Au Royaume des Aveugles... [Katalina] [Ellipse An XIV]

Première ennéade de Favrius de l’An 14:XI

« Le jour de ta conception, j'aurais mieux fait de contenir ma semence. »

La voix du Prince-Marchand, tranchante, autoritaire, avait résonné entre les murs du petit salon, faisant sursauter les esclaves. Le front plissé, la bouche tordue dans une grimace de colère, Tiberio Vossula pointait un index accusateur vers son fils aîné. Même ce dernier en perdit de sa superbe ; avachi dans un fauteuil moelleux, engoncé dans un tas de coussins, Ascanio releva la tête, le visage marqué par la surprise.

« Vous aurais-je contrarié, Père ?
- Chaque jour depuis ta naissance, répliqua Tiberio. J'ai été patient, bien plus que je n'aurais dû l'être. Cette patience est épuisée. Tu te joues de moi. Tu contournes mes décisions. Tu piétines mon autorité. En voilà assez.
- Je...
- Suffit », dit Tiberio, et il claqua des doigts pour faire sortir les esclaves, les laissant tous deux seuls dans la pièce. « Tu vas te taire, pour une fois, et m'écouter. J'ai eu vent de ta dernière lubie. Tu tentes de démarcher des prêtres du Temple Noir. Pourquoi ? Quel tour de sorcellerie macabre es-tu en train de concocter ? »

Ascanio demeura un bref moment silencieux. Puis, voyant que son père attendait une réponse :

« Vous... C'est à dire que vouliez que je me taise, donc...
- Réponds, s'impatienta Tiberio.
- J'ai offensé la déesse sans le vouloir. Je ne cherche qu'à réparer mes torts.
- Tu as offensé tous les dieux du monde, et une vie elfique ne suffirait pas à réparer tous les torts que tu as causés au cours de ta misérable existence.
- Cette fois, c'est un peu plus grave. »

Tiberio fronça encore un peu plus les sourcils, si c'était possible. Une veine palpitait de colère à sa tempe.

« Explique-toi.
- La déesse m'a condamné à un sort terrible si le destin devait nous réunir, Caley, Vahram et moi. »

Tiberio avait dû s'attendre à tout autre chose ; cette réponse, en vérité, le ravit. Une lueur de réjouissance mesquine éclaira son visage, qui demeurait sévère.

« Cela n'est pas une malédiction à mes yeux. Ce que te ferait la déesse n'est rien à côté du sort que je te réserve, si tu ramènes à nouveau ici cette parvenue et son bâtard.
- Ils sont ma femme et mon fils.
- Ils ne sont rien, gronda Tiberio, dont les yeux transpiraient de nouveau la colère. Tu t'es passé de ma permission pour épouser cette fille de rien. Tu l'as ramenée ici pour défier mon autorité. Pour me narguer. Pour m'humilier devant mes partenaires et mes rivaux. »

Ascanio ne répondit pas. Il aurait pu lui rétorquer qu'il avait avant tout épousé Caley par amour, mais Tiberio ne l'aurait pas cru, ou n'aurait pu comprendre. Et puis, il y avait une part de vérité dans ce qu'il disait : en épousant Caley à Diantra et en ramenant à Thaar le rejeton d'un autre, Ascanio s'était réjoui de pouvoir provoquer des maux de tête à son père. A l'époque, ce n'était qu'un jeu, une autre impertinence, une provocation de plus...
Mais il y avait longtemps que le jeu avait cessé d'être amusant.

« Elle ne menaçait pas vos intérêts, rappela Ascanio, tentant d'arrondir les angles. Si ce n'était que pour sceller des amitiés, j'aurais pu prendre une ou deux autres épouses en plus. Vous savez que la coutume à Thaar le permet.
- La coutume à Thaar permet tout et n'importe quoi. Mais tu as raison sur un point : ta gourgandine ne menaçait pas mes intérêts.
- Alors, pourquoi ? »

Tiberio planta sur son fils un regard brillant d'une lueur un peu folle.

« Pour le principe », déclara-t-il.

Tiberio ne sut sans doute jamais quel effet ces trois mots produisirent dans l'esprit de son fils. Ascanio comprenait à présent la raison d'être de son malheur, et réalisait à quel point tout cela était vide de sens. Il s'était laissé croire que Tiberio avait écarté Caley et Vahram au nom d'un intérêt supérieur, celui de la famille, celui de l'honneur ; il n'en était rien. Tiberio n'avait fait que venger son orgueil froissé par l'impertinence de son héritier ; il avait simplement sacrifié sur l'autel de son ego la promesse d'un bonheur éternel pour Ascanio, le seul amour véritable et sincère qu'une femme lui ait jamais porté. Ce constat implacable se répandit comme un poison froid dans les veines d'Ascanio ; un venin mortel qui muait l'aigreur et la rancune en véritable haine.

