[Extérieur] Ça m'embêterait de te tuer [ Viconia ]

Été- 8e jour de la 5e ennéade de Verimios de l'an 16:XI

Depuis plus d’une heure, le maître des ombres contemplait le jeu de lumières que projetait l’âtre de fortune situé dans l’un de ses vastes salons. Confortement callé dans le luxe d’une de ses cathèdres, il triturait du pouce le bouchon de l’outre qu’il tenait entre ses cinq doigts. Vidée de son contenu en quasi-totalité, Kah chercha à engourdir sa psyché de quelques goulées généreuses, à défaut de l’intoxiquer à l’aide d’opiacées. C’est qu’il se trouva embêté face à son assignation de ce jourd’hui : encore une fois il se frotterait à la juvénile Triumvir, dans le but unique de peaufiner son habileté au baroud. Sans être son instructeur quotidien, il lui arrivait à l’occasion d’aller évaluer ses progrès, mesurer ses faiblesses et cibler les points à travailler. Et cela lui convenait. Moins il s’approchait du Triumvirat, mieux il s’en portait. Problème étant, qu’en cette anodine rencontre à venir, Kah se trouva médusé face à la réalité qui lui faisait face : Viconia était prête. Elle était prête à se libérer de ses obligations envers lui, car son apprentissage ne pouvait désormais plus bénéficier des conseils avisés de son instructeur : seule l’expérience lui manquait.

Kah acheva d’assécher son outre de vin, se redressant finalement pour mieux observer aux alentours, d’un vague regard ponctué d’incertitude. C’est que l’épreuve à venir était conséquente et bien qu’icelle en débordait de dangers, il était résolu à aller jusqu’au bout pour émanciper son élève de ses prochaines séances. Résolu, il l’était très certainement, mais voilà tout le cœur de ses soucis immédiats : il craignait pour la défaite de la jolie illusionniste. Loin de lui était l’idée de plonger l’Elda dans une nouvelle ère de chaos en allant écouter la vie d’une des trois têtes du gouvernement.

Ainsi, le spadassin s’approcha du foyer pour quérir l’une de ses armes blanches gainée de cuir, celle-ci reposant sagement sur le manteau de l’âtre. Il inspecta le pommeau du poignard, puis en fit le retrait de sa couche de cuir : une odeur pestilentielle s’en dégagea aussitôt et constatât immédiatement qu’elle fût au point pour son test. Le poison encore en éveil, les toxines encore fraîches d’utilisation, son coutelas mettrait autant fin à l’entraînement de Viconia, ou à sa vie.

Dévêtit du chef aux abdominaux, Kah quitta l’humidité et la chaleur naturelle du Vatna pour mieux quérir l’extérieur du Volcan. Le lieu de son rendez-vous était l’une des fermes d’esclave qu’il avait en affection : les spécimens qui y étaient contenus étaient exquis et souventefois surprenants. Puis, cet endroit s’approchant d’un des camps de la Doth’ka, était tout à fait équipé du genre de terrain que le maître des ombres désirait mettre à profit. Il l’avait convoquée là, en lui fournissant à peu près les indications, qu’elle ait à se débrouiller un peu même si elle dût crapahuter un peu partout à l’extérieur. En cette haute saison d’été, la chaleur de toute manière, n’allait très certainement pas manquer pour qu’elle sache rester sous les bonnes grâces du soleil.

Arrivé sur place, on accueillit Kah en bonne et due forme, l’accompagnant au travers la masse grouillante d’esclave enchevêtré de fers et parfois même, de baillons. Certains geignards, à défaut de voir arraché le bout d’éponge qui leur servait de langue, héritaient de jolis masques ferrés. La respiration laborieuse, leur bouche gavée d’autant de métaux et la pesanteur du produit accablant les muscles de leur cou, iceux s’en voyaient immédiatement réduit au silence. Et c’était pour le mieux. Enfin, ils arrivèrent près d’une maison de fortune, qui avait plus d’une hutte que d’une réelle maisonnée. Entourée de rocaille et de quelques flaques boueuses, le terrain qu’il fit préparer exprès pour cet entretient musclé s’avérait parfait.

