Le dragon en chasse pour tuer ne rugit pas.

Seconde ennéade de Karfias, an 18:XI
En début d’après-midi dans Bois-Clair.

Si les devoirs d’un seigneur sont nombreux, protéger les sujets de sa majesté en son nom, venir en aide et conseiller son suzerain ou s’assurer que justice soit rendue pour ne citer que ceux-là, chasser en faisait également partie et ne passe lancer aux trousses de bêtes sauvages pouvait faire naître la suspicion. Heureusement ce n’était pas un problème que Griffon connaissait, chasseur avide qu’il était. Malheureusement depuis qu’il était marquis il ne pouvait plus se permettre de se lancer dans de grandes chasses comme il le faisait autrefois et il devait admettre que ces épopées lui manquaient ; il se souvenait avec plaisir de la chasse aux gobelins ou au toxeurove qu’il avait pu faire avec le sire Brohan, seigneur de Höginheim et sénéchal d’Oësgard. Si sa chasse à l’ours avec sa grandeur Gaubert de Prademont dans les bois d’Odélian fut intéressante, le soucis était bien là : elle fut intéressante et non mémorable. Toutefois il ne put retirer à l’ours qu’il fut un adversaire formidable mais rien qui ne puisse être comparé à cette immonde créature rampante et toxique qu’était le toxeurove.

Le casse-tête qu’était la gouvernance du marquisat ne lui laissait plus beaucoup de temps, à peine pour quelques jours de chasses continues, parfois une ennéade s’il était chanceux. Pas assez de temps pour débusquer une créature digne de ce nom. Toutefois ces derniers temps les quelques villages, si on pouvait appeler les trois huttes qui se courent après des villages, qui avaient reçu l’autorisation de leurs seigneurs d’abattre des arbres, se plaignaient d’une harde de myynark qui les empêchaient de remplir leurs devoirs comme ils le devaient. En bon pentien qu’il était, le marquis sauta évidemment sur l’occasion de libérer les sujets de sa majesté Bohémond dont il avait la charge de l’influence néfaste de ces primates.

Griffon monta donc Bucéphale et, suivit de ses proches, de ses veneurs et de leurs fidèles chiens-ours, s’élança en dehors du palais ducal puis passa par la porte d’Amderran pour s’enfoncer directement dans la forêt. L’hiver n’était pas une saison propice à la chasse, c’était le moins qu’on puisse dire, mais il fallait admettre que la couche de neige pouvait se révéler utile. En tout cas c’était ce qu’espérait le marquis qui, lui, ne s’occupait pas de la tâche pénible de trouver les animaux à pourfendre. Non, ce qui l’intéressait, lui et sa cour, c’était bel et bien le combat qui s’ensuivait, une fois les bêtes acculées.

« Alors Antonio, sommes-nous proches? »

Antonio, veneur en chef de son excellence, secoua la tête.

« Il nous faudra encore un peu de temps messire. »
« Mais tu m’as pourtant assuré avoir trouvé des traces. »
« Et c’est bien le cas votre excellence mais ce ne sont pas les traces des myynark que nous recherchons. » Le reniflement bruyants des chiens-ours à son service virent interrompre le marquis alors qu’il s’apprêtait à répondre. « Ce sont des traces d’hommes, la neige les ayant à moitié effacées elles étaient difficiles à identifier mais maintenant j’en suis certain. »

Après quelques instants de réflexion, Griffon baissa la tête pour observer lesdites traces du haut de sa selle.

« Allons trouver ces manants, ils sauront peut-être où se trouvent ces maudits singes. »
« Es-tu certain que c’est une bonne idée? » S'enquit Morrin d’Ausal, le maître d’arme de Langehack.
« Mais oui! Nous n’allons quand même pas laisser une bande de primates nous échapper ! » Arthur de Cerulyse avait tendance à s’emporter et le fait qu’il fut nommé maître de chasse par le marquis faisait qu’il s’agissait là d’une question d’honneur.
« Arthur à raison mais j’entends tes inquiétudes, Morrin. » Le marquis se tourna à nouveau vers son veneur. « Antonio envoies l’un de tes hommes prévenir sire Robar d’Ernolss, nous aurons probablement besoin de lui avant la nuit tombée. »

Le roturier hocha la tête et pendant qu’il accomplissait la volonté de son seigneur, ce dernier mit pied à terre et fut rapidement imité par ses compagnons de chasse. Il regarda un moment autour de lui, cherchant quelqu’un du regard sa langue claqua lorsqu’il ne le trouva pas.