« Cela n'a plus guère d'importance, poursuivit Tiberio. Tu as épuisé tes derniers crédits de patience. C'était une erreur de te rappeler à Thaar. Je vais faire ce que j'aurais dû faire depuis longtemps. Ton demi-frère Styrio va rentrer. La tradition chez nous a toujours favorisé le premier-né, mais quand la tradition en vient à menacer la survie-même de notre famille, c'est qu'il est temps d'en changer.
- Styrio est un imbécile », grinça Ascanio.

L'amusement étira les lèvres de Tiberio en un sourire effrayant.

« Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois », répondit le puissant Prince-Marchand.

* *

Troisième ennéade de Favrius de l’An 14:XI

Depuis quelques jours, toute la bonne - et la moins bonne - société thaarie vivait au rythme des Grands Jeux. L'euphorie avait contaminé une ville en ébullition, des bas-fonds des quartiers populaires aux demeures majestueuses de l'élite. Tout le monde ne parlait que de ça, qu'on eut ou non la chance d'y assister ; les plébéiens y oubliaient leur morne quotidien, les marchands y voyaient la perspective de juteux contrats ; les princes marchands distribuaient leur parrainage aux combattants les plus prometteurs, et scrutaient leurs champions depuis les rangs les plus prisés de l'arène.

Après quelques jours de spectacle, l'absence de Tiberio Vossula fut peu à peu remarquée. La chaise vide du Prince Marchand ne manqua pas d'interroger ceux qui le connaissaient bien. La rumeur se répandit peu à peu : Tiberio était au lit, cloué par une forte fièvre. Il se remettrait, promettait-on ; s'il n'était plus tout jeune, l'homme était d'une constitution impressionnante. D'ailleurs, certains esprits contestataires ne manquaient pas d'observer qu'aussi loin qu'on s'en souvienne, jamais la moindre fièvre n'avait empêché Tiberio d'assister à un événement d'ampleur.

Dans les jours qui suivirent, nombre de clients, d'amis, d'associés se présentèrent en nombre aux portes du Palais Vossula afin de s'enquérir de la santé du Prince Marchand. Moult curieux s'agglutinaient également devant le portail, y entretenant leurs commérages. Les spadassins éconduirent tout le monde : Tiberio Vossula ne recevait personne et avait besoin de repos. Ceux qui avaient à traiter de questions urgentes furent invités à se tourner vers Ascanio Vossula, ce qui ne manqua pas de provoquer de vives inquiétudes chez les partenaires les plus sérieux, sachant pertinemment que le fils n'était pas le père, et que le commerce pourrait bien en pâtir.

Bientôt, les rumeurs de l'intérieur se répandirent à l'extérieur. On disait que les domestiques étaient eux-mêmes maintenus dans la plus totale des ignorances, et que seul un cercle d'hommes très restreint était admis dans la chambre du Prince Marchand, qui était gardée jour et nuit. La propre épouse de Tiberio avait elle-même été éconduite, à la requête, disait-on, d'Ascanio Vossula. Le bruit courait même, d'après une connaissance ayant entendu parler quelqu'un qui le tenait d'un témoin de la scène, que le fils de Tiberio s'était montré odieux et avait humilié sa belle-mère. Et alors que le mystère restait entier, la situation semblait partie pour durer.

Écrasé par les responsabilités que Tiberio ne pouvait temporairement plus assumer, Ascanio déléguait tout ce qu'il pouvait. Il semblait toutefois passer une grande partie de son propre temps à écrire au clergé de Tyra local, à qui il adressait de récurrentes suppliques, sollicitant le pardon pour une erreur qu'il aurait commise et qui lui tenait visiblement à cœur.

Il n'en fallait pas davantage pour laisser libre court à l'imagination fertile des commères. Les interprétations étaient aussi nombreuses que variées, mais l'une d'elles s'imposa tout particulièrement : Tiberio Vossula souffrait d'un mal infligé par la Déesse elle-même, et son fils Ascanio, en dépit de tous ses défauts, s'efforçait d'obtenir la délivrance de son père, témoignant ainsi d'une touchante piété filiale.

Illio

Le cœur de Thaar battait au rythme de tant et tant de croyances qu’il en résultait une cacophonie brouillonne et saturée que plus personne ne comprenait vraiment. Les cultes s’empruntaient des rites et des offices et des fidèles sans que cela ne choquât plus personne et il existait dans la cité une très grande tolérance religieuse ; depuis que le Vaisseau de la Voilée avait élu domicile dans l’un des temples dévolus à sa déesse, quelques ennéades plus tôt, un profond malaise régnait cependant dans les hautes officines ecclésiastiques. C’était que le personnage était, depuis quelque temps, pour le moins controversé. Si la mort d’Altiom avait peu ému de ce côté-ci de l’Olienne, celle de Glenn demeurait fraîche dans les mémoires. Quant aux rumeurs de sa traque des lambeaux de la tribu Akadjis, elles avaient enflammé les imaginations et les passions.

