme un brasier brûlant, la main de Krish s’abattit – impérieuse – sur la joue roidie de l’Eldéen. Sans qu’il n’ait le temps de bouger la moindre partie de son corps, elle le saisit par le col. Là, la différence de taille ne joua plus ; elle étendait toute sa majesté. Visiblement énervée, le visage de la Sombre avait des allures de terrifiante quand sa voix, plus douce que le miel, s’éleva dans un murmure : « Tu oses venir ici en réclamant de la tête du Ditrown Da’re ? Khernal a prouvé à bien des reprises sa loyauté envers le Puys. Il a participé à Ellyrion, Eraison. Il est le seul à s’être soucié d’Esion. Et tu me demandes de tourner le dos si tu venais me demander l’heure ? ».

Et le rire de la Rose Noire s’éleva plus haut encore alors qu’elle quitta à regret son siège. Les yeux carmins se plantèrent dans ceux de son neveu alors qu’elle s’approcha en douceur du Feu d’Uriz. Sa main se posa avec précaution sur son bras alors que sa fluette silhouette demeura à son arrière. Ici, elle ne pouvait que la deviner, sinon sentir son souffle chaud qui s’était enfin tut. Comme si la situation prêtait à rire ! « Mon cher neveu devrait savoir tenir sa langue, Sesmika. Myr, ne palie pas ton manque de talent avec de l’impétuosité. Il ne suffit pas seulement de s’élever pour devenir grand. J’osais croire que tu avais retenu la leçon… ». Elle lui sourit avec tendresse alors qu’un mutisme pesant pris place entre eux. Quelques précieuses secondes filèrent avant qu’elle se recule finalement pour reprendre sa place : « Chath de’ Uriz puisque Myr’Hennas semble être convaincu, peut-être nous aidera-t-il à résoudre notre épineux problème ? Aussi impudent soit-il, il peut se montrer de bon conseil ». Patiemment, elle croisa les jambes sur ce sofa déserté. Il était temps de parler plus que sérieusement.

Myr’Hennis n’avait pas l’habitude de sentir la morsure cuisante des phalanges de qui que ce soit, surtout depuis qu’il était Grand Architecte, alors le coup de Krish le prit par surprise. S’il y avait bien une divinité dont il détestait se sentir proche c’était bien Kiel, il détestait la déesse autant qu’il détestait Zhak’Bar ; là où l’une ne quittait son dos qu’après de longs massages, l’autre était stupidement destructeur. Il avait l’habitude de souffrir, la douleur lancinante de son dos était souvent omniprésente, mais ce n’était pas Kiel le problème : c’était la surprise, le choc. Heureusement, lorsque le garde de la triumvir avait demandé à l’architecte et ses gardes de se tenir éloigné de la porte, il leur avait confirmé l’ordre d’un hochement de tête ; heureusement car l’envie de faire appel à eux le démangeait terriblement. Mais il ne voulait pas que la situation s’envenime davantage.

Le Grand Architecte n’avait toujours pas bougé, son visage était resté tourné sur le côté comme après la gifle, lorsqu’on le prit par le col. Dans un autre contexte la scène l’aurait fait sourire, rire même, la différence de taill décrédibilisait le danger, en tout cas la perception qu’il en avait. Est-ce qu’elle avait tenté de lui saisir la gorge mais, incapable de l’attraper, elle s’était résolue à prendre son col ? De plus, même s’il ne savait pas se battre, lorsqu’on se moquait de lui ouvertement, Myr’Hennis ne reculait pas ; il avait beau être un piètre combattant il n’en était pas lâche pour autant. Ignorant superbement sa tante, l’architecte planta ses prunelles rougeoyantes comme des braises dans celles du Feu d’Uriz lorsqu’elle se décida enfin à le lâcher.