« Galyn est resté au camp avec le connétable et les autres. » Expliqua Morrin qui commençait à connaître son suzerain. « Nous allons devoir prier Othar sans prêtre. »

Grommelant, Griffon entama tout de même la prière qui fut reprise par ses hommes et bien vite, car le Guerrier n’avait guère de temps à perdre en palabres, ils remontèrent sur leurs montures et suivirent Antonio qui suivait les traces de pas.

- Le secret pour le myynark, vois-tu, c'est vraiment de récupérer son jus pendant que tu le tournes à la broche. Après, tu l'humidifies avec ça, et la viande reste tendre.

Deux hommes accroupis discutaillaient à voix basse, tandis que l'un d'eux récupérait un épais jus de cuisson à la louche avant de le verser sur un énorme morceau de viande en train de lentement cuire à la broche. Tout autour d'eux, l'activité était au ralenti. Les Hommes du Roi avaient relancé les feux, et la douce senteur de la bectance envahissait l'air du campement. Les abris de fortune avaient poussé un peu partout entre les arbres nus, faits de branches, de morceaux de buisson et de planches trouvées sur le chemin. De modestes huttes à la portée du premier va-nu-pieds, mais sans aucun doute bien plus confortables que de passer la nuit à la belle étoile. L'hiver avait beau être doux en Langehack, il en restait frissonnant.

Adossé contre un gros arbre, le Mesquin supervisait la punition des éléments perturbateurs de la compagnie avec un sourire sadique, se décrassant les ongles à la pointe de son surin. Devant lui, cul nu, l'un des mauvais bougres était frappé au bâton à-même la chair. C'était toujours la première étape : le coup de semonce. Si le coup de semonce ne suffisait pas, le Mesquin intervenait lui-même avec le fouet. Et personne n'avait envie de se faire fouetter par le Mesquin : il avait cette sinistre réputation de savoir comment bien décoller la chair au martinet. Pour l'heure, cependant, c'était la loi de la fessée, et des gloussements attardés des hommes rassemblés pour voir leur comparse se faire humilier.

Un peu plus loin, l'Archidiacre était occupé à raconter des légendes liturgiques aux femmes et aux chiards des troupiers. Ancien prêtre de Kyria, l'Archidiacre était un orateur de talent, et un sacré conteur, qui médusait les marmots avec ses récits religieux et la passion qu'il mettait dans ses histoires. Chaque fois que le vieux Bernardin ouvrait la bouche, plus un gamin ne pipait mot. Tous les marmousets voulaient connaître la suite des bienfaits octroyés par la déesse terrestre, ou les aventures du fermier Golbert, à qui Arcam jouait des tours, mais qu'il contournait toujours par sa ferveur envers Kyria et la nature.

Et pourtant, Bernardin dut interrompre son histoire. Une sentinelle au nez transi et rougi vint l'apostropher alors qu'il contait aux jeunes.

- Saint homme, j'ai vu du mouvement dans la forêt !

L'Archidiacre, bien qu'un peu irrité de s'être fait interrompre, rétorqua :

- Adoncques, mais qu'est-ce qu'il y a ? Qu'était-ce ?

La sentinelle jeta un bref regard derrière lui, avant de répondre :

- Des cavaliers, je crois. J'ai entendu des chevaux. Et de la ferraille, aussi.

Bernardin s'arrêta tout de suite dans son récit, se levant en époussetant sa robe de prêtre défraîchie. Puis il se saisit de son bâton et suivit la sentinelle.

- Montre-moi. Et toi, dit-il en désignant un des marmots, un rouquin avec de grandes dents, va prévenir le Mesquin. Dis-lui que je l'attends près du bouleau effondré, et qu'il ferait bien de prendre les gars avec lui.

Et sur ces entrefaites, l'homme de foi et son pandore repartirent en direction du mystérieux groupe localisé dans la forêt...