Le temple dans lequel séjournait Katalina Noblegriffon tenait plus, en réalité, du sanctuaire ; Ysmir Jhabar — le prêtre en chargé du lieu — ne s’expliquait pas pourquoi elle l’avait choisi quand il en existait plusieurs autres de bien plus grandes importances çà et là dans la cité. Il n’avait cependant pas osé faire l’affront à la Serramiroise de lui suggérer « d’aller voir ailleurs », mais ce n’était pas l’envie qui avait manqué. Fort heureusement, depuis son arrivée, la corneille et ses mauvais augures étaient restés confinés entre les quatre murs de la bâtisse, sans rien attenter qui les mit — lui et le culte — dans l’embarras.

Contrairement aux adultes autour de lui, Illio avait bien compris qu’il n’y avait là aucune raison de se réjouir, car il était évident que la gardienne attendait simplement quelque chose ; il aurait voulu savoir quoi, mais elle avait jusqu’ici refusé de lui dire quoi que ce fût.

« Partout où je vais, on me confie aux bons soins d’un enfant, » avait fait remarquer Katalina lorsqu’on lui avait présenté Illio. Quand le garçonnet, qui n’avait pas vu plus de cinq hivers encore, lui avait demandé des précisions à ce sujet, elle lui avait décrit la jeune taledhelle qui avait pris soin d’elle à Holimion, ainsi qu’il s’apprêtait à le faire lui-même.

Illio appréciait la gardienne parce qu’elle ne le traitait pas en enfant. Elle lui parlait comme à un adulte, en des termes qu’il ne comprenait pas toujours, le rendait confus souvent, mais ne lui donnait jamais l’impression qu’elle le prenait pour un bébé. Depuis qu’il était son chaperon, il lui avait posé mille et mille questions et obtenu une réponse pour chacune ; il réalisait déjà qu’il lui faudrait le reste de sa vie pour les appréhender toutes.

« Ascanio Vossula continue de faire entendre ses suppliques au clergé de la Voilée, ma Dame, surprit-il un jour Ysmir expliquer à Katalina. Nous autres prêtres ne savons plus quoi lui dire.

— Je me souviens d’Ascanio, souffla Katalina. Je me souviens de sa bêtise et de son arrogance.

— Il ne vous a pas oubliée non plus, grinça son interlocuteur, et c’est justement parce qu’il vous a décrite — sans même s’en rendre seulement compte — comme l’origine de ses maux que nous n’osons plus le rencontrer désormais. » Il marqua une légère pause, avant d’ajouter. « C’est vous qui avez causé du tort à l’une des plus puissantes familles des principautés, c’est vous qui devriez vous chargé de cette histoire.

— S’il faut cela pour apaiser vos craintes, consentit Katalina sans l’ombre d’un sourire, tu n’as qu’à lui proposer de venir prier en ma compagnie. »

Et Jhabar, ravi de pouvoir se débarasser de cette encombrante question, fit cela. Il envoya Illio, prit sur le fait de laisser traîner ses oreilles, porter son invitation à la famille Vossula. Le jeune novice, qui un jour succéderait à Ysmir, se présenta donc aux abords de leurs demeures au petit matin et aux gardes dit ceci : « J’ai un message pour son Excellence le Prince héritier Ascanio de Vossula, de la part du Vaisseau de la Voilée. »

Le jour même, peu avant midi, régnait une agitation particulière aux abords du temple. Sous le chaud soleil de Thaar résonnaient les voix de deux hérauts, fendant la presse des badauds. « Place ! » scandaient-ils, « faites place à Ascanio Vossula, Prince de la Soie ! Doyen Honoraire de la Confrérie des Plaisirs ! Grand Vainqueur de la Mérelle d'Ys ! Sublime Souverain des Débits de Boissons ! »

A Thaar, tout est propice au spectacle. Pour autant, cette procession avait quelque chose d'inhabituel ; lorsque d'ordinaire un puissant notable sortait dans la rue au vu et au su de tous, il exposait par la même occasion le faste de sa maison, chaque déplacement étant prétexte à une démonstration de richesse et d'influence. Il n'était pas rare qu'un Prince-Marchand, vêtu des habits les plus délicats, se promène en ville à bord d'un magnifique carrosse, entouré de chanteurs et de danseuses, évoluant au gré de musiques et de chorégraphies à sa gloire.