« Oses me dire que ce n’est pas exactement de quoi vous alliez parler ! »

Il n’avait pas la carrure d’un goliath mais il en avait la hauteur, donnant à sa voix qui tonna comme les éclairs du dieu qu’il détestait tant une force que ses muscles n’auraient jamais pu lui accorder. Les poings fermés et serrés au point de blanchir ses phalanges, il était prêt à frapper. L'eldéenne garda ses yeux vrillés dans ceux de l'homme qui croyait pouvoir jouer impunément de la voix dans les appartements même d'une triumvir... et lança soudain un regard désinvolte à la rose noire :
- C'est un guet-apens familial ? Parce que ton image de seconde dévouée vient sérieusement d'en prendre un coup. Prévenez-moi la prochaine fois, ça m'évitera de me ridiculiser. " puis elle revint sur l'architecte " Assied-toi qu'on en finisse. "

Ce n’était pas vraiment excuses auxquelles il s’était attendu. Elles étaient encore meilleur, elle avait admis faire une erreur et en plus elle remettait L’Renor à sa place. Que demander de plus ? Il regarda L’Renor avec un sourire sardonique teinté de satisfaction avant d’aller s’assoir directement à côté d’elle.

La réflexion lui coupa l’envie de rire. Plutôt, ses rubis se figèrent et sa mâchoire se serra tout de go. Se redressant de son siège, la petite eldéenne affronta le jugement placide du Feu d’Uriz. S’il eut une chose qui la terrifia dans sa vie – hormis sa propre nature et les Dieux -, la belle Majesté tenait la part belle ; elle avait, outre son titre, cette si étrange présence, de celle qui imposait le respect. Non, elle n’avait point usurpé son titre, et pour autant qu’elle l’impressionnait, elle l’attirait inexorablement. Comme la flamme dansante d’un foyer, la Rose Noire avait envie de s’y brûler. Et que son courroux frappe ! Peut-être que la satisfaction cachée qu’elle en tira venait de simplement exister à ses yeux. Oui, elle la voyait et cela importait assez.

Mais sa colère l’emporta. Myr’Hennis pouvait se targuer d’avoir user sa patience, si bien qu’elle eut une folle envie de lui faire disparaître ce sourire qui trônait fièrement sur son visage. En d’autres circonstances, elle ne doutait pas que le brave aurait fait moins d’éclat ; là, protégé par l’entrevue à laquelle il s’était incrusté, il pouvait bien faire le poan cette Bête du Chaos. Qu’il aima venir remuer la merde ne l’avait jamais dérangé, et peut-être aurait-elle dû s’en inquiéter plus tôt. Ce garçonnet avait pour sûr manqué d’éducation : peu convenant et dénué de talents. Cela faisait beaucoup pour un seul homme.

« Croyez bien Sesmika que j’ignorais sa venue, je vous le jure. D’autant qu’à l’instar de ce qu’il avance ici, je ne veux guère prendre la place d’un autre ». Elle soupira, lassée d’avoir à se justifier pour les conneries de son sang. « Si d’aventure il avait s’agit d’une destitution, il ne m’aurait guère fallut venir vous voir. Vous savez peut-être mieux que quiconque ici comme les accidents sont courants ». Si la dernière remarque avait été adressé dans le calme, à l’oreille de l’Architecte elle sonna sans doute comme une menace ; car même si elle l’aima assez pour entretenir le lien familial, elle n’avait pas assez de cœur pour s’encombrer d’un poids. « Vous qui avez été choisi par le Père, il vous faut m’entendre aujourd’hui : le C’nros s’abime. L’armée n’est forte que par son unité, et si d’aventure les dissensions venaient à s’étendre au cœur de nos Ost… ». Elle s’arrêta, l’air soudainement plus grave. « Et il y a autre chose ».

Krish, expira très longuement par le nez une fois que l'architecte se fut éloigné de la porte. L'envie de lui sourire simplement pour voir s'il oserait porter la main sur elle et lui faire manger chaque phalange de sa propre main avec des fèves au beurre et un excellent shik'na... Elle avait eu du mal à l'ignorer mais pour le bien de la suite de son plan, il le fallait. Elle referma doucement la porte pour se donner le temps de laisser redescendre le piment qui lui était monté au nez... inspira, souffla encore une fois. Puis se tourna vers ses hôtes, rangés en rang d'oignon sur son canapé.

- Oui. Le C'nros doit être stabiliser. J'ai compris. " répondit-elle un peu plus abrupte qu'elle ne l'aurait voulu.