Antonio suivait son chien-ours de près, tenant fermement la laisse, alors que le museau de l’animal fouillait la neige à la recherche de ce que son maître lui avait indiqué. Le maître du veneur, quant à lui, se tenait quelques mètres derrière, accompagné du maître veneur, Arthur de Cerulyse et du maître d’arme de Langehack, Morrin d’Ausal. Derrière eux on pouvait trouver une poignée de chevaliers, quelques écuyers et des valets d’arme les accompagnants ; mis à part Arthur et Morrin car ils avaient les leurs, tout ce beau monde portait les armes de la famille de Langehack, que ce soit sur leurs surcots, sur leurs boucliers ou sur de petits écus de cuir portés en bandoulière. Tout ce beau monde n’était donc pas d’une grande discrétion, à ça il fallait ajouter le bruit qu’ils faisaient, s’ils n’étaient évidemment pas équipés pour la guerre, il n’empêchait que quelques pièces d’armure cliquetassent au vent. Les chiens eux-mêmes n’aidaient pas, ils aboyaient, reniflaient, certains jappaient. La neige non plus ne participaient pas à les rendre plus discrets, si la couche sur laquelle ils marchaient n’était pas épaisse, le plus gros s’était arrêté dans les arbres, recouvrant ainsi les branches, le craquement de la neige compact, que le marquis trouvait étrangement plaisant, rajoutait à la cacophonie ambiante. C’était peut-être pour ça qu’ils n’avaient toujours pas trouvé les myynarks pensa un instant Griffon, ce qui était probable mais pour lui ça voulait surtout dire qu’ils n’avaient toujours pas trouvé leur territoire.

Les chiens se mirent à aboyer férocement plus en avant. Le maître de chasse fit accélérer sa monture pour passer devant son suzerain et rejoindre les veneurs et leurs bêtes en criant.

« Nous les tenons! » Morrin le suivit en jurant.
« Nous cherchons des hommes, pas des singes! »

Griffon donna un coup de talons dans les flancs de Bucéphale qui partit à son tour au galop pour rejoindre ses deux compagnons qui s’étaient arrêtés dans une clairière où passait l’Espoir, la rivière qui traversait Langehack avant d’aller se jeter dans la Shanae qui elle-même finissait sa course dans la mer à Leliande. La première personne sur qui s’arrêta le regard pieux du marquis fut le prêtre de Kyria, il mit alors pied à terre.

« Antonio contrôle ta bête! » Aboya Griffon à un pauvre homme qui faisait déjà ce qu’il pouvait mais le chien-ours, qui méritait bien son nom, était retors. Une fois l’animal sous contrôle, son seigneur s’approcha du groupe d’homme amassé vers un bouleau effondré. Selon lui ce n’était pas vraiment la compagnie qu’un prêtre digne de ce nom devrait cultiver mais il n’était pas du genre à juger un homme de foi. « Mon père. »

Conservant une poignée de mètres entre eux, il salua ce dernier en inclinant la tête pendant une seconde. Se tenant bien droit, la main gauche posée négligemment sur le pommeau de son épée, le marquis entendit des aboiements féroces s’approcher, sans doute les autres veneurs qui étaient partis sur des pistes différentes qui venaient se joindre à leur chef. Il entendit aussi le doux craquement de la neige par-dessus le doux son de l’eau, juste derrière lui, ses deux vassaux sans doute. S’il avait suivit cette piste pour demander des précisions quant à la harde de myynarks en vadrouille, une question le titillait désormais.

« Puis-je vous poser une question, mon père? » Il n’attendit qu’une seconde pour obtenir une réponse sa question rhétorique. « Que faites-vous dans ces bois ? »

Il lança un coup d’œil suspcieux aux hommes qui accompagnait le prêtre.

S'il eut fait plus chaud, Bernardin eut pu transpirer à loisir sous sa soutane défraîchie. Son malaise était palpable, à sa manière de lorgner le chien déchaîné et les hommes en armes tour à tour. Il les reconnaissait, ces armes. Après tout, l'Archidiacre était cultivé, et avait appris bien des choses dans une autre vie. Ce fut l'arrivée impromptue du Mesquin et de la bande qui le fit se focaliser à nouveau sur le moment. Il entendit le lieutenant jurer dans son dos, et à peine eut-il tourné la tête qu'il voyait ses camarades de gaste reculer doucement et rester sur la défensive, se retranchant derrière le tronc du bouleau.

Afin de dissiper tout malentendu, il décida de prendre les devants et fit lui-même une révérence à l'homme devant lui.