Il n'y avait rien de tout cela aujourd'hui. Outre les deux hérauts et quelques spadassins veillant au grain, Ascanio Vossula marchait seul sur le chemin de pavés usés. Ni carrosse ni monture aux harnais d'or ; il allait d'ailleurs pieds nus. Ni chapeau à plumes ni tunique multicolore ; il ne portait qu'un habit informe de lin blanc, et Chlamydia, son inséparable perroquet, d'ordinaire toujours juché sur son épaule, brillait par son absence - et son silence. Le Prince de la Soie s'avançait, la tête basse, la mine repentante, et à sa vue l'on chuchotait, tout en sachant fort bien où il allait. Sentant venir le déclin de son puissant père, le fils prodigue devait se faire du mouron pour le Souffle de son géniteur ; il s'en venait probablement recueillir le conseil et l'assistance des plus sages, ce qui, de sa part, pouvait passer pour une grande et inattendue preuve de sagesse.

Ascanio entra seul dans le sanctuaire, laissant derrière lui ses hérauts et ses protecteurs. Les portes se refermèrent, et derrière elles disparut le monde extérieur. Avec tout ce qui faisait la puissance de son nom.
Désormais, le Prince de la Soie se tenait à la merci de la Gardienne - et de la déesse qu'elle servait.

Le Vaisseau de la Voilée

Le Vaisseau de la Voilée l’attendait, immobile et silencieuse, dans toute sa vulnérabilité, au centre du Sanctuaire. Sa robe était propre, ses cheveux soigneusement peignés, son visage libéré du bandeau qui le recouvrait jadis, mais elle restait petite et maigre et pâle et diminuée. Son corps portait les stigmates des épreuves qu’elle avait eu à affronter : sa manche gauche était nouée là où aurait dû se trouver son code et sa bouche et son œil étaient encore barrés de ces deux cicatrices si difficiles à ignorer.

« Je ne t’attendais pas, » l’accueillit-elle avec sa voix ébréchée, pleine de douceur, mais dépourvue de chaleur.

Et elle parlait vrai. Ascanio Vossula s’était depuis longtemps dissolu dans le tumulte des souvenances qui agitait en permanence l’esprit fractal de la gardienne ; même quand il pénétra son antre, les pieds nus et le dos voûté, le spectre de leur première rencontre peina à se frayer un chemin jusqu’aux rives écorchées de sa conscience.

« Je me souviens de toi, continua-t-elle sur le même ton. Je me souviens de tout. »

Et la gardienne de se taire, rattrapée par des — ses — réminiscences de leurs échanges ; le fantôme de la peur d’Aislinn lui glaça les entrailles et l’espace d’une petite seconde, elle fut à nouveau Katalina. La culpabilité de ce qu’elle avait fait endurer à son héritière lui écrasa la poitrine, puis la houle de sa mémoire rappela ces images et ces sentiments, pour les remplacer par d’autres. Le Vaisseau tangua, mais ne chavira point, inspira lentement, puis c’était comme si rien ne s’était passé.

Dans le Sanctuaire, il n’y avait nulle lumière du jour, pas plus de torches et moins encore de braseros ; c’était en réalité d’étranges pierres phosphorescentes qui éclairaient les lieux, et non des flammes — céleste ou terrestres. Le Feu est l’atout du Guerrier, avait expliqué la gardienne à Illio, et le Guerrier n’a sa place dans la maison de la Voilée que lorsqu’il y est invité. Disposés de manières éparses au fond des deux bassins qui bordaient les murs de la vielle bâtisse, ces fragments mirifiques installaient une ambiance des plus singulières. Il faudrait plusieurs minutes au Prince de la Soie pour s’acclimater à cette semi-pénombre.

« J’avais écouté tes suppliques d’alors, dit-elle encore, et te voilà aujourd’hui devant moi, la bouche remplie de nouvelles. »

Qu'elle est moche, ne put s'empêcher de penser Ascanio en dépit de la solennité de l'instant. Il faisait sombre, et pour une fois, il en était content ; montrez cette vieille chose décharnée à un enfant qui craint le noir, il ne voudra plus jamais rallumer la lumière. Il ressentait tout à la fois du dégoût, de la colère et de la crainte à l'égard de cette hideuse femelle et de la déesse qu'elle servait ; le besoin l'avait tout de même poussé à s'aventurer en sa tanière.

Car Tyra était le dernier obstacle qui s'interposait entre Ascanio et Caley, la dernière force qui interdisait aux deux époux de se retrouver. La déesse l'avait maudit, pour punir une faute qu'Ascanio n'était pas totalement certain d'avoir comprise. Et tant que flotterait l'Interdit au-dessus de sa tête, telle une épée de Damoclès, courir rejoindre Caley les conduirait tous deux à leur perte.
A moins de lever la malédiction.

