[Grande Bibliothèque] Intermède au temple du savoir [Sirène]

Trois jours. Voilà trois jours que son nouveau boulot imprègne une partie de son quotidien, tout au moins les matinées plus fraîches avant que la canicule estivale ne s’installe pour le reste de la journée. Trois jours et le dragonnier en ressent déjà quelques effets positifs : les exercices solitaires, même réalisés avec la meilleure intention, ça ne vaut pas des engagements et des passes contre un adversaire, les sensations ne sont pas les mêmes, l’intensité non plus, alors c’est peu dire que d’affirmer qu’il s’y consacre tout en respectant les volontés et les scénarios voulus par la Sirène, c’est elle la patronne et la plus expérimentée en matière de chasse aux mages.
Mais c’est bien là tout ce qu’il y accorde, et quittant la clairière où ils s’exercent, le temps n’appartient à nouveau qu’à lui, à ses exercices personnels et ses longues séances de méditation, à ses recherches, à ces instants sur la plage, à profiter des embruns de l’Olienne pour se rafraîchir alors que ses deux lézards prélèvent leur comptant de chaleur et de lumière à l’astre d’été, étendus sur le sable chaud.
Quand bien même il s’est établit à Thaar, il ne parvient pas à y demeurer, il a besoin de ces instants de retraite, loin de tout, à l’abri des curieux et des égarés. Il rêvasse d’un passé que ses propres yeux n’ont pas contemplé, il réfléchit à l’avenir en observant l’ouest. Nelen peut être une des clés de son futur proche… Un prétexte et un motif pour approcher les puissants. Il y a, au-delà de l’horizon, sur les îles égarées, perdues par les uns, conquises par les autres une population coupée des autres, qu’aucun navire ne peut rejoindre… Mais c’est là un avenir déjà trop éloigné pour qu’on s’y attarde plus.

Non, seul le présent compte, et présentement, il se trouve dans la grande bibliothèque, à l’abri de la chaleur alors que meurt progressivement l’après-midi et que s’installe sans empressement le soir, dans une alcôve, à l’abri des érudits et des curieux qui vont et viennent d’une table aux rayonnages, qui échangent et discutent à voix basse, des rouleaux de parchemins, des livres appuyant ses propres notes étalées sur la table, éclairé par une bougie, un tube de cuir, contenant sa carte du continent enroulée, posé à proximité.
Comme à chacune de ces visites dans la bibliothèque depuis son arrivée, il troque sa tenue de voyage pour l’un des présents de la Dame Blanche – partie d’un paiement d’un service, ses accès ici étant une autre part -, une riche tenue au style estréventin, aux teintes bleues soulignées d’argent et au fin motif d’écaille, renforcée de cuir au niveau de l’épaule gauche, accompagnée tout de même par sa dague – surtout pour la rue – pouvant paraître étrange après l’avoir vu dans sa tenue bien plus commune.
Une petite bourse contenant des fruits négligemment ouverte, à disposition, pour lui-même autant que pour le dräke qui se repose, petite boule d’or et de bronze remuant imperceptiblement au gré de sa respiration.
Sur la table s’étalent des pages aux annotations diverses, un brin désordonné. Là, un bout de ce qui paraît être un plan, là des symboles et des signes, là des esquisses de ce qui semblent des bâtiments ou des fresques, tous accompagnés de leur lot de commentaires et questions en marge, codés. Qui y connait un peu y reconnaîtra des évocations nisétiennes. Sous ses yeux, fruit de ses recherches, à l’insu des regards qui traînent et ne peuvent qu’entrevoir ce qu’il inscrit, des fragments d’une vision vieille de plusieurs cycles dont il tente de comprendre le sens.

