Chéri, je suis là [pv Ascanio]

Thaar… Caley pensait ne jamais y remettre les pieds de sa vie. Pourtant, elle y était en compagnie de son fils qui s’émerveillait déjà des splendeurs de la ville de tous les vices. À la décente du bateau, elle demanda à Balthazar de prendre les devants pour annoncer à Ascanio son retour, mais qu’elle souhaitait faire quelques petites choses avant de le voir. Elle promit d’être là au coucher du soleil, ce qui lui laissait quelques heures pour visiter la ville avec Vahram, mais surtout avoir une longue discussion avec lui. L’enfant, naturellement, était émerveillé par ce qu’il voyait. Tout était si différent de Diantra. Tout était plus grand, plus coloré et plus chaud aussi. Et les gens ! Dans la capitale des hommes, ils sont tous plus ou moins pareils. Ici, il y avait des grands, des petits, des gens avec la peau claire alors que chez d’autres, elle était aussi sombre qu’une nuit sans étoile. Dans les rues, ils se mélangeaient, discutaient, criaient aussi dans une cacophonie de langues qu’il ne comprenait pas. C’était impressionnant, mais aussi un peu effrayant. Vahram tenait la main de sa mère et il n’était pas près de la lâcher.

« Tu sais, les choses vont être très différentes à partir de maintenant. »

« On ne retournera pas à Diantra ? »

« Non… Du moins, pas avant un moment et seulement pour de courts séjours, je pense. »

Caley s’agenouilla devant son garçon. Certaines choses se disent uniquement en regardant l’autre dans les yeux et Vahram était assez grand pour savoir que la conversation serait sérieuse.

« J’ai dit beaucoup de choses à propos de ton père, mais il y a certaines choses que j’ai gardées secrètes pour des raisons de grandes personnes, mais aujourd’hui je peux te les dires. D’abord, ton papa n’est pas un aventurier. Il n’est un chevalier ou même un guerrier même si c’est ce que tu as toujours pensé. En fait, il est un Prince Marchand. »

Elle vit les yeux de son fils s’écarquiller. Un prince ! Mais Vahram ne connaissait que la définition péninsulaire de ce titre. « Un prince avec une couronne et tout ? »

« Non, un prince ici, c’est différent qu’en Péninsule. Ascanio est un Prince Marchand. Comme le mot l’indique, lui et sa famille ont fait fortune en étant des marchands, en vendant des choses. Les Vossulas, la famille de ton père, sont reconnu pour la qualité de leurs étoffes, mais chaque famille a sa spécialité. Les Princes Marchands sont si riches qu’ils se sont élevés au-dessus de la population. Aujourd’hui, ils dirigent la ville, en quelque sorte. C’est pourquoi ils ont pris le titre de prince, mais en réalité, ils ne sont pas nobles. »

C’était des concepts difficiles à comprendre pour Vahram et Caley le voyait bien. Elle passa une main affectueuse dans ses cheveux pour replacer quelques mèches rebelles.

« En fait, tout ce que tu as à retenir, c’est que ton père est très riche et que ça a causé beaucoup de problèmes entre lui, sa famille et moi. »

« Pourquoi ? »

« Tu sais comment j’ai rencontré ton père, n’est-ce pas ? Eh bien, lorsqu’il m’a retrouvé a Diantra, tu étais déjà dans mon ventre. Ton papa est très impulsif. Il prend des décisions sans réfléchir et parfois ça lui cause des ennuis. Donc il m’a demandé de l’épouser, comme ça, sans la permission de sa famille. J’ai dit oui, car je l’aimais déjà beaucoup. Nous sommes retournés à Thaar et à ce moment, j’avais un gros ventre. Tu étais sur le point de naître et j’ai même cru que tu allais naître sur le bateau. Lorsque son père Tibério nous a vus, il a été très fâché. Il nous a envoyés à Eofel pour qu’on se fasse oublier. Il disait des choses très méchantes sur moi, des mensonges. Tu comprends ? »

« Tibério est un monsieur méchant ? »

Caley haussa les épaules.