« Je ne suis pas venu vous supplier », déclara-t-il avec audace.

Non, le temps des suppliques était passé. Il avait trop courbé l'échine, que ce soit devant son père ou devant les dieux. Qu'en avait-il retiré ? Rien d'autre que le dédain de ses semblables, qui se répandaient en risées et quolibets. Une existence de pitoyable bouffon dans des draps d'or et de soie. Le fils prodigue, ce n'était là que l'un de ses surnoms, et pas le pire d'entre eux ; mais viendrait le temps où Thaar, et le monde, devraient le prendre au sérieux.

« Tout ce que vous m'avez prédit s'est réalisé ; je vois chaque nuit en songe le lieu où se trouvent ma femme et mon fils. Je croyais au début que ce n'était que l'écho de vieux souvenirs ; j'ai vu Caley errer dans les rues sales d'une grande ville où les passants ont le teint pâle comme s'ils étaient malades, et j'ai reconnu Diantra. C'est là-bas que nous nous étions mariés, dans ce taudis que les péninsulaires osent appeler leur capitale. J'ai finalement compris que mes visions ne me montraient pas le passé, mais le présent. Ce serait si facile, maintenant que je sais cela, et maintenant que mon père ne m'impose plus sa loi, que de prendre le premier navire et partir la chercher... »

Il s'était mis à faire les cent pas, tout en parlant, mais l'obscurité ambiante lui mettait le cafard. Peinant encore à s'habituer à la pénombre alors que le soleil au dehors brillait si fort, Ascanio avisa ce qui semblait être un banc, et s'y dirigea.

« Je ne suis pas venu vous dire combien je souffre ou pour larmoyer sur la cruauté divine. Je m'en remets à vous, s'il était un moyen de mettre fin au mauvais sort ; et si la Voilée ne veut pas y renoncer, eh bien, soit ! J'irai rejoindre ma femme et mon fils quoiqu'il puisse en dépendre, car au moins, je mourrais avec eux. »

Il était plutôt satisfait de ses paroles et du ton ferme et audacieux avec lequel il les avait prononcées. Il faut dire qu'il avait longuement répété ce petit discours chez lui.

En revanche, à la répétition, il ne glissait pas sur le rebord d'un bassin et ne tombait pas dedans à la renverse.

« Mmmeeeeeeeerde ! »

l

Le Vaisseau de la Voilée

Face à l’assurance de prince de la soie, la gardienne resta d’abord muette, touchée malgré elle par le poids de ses paroles ; Ascanio ne pouvait pas le savoir, mais ses propos trouvaient un écho puissant dans le passé de son interlocutrice qui, au bout de dix-sept longues années, ne savait toujours pas comment pleurer cette fille qu’elle avait perdue. Elle porta sa dextre au niveau de sa poitrine et ses doigts trop fins glissèrent sur l’étoffe qui recouvrait l’infamante cicatrice qui lui défigurait encore aujourd’hui l’entre-sein. Les chairs boursouflées par la morsure du sel remplaçaient désormais les runes gravées dans ce bâton dont l’Estel l’avait privée.

En d’autres temps et d’autres lieux, elle se serait peut-être égarée à lui confier tout cela. Elle lui aurait expliqué que Tyra l’avait arrachée à la chair de sa chair et qu’Arcam l’avait si bien dissimulée que malgré tous ses efforts, jamais elle ne la retrouverait. Elle aurait pu lui avouer, dans un fugace moment de vulnérabilité et de sincérité, qu’elle comprenait.

L’aîné Vossula, pourtant, ne devait pas lui en laisser l’occasion. Sa dernière bravade ramena la gardienne à la froide réalité d’un adulte-enfant pourri gâté et rongé par ses pulsions. Pour rejoindre sa femme et son fils, pour satisfaire ses désirs, il était prêt à précipiter leur fin à tous les trois.

Cela, l’éphémère mère qu’elle avait été ne pourrait jamais l’accepter.

Sans lui laisser l’opportunité de formuler la moindre réponse, Ascanio commit une ultime fantaisie qui prit l’aveugle en face de lui complètement au dépourvu. Elle ne comprit pas tout de suite la mésaventure de l’héritier et son visage trahit sa peur tandis que les gerbes d’eau soulevées par le corps du malheureux retombaient autour de lui avec force et fracas.

« Que fais-tu ? » glapit-elle sans rien lui dissimuler de sa confusion.