« Vous l’avez vue dans les parages, au fait ? Elle n’a pas habitude de se mouvoir avec ses gorilles. Je ne voudrais pas qu’on en vienne à s’en prendre à elle … »

« C’est vrai que voir la Triumvir périr à cause qu’elle s’est perdue, et que des hommes lui ont roulés dessus … Ce ne serait pas jojo. »

« Pas jojo ? Ce serait une catastrophe, tu veux dire. Loin de moi l’envie de voir mes éleveurs d’esclave crever de sa main. » Corrigea dare-dare le sombrelfe, sachant pertinemment que Viconia n’avait plus rien d’une enfant de cœur et qu’il serait courageux le premier qui voudrait lever la main sur elle.

Ainsi, le maître des ombres n’eut guère temps de deviser grand temps, car son apprentie arriva en tout point à l’heure. Les épaules crûment appesanties par les tâches de sa position très convoitée, il arrivait encore à Kah, de temps en temps, de se questionner sur les manières qu’elle utilisait pour assurer la justesse de sa ponctualité. C’est qu’à force de manger des gadins et de recevoir des coups d’amphore, non seulement elle avait parfait ses habiletés de combat, mais elle arrivait désormais bien à l’heure, la succube !

Jaugeant son apprentie d’un regard austère, il tarda à la saluer, comme si quelque chose à son habillement le chicotait. Enfin, il lui rendit la pareille et abaissa le chef en guise de salutation.

« C’est en effet une jolie journée pour recevoir des marrons. Tu t’es levée du bon pied, on dirait. »  Débuta Kahveka, sans nécessairement démontrer d’amusement dans le timbre de sa voix. La journée ne s’y prêta guère et, si elle ne l’avait pas compris, elle aurait tôt fait de le saisir.

« Des marrons, c’est toujours bon. On les mange comment aujourd’hui, maître? »  Dit-elle, arborant l’un de ses fidèles joli sourire. Non, clairement, elle n’avait pas capté.

« Les années ont passées depuis notre première rixe. Tu n’en es plus à ton premier duel … »  Constata le maître des ombres, face à la toute jeune sombrelfe. « Et depuis, tu peux t’enorgueillir d’être devenue une redoutable combattante. Que je l’avoue tout haut ne me laisse pas sans heurt, tu t’en doutes bien, mais tu devais le savoir. »  Rajouta-t-il, ne pouvant s’esquiver du trémolo agacé qui ponctua sa voix. Il n’apprécia en rien ce genre de flatterie, mais pour ce qui était à venir, advenant que la bougresse échoue, au moins elle emporterait dans sa tombe cette petite friandise.              

Il allongea le bras, se saisit d’un fourreau contenant une épée longue, puis se redressa pleinement. D’un pas naturellement allégé, il se déplaça vers elle jusqu’à ce qu’il en arrive à son niveau. Enfin, il lui tint : «  Si tu veux, tu peux aller te changer dans la hutte et enfiler tes protections… Mais nous allons nous confronter là-bas. À toi de juger. »  Et il accompagna sa remarque en pointant l’endroit le moins adapté pour le combat, le genre de trou qu’on évite pour ne pas finir les chevilles cassées, c’est-à-dire dans la fosse boueuse et rocailleuse. Quant à lui, nulle protection autre que ses braies de cuir, de même que ses bottillons et son ceinturon. Libre de la pesanteur d’une armure, ses mouvements risquaient de s’en voir joliment bonifiés.

Le dos tourné de sa jeune élève, seules quelques secondes suffirent pour que la bougresse s’empare de l’occasion afin d’inaugurer leur affrontement du jour de la plus déloyale des façons. Au moins elle ne le déçût guère de primes abords en l’attaquant de dos, lui ôtant dare-dare l’avantage de sa longue lame en le forçant au combat rapproché. S’il esquiva de peu la lame qui avait pour but de se ficher dans le creux de sa nuque, c’est que sa jeune élève s’était précipitée dans son mouvement et fît fi de toute discrétion. Le cœur du spadassin s’en allant se fracasser contre sa poitrine aussitôt le premier assaut esquivé, l’adrénaline l’intima d’emblée à la confronter de face en pivotant sur lui-même, s’en allant au même instant parer un second coup en frappant la paume de sa main contre le poignet de Viconia.

