La fin d'un long silence | Mac & Nera

Début du mois de Karfias
An 17:XI

Depuis leur entretien quelques années plus tôt, Maliss écrivait régulièrement à Neraën. Elle avait trouvé en lui un appui et un soutien qu’elle n’avait plus depuis que son mari avait quitté la terre des vivants pour celui de Tari.  Elle avait aussi pris contact avec Fineldor qui avait joué le rôle de père pour Ciryië durant plusieurs années. Certes, les deux êtres n’étaient plus en meilleurs termes lorsqu’ils s’étaient quittés mais les conflits intrafamiliaux n’étaient pas choses si rares… Cela faisait partie des aléas des relations sociales.

Ce jour-là, une nouvelle missive fut transmise au Protecteur portant le sceau de la mère des Las’Danir. Aucune surprise à cela donc. Cependant, en l’ouvrant, il put constater qu’il n’y avait rien d’écrit sur le parchemin. La lettre ne contenait qu’un bout de papier déchiré proprement pour le détacher d’une page plus grande. Dessus étaient griffonnés quelques mots par une main malhabile dont Neraën pouvait aisément reconnaître les traits…

Neraën,

Je vais bien. Je suis libre.
Je veux rentrer. Zaahrian a promis de trouver comment nous ramener. Ça me fait peur aussi...

Ciryië

Si peu de mots et tant de messages pourtant…

Libre… Une notion à laquelle elle ne s’était jamais assimilée. On lui avait tant de fois dit qu’elle était libre parmi les Anedhels mais elle avait soutenu que non et elle n’avait pas eu complètement tort en définitive…
Rentrer… Pour rentrer quelque part, il faut y être chez soi. Et jamais elle n’avait évoqué ce sentiment, même avec la maison de Fineldor. Même avec la maison de sa mère… Pourtant, elle rentrerait… En Anaëh.
Ciryië… C’était la première fois qu’elle signait de son prénom. C’était même la première fois qu’elle signait tout court… Elle avait un nom, une identité et en usait.

Si peu de mots et tant de messages… Pas de lieu, pas de date, mais tant de changements, déjà. L’espoir sur un bout de papier après quatre ans de silence et d’inquiétude.

A chacun la perception du temps. A chacun sa manière de vivre, ou de survivre pour certains. Pour Telenwë, c'était là bien plus une question de "revivre". Les années avaient fini par s'égrainer, le temps se faisant de plus en plus long entre la réception des lettres et l'envoi de leur réponse. Car malgré l'absence de l'être aimé il revivait dans un monde que beaucoup ne connaissaient pas ou trop peu, un monde pourvu de sensations et d'émotions ; où les paroles n'en étaient pas et où se battre était un quotidien pour avoir le droit d'honorer encore une journée de plus la Mère de tous. Neraën n'était plus vraiment ; Telenwë avait changé. Habillé d'une manière similaire à celle d'un éclaireur, muni d'une épée double qu'il ne quittait plus et avec laquelle il s'harmonisait chaque entraînement un peu plus, il partait des ennéades durant au coeur de la forêt. Où exactement ? Pour faire quoi ? Protéger la Prime Forêt. Et que les citadins ne s'inquiètent pas : comme toujours, il reviendrait lorsque le temps sera venu. Ils n'avaient plus besoin de lui pour gérer la cité ou le protectorat côté taledhels, maintenant.

Cette aube-là, Telenwë était revenu avec plusieurs questions en tête. Des questions dont seule la bibliothèque etenirilie avait la réponse, puisqu'il s'agissait d'histoires relativement récentes de la cité. Pris dans ses pensées, c'est à peine s'il finit par se rendre compte qu'il serait bien d'aller voir Falaedhel pour le prévenir de son arrivée avant d'entrer dans la bibliothèque. Un minimum de respect et de politesse, tout de même. Il prit donc le chemin du palais sans se rendre compte des regards curieux qui se posaient sur lui lors de sa marche.

"Alors vieux, toujours dans la paperasse ?
Falaedhel jeta un regard inquisiteur à l'idiot qui venait de lui souhaiter le bonjour.
- Le vieux, lui au moins s'occupe des papiers. Et le petit jeunot, il a fini de faire mumuse dans la forêt ?
- Mumuse ? Voyons, quel honneur... il est loin de s'amuser, sinon il reviendrait plus souvent.
- Ca se sent, en effet.
- Comment ça ?
- Quand t'es-tu lavé, pour la dernière fois ?"

Il y eut un silence de quelques secondes pendant lesquelles l'elfe quasi millénaire posa sa plume pour regarder dans les yeux son seigneur-protecteur. Ce dernier était sale au possible, avec des traces de mousse sur les vêtements, des taches de sang, d'herbes, d'écorces... et quelques brins d'herbes dans les cheveux en plus. C'était lui où Telenwë se posait réellement la question de son dernier bain ?