- Sire, coula-t-il à son attention, prenant ce timbre abbatial dont il usait encore parfois lorsqu'il conversait d'affaires religieuses avec ses gars.

La tension était à son comble lorsque le grand seigneur devant lui lança un regard empli de suspicion au groupe d'hommes en armes retranchés derrière la silhouette de l'ancien prêtre. Heureusement, il avait remarqué un détail assez frappant : les margoulins appelés en renfort n'avaient pas revêtu leurs armures, sans doute dans la confusion. Ils passaient autant pour des miséreux que pour des brigands, plus encore pour des brigands miséreux. Mais l'Archidiacre décida de la jouer au bluff.

- Nous sommes une humble communauté de pauvrets. Ces hommes que vous voyez ici sont mes ouailles, pauvres hères, vagabonds et hommes de rien.

Le prêtre fit un pas en avant, prenant son courage à deux mains. Puis il ajouta en offrant un regard qui se voulait bienveillant :

- Je tente de leur enseigner les vertus de notre religion, afin qu'ils puissent à nouveau revenir en de paisibles villages, et participer aux récoltes de l'été prochain, monseigneur.

Bien entendu, l'Archidiacre mentait avec aplomb. Mais n'en était-il pas de même pour tous les ecclésiastiques ?

Il en avait vu un paquet, des hommes comme ça, et il pouvait dire que rarement ces derniers ne lui avaient laissé une bonne impression bien qu’ils finissaient, pour la grosse majorité, tous de la même façon : à se balancer au bout d’une corde au gré du vent. Il avait même passé une partie de sa vie à les poursuivre, ces malandrins, bien que ce ne fut pas dans les frontières de son marquisat mais dans le nord, pour pacifier la région. Ainsi la suspicion, née de l’expérience, de son suzerain, poussa Arthur à être sur ses gardes. Pour Morrin par contre, rien ne sembla changer, il était toujours prêt à se battre et ce depuis bien avant qu’il ne devienne maître d’arme. Toutefois le maître de chasse n’était pas serein, il était même neveux, si les potentiels brigands n’étaient pas en arme contrairement aux chasseurs, ils étaient bien plus nombreux et son temps sur les champs de bataille lui avait appris que le nombre était une qualité à part entière. Le regard du marquis retourna sur le prêtre, les sourcils froncés qui s’adoucirent progressivement, s’il n’était pas certain que l’homme de foi lui disait bien la vérité, il avait pour habitude de laisser le bénéfice du doute à un membre du clergé ; peu importe son entourage et surtout s’il avait l’air appauvri.

« Sans doute la sœur de Kyria vous en remerciera, la Bienveillante récompense tous les hommes de bien. Quant à Kyria elle-même, mon père, j’ose espérer ne pas avoir besoin de vous rappeler que Bois-Clair est une de mes possessions et que le braconnage est sévèrement puni. » Griffon lança un nouveau coup d’œil au groupe d’hommes derrière le prêtre à la recherche d’un arc ou d’une lance qui pourrait ressembler à celles qu’il utilisait pour la chasse. « Mais un noble seigneur pentien se doit aussi de faire preuve de largesse et il se trouve que je suis à la recherche d’une harde de myynarks et si vous nous prêtez assistance vous serez récompensés. »

Le chien d’Antonio s’était assis au pied de son maître, bavant il observait le groupe d’hommes en se demandant si on allait bientôt le lâcher à leurs trousses. Ce qui était aussi le cas d’Arthur de Cerulyse bien que ce dernier avait la décence de garder sa salive pour lui.

« Avez-vous vu les bêtes qui ravagent ces bois, mon père ? »

Morrin, quant à lui, semblait s’être changé en pierre jusqu’au moment où ses yeux s’animèrent en observant ce qui se passait sur la gauche bien que ça ne tête n’eut pas bougé d’un pouce. Un autre maître-chien arriva avec sa bête aboyant tant et plus.

L'Archidiacre conservait son sang-froid, mais il était aussi raide qu'un piquet sous sa robe sacerdotale. Braconner était inévitable dans une forêt, coincé qu'il était avec une bande de margoulins aussi rudes. Certains des hommes derrière lui se regardèrent d'ailleurs avec une légère appréhension. Après tout, La Morille était déjà en train de faire cuire un de ces fameux myynarks à la broche à l'intérieur du camp. Le Mesquin eut alors un éclair de génie :

- On sait par où ils sont partis vos singes, messire !