Le |\| qu’il avait un jour dessiné de la pointe de sa dague la brûlait, car le vacarme des éclaboussures avait, comme souvent, rappelé à son bon souvenir le premier de ses traumatismes. Dans les ténèbres de ses bains, elle avait été impuissante ; elle ne l’était plus. Des mers et des océans sur lesquels sa Déesse régnait, elle tirait un grand pouvoir et c’était dans l’Olienne qu’Ysmir Jhabar s’en allait prélever l’eau de ses bassins. Autour d’Ascanio, de fines gouttelettes translucides commencèrent à se soulever pour répondre à son appel à l’aide, mais Sa main retint la gardienne avant qu’il ne fût trop tard. Redressant la tête, les épaules encore secouées d’incontrôlables frémissements, l’hydromancienne darda sur son bourreau maladroit ses prunelles laiteuses, le visage déformé par des émotions par trop contradictoires.

L’espace d’une seconde, elle avait cru qu’il était venu se venger d’elle, elle l’avait vu la précipiter dans l’eau froide et elle avait eu peur.

L’espace d’un instant, elle était redevenue impuissante et elle avait détesté cela.

« N’es-tu donc capable d’aucune retenue ? lui lança-t-elle avec aigreur. Ou bien te complais-tu dans ce rôle de pitre qui te va si bien, parce que tu te sais inapte à accomplir quoique ce soit ? Je me souviens de toi, Ascanio Vossula. Je me souviens de tes caprices et de tes frasques, de tes lâchetés et de tes coups bas, de ton mépris pour les autres, mais surtout pour toi. »

Comme la marée avec le temps, sa colère refluait à mesure qu’elle avançait dans sa diatribe. Quand elle l’eût terminée, elle inspira profondément avant de continuer.

« Qu’attends-tu de moi, Ascanio Vossula ? »

Ascanio était furieux. Quelques instants plutôt, il bravait fièrement la Gardienne avec une prestance impériale ; et voilà qu'il se tenait trempé jusqu'aux os, grelottant de froid, dégoulinant de honte, plus pathétique que jamais. Les mots de la Gardienne étaient tranchants comme le fil d'un rasoir et achevèrent de mutiler ce qu'il lui restait d'amour propre. Il s'efforçant pourtant de ne pas se laisser démonter. Je ne viens pas quémander, songea-t-il, le Prince de la Soie ne demande pas, il dispose, le Prince de la Soie ne supplie pas...

N'y tenant plus, il tomba à genoux face à la Gardienne, et il semblât bien que, devant cette femme infirme et décharnée, il fut le plus pitoyable.

« Pitiéééé, sanglota-t-il à chaudes larmes, je regrette, s'il vous plaît, s'il vous plaît, laissez-moi revoir ma famille, je vous en prie ! Je ferais tout ce que vous me demanderez ! »

Les vannes étaient ouvertes, et son visage déjà trempé par sa baignade improvisée était maintenant inondé de larmes. D'un revers de manche, il essuya sa figure ainsi que le filet de morve qui lui coulait du nez.

Le Vaisseau de la Voilée

Et la gardienne de pousser un soupir las, devant les larmes abondantes du prince de la soie. Il lui était pénible de demeurer courroucée en acontre d’un enfant, eût-il vécu plus de quarante années.

« As-tu oublié ? » l’interrogea-t-elle avec un calme retrouvé.

Dans le bassin sur sa droite, un tourbillon se forma à la surface placide de l’eau salée, puis s’extirpa de son lit aquatique un Ascanio d’écume, reflet déformé de ce qu’il était trois ans plus tôt. À sa gauche, ce furent les échos d’Aislinn et de la gardienne elle-même qui se levèrent.

« Lors de notre dernière rencontre, j’ai essayé de te prévenir, » continua-t-elle comme si de rien était. À ces mots, les trois silhouettes commencèrent à singer leur improbable échange dans le port d’Ys. « Moi, je m’en souviens. Les dieux se jouent des désirs des mortels. »

Elle marqua une pause et ses pantins, libérés de la magie qui les animaient, se répandirent sur le sol.

« Tu m’as demandé de te mettre sur la piste des tiens et j’ai exaucé ton souhait. »

L’eau à leurs pieds s’anima à nouveau pour prendre les traits d’une femme tenant un enfant d’à peine deux printemps dans les bras. Le visage de la gardienne se fendit d’un pauvre sourire sans joie, tandis que l’apparition s’approchait d’Ascanio sans sembler le voir. Sa voix était triste quand elle expliqua :

« Soumets-moi mille et mille suppliques ; chaque fois je t’écouterai et te comblerai et te décevrai et te blesserai. »

Le prince hoqueta entre deux sanglots, tentant sans succès de retrouver une contenance, mais sa fierté était déjà brisée ; à quoi lui servirait-il de retrouver la face maintenant ? Ses yeux humides et embués distinguaient à présent les silhouettes fantomatiques qui se mouvaient dans l'obscurité. Lorsqu'il reconnut celles de Caley et Vahram, il cessa de geindre, se contentant de fixer l'apparition, bouche bée, alors que continuait de résonner la voix de l'implacable Gardienne. Toujours à genoux, il se laissait envahir par un profond sentiment d'abattement. Les propos de la Gardienne ne laissaient guère d'espoir ; Tyra est une déesse qui vous donne puis vous prend deux fois plus. Il ne pouvait arranger les choses sans, au bout du compte, les empirer.