"Tu sens plus que l'herbe fraîche, Telenwë.
- Je me doute... Et pour répondre à ta question, la bonne question serait plutôt : quand as-tu changé de vêtements, je pense. Le bain n'a pas dû réussir à enlever totalement l'odeur de tripes.
- Epargne-moi les détails... Venais-tu juste me dire bonjour
- En effet. Quelques questions me passaient par l'esprit, aussi je suis venu lire des livres à la bibliothèque. Je n'allais quand même pas ne pas passer te voir...
Le vieux militaire eut un sourire.
- Si tu as le temps alors j'espère que tu viendras manger à la maison, j'en connais un qui aimerait bien discuter avec toi. Mais une fois que tu seras propre.
- J'ai compris, Fal. Pas de nouvelles particulières ces dernières ennéades ?
- Non, pas de changement significatif. Hum... je crois que tu as reçu plusieurs courriers, il faudrait que tu prennes le temps d'y répondre.
- J'y ferai attention.
- Ce midi, ça t'irait ?
- Totalement ! Je pense que tu me trouveras à la salle de l'Aube.
- Profiteur, va.
- Totalement ! A ce midi."


Après un bon bain froid, où Telenwë prit le temps de s'accorder quelques pensées et rêveries, le protecteur ouvrit sa commode où se trouvaient encore les vêtements qu'il portait avant qu'il ne passe le plus clair de son temps en-dehors de la cité. Derrière la porte était accroché un miroir qui d'un éclat attira son regard, appel impromptu à prendre du temps pour faire attention à son reflet. L'elfe vêtu uniquement d'une serviette enroulée autour de sa taille s'arrêta dans sa recherche de vêtement, ses yeux profonds posés sur la glace. Que la Déesse en soit témoin, par rapport à l'après-Eraïson, il était méconnaissable. Il avait retrouvé en quelques années de la carrure et de la musculature, différente d'avant. Les exercices n'étaient tout simplement pas les mêmes que lorsqu'il se trouvait à l'armée. Amusé, il alla prendre son épée double et se tint avec devant le miroir. Son sourire s'effaça... pour laisser pointer une vieille nostalgie. Instinctivement il porta sa main libre sur la dague que lui avait offerte Halyalindë mais, forcément, elle n'était pas là. L'épée double de son mentor reposait simplement sur une chaise, en attente d'être nettoyée. Pour autant, même si ce n'était pas la même arme, il se revoyait là comme à l'époque où il était lieutenant des Aigles. Dans un murmure il se dit pour lui-même, tout en attrapant un ensemble très citadin : "Neraën n'est pas tout à fait mort, comme ils disent." Puis il referma la commode, finit de se sécher et s'habilla de ces tons bleu ciel et blanc qu'il appréciait tant auparavant.

Une fois rhabillé, il s'assit à son bureau et commença à lire les quelques missives qu'il avait reçues pendant son absence. Des rapports, une lettre amicale, des faits à ses yeux inintéressants... Ah, ces elfes... quand grandiraient-ils ? Tiens, les problèmes gobelins au sud. D'ailleurs, il n'avait pas croisé Ilyn dans les couloirs, comment se portait ce jeune conseiller ? Depuis que les cités de Solith et de Scalim avaient migré vers les villes plus au nord, il ne l'avait que trop peu vu. Ce gars en valait la peine même s'il ne comprenait pas tout, il espérait qu'il se soit fait à sa nouvelle vie. Il le retrouverait certainement à la bibliothèque... en parlant de ce lieu, il se dit qu'il risquait encore une fois d'avoir du mal à rester concentré bien longtemps malgré la lecture qui l'attendait. La Symphonie se faisait toujours un manque déstabilisant, ici. Tiens, une lettre de Maliss ? Cela devait faire pas mal d'ennéades qu'elle devait être arrivée, puisqu'elle se trouvait tout en bas. Mais certainement rien de bien... de bien... de bien...

QUOI ?!

Son coeur s'arrêta de battre bien trop de secondes pour qu'il ne puisse les compter. Pour la première fois depuis des années il n'avait plus le contrôle de son corps, d'absolument rien. Pas même de sa main ni de sa respiration. Ciryië... C'était une blague, ce ne pouvait être elle, elle n'avait jamais écrit en ces termes. Ce ne pouvait qu'être une plaisanterie de mauvais goût. Pourtant, c'était bien son écriture. Et le bout de papier délicatement déchiré lui correspondait tellement... Retrouvant à moitié ses esprits, il approcha sa tête de la courte missive et en huma l'odeur. Comme si cela pouvait apporter quelque chose.