« Je crois surtout qu’il veut protéger les intérêts de sa famille. Ici, comme les nobles en Péninsule, les gens riches se marient pour avoir des choses en retour. Moi, je n’avais rien à donner. Je ne suis pas assez importante. »

« C’est pas vrai ! Tu es importante pour moi ! »

« Merci, mais pour Tibério ce n’était pas suffisant. À un moment, j’ai cru que nous étions vraiment en danger et il menaçait d’enlever à ton père son héritage. Ascanio devenait de plus en plus malheureux, alors j’ai décidé d’aller voir Tibério pour faire un marcher avec lui. C’est pourquoi nous sommes partis à Diantra. Je suis désolé de t’avoir privé de ton papa, mais je devais te protéger… Ce sont des histoires compliquées de grandes personnes… »

Devant son enfant qui ne réagissait pas, elle ajouta.

« Mais tu vas le voir maintenant et tout va être très différent ! Tu ne manqueras jamais de rien, tu ne seras jamais seul… Ça va peut-être être un peu difficile au début, mais je vais toujours être près de toi. Je suis désolé de t’avoir caché certaines choses, mais je ne savais pas si on allait pouvoir rentrer un jour… »

Caley leva les yeux. Le soleil tombait à l’horizon. Il était temps d’y aller.

« C’est l’heure… Prêt à rencontrer ton papa ? »

Elle prit la main de son fils pour le guider vers les beaux quartiers de Thaar. Les palais particuliers rivalisaient en grandeurs et en beauté. Vahram réalisait peu à peu tout ce que sa mère lui avait dit plus tôt et à quel point la maison laissée à Diantra était petite. Caley état de plus en plus nerveuse à mesure qu’ils s’approchaient de la demeure des Vossula. La menace de la malédiction planait toujours dans son esprit même si Balthazar lui avait assuré que tout irait bien. Elle n’avait pas d’autres choix que de lui faire confiance. D’ici quelques minutes, elle le verrait enfin pour la première fois depuis des années. Allait-il encore la trouver jolie ? Allait-il encore la désirer ? Serait-il fâché contre elle d’avoir cédé aux menaces de son père ? Autant d’inquiétudes qui faisaient battre son cœur à toute vitesse. Finalement, ils arrivèrent devant l’immense portail flanqué par ses gardes. Caley ne pouvait plus reculer.

« Je suis ici pour Ascanio Vossula. Je suis attendu… »

En effet, Caley et son fils étaient attendus. Lorsqu'ils se présentèrent aux portes de la demeure des Vossula, les spadassins qui en gardaient l'entrée ne s'y trompèrent pas. L'un d'entre eux les invita, d'une voix rocailleuse de reître qu'il s'efforçait de rendre aimable, à le suivre à l'intérieur. Ils traversèrent un large vestibule, franchirent quelques portes et couloirs pour se retrouver dans une cour intérieure. De là, ils longèrent une galerie à colonnes qui bordait un grand jardin fleuri. Des voix retentissaient dans les allées ; porté par le vent tiède qui agitait les feuilles des arbres fruitiers, le murmure d'une conversation parvenait jusqu'aux nouveaux arrivants.