Quelques années auparavant, par ricochet, il avait acquis des souvenirs de dragons remontant à des âges inconnus, certains plus marquant que d’autres. Depuis lors, avec la plus grande prudence, il s’était mis à les explorer, à en tirer des plans, des signes et symboles, des fresques décoratives, à tenter d’en saisir le sens, d’abord par la recherche, mais aussi à travers ce qu’il transpirait dans ces fragments. Et bien qu’aucune sagesse utile ne paraisse s’y trouver, sa curiosité l’encourage à poursuivre, à s’approprier et s’imprégner avec cet œil neuf de l’héritage nisétien – devenu un peu le sien.
Ce jour-là, comme depuis quelques temps, c’est une fresque présente dans le souvenir d’un palais qui accapare son temps, alors le voilà explorant les contes et les légendes parvenus à Thaar dans l’espoir d’y trouver une signification.

L’heure était bien chaude. Trop pour s’aventurer dehors trop longtemps. Plutôt que de rester oisive chez elle, la sang-mêlée avait préféré sortir pour faire quelques recherches et jouir par la même occasion de la fraîcheur de la Grande Bibliothèque de la cité. Au fil des ans et des siècles, elle y avait apporté quelques contributions substantielles. Elle en avait reçu certains en cadeau pour un service rendu mais elle était d’avis que le savoir devait se partager et non être conservé par une seule personne. On pouvait toujours apprendre des expériences et des erreurs des autres, comme elle essayait de le faire avec ses propres expériences de vie. Elle aurait certainement pu obtenir un passe-droit pour recevoir Nehril et Drystan ici lors de la sélection mais cela aurait été moins discret car cela n’aurait été qu’un droit d’entrée… Jamais on ne lui aurait confié les clefs et elle ne voulait pas que l’on puisse la relier à des mercenaires et chasseurs de prime alors qu’elle n’en avait aucun autour d’elle. Cela aurait paru suspect…

Évoluant dans les couloirs, la femme vêtue d’une élégante robe sombre tirant sur le violet portait pour une fois un regard attentif sur les étudiants et savants venus consulter les ouvrages de ce temple du savoir. Le vêtement recouvrait sa poitrine pour ne se terminer qu’à ses pieds. Ses épaules et ses bras étaient quant à eux habillés de dentelles finement ouvragées laissant apparaître une bonne partie de sa peau nue. Ainsi, elle était savamment vêtue de manière à souligner sa richesse et sa position sans la rendre exubérante pour autant. Elle n’aimait guère faire étalage de son aisance financière, même si elle ne la cachait pas. Ses cheveux étaient relevés pour la préserver de la couverture qu’ils pourraient former sur ses épaules. Elle était parsemé de quelques pinces ornées de véritables perles blanches. Ses oreilles pointues ne se dissimulaient plus sous sa coiffe et venaient souligner la finesse de ses traits ainsi que de sa silhouette tant marquée par son sang elfe.

Passant devant une pièce à la porte entre-ouverte, elle y hasarda son regard et s’arrêta soudain. Elle demeura un instant là, à regarder l’homme penché sur une multitude de documents éparpillés. Ses lèvres s’étirèrent en un doux sourire alors qu’il était si concentré qu’il ne la voyait pas. Elle observa autour d’elle et, ne trouvant personne, elle sortit un masque qu’elle avait emporté en sachant qu’elle croiserait peut-être le dragonnier. Elle l’enfila rapidement puis s’avança pour pousser le pan de bois et frappa quelques coups pour attirer l’attention de Drystan.

-Je ne vous dérange pas ? Elle accueillit son regard relevé vers elle avec son doux sourire, comme pour s’excuser alors qu’il n’avait pas encore répondu à sa question. Je ne vous cherchais pas, je passais simplement dans le couloir.

Oh, mais le dragonnier l’a vu ! Enfin, vu, c’est vite dit. Une vague forme sombre aux reflets violacés dans sa vision périphérique se fixant, sans faire montre de la moindre menace dans son attitude ou sa gestuelle, et pas même dans ses idées, puisque Monarth lui-même, pourtant particulièrement sensible aux dangers – c’est l’un des secrets de la survie des dräkes – n’eut pas même un frisson. Il va s’en dire que le dräke reconnu l’esprit familier de la Sirène, sans considérer le besoin d’en avertir son partenaire…
Ce qui fut d’ailleurs à l’origine d’un échange.