Il lui fallait se défendre, mais se saisir d’une arme à ce moment précis, n’avait rien d’un mouvement éclairé. Au contraire, il lui fallait prendre de la distance. Distance, qu’elle ne lui octroya en aucune occasion, retournant au corps à corps aussitôt qu’elle fût chassée. La tigresse n’en démordait pas, cherchant à trouer son maître de trous, sans toutefois y parvenir. C’est qu’elle avait progressé, au cours de ces cinq dernières années. Elle n’avait plus rien de l’enfant de cœur qui peinait à repousser une seule estocade et, à dire vrai, maintenant qu’il la confrontait au meilleur de sa forme, il en vint presque à regretter cette belle époque.

Les ouvertures étaient rares et les coups de la succube ne s’amenuisaient guère de vigueurs, ce qui commença franchement à inquiéter le maître des ombres. Bientôt, elle l’aura vaincu et il n’aura même pas eu chance de porter un seul coup. Alors, il recula, encore et encore, jusqu’à ce qu’il arrive en bordure du terrain glissant et poisseux. Viconia le visa au flanc et, dans une folingue tentative, chercha à se saisir du poignet armé de son adversaire pour la projeter tête première dans la gadoue et la rocaille. Et il y parvint! Au coût de sa patte droite lacérée d’un trait franc en plein centre d’icelle.

Guère n’était le temps aux lamentations, Kah se saisit enfin de sa lame et l’éleva dans les airs pour mieux fendre l’air envers la Triumvir couverte de margouillis. Elle était mieux de reprendre le dessus et vite, autrement il s’en allait lui séparer les jambes du bassin et c’est en rampant qu’elle se devrait de retrouver le confort de son nid de bourgeoise.

Que son attaque directe fasse mouche aurait relevé du miracle, quand bien même qu’elle fût empoissée de pieds en cap!  Ainsi le voilà redevenu dominant, la chassant de son épée en quelques passes bien adroites et pourtant, qui ne fendaient autres que le vent. Lui donnait-il seulement une chance de se relever de cette impasse, ou commençait-elle vraiment à savoir lui tenir tête ? Les marrons qu’elle avait mangé toutes ces années lui donnèrent de l’aplomb à coup sûr, car la bougresse semblait le connaître sur le bout des doigts. Elle esquiva chaque attaque de peu et il ne réussit qu’à lui priver d’une mèche de cheveux, frôlant du même coup sa tendre et douce chaire d’ébène. Et toc! Sa poigne déjà bien glissante de son propre sang reçut un second assaut, cette fois-ci d’une pierre nichée dans la paume de Viconia. L’impact, net et sec, lui intima de relâcher son arme aussitôt, la laissant choir dans la marre boueuse et crasseuse.

Et comme il lui avait enseigné, elle ne s’octroya de pause, s’assurant de profiter de l’avantage qui s’offrait à elle comme un cadeau du ciel. Elle tenta le croc en jambe et réussit à faire chuter à son tour le maître des ombres dans la gadoue. À sa chute, la boue s’éleva et l’éclaboussa proprement. Était-ce seulement suffisant pour assurer la victoire de la plus si belle Triumvir ? À son écrasement, il profita de l’occasion pour planter sa paluche dans le sol et faire s’envoler une traînée boueuse et rocailleuse vers la tronche de l’illusionniste. Elle voulut lui priver de son équilibre, il lui priverait de sa vue.

« Tu te crois maligne, Viconia? »

Une fois sa vicieuse manœuvre lancée, il plongea à tâtons ses doigts coulants dans l’ourlet de son bottillon, y découvrant une lame pas plus longue que la paume et se tenant que de deux doigts. De deux coups non retenus de toute hargne et vigueur, il tenta une frappe directe aux côtes de l’arcaniste de sorte à la neutraliser pour de bon. L’occasion était trop belle pour ne pas en profiter pleinement et, il n’avait jamais été du genre à éterniser leurs affrontements. Pour tout dire, elles étaient rares les fois où le vieil assassin hérita de quelques bonnes blessures et ce jourd’hui n’était pas pour faire exception à la règle.