Une bestiole toute verte

Il se sent dépassé. Que devrait-il faire dans une telle situation ? Il pense le savoir, mais il doute. Pourquoi faut-il que cela arrive maintenant ? Pourquoi autant ? Depuis quelques temps les clans de la seigneuries ont envoyé des missives faisant état de l'apparition de gobelins dans les montagnes. Mais comment de si petites et ridicules bestioles peuvent-ils causer autant de grabuge ? Le nombre, c'est assurément le nombre. Les gobelins sont si nombreux que les paysans seuls ne peuvent plus les contenir, et les clans demandent à ce que les soldats viennent les aider. Ecoutant les conseils de son parrain d'armes le jeune héritier a déjà renforcé les gardes ici et là, mais la crise ne semble pas se résorber. Pourquoi faut-il que ces peaux vertes n'apparaissent alors que son père s'en est allé en  Estrévant ? Et pourquoi faut-il que ce dernier lui ait remis les reines de la seigneurie à la place d'une personne plus compétente ?

"Tu vas régenter la seigneurie en mon absence, cela te servira de pratique." Lui a déclaré son père, le jour de son départ, sans même s'enquérir de l'avis du concerné. Certes, et bien qu'il ne l'avouerait devant personne, Harald est profondément fier de la confiance que lui porte son père, cet homme au compliment avare. Et en même temps le jeune héritier, qui n'est encore qu'écuyer, redoute de ne pas être à la hauteur des attentes qui pèsent sur lui. Car malgré toutes les moqueries qu'il puisse faire à l'encontre du bloc de glace de géniteur qui est le sien, lui rendre fier reste son plus grand voeu. Echouer avec ces goblins qui pullulent n'est donc pas une option, et après concertation avec les conseillers de son entourage le jeune homme a décidé d'envoyer un courrier à son père : non pas pour lui demander de l'aide, mais au moins pour le prévenir des troubles nouveaux.

La météo est pluvieuse en ce jour de printemps, alors que le seigneur des lieux revient d'un fort long séjour hors de ses terres. Le voyage a été court pour tant de distance parcourue, et ce car le retour s'est fait pressant. En effet, alerté par la missive reçue de son fils qu'il avait laissé en régent, le seigneur de Höginheim n'avait pas souhaité traînasser. Craignant que les recommandations de ses conseillers ne contrebalancent pas suffisamment l'inexpérience de son fils au-devant d'un tel imprévu, le diplomate a alors prématurément mis fin à son séjour dans l'estrévant pour reprendre la route de son fief. Et ce bien que les grands jeux de Thaar, au demeurant distrayants, n'étaient pas terminés. Sans doute se déroulent-ils toujours au moment où le nordien franchit les portes de son château. Pris au jeu plus qu'il ne l'aurait avoué, l'émissaire oësgardien aurait certes souhaité continuer d'observer l'avancée du poulain dont il s'est pris d'intérêt. Mais le devoir passe avant les plaisirs, toujours, et à voir les compétences du gladiateur le chevalier ne doute pas qu'il aille loin dans la compétition. En gage de consolation pour cette absence, le nordien compte au moins sur le subordonné qu'il s'est permis de laisser sur place pour prendre soin de lui faire le récit des succès de son protégé lorsqu'il le retrouvera.



Les nuages de la nuit ont laissé place au soleil du printemps dans la pittoresque région d'Uberwald. Les plantes hibernantes repoussent, les arbres bourgeonnent, les couleurs du printanières remplacent peu à peu le morne du blanc d'hiver. Et comme toujours, les flancs et les sommets des monts d'Or sont en retard comparé aux vallées d'Oësgard. Et pourtant, elle repousse. Courageuse herbe d'un vert foncé, aux quatre feuilles larges et veineuses. Elle pousse et se grandit, nourrie des riches nutriments de la montagne, absorbant soleil la pluie. Les prémices d'un bourgeon sont presque visible, déjà. Bientôt il grandira, lui aussi. Il s'ouvrira et deviendra une jolie fluer aux pétales mauves, rouges ou blanches. Puis il fanera et peut-être bien que ses graines seront emportées par le vent. Alors elles aussi s'accrocheront, pousseront et le cycle continuera.

Ou pas. Une lange épaisse s'enroule autour de la courageuse petite herbe, la tire, et deux ragées de dents se referment sur la tige. L'animal relève la tête, arrachant un peu plus d'herbe, puis mâche, mâche et mâche encore. Une patte à trois doigts se pose au sol, puis une autre. La première se lève et une autre se pose, et à côté une botte. La bouzonne pousse un râle, d'autres lui font écho. Le convoi compte en tout une trentaine de bouzons chargés de matériel, pour deux fois plus d'humains. Pour beaucoup des gens d'armes, le tiers sont des civils venus pour les tâches d'entretien et de nourrissage.

"On est pas un peu nombreux, pour des gobelins ?" Demande un officier à l'avant du convoi.
"On l'est peut-être pas assez. Selon les rapports, ces bestioles auraient rapidement envahi la vallée depuis les montagnes. Elles infestes les champs et effrayent les troupeaux. Certains de leurs nids seraient même difficile d'accès." Répond son interlocuteur au kaeltz rouge.
"Tant que ça ? De ma vie je n'ai jamais vu de gobelin dans les Monts d'Or, et je ne me souviens pas que l'grand-père nous ait raconté d'histoire avec ces peaux vertes. Et Aujourd'hui y'en a plein partout, même à Enkafe. D'où est-ce qu'ils peuvent venir, à ton avis ?"
L'homme en rouge pose un regard gris sur son comparse, puis replace son regard en avant.
"Je l'ignore, mais nous allons devoir trouver. Ou au moins comprendre."
"Si même toi tu ne sais pas... On va faire quoi alors ? Les chasser ?"
"Nous commencerons par les chasser de la vallée, puis trouverons le plus de nids possible. Ceux que nous pourrons capturer nous les étudieront, peut-être trouverons-nous un moyen de les garder éloignés."
"Rhaaaa... Je suis pas prêt de rentrer près de ma belle Hilda. Elle va encore râler à mon retour."
"Sygrid passera la voir."
"C'est bien ce qui m'inquiète."
L'un éclate de rire, l'autre émet un sourire amusé, et le convoi continue son avancée sur le sentier du Bouzon.