Tu aurais pu me prévenir quand même !
Possible.
Et ?
En fait non, je me repose.
Feignant, tu manges trop, c’est pour ça que tu dors autant. J’imagine que tu n’as pas vu son visage. Quelque chose dans ce qu’il vit dans le vague lui indiquant ce petit détail.
Non, et puis ce n’est pas toi qui veut respecter son intimité ?
Le dragonnier ne trouve rien à répondre. C’était une de ses volontés, oui, il respectait le fait qu’elle veuille garder ses secrets et la symbolique du masque. Il n’y avait pas de frustration, même pas de tension entre eux, tout prenait la tournure de la légèreté et de la plaisanterie, ou d’une gentille provocation.
Tu as raison, tant pis.
Il vient de manquer une opportunité d’en apprendre un peu plus sans lui forcer la main, c’est dommage mais sans grande importance.

L’échange ne dure qu’un instant, se confondant avec la surprise, bien qu’il sache que la Sirène, sans saisir la nature des échanges, n’ignore pas qu’ils ont eu lieu. Qu’un instant, plus qu’à celui qui le précède, la Trame s’est agité entre ces deux-là.
Il récupère ses feuilles les plus éloignés, libérant la place, sur la table, qu’il grignotait avant son arrivée, remarquant néanmoins l’absence de livres, de rouleaux ou de matériels : que venait-elle faire ici, si elle ne le cherchait pas ?

« Pas du tout, bon, ce n’est pas à ça que je songeais en proposant la bibliothèque, mais ma foi.  Il l’a entendu, hein, mais c’était une nouvelle plaisanterie de celui qui se refuse au sérieux, quand bien même il en montre par petites touches. Prenez place si vous voulez.  Joignant le geste à la parole, tout en mettant un peu d’ordre, rassemblant quelques pages, sans la précipitation de celui qui veut dissimuler ses travaux. Pas encore décidé sur ce que vous recherchez aujourd’hui ? » Pointant l’absence de documents dans les mains de la Sirène.

Quant au dräke… En bon feignant, il ne bougea pas d’un pouce, toujours enroulé sur lui-même, la gueule sous l’une de ses ailes, mais la Sirène peut percevoir davantage, et derrière cette attitude passive, l’esprit du lézard file, effleurant les consciences dans son voisinage, sans nécessairement s’arrêter sur aucune : hors d’un environnement absolument sûr, il se montre instinctivement très vigilant.

Sirène perçut les échanges qui s'effectuaient à toute vitesse entre les deux êtres mais elle ne chercha pas à savoir ce qu'ils se disaient. Elle leur avait promis de ne plus interférer dans leur lien et n'avait de toute façon pas l'intention de briser leur intimité. D'un doux sourire amusé, elle regarda Drystan lui faire de la place alors qu'elle n'avait rien demandé. Elle n'avait même rien dans les mains encore... Elle était venue pour étudier, certes, mais elle n'avait pas eu le temps d'atteindre la pièce traitant de la magie lorsqu'elle l'avait aperçu du coin de l’œil et de décider de remettre ses recherches à plus tard.
Elle approcha d'un pas fluide et léger, le regardant faire sans l'arrêter pour autant. Il ne semblait pas vouloir cacher le contenu de ses travaux. Aussi, arrivant près de la table, elle tourna légèrement un parchemin, pivotant la tête pour être le plus droite possible avec l'inclinaison du texte. Puis elle releva les yeux vers le dragonnier et lui adressa un sourire surpris et intrigué.