Bernardin en fut légèrement étonné, et se tourna dans sa direction, lui lançant furtivement un regard pour lui demander ce qu'il était en train de faire. Le Mesquin fit comme s'il ne l'avait pas vu, et continua sur sa lancée.

- Y a des gars qu'ont trouvé un des leurs. Crevé. C'était au nord de not' campement.

Il rangea son couteau dans sa gaine et posa les mains sur les hanches. Il avait repris confiance en lui, et l'effet semblait contagieux. D'autres hommes se déraidirent. L'Archidiacre lui-même s'autorisa un mince sourire en tournant à nouveau la tête vers le seigneur et son parti de chasse.

- Les myynarks ne se déplacent que lorsqu'ils se sentent menacés. Peut-être êtes-vous plus proche de votre gibier que vous ne pourriez l'espérer monseigneur, dit-il. Mais il faut vous hâter.

L'Archidiacre ne dirait jamais ô combien il détestait ces horribles chasses organisées par la noblesse. Tant de tueurs glorifiés lancés à la poursuite de paisibles créatures de la terre. Lui-même était un tueur, ne vous y fiez pas. Mais à la différence des chevaliers et autres seigneurs, il était conscient d'en être un.

Si le visage de Griffon était resté de marbre devant l’appel cet énergumène à qui personne le marquis n’achèterait pas un cheval même s’il devait voyager à pied, ce ne fut pas le cas de celui d’Arthur qui fut pris d’un tic nerveux. Le roturier leur avait bien donné du messire comme c’était de coutume, c’était bien vrai, il n’empêchait s’adresser à son suzerain sans y avoir été invité ne plaisait pas du tout à un de Cerulyse pour qui le protocole comptait beaucoup. Sa main d’épée passa de sa hanche à la poignée de son arme et ce fut la dextre de Morrin qui l’empêcha de sortir son fer, un sourire aux lèvres.

« Vous l’avez trouvé vers votre campement ? » Haussant un sourcil, le marquis n’en croyais pas un mot et bien qu’il essayât de le masquer il n’avait jamais été un très bon comédien. L’ajout du prêtre n’aida en rien le cas de son compagnon car si Griffon n’était pas un homme de science qui méritait sa place au Collège Langecin pour enseigner tout un tas de choses à un corps d’étudiants, il était toutefois un chasseur expérimenté or, pour en avoir tué un certain nombre, il savait que ces créatures n’étaient pas du genre à fuir. Lançant un bref regard à Antonio qui flattait distraitement le flanc de son compagnon canin, le maître des lieux repris la parole. « Merci de votre aide, messieurs, auriez-vous l’amabilité de me montrer le cadavre ? Ça aiderait grandement mes veneurs à trouver leurs pistes pour que nous puissions passer aux choses sérieuses plus rapidement. »

Le ton que prenait le marquis ne manqua pas de faire couler un petit filet de sueur le long du dos de Bernardin. Même le Mesquin comprenait que toute cette affaire tournait dangereusement au vinaigre. Les deux hommes se regardèrent, avant que le prêtre ne lui demande :

- Mon fils, sois bien aimable et va donc t'enquérir du cadavre de la bête...

Le Mesquin acquiesça lentement du chef.

- D'accord, mon père, répondit-il.

Et tandis qu'il prenait un autre homme avec lui et tournait les talons vers le campement, il se disait que ces mots n'avaient jamais été plus étranges à prononcer en sachant quels méfaits avaient perpétrés l'Archidiacre... Ce dernier, d'ailleurs, continuait de s'engoncer dans ce rôle d'ecclésiastique qui, s'il l'avait un jour été, n'était plus que l'ombre du clerc qu'il était autrefois. Son maintien et son savoir étaient intacts. Sa vocation, quant à elle, avait drastiquement changé. Il osa faire un autre pas devant le noble marquis, au risque d'exciter plus encore ses hommes d'armes, et lui offrit une nouvelle révérence du chef.

- Votre Altesse, je vous implore d'être indulgent avec mes ouailles. Ils n'ont aucunes manières, certes, et certains d'entre eux ont parjuré leur Souffle dans d'étranges affaires, mais en leur for intérieur, ces âmes perdues ont besoin d'être guidées pour retrouver le chemin des champs et des moissons.