« Nous avons tout le temps pour ça. Vous direz à votre associé qu'il doit cesser de mettre la charrue avant les bœufs.
- Messire, pardonnez-moi d'être un brin tatillon, mais je me dois d'insister. Nos créanciers ne sont pas stupides ; la Poutre de Valmar devrait déjà être arrivée à bon port. Ils vont s'interroger, ils vont douter de notre solvabilité. Cela n'a pas été aisé de gagner la confiance des fournisseurs locaux...
- C'est la dure loi du commerce, mon bon ami. Mais allons, vous vous inquiétez trop ; vous n'êtes pas encore sur la paille.
- J'aimerais être aussi optimiste, Messire. Cette cargaison, c'était tout notre capital. Sans les liquidités que vous vous êtes engagé à nous verser en cas de sinistre...
- Il est trop tôt pour parler de sinistre.
- C'est que si nous attendons, vous comprenez, nos créanciers...
- La confiance de vos créanciers n'est pas mon affaire. J'ai accepté de couvrir les risques de votre cargaison parce que je croyais en votre entreprise, mais je ne suis pas pour autant votre associé.
- Non, bien sûr, mais nous avons un contrat.
- Que je respecterais le moment venu.
- Cela ne peut attendre, Messire.
- Je respecterais ma part du contrat, c'est entendu. Mais ça fait à peine deux ennéades que la Poutre de Valmar a levé l'ancre. Votre capitaine aura fait escale quelques jours pour refaire son bronzage ; je ne doute pas qu'il refasse surface bientôt, et avec votre cargaison. Soyez sans crainte ! Mon flair trompe rarement. »

Ascanio Vossula se détourna du marchand alors qu'approchaient Caley et Vahram. Toujours vêtu de façon excentrique - une large toge jaune canari brodée de motifs pourpres aux formes étrangement phalliques, et coiffé d'un cercle d'argent qui évoquait une couronne - l'homme ne semblait pas avoir beaucoup changé depuis la dernière fois que Caley l'avait vu, des années plus tôt. Mais lorsque le regard d'Ascanio rencontra les yeux de sa femme, le poids de sa trop longue absence se rappela soudain à lui ; son cœur se serra, son visage blêmit, et le souffle lui manqua. Elle est revenue. Bien sûr, il n'était pas surpris, il savait qu'elle était en chemin ; mais voilà, c'était fait. Elle est revenue.

« Ma douce gazelle de miel, est-ce bien toi ? » s'écria-t-il alors qu'il marchait à sa rencontre et que son cœur battait la chamade. « Ou n'es-tu que le mirage des fantasmes de mes nuits en plein jour ? Que tu es belle ! Comme tu m'as manqué ! »

Il se jeta littéralement sur elle pour enserrer son corps ferme entre ses bras, la collant au plus près afin de mieux sentir contre son torse puissant les courbes qu'il aimait tant. Tout à son amour, il accorda à peine un regard au garçonnet qui l'accompagnait ; il n'avait aucune idée de qui était ce mioche. Un serviteur à elle, sans doute. Toutefois, il eut beau regarder autour d'eux, il ne vit aucun bébé. Qu'était-il advenu de leur enfant ? Une once d'inquiétude gagna Ascanio, atténuant quelque peu son allégresse.

« Où est notre fils ? Je pensais qu'il viendrait avec toi. »

La demeure était toujours aussi splendide que dans ses souvenirs bien qu’à l’époque, Caley n’en fut pas tant émut compte tenu de la situation du moment. Maintenant, tout ça serait sa maison. Elle trouva ridicule que sa demeure à Diantra puisse tenir entièrement dans l’une des cours. À ses côtés, Vahram avait des étoiles plein les yeux. Toute cette richesse était impressionnante aux yeux d’un enfant. Tout était si beau, si grand, si majestueux… Son père possédait vraiment tout ça? Il devait être quelqu’un de très puissant! Soudainement, sa déception d’apprendre qu’il n’était pas un chevalier était oubliée. Ils furent escortés jusqu’à un jardin très charmant d’où des voix s’élevaient. Caley reconnut aussitôt celle d’Ascanio. Il n’était pas seul. Elle fronça les sourcils. Elle n’avait pas toute la conversation, mais elle comprenait que quelque chose était possiblement arrivé et que ça risquait de causer des ennuis. Contrairement à l’inconnu, Ascanio ne semblait pas inquiet outre mesure, mais Caley savait qu’il avait tendance à balayer les problèmes du revers de la main sans y accorder toute l’attention qu’ils nécessitaient. Pour l’instant, elle n’en saura pas plus. Ascanio se tourna vers eux et leurs regards se croisèrent. Son cœur battait si fort dans sa poitrine qu’il faisait mal. Elle s’était répété à maintes reprises qu’elle ne se laisserait pas emporter par les émotions, qu’elle n’allait pas pleurer, mais c’était comme essayer d’arrêter un torrent à main nue.