-Nisétis ? Elle retourna le document pour le remettre à sa place. Un sujet intéressant. Elle prit place tout en continuant. Je n'en connais hélas pas grand chose. Je me suis un peu penchée sur leur magie à une époque mais je n'ai pas pris le temps de m'y attarder davantage pour le moment. Un jour prochain, peut-être...

Sirène arrêta son regard sur Monarth enroulé sur la table. Elle l'observa avec un sourire tendre et amusé. Ce petit être semblait se reposer d'un œil extérieur mais son esprit était en permanence aux aguets. Elle était néanmoins heureuse que sa présence ne le pousse pas à sortir de sa pseudo sieste. A défaut d'être en confiance, au moins il ne la craignait pas. Elle releva ensuite les yeux vers Drystan qui venait de remarquer qu'elle avait les mains vides.

-Je venais d'arriver et me dirigeais vers la même pièce que d'habitude. Il m'arrive de m'intéresser à des sujets plutôt variés mais mon principal intérêt reste la magie. J'en étudie toutes les formes, c'est un apprentissage nécessaire pour une mystique. Indépendamment de la pratique, bien sûr.

Elle hasarda ensuite son regard sur le corps de Drystan, s'attardant sur les écailles qui étaient visibles pour ses yeux. Elle ne cachait pas son intérêt pour lui depuis leur rencontre. Un intérêt qui n'avait rien de romantique ou de malveillant. Sa curiosité était purement intellectuel.

-Même si j'avoue que vous êtes plutôt le sujet qui me fascine le plus ces derniers temps. Puis, elle posa à nouveau son regard sur le petit dräke. Tous les trois... Elle se pencha vers le reptile. Me permettrez-vous de vous saluer cher Monarth ? Qu'est-ce que vous aimez ?

Elle imaginait mal caresser des écailles, cela ne devait pas lui apporter grand chose... Des gratouilles peut-être ? Elle avait déjà vu Drystan faire mais préférait lui poser la question directement en lui demandant son accord. Puisqu'il se méfiait encore d'elle, elle n'aurait pas eu l'initiative d'entrer dans son espace vital sans en avoir l'autorisation au préalable. Même s'il aurait pu tout à fait anticiper son geste... Elle le respectait suffisamment pour avoir cette politesse à son égard.[/color]

« Des gratouilles sur le haut du crâne, entre les cornes. Après avoir reçu l’assentiment prévisible du dräke qui perçoit bien évidemment les attentions qu’on lui porte. Mais comme à chaque fois que le charme exotique de la petite créature fait son effet, le dragonnier se fend d’une remarque sur le ton de la plaisanterie, qu’il laisse également filer à travers leur lien. Mais n’en faites pas trop, s’il vous plait. Les compliments lui réussissent pas trop, il prend au niveau des chevilles, a un équilibre précaire et pèse lourd sur l’épaule. »

Immanquablement, la petite pique fait réagir le reptile qui sort de sa sieste apparente pour porter un regard « terrible » - ridicule compte tenu de sa taille – au dragonnier avant de se détourner dans une moue qui n’arrange rien à l’aspect pittoresque de la scène qu’il fait. Et comme si ça ne suffisait pas, il en rajoute encore, portant son regard aux facettes curieusement multicolore sur la Sirène, se levant et déambulant avec la relative maladresse d’une créature d’abord faite pour voler, non sans envoyer balader des pages – en prenant tout de même soin, si on y accorde de l’attention, de ne pas y planter des griffes, c’était une comédie qu’ils jouaient, pas une vraie dispute – pour aller de lui-même réclamer les attentions de la Sirène, portant un dernier regard au dragonnier, l’air de dire « elle au moins, elle comprend ».