Mais, muré dans son désarroi, Ascanio refusait de voir la vérité en face. Plus encore, il lui était insupportable de se résigner. Toute sa vie durant, on lui avait presque toujours tout cédé ; et voilà qu'aujourd'hui, on lui refusait la seule chose qui pouvait le rendre meilleur.

« La déesse se joue de mes désirs, soit ; mais pas vous, j'en suis sûr. Vous pouvez m'aider. Je ferais n'importe quoi. » Sa bouche se tordit en une grimace de dégoût, mais il ajouta : « je devine sans trop craindre de me tromper que cela fait bien longtemps que vous n'avez pas joui de la compagnie d'un homme, et si ce n'est que ça, je veux bien, en échange, vous aider... à vous sentir femme, à nouveau. Tant que vous intercédez en ma faveur, en retour. »

Le Vaisseau de la Voilée

« Oh, Ascanio… » soupira la gardienne et elle était lasse, si lasse.

La silhouette de Caley qui réagit la première ; elle s’approcha du prince et vint s’agenouiller devant lui, avant de tendre sa main vers la joue de son mari ; le Vaani, trempé de la tête aux pieds, dut à peine sentir la morsure fraîche des eaux du bassin dont il s’extirpait tout juste. Elle tourna son regard sur leur fils qu’elle tenait toujours contre elle et sembla murmurer à ce dernier des paroles qu’Ascanio ne pouvait pas entendre. Elle reporta ensuite son attention sur le Vossula et son sourire était infiniment triste.

« Que lui dirais-tu ? » demanda le Vaisseau de la Voilée. Caley, elle, ne bougait plus, belle dans sa détresse figée. « Si tes mots pouvaient franchir les lieux qui vous séparent, que lui dirais-tu ? »

Que le prince de la soie ne s’y trompât pas : s’il lui restait la moindre chance d’échapper au funeste destin que lui avait promis Tyra, elle était en train de filer en cet instant précis. L’heure n’était plus au jeu, il n’était plus aux mensonges et il n’était plus à la ruse.

Et la gardienne d’attendre sa réponse, sans ajouter un mot de plus. Curieuse, peut-être, de découvrir ce qui se cachait véritablement dans le cœur de sa victime une fois délesté de tous les artifices dont il l’enrubannait d’ordinaire.

La moue de la Gardienne laissait entendre qu'elle jugeait sa proposition incongrue. Comprenait-elle que l'offre d'Ascanio était désintéressée ? Il avait été prêt à donner de sa personne si cela pouvait sauver son couple ; il ne l'aurait certes pas fait par plaisir, ça non. Plutôt par altruisme. Ou par pitié. Un geste d'humanité, en somme.

Hélas ! Il semblait qu'à chaque fois qu'il croyait trouver une solution pour tout arranger, celle-ci se révèle irréalisable, ou vaine. Désespéré, commençant à trembler de froid, le Prince contemplait le visage de Caley et leur enfant qu'elle tenait contre elle. Il y avait si longtemps qu'il ne l'avait pas vue qu'il en avait presque oublié ses traits ; et il lui semblait n'avoir jamais rien vu d'aussi beau ni d'aussi triste que ce reflet d'eau fantomatique baigné d'obscurité. Que lui dirait-il, si elle pouvait l'entendre ? Que faudrait-il lui dire ?

« Je ne dirais rien, répondit Ascanio après un long silence. Je ne dirais rien, parce que les choses tournent au désastre chaque fois que j'ouvre la bouche. Je me contenterais d'être près d'eux et de garder le silence ; je n'aurais rien besoin de plus. »

Le Vaisseau de la Voilée

De ce qu’elle pensait de la réponse du prince de la soie, la gardienne ne trahit rien ; son silence, plus long que ce qu’elle avait anticipé, l’avait elle-même mise face à ce qu’elle lui avait demandé. La quête d’Ascanio, avait-elle fini par comprendre, était comme un reflet brisé de ses propres combats pour rejoindre cette fille qu’elle avait portée, mais jamais pu élever. Sa lutte avait définitivement pris fin lorsqu’elle avait renoncé à s’opposer à la Voilée, mais les mots du Vaani, livrés sans artifices aucuns, avaient trouvé un écho insoupçonné dans les quelques chants du Prisonnier qui berçaient encore son esprit fatigué.