Plutôt que de tirer une chaise jusqu'au sofa, elle s'appuya sur le bord de la desserte qui en formait déjà le coin. Passant le bras dans son dos, elle y attrapa du même coup le flacon qu'elle avait trouvé au fin fond du placard et en tira le bouchon de verre. Zak'tir. Parfait. Sans prendre la peine d'aller chercher les verres prévus à l'origine, elle en lampa un trait et la reposa derrière elle sans en proposer à ses invités.

- Ce que je veux savoir, c'est ce que tu as fait - factuellement - pour tenter de de raisonner Khernal.
- Et il y a autre chose...

Pas un mot ne franchi ses lèvres, mais les yeux de Krish s'étrécirent... et son visage se crispa nettement lorsque la nouvelle tomba. Une haine contenu se lisait avec facilité dans chaque détail de sa physionomie. Des précisions, elle avait besoin de précisions. Chaque détail pouvait être important.

L’entrain du début de l’entrevue s’était essoufflée, de même que l’étrange tension qui avait animée le corps des deux femmes un peu plus tôt. Là, elles se retrouvaient plus froides l’une que l’autre tandis que son bien trop gâté neveu se tenait encore à bonne distance. Elle n’aima guère à ce qu’il interfère dans ses plans, mais malgré toute la colère qu’elle pouvait ressentir, il lui tirait toujours assez de pitié pour s’en sortir indemne ou presque. Sans détourner ses mirettes du Feu d’Uriz, la gravité du moment exigeait de repousser les remontrances à plus tard. Alors, le cœur battant mais la respiration parfaitement régulière, ses lèvres s’entrouvrirent une nouvelle fois :
« Khernal projette une ascension politique. Peu importe de quoi il s’agisse exactement, mais il avait prévu de tuer Malag’Eyl bien avant vous, Sesmika ». Elle parlait sans détour et peu lui importait que l’égo de la triumvir s’en retrouve froisser au passage. La Rose Noire avait toujours veillée à protéger ce qu’elle croyait juste, et si dorénavant elle avait pleine confiance aux mains tenantes de l’Elda, il ne suffirait que d’un mauvais jugement pour qu’elle aille là où l’intérêt de son peuple irait. « Il a été reconnu – et s’est reconnu lui-même le fils d’Haldren Baenfere ».

Le nom du traitre prononcé, elle avait demeuré impassible. Une solution devait être prise, et la haine n’aiderait guère à entretenir des idées cohérentes lorsque viendrait le moment délicat de trancher. Et bien qu’ils n’y étaient pas encore, elle se préparait déjà à voir apparaître dans le yeux d’or la rage. Elle était séduisante, volcanique, ardente que le Père. Et si elle l’impressionnait toujours, elle lui trouvait de plus en plus un côté intriguant et mystérieux. Ô Dula, va-t-elle seulement me croire ?. Le doute remua ses entrailles. Peut-être que Myr’Hennis s’était aperçu du léger trouble – il la connaissait assez pour cela -, mais elle veilla à garder autant d’aplomb que possible. « Mon intérêt n’appartient qu’à l’Elda, Chath de’ Uriz. Comprenez bien que je ne suis pas ici pour régler vos propres querelles ou vous offrir une quelconque vengeance personnelle. Et si ce que l’on raconte est vrai, alors ce chien a trahi son propre peuple ».

Doucement, le sang se mis à circuler plus fort dans ses tempes. Le dégoût se fit plus franc dans sa voix bien que seules ses prunelles se mirent à luire d’une nouvelle teinte incandescente, presque dangereuse. L’air s’emplit alors qu’elle laissa s’échapper quelques vagues mystiques. Les fils magiques tintèrent, et pour la première fois depuis le début du huis clos, elle se sentit puissante. On pourrait le tuer… Ou le découper doucement ? Ou le manger ?. L’esprit de la Rose Noire se laissait envahir bien trop vite par l’excitation, par la noirceur de son cœur. La porte qu’elle avait ouverte lors de son dernier affrontement semblait plus fragile à présent, prête à laisser filer le Monstre qu’elle tenait en respect, là, tout au fond d’elle. « Et si ce que l’on raconte est vrai, entendez bien que nul endroit sur Terre ni personne ne saurait le protéger de moi, pas même son fils ». Ces derniers mots avaient été soufflés entre ses dents, promesse quasi silencieuse de lui faire payer. Lui faire payer le prix du Sang.