« Tu es ridicule mon vieux… Qu’est-ce que dirait Itarillë en te voyant ainsi minauder auprès d’une autre, hein ? Bien sûr, le dräke ignore la remarque, et le dragonnier anticipant l’interrogation que sa sortie peut provoquer précise donc à Sirène. Itarillë, c’est une adorable dräke dont il s’est entiché. » Elle n’était pas là lorsqu’ils revinrent à Thaar, mais depuis, il savait que Monarth s’était à plus d’une occasion rendue au palais de la Dame Blanche sans lui, pour faire la démonstration de ses progrès en chant, pour elle, depuis le début de son séjour en Alëandir. Une touchante histoire à laquelle, ni le dragon, ni le dragonnier ne firent obstacle, n’hésitant pas à amener le dräke dans le coin, tout particulièrement aux périodes de chaleurs de la bleutée. Bien sûr, à aucun moment il ne semble sérieux, ni ne cherche à interrompre la Sirène dans les attentions qu’elle témoigne à son compagnon, c’est un jeu entre eux.
Cela mise à part, selon les cercles que fréquentent la Sirène, le nom d’Itarillë n’était peut-être pas complètement étranger. Cette dernière accompagnait aux chants depuis plusieurs années des artistes et musiciens de la Dame Blanche.

Soucieux de ne pas laisser son compagnon monopoliser l’attention, il revient aux autres sujets qu’évoqua quelques instants auparavant, un coup d’œil à ses feuilles.

« Je vous souhaite par avance plus de succès dans vos recherches que moi. Après la légèreté, une certaine tristesse traverse son regard. Ceux qui me précèdent n’ont pas laissé beaucoup de trace… Et je m’échine à tenter de trouver quelque chose d’utile dans le superflu. » Il sait où trouver davantage, mais redoute de s’enfoncer si profondément, de parcourir le spectre d’un lien qui exista plusieurs cycles auparavant. Alors il tire de ces souvenirs des plans et des détails, des motifs et des fragments de décoration pour en déduire le sens. Mais il n’y a là aucune sagesse véhiculée par les dragonniers d’antan.
Il balaie cette idée noire pour revenir à la Sirène et à des sujets moins sombres.

« J’imagine bien qu’avec un talent comme le vôtre, plus vous élargissez vos connaissances, au mieux vous en tirez parti, ce qui suscite certaines interrogations que la courtoisie m’interdit d’énoncer, d’ailleurs. » Qu’elle le devine ou non, il sous-entend son âge. Il a bien vu et commence, au bout de six ans, à entrevoir le temps que la maîtrise d’un domaine unique peut demander, alors plusieurs… Quelques siècles, sans doute en s’y consacrant pleinement.

« Quant au reste… Je m’en voudrais de vous détourner de sujet autrement plus intéressant, à n’en pas douter ! Alors excusez, je vous prie, le charme naturel qui fait ma malédiction et qui me fait capter les regards et détourne les attentions à mon corps défendant. Oh, que j’aimerais avoir à vous offrir un remède mais je crains ne point en posséder.  Il prit un grand air et un ton dramatique et exagéré, y joignant quelques grands gestes, avant de reprendre un peu de sérieux. Plus sérieusement, si ça persiste trop, le bon conseil, c’est de vider votre sac. »

De son côté, il se garde bien de vider le sien… Il respecte le masque et son sens, la volonté qu’affiche clairement cette chasseuse de mage de marquer une frontière entre cette « profession » et sa vie personnelle. Il aurait pu fouiller, il aurait même pu la suivre ou la faire suivre, ou tout simplement creuser du côté de Stephen. Mais pour quel bénéfice, hein ? Et puis, tout aussi secret qu’elle à sa manière, il se trouvait fort mal placé pour s’en offusquer.

Sirène assista au petit jeu entre les deux créatures sans rien dire mais un sourire lumineux aux lèvres. Si elle connaissait la propension de Drystan à la plaisanterie, elle n'avait encore jamais vu Monarth ainsi et leur petit jeu lui plut beaucoup. Tandis que le dräke tournait un dernier regard vexé et jaloux avant de se livrer entièrement à aux attentions de la chasseuse, cette dernière lâcha même un petit rire amusé. Elle découvrit également la relation entre lui et une de ses semblables dont le nom n'était pas étranger à la personnalité publique que Sirène était en réalité. Elle participait à des évènements mondains et avait déjà entendu la voix de la petite dragonne.