« Ascanio… Oui, c’est moi. »

Qu’est-ce qu’il était ridicule dans cette tenue. Il ressemblait à un gros canari, il ne manquait que les plumes. Il avait sans doute quelques cheveux gris en plus, mais il était encore bel homme. Dans de pareils vêtements, difficile de voir si sa taille s’était épaissie, mais c’est courant chez les hommes qui atteignent la quarantaine et Caley ne s’arrêtait pas à ce genre de détail. Elle le serra aussi fort que lui. « Je suis désolée… je n’aurais pas dû partir. Tu m’as tellement manqué aussi... » Caley essuya les quelques larmes qui coulaient sur ses joues. La question la fit sourire. « Il est ici, Ascanio. Vahram a grandi depuis le temps. » Elle fit signe au garçon de s’approcher. Il avait le regard fixé sur son père et sur sa tenue. « Ascanio, je te présente Vahram. Vahram, voici Ascanio. Dis bonjour à ton père. » Vahram ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Ce n’est qu’après quelques secondes d’hésitation qu’il déclara. « Il a des zigounettes sur sa robe... »

Cela ne se peut, songea Ascanio alors que son regard s'abaissait sur le petit être qui s'accrochait timidement aux jupons de Caley. Persuadé que leur enfant n'avait pas cette tête-là quatre ans plus tôt, il soupçonnait sa tendre épouse de s'être trompée, voire de chercher à le tromper. Et si elle avait égaré Vahram et récupéré un marmot dans la rue pour le remplacer, en évitant soigneusement de confesser sa faute et en tentant de faire comme si de rien n'était ? Ascanio ne pouvait lui en vouloir : il aurait fait la même chose.

Le Prince de la Soie considéra le garçonnet sans mot dire. L'enfant attendait sans doute le regard aimant et rassurant d'un père ; il ne récolta qu'une moue désappointée, qui se renforça lorsqu'il se mit à babiller des inepties. Des zigounettes sur ma robe ? Par Arcam, cet enfant est simple d'esprit. Néanmoins, aussi idiot était l'enfant, il demeurait le sien. Ascanio ne se déroberait pas à ses devoirs de père. Il assumerait. En cela, il avait été à bonne école ; il lui suffirait d'agir avec Vahram exactement comme Tiberio avait agi avec lui, toutes ces années. Avec condescendance, mépris, en profitant de la moindre occasion pour le rabaisser et lui rappeler combien il était médiocre. Il est aisé d'être un bon père, se convainquit Ascanio.

« Mon fils, déclara-t-il d'un ton solennel, les motifs brodés sur cette toge sont les emblèmes d'Oukilâm'i sak'ekêth, le Dieu Tricéphallique. Je doute que tu en aies entendu parler dans la contrée barbare où tu as grandi ; la dernière fois que je t'ai vu, je n'ai pas pu te l'enseigner, car tu ne savais rien faire d'autre que brailler et empuantir le linge de maison. Mais n'aies crainte ; tu apprendras à respecter et vénérer la divinité en temps utile. Allons ! Pour l'heure, nous avons d'autres priorités. Demain, nous donnerons une grande fête pour célébrer votre retour, ta mère et toi. En attendant, vous devez avoir grand faim. Je vais ordonner aux cuisiniers d'aller tuer deux cochons. »

Il fut interrompu par un bruissement d'ailes ; un volatile coloré au gros bec crochu vint se poser sur son épaule. « Alleeeez vous faaaiiiire mettre ! » piaillait l'oiseau.

Ascanio leva une main pour prendre l'oiseau, lequel se jucha sur sa paume. Il caressa négligemment le perroquet tout en le montrant à l'enfant.

« Mon fils, je te présente Chlamydia, mon perroquet. Un bien brave, bel et noble animal. »