Observant le manège qui se déroulait sous leurs yeux, les nobles commençaient à se demander si leur laisser le bénéfice du doute était une bonne idée. Mais Griffon ne pouvait se résoudre à s’attaquer à une communauté sous la protection d’un prêtre même si le clergé de ce dernier n’était pas des plus influents. La main d’épée d’Arthur était retournée se poser à sa ceinture tandis que sa main gauche était posée sur le pommeau de son arme, se fermant et s’ouvrant à intervalles réguliers. Quant à Morrin, il avait croisé les bras et demeurait immobile, imperturbable, au point qu’il fallut se tenir juste devant lui pour se rendre compte qu’il respirait et que l’on avait pas en face de soi une statue peinte d’une main de maître.

« Excellence suffira. » Si le marquis espérait bien un jour rendre à sa terre la dignité ducale, par la grâce de son petit-cousin, sûrement lorsque ce dernier aura atteint sa majorité. « Si vous demandez à ce qu’il soit fait preuve de magnanimité à l’égard de vos ouailles, mon père, de quoi ce sont rendus coupables ces gens ? Vous allez pouvoir me raconter tout ça durant notre trajet jusqu’à votre camp pour que je puisse y inspecter la carcasse que ces deux braves sont aller chercher. »

L'étau se resserrait autour de l'Archidiacre et de ses soi-disant fidèles. Néanmoins, il ne pouvait plus reculer et devait continuer son jeu avec le marquis. Un jeu dangereux, mais ce n'était pas la première fois que Bernardin risquait gros pour si peu. Il se contenta donc de faire la révérence à nouveau, avant de prononcer :

- Comme il vous sied, Excellence.

Et sur ces mots, l'ancien prêtre tourna les talons, faisant signe aux autres de rentrer. Ces derniers s'exécutèrent, non sans lorgner sur les armes des nobles et sur les horribles chien-ours et leurs veneurs. Tandis que l'Archidiacre marchait, il s'adressa à nouveau au chef de la troupe :

- Monseigneur, seriez-vous assez miséricordieux pour ne pas trop approcher les molosses de nos enfants ? Ils pourraient en prendre peur...

Et pas que les enfants. La compagnie avait eu quelques molosses en des temps reculés, et l'Outremer avait un bâtard en Isgaard pour garder femme, fille et logis. La troupe connaissait donc les ravages qu'un vrai chien de guerre pouvait occasionner s'il parvenait à se rapprocher de trop près avant d'avoir été correctement percé.

De l'autre côté, dans le camp, la rumeur selon laquelle l'Archidiacre et le Mesquin étaient partis régler un problème avait amené les hommes restants à s'équiper et se cacher dans les fourrés à des points stratégiques, se servant des femmes et des enfants comme leurre, prêts à frapper l'ennemi s'il y en avait un, et s'il pénétrait le campement. Or, quelle ne fut pas leur étonnement lorsqu'ils virent rappliquer le Mesquin. Ce dernier, en voyant le camp déserté des hommes, devina que ceux-ci se terraient dans quelque fourré épais. Lorsque l'un d'eux releva la tête pour s'apercevoir qu'il s'agissait du bras droit du patron, le Mesquin lui fit tout de suite signe de la rabaisser. Puis il se tourna vers l'homme qui était parti avec lui en premier.

- Bons dieux d'mes rostons, Gonzague, me dis pas qu'ils ont déjà...

Il eut un soupir de soulagement en voyant que l'équipe préposée à la cuisine avait laissé le bras du myynark en train de cuire au-dessus du feu, et au lieu d'avoir rejoint les hommes, étaient restés se fondre dans la masse. La tête qu'ils avaient tiré en le voyant débouler aurait d'ailleurs été très cocasse, si la situation n'avait pas été aussi alarmante. La carcasse de la bête était non loin, proprement vidée. C'était un vieux spécimen, sa fourrure se parait d'argent et sa ramure était brisée en deux endroits.

Une fois que l'équipée de chasse nobiliaire eut pénétré le camp, Bernardin observa les alentours. Le Mesquin lui lança un regard sibyllin, avant de se rapprocher des Langecins et de faire une sorte de révérence passable et de dire :

- La bestiasse est de ce côté, Excellence sire !