Elle pouvait écrire, elle allait revenir. Mais elle risquait d'avoir besoin d'aide. Elle avait peur. Et lui l'avait abandonnée.

Non, il devait garder la tête froide. Ne faire que ce qu'il devait faire. Mais qu'Arcamenel lui en soit témoin, aider la personne aimée n'était donc pas l'une des prérogatives que chaque elfe se devait d'avoir ? Il posa le papier devant lui et joignit les mains devant sa tête. Pour réfléchir. Ce petit message il le lut, relut et relut encore un millier de fois avant de se lever de son fauteuil, le plus calme du monde, mettre des bottes aux pieds puis quitter la chambre. Il était près de onze heures...



En tout début d'après-midi, un oiseau partit en direction d'Alëandir. A sa patte était accroché un papier destiné à une femme qui devait être certainement tout aussi heureuse qu'inquiète.

Citation :

Heri Maliss,

J'ai bien reçu la lettre de Ciryë, par ton intermédiaire. J'espère que la nouvelle de son retour prochain te comble de joie. Aurais-tu des précisions sur le lieu où elle se trouve ?

Puissent les Cinq veiller sur vous,
Telenwë.

Neraën,

Bien sûr que je suis folle de joie. Tout le quartier et même le Conseil d'Ardamir se réjouissent de la nouvelle. Je compte les jours depuis.
J'ignore d'où provient la lettre. Probablement d'Ithri'Vaan. Une délégation se trouve à Thaar, Le Conseil leur a fait parvenir un message afin qu'ils se montrent vigilants... Fort Celimë a été prévenu afin que les patrouilles se prêtent attention à l'arrivée d'une elfe correspondant à sa description.
Je serais avertie dès qu'ils auront des informations, pourtant je ne peux pas m'empêcher de passer mon temps à regarder par ma fenêtre et à me précipiter pour aller ouvrir quand on frappe à ma porte.

Je t'informerai dès que j'aurais des nouvelles.

Elle revient Neraën. Ciryië revient. Nous avons eu raison de garder espoir.

Prends soin de toi.

Maliss

3ème jour de la 4ème ennéade
Favrius de l'An 17:XI

Neraën,

Je m'inquiète de ne pas te voir répondre à mes précédentes lettres. Ciryië parle souvent de toi à la prêtresse qui l'accompagne. Elle a vécu tellement de choses durant ces quelques années... Son maître était un monstre dont elle peine pourtant à s'affranchir.

Même si elle assure le contraire, Ciryië a besoin de te voir. Toi plus que n'importe qui d'autre. Si tu n'as pas la possibilité de te libérer pour venir à Ardamir, écris-lui. Ce serait mieux que ce long silence.

Que la Mère veille sur toi.

Maliss

Il restait là, les mains presque tremblantes, devant les quelques papiers qui lui étaient effectivement parvenus de la part de Maliss. A ses yeux il n'avait aucune excuse pour son manque de réponse, même si l'éboulement n'avait aucunement été désiré. Plus les jours passaient, plus des souvenirs distincts lui revenaient à l'esprit ; et ô combien de fois il avait pu tenir la pierre de Ciryië dans la main avant de reprendre la route ! Aucun doute, son amour était toujours aussi fort pour elle... mais oserait-il seulement la revoir, lui qui n'était pas allée à sa recherche, qui avait mis son devoir de protecteur une nouvelle fois devant ses sentiments ? Prendre soin de l'être aimé n'était-il pas l'un des devoirs les plus sacrés, dans le fond ?

Il avait honte. Même s'il savait que nombreux étaient ceux qui de toute façon l'auraient empêché d'aller se suicider en Aduram. Il désirait la revoir, la serrer dans ses bras, ressentir sa présence et son essence... Maliss écrivait qu'elle parlait souvent de lui, il supposait que c'était en bien. Pourtant... Non, cette fois-ci, il partirait. Cette fois-ci il laisserait son coeur et son instinct parler comme c'était de plus en plus le cas ces dernières années. Et que ceux qui jugeraient ses actes prennent eux-mêmes les responsabilités qui aideront l'Anaëh à retrouver de ses forces ! Il irait là-bas. Et il prendrait des nouvelles de certains au passage. Aussi prit-il sa plume, la trempa-t-il dans l'encre et écrivit ces quelques mots.

Citation :

Cinquième jour de la cinquième ennéade de Favriüs,
An 17:XI

Maliss,

Pardonne-moi de ne pas avoir répondu avant. Je t'expliquerai plus tard la raison. Je pars demain pour Ardamir, nous nous y retrouverons.

Puisse les Cinq veiller sur vous deux d'ici nos retrouvailles,

Telenwë.