-Vraiment Monarth ? Itarillë a beaucoup de chance de vous avoir. Puis elle se pencha et baissa sa voix, faisant mine de lui faire une confidence qui ne devrait certes pas échapper à Drystan. Et rassurez-la, je n'ai nullement l'intention de lui ravir votre cœur, ni celui de personne.

Dans un dernier rire, elle se redressa et reporta son attention sur le dragonnier, sans pour autant interrompre l'action de ses doigts sur la tête du dräke. Elle lui trouva un sérieux dont il ne faisait preuve qu'aux bons moments, et même un brin de tristesse. Il était vrai qu'il s'attaquait à un sujet ambitieux car le savoir de ce peuple avait été perdu depuis longtemps. C'était la raison pour laquelle elle ne s'était que peu attardée dessus, se concentrant avant tout sur des sujets qui lui seraient plus utiles au quotidien. Si elle décidait de changer de vie ou qu'elle finissait par en savoir suffisamment sur la magie, peut-être y consacrerait-elle davantage de temps.
Ne voulant pas s'attarder sur une cause perdue, Drystan se pencha à nouveau sur le cas de son interlocutrice, évoquant quelques sujets plus ou moins fâcheux... Même si elle ne sembla pas s'en offusquer.

-En soi, je n'ai pas besoin de connaître les autres formes de magie pour les manipuler. Je maîtrise les flux eux-mêmes. Cependant, il est vrai que comprendre comment se comporte une flamme ne peut que m'aider à mieux l'appréhender. Ses lèvres s'étirèrent alors qu'elle repensait à son enfance, amusée par ses propres souvenirs... Dire que j'ai été déçue en apprenant que mon domaine de prédilection était le mysticisme. Plaisanta-t-elle.

C'était un Art assez méconnu finalement car peu courant et difficile à appréhender. Elle s'était imaginé tant de choses en découvrant qu'elle avait les capacités pour être mage... Et la nouvelle était tombée tel un couperet de déception alors qu'à présent elle ne se verrait pas manipuler une autre forme de magie que la sienne.
Elle omit de répondre à la question sous entendue sur son âge, plus ou moins volontairement. Drystan était un galant homme dans le fond et elle ne doutait pas qu'il n'irait pas la solliciter sur certains sujets. Cependant, puisqu'elle avait cessé de vieillir, les ans étaient-ils vraiment un problème pour elle ?... Non, assurément. Continuant de gratter entre deux petites cornes, elle présenta les choses un peu différemment.

-Je sais que je vous intrigue, Nehril et vous, et j'avoue que c'est assez naturel. Quoi de plus normal lorsque l'on se cache derrière un masque et un pseudonyme ? Cependant, s'ils pouvaient tous deux se donner les moyens de savoir qui elle était, aucun ne s'y était essayé. Ils n'avaient d'ailleurs jamais posé une seule question alors qu'elles étaient si nombreuses qu'elles devaient noyer les lèvres des deux hommes. Mes partenaires réguliers ont tous fini par découvrir qui j'étais. Cela viendra peut-être pour vous aussi.

Les lèvres de Sirène s'étirèrent à nouveau d'amusement tandis que le dragonnier se livrait à l'exécution d'une petite scénette qui se voulait dramatique et fataliste mais qui était pleine d'humour. Elle appréciait sa légèreté et ne s'en était jamais cachée. Elle redressa la tête et l'étudia avec soin tandis qu'il venait de lui proposer de poser autant de questions qu'elle le voulait. Elle sembla réfléchir mais, contrairement à ce qu'il pensait, elle n'était pas en train de choisir par où commencer.