L'Archidiacre observa les femmes de l'autre côté étreindre leurs enfants. En son for intérieur, il louait l'Outremer d'avoir permis à la troupe de conserver quelques régulières... Sans cela, le camp aurait eu bien triste mine. Surtout en cet instant.

La poignée de chiens s’étaient tues en voyant qu’il n’y avait rien à mordre ici, il y avait bien un ou deux aboiements de temps en temps, mais rien d’agressif. C’était une chose que Griffon aimait à propos des animaux, et des chiens en particulier : ils étaient simples à lire. Il ne fallait pas bien longtemps pour apprendre à reconnaître l’état d’esprit d’un chien-ours et voir s’il allait attaquer ou non.

« N’ayez crainte, Antonio sait s’occuper de ses bêtes. »
« Oui-da m’ssire! » S’exclama avec fierté l’intéressé qui tenait court la laisse qui le liait au collier à pointe de son chien. Pendant ce temps, ceux qui en avaient remontèrent sur leurs montures et les veneurs emboitèrent le pas au prêtre tandis que les nobles les rejoignirent bien vite à dos de canasson.

Avant d’entrer dans la clairière où les ouailles dudit prêtre s’étaient installées, Griffon lança un regard à Antonio et les autres veneurs qui lutaient contre leurs bêtes qui, visiblement, voulaient partir dans plusieurs directions. Mais ils n’eurent pas besoin de rappel à l’ordre, réussissant tant bien que mal à maîtriser les chiens-ours ; ce qui n’était pas une mince affaire au vu de la musculature épaisse, aisément visible, qui roulait sous la peau. En entrant dans la clairière en question cependant, le marquis ne put s’empêcher de se dire que quelque chose n’allait pas. Il s’était trouvé dans nombre de campements militaires, il en avait monté et dirigé certains, et l’organisation de celui qui s’étendait devant ses yeux concordait. Mais ça il le mettait sur le passé trouble des gens qui vivaient ici, après tout peut-être que des hommes d’armes se trouvaient parmi les gens en question. Ce qui le gênait par contre c’était la taille du camp qui lui semblait bien trop importante pour les gens qu’il voyait rassemblés ici. La voix, qui lui tapait un peu sur les nerfs sans que Griffon ne puisse vraiment dire pourquoi, de l’homme malingre partis un peu avant le sortis de ses pensées.

« Antonio, à toi de jouer. » Le marquis embrassa une dernière fois la collection de tentes du regard avant de se tourner vers le prêtre. « Dites-moi, mon père, vos ouailles ont l’air de ne manquer de rien. »
« Et pour cause : j’ai l’impression que chacun a au moins une tente personnelle, si ce n’est deux. » Les yeux acéré de Morrin repassèrent des tentes aux groupes de femmes et enfants et confirma son calcul mental d’un hochement de tête.
« C’est plus que ce que j’avais durant la guerre du Médian. »

Toutefois il savait bien que si à l’époque il avait été marquis il aurait eu droit à sa tente personnelle mais malheureusement pour lui, il n’était que chevalier, à moitié errant qui plus était, et forcément c’était plus complexe d’obtenir un logement convenable dans ces conditions. Bien que durant la chasse aux malandrins qui infestaient le nord aux côtés du Brochant, il avait eu plus de chance, et de souverains.

La remarque était flagrante. Effectivement, il y avait beaucoup trop de tentes, un peu normal lorsque la majorité des occupants se cachaient armés de pied en cap dans les fourrés enneigés. Tout cela n'était pas pour arranger les affaires de l'Archidiacre cependant. Il avait un autre pieux mensonge à faire avaler au marquis, mais commençait déjà à crouler sous le poids des faussetés qu'il lui envoyait depuis tout à l'heure. Après tout, c'était un personnage important qu'il avait devant lui, un homme commandant à la vie et la mort de milliers de personnes. Aussi fallait-il éviter de se faire raccourcir le chef par la collerette en énervant ce grand seigneur.

Il prit une mine désolée, effet renforcé par sa propre gêne, puis avoua :

- Las, ni l'hiver ni les bandits n'épargnent les petites gens. De biens sombres destins... mais j'ai foi en nos dieux. Je sais qu'à prendre, ils donnent aussi beaucoup, surtout à ceux qui les honorent. Ces tentes accueilleront ceux que leur Souffle guidera jusqu'à nous.