D’abord, elle le laissa seul avec sa réponse, qui flotta entre lui et la silhouette de cette famille qu’il brûlait tant de retrouver comme une promesse sans lendemain.

« Ainsi soit-elle, » finit-elle par souffler.

Elle ouvrit ses doigts, paume vers le sol, et inspira lentement tandis qu’elle convoquait une dernière fois les dons de la Voilée ; sur son invitation, le froid des mers du grand nord qui bordaient la côte septentrionale de la Prime Forêt envahit Son sanctuaire. Caley couva son mari d’un ultime regard triste, puis se détourna de lui et, emportant leur fils, partit rejoindre la gardienne qui l’avait invoquée. Si d’aventure Ascanio voulut de la retenir, un vent violent et cinglant l’en empêcha.

Quand la rôdeuse ne fut plus qu’à quelques mètres à peine de la sorcière qui l’avait convoquée, l’eau qui la constituait sembla comme happer vers le toit du temple, avant de se concentrer dans le creux de la dextre que la gardienne avait retournée.

« Ce qu’une Déesse fait, un autre Dieu peut le défaire, » déclara-t-elle tandis qu’elle soutenait l’air de rien un maelström miniature.

Elle ferma le poing, puis s’approcha du Vaani et lui tendit le trésor qu’elle venait de créer : de Caley et de sa progéniture, il ne restait qu’une petite statuette de glace qu’elle déposa dans ses mains tremblantes.

« Dans ces lieux, tu ne trouveras aucune pitié ni aucun pardon ; la Voilée n’a que faire de tes regrets. » Elle marqua une légère pause, puis reprit d’une voix plus douce : « Avant de partir, accepte cependant mon présent. Garde-le avec toi toujours, jusqu’à croiser la route d’un élu du Prisonnier que tu sauras convaincre que ton amour pour elle t’est aussi vital que l’air que tu respires. S’il consent à bénir ce totem des faveurs de son Maître, fais-le parvenir à Caley. Quand elle le touchera, elle se souviendra de notre rencontre. Qu’elle décide, alors, de partir à ta recherche et aucun mal ne lui sera fait si d’aventures sa quête devait être couronnée de succès. »

Le Prince de la Soie tenta bien de retenir les fantômes de sa femme et de son fils ; une violente bourrasque de vent glacé survint de nulle part dans la chapelle pourtant close et le projeta au sol. Relevant la tête, il constata, anéanti, qu'il ne restait plus que la Gardienne et lui, alors que résonnaient les froides paroles de l'affreuse sorcière.

Il lui fallut un moment pour donner un début de sens aux propos qui lui étaient tenus. Il ne sut trop dire s'il devait considérer la chose comme une faveur, alors que, d'une main tremblante, il saisissait la statuette d'une main légèrement tremblante. Il était épuisé, avait froid et voulait rentrer chez lui ; mais il savait à présent qu'il n'était peut-être pas venu pour rien. Son cœur meurtri ne trouvait pourtant pas à se réjouir ; ses dernières désillusions l'avaient rendu méfiant, et il craignait que cette mascarade ne soit encore qu'une ruse, une farce de la Voilée pour se jouer de sa naïveté... après tout, pour quelle raison la propre Gardienne de Tyra l'incitait-elle à se tourner vers Arcam ? Pourquoi lui offrir le moyen de contourner la Sanction prononcée par la déesse qu'elle servait ?

Il serra contre lui l'étrange totem, ignorant si celui-ci devait le guérir de ses malheurs ou être l'instrument de sa perte. Incapable de parler, il se contenta d'un hochement de tête affirmatif ; il aurait peut-être dû la remercier, mais la chose n'était pas naturelle chez lui, et il avait l'impression que chaque mot qu'il pourrait dire risquait de provoquer une nouvelle catastrophe.

C'est pratiquement en rampant qu'il sortit du temple, sans un regard en arrière ; mais les mots de la Gardienne continuaient de résonner dans ses pensées. « Ce qu'une Déesse fait, un autre Dieu peut le défaire. » De toutes les divinités qui arpentaient le ciel, la terre, la mer et les profondeurs du monde, Arcam lui était le plus familier. Avec Oukilâm'i sak'ekêth, le Dieu à Trois Verges, mais celui-ci, au fond, n'était que l'émanation de l'un des mille visages du Prisonnier.

A l'extérieur, le chaud soleil de Thaar frappa de plein fouet sa silhouette blême et dégingandée. Il dût plisser ses yeux habitués à l'obscurité, mais la chaleur, en réchauffant ses vêtements humides, revigora son corps et son esprit. Il en avait fini de la demeure austère, aveugle et froide de la Voilée ; et le monde des vivants lui semblait soudain riche de solutions.

Alors il sourit, et serra contre lui la statuette comme un trophée, tout en regagnant sa maison.

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