-Je vous propose quelque chose... Une question pour une question. Il est certaines choses que je ne peux pas vous dire à mon sujet. Pas encore... Si c'est le cas, je vous le dirais. Mais il en est d'autres auxquelles je peux certainement répondre et vous pourrez troquer une question interdite par une autre. Et la réciproque est également vraie pour vous. Marché conclu ?

Un jeu d’une question pour une question, hein ? Plutôt que de montrer un enthousiasme, le dragonnier laisse entrevoir un certain scepticisme face à une telle proposition, probablement parce qu’il n’est pas animé par le besoin de savoir que lui prête la Sirène. Non qu’il se désintéresse, mais il n’est pas si pressé de savoir. Il prend quelques instants, tout en sachant que son hésitation à valeur d’une réponse, car il doit expliquer afin qu’elle ne se méprenne pas sur ses intentions et motivations.

“Pourquoi faire ? Je veux dire, avons-nous vraiment besoin de forcer les choses de la sorte ? Nous accordons l’un comme l’autre une importance au secret, pour des raisons qui nous sont propres et personnels. A votre masque, à votre surnom, je devine que c’est votre identité, votre vie publique que vous souhaitez conserver et maintenir à l’écart de cette mission que vous vous êtes donnée. Il choisit le terme mission avec soin, les mots qu’elle avait eu les jours passés l’y incitant. Pourquoi ? Aucune importance, que ce soit égoïste ou pour préserver vos proches, je comprends que si c’est découvert, cela aura une incidence, vous transformant, vous ou vos proches en cible, vous rendant plus vulnérable. Dès lors que je respecte la mission que vous vous donnez et votre souci de préserver la vie dans la mesure du possible, quel intérêt aurais-je à creuser au risque de vous mettre en danger ? Satisfaire sa propre curiosité à ce prix ne lui convient pas, elle peut désormais le saisir. Ça ne fait que trois jours, et j’ai suffisamment vu et entendu pour avoir quelques assurances de vos intentions et compétences et savoir dans quelle mesure je peux me fier à vous. C’est assez pour l’instant, et si il vous vient plus tard l’envie ou la confiance d’en dévoiler un peu plus, ça sera certainement avec plaisir, mais ne vous sentez pas contrainte de le faire, je suis de ceux qui comprennent et respectent le besoin d’intimité.”

Avec cette petite démonstration, il veut qu’elle comprenne. Qu’il en a déjà cerné une bonne part et n’en exige pas plus. Que si elle l’intrigue effectivement, il en devine déjà certains contours mais n’a pas besoin de savoir précisément pour faire ce qu’on attend de lui, mais au-delà du seul devoir, qu’il n’en a pas besoin de plus, en l’état, pour lui accorder suffisamment de confiance pour qu’ils accomplissent ce qui les réunit, pour savoir qu’ils peuvent s’entendre.

“Alors posez des questions, si vous en ressentez, vous, le besoin, et nous verrons dans quelle mesure on peut satisfaire votre curiosité, mais en ce qui me concerne, je ne suis pas pressé, nous irons à votre rythme, et puis, cela me donne une raison de plus de bien faire.” Il conclut sur une sourire chaleureux, même si il n’a pas besoin d’une raison supplémentaire.

Avec cela, il ne rebondit pas sur la “déception” de se découvrir un talent magique particulier, probable qu’elle soit issue d’un monde ou d’une famille où de telles dispositions sont banales, tant et si bien qu’elle en développa, jeune, une attente précise. Pour celui qui grandit en se rêvant à pouvoir y toucher, indifférent à la manière, ne formulant que le souhait d’être capable sans être entendu, c’était difficile de concevoir qu’on puisse se montrer plus exigeant que cela.