En définitive, un mensonge qu'il trouva plutôt convaincant, bien que cela ne tienne qu'au marquis de décider si ses propos étaient assez fervents. De l'autre côté, le Mesquin ignora les cuisiniers en train de tourner la broche avec le morceau de myynark pour se diriger vers la carcasse, jetée à-même la neige. Il la désigna d'un geste de la main, apostrophant le fameux Antonio :

- Voyez messire ! On l'a trouvé au nord. Bon, là, il manque un bout, mais on vous laisse le reste, hein...

Il leur offrit son sourire le plus sincère. Un affreux sourire en somme, mais le Mesquin n'avait jamais été beau.

Dans les fourrés, c'était une autre sorte de sourire qui se dessinait sur les visages dissimulés des écorcheurs. Certains avaient leurs arbalètes déjà tendues, d'autres l'épée au clair. Derrière l'épais tronc d'un chêne, l'un des mercenaires resserrait ses mains autour de son marteau de guerre. C'est que se faire la main sur une équipe de nobles sires ne leur semblait pas une si mauvaise idée, après tout...

Le marquis ne répondit rien à l’explication du prêtre, les sourcils froncés il détacha les yeux dudit prêtre pour parcourir à nouveau le camp, les mains tenant les rennes de sa monture, posées sur le pommeau de sa selle. L’une d’elles vint tirer sur son épais manteau doublé de fourrure pour le rabattre un peu plus sur ses épaules. Il n’ignorait pas les regards insistants que lui lançait Arthur, appuyés par Morrin qui, s’il ne disait rien, n’en pensait pas moins.

« Voilà qui vous honore, mon père. » Griffon poussa sur une jambe pour mettre pied à terre, la traine de son manteau fut la première à toucher le sol et probablement que le dos du destrier qu’il montait regrettait la disparition de cette délicieuse source de chaleur. « Bien que j’espère pour vous que vous ne vous attirerez pas la jalousie du clergé de la Bienveillante, s’occuper des malheureux sur les routes est d’ordinaire leur prérogative. Mais peut-être que vous cultivez des plantes qui nécessitent la bénédiction de votre déesse tutélaire. »

Le noble fit quelques pas dans le camp, laissant ses empreintes dans la neige qui furent bien vite effacées par la traine de son manteau mais cela n’importait pas beaucoup, ses deux vassaux le suivaient du regard et ses veneurs faisaient de même. Seuls les chiens regardaient autour du camp, dans les fourrés, reniflant l’air.

« Si c’est le cas je suis curieux de savoir lesquelles, je me suis récemment entretenu avec maître Delray et il m’a parlé d’un blé qui pourrait peut-être résister aux rigueurs de l’hiver. Sans doute le Collège Langecin gagnerait à échanger davantage avec le clergé de Kyria. Qu’en pensez-vous ? »

Griffon se retourna pour faire face au prêtre et put voir le sourcil levé d’Arthur qui se demandait bien à quoi son suzerain jouait. Un fin sourire se dessinait sur son visage austère. Pendant ce temps Antonio remercia l’effroyable personnage qui lui avait présenté la carcasse de l’animal et laissa son compagnon s’approcher du cadavre. Faisant un bruit digne des pires rites d’Arcam, le chien-ours renifla le myynark pendant ce qui semblait être une éternité avant d’avancer de quelques pas, son souffle s’élevant dans l’air froid, mais il s’arrêta bien vite, après avoir fouillé à gauche, à droite, rien n’y faisait, la bête ne trouvait pas la trace de la harde. Penaud, le veneur en chef retourna vers son seigneur.

« Votre excellence, la bête semble être morte depuis trop longtemps, la piste est… froide. »

Le marquis accueillit la nouvelle avec un certain stoïcisme avant de poser une main sur l’épaule du roturier.

« Qu’à cela ne tienne, mon brave Antonio, je suis certain que tu réussiras à retrouver la trace de ces maudits animaux ! Le flaire de tes chiens est légendaire, ils y arriveront. » Se tournant à nouveau vers le prêtre, Griffon prit une nouvelle inspiration. « Mon père, consentez-vous à nous accorder l’hospitalité le temps que mes gens retrouvent la trace de la harde qui troublent la paix en ces bois ? J’ai le sentiment que les dieux ont guidés nos Souffles jusqu’à vous. »