Sirène observait Drystan lui expliquer pourquoi il ne lui demanderait rien et son visage s'illumina de satisfaction. Elle aurait pu lui faire comprendre qu'elle pouvait répondre à des questions qui n'avaient aucun lien avec son identité -son âge approximatif en était une- mais elle n'en fit rien. Puisqu'il montrait autant de respect envers son anonymat, alors pourquoi le pousser à jouer à son jeu ? Elle lui adressa un sourire amical et chaleureux, teinte d'un soupçon de reconnaissance. Même si elle n'avait aucune intention de se forcer à lui répondre si la question ne lui convenait pas, elle n'avait qu'une seule réponse à lui formuler.

-Merci, Drystan.

En définitive, il ne venait que de lui confirmer qu'elle pouvait avoir confiance en lui, chose qu'elle avait déjà pressentie. Elle était assez douée pour cerner les gens. Elle savait désormais qu'elle pourrait réellement se reposer sur lui mais il avait raison, c'était un peu tôt pour qu'elle lui en dévoile davantage. Son sourire prit des traits un peu plus espiègle tandis qu'elle lui adressa un nouveau regard en coin, mettant un terme à cette conversation devenue bien grave finalement.

-Je vais continuer de cultiver le mystère dans ce cas. Elle posa brièvement les yeux sur l'un de ses mains couvertes d'écailles avant de revenir au dragonnier. Je peux ?

Lorsqu'il l'y autorisa, elle adressa une dernière gratouille au dräke qu'elle n'avait pas délaissé jusque là.

-Pardonnez-moi, cher Monarth. Je suis de nouveau à vous dans une minute. Lui dit-elle pour lui assurer que ses petites attentions envers lui n'étaient pas terminées.

Puis elle tendit les mains vers celle que Drystan voulut bien lui confier. Elle s'en saisit avec autant de délicatesse que s'il avait s'agit d'un objet antique et fragile. Sa senestre se plaça sous sa paume, l'invitant à garder cette position. Pendant ce temps, sa dextre vint caresser ses écailles avec une attention toute scientifique. Elle découvrit le contact de cette peau si particulière sous la pulpe de ses doigts. Elle repoussa doucement sa manche sur son avant-bras aussi loin que le dragonnier et le vêtement le lui accordèrent. Puis elle continua de l'effleurer tandis que ses yeux brillaient de fascination. Elle releva le regard une bref instant.

-Comment avez-vous vécu la transformation ?

Elle ramena des doigts sur le dos de la main de Drystan et, d'un mouvement de sa senestre toujours sous la sienne, elle l'invita à pivoter aussi délicatement que si elle avait voulu tourner la page d'un livre rare. Elle effleura cette fois l'intérieur de son bras tout en écoutant la réponse du dragonnier avec grand intérêt, même si ses yeux avaient quitté les siens.

Quand la Sirène formule à demi-mot sa demande, il hoche de la tête en silence, lui confiant sa main droite.

Alors qu’elle l’examine, son attitude et son expression paraissent distante, flottant dans le vague, ailleurs, pendant qu’il devient momentanément un objet d’étude. Ça n’est pas la première fois, en la Cité Blanche, il subit l’examen de plusieurs mages de vies, d’abord pour s’assurer, sous la surveillance du dragon, que cette transformation n’occasionna pas d’altération nocive, ensuite, pour tenter de comprendre comment… Quoique ces seconds, il les écarta bien vite, n’appréciant pas la manière dont ils le considérèrent. Et comme ces mages, elle lui demande de raconter, ce qu’il fait, mais la spontanéité n’y est pas vraiment. Ces mots, il les a répété, prononcés dans la langue des elfes, inscrit sur ses carnets. Il a eu bien des occasions de le “revivre” et de l’analyser, de préciser ce qu’il ressentit.

“Douloureusement. C’est évident, mais il faut bien commencer par là. Mon corps est devenu une espèce de chrysalide, mon esprit a navigué dans un brouillard épais, pendant plusieurs ennéades. J’ai souffert, partout, en même temps, constamment, avec l’impression que la douleur me dévorait même de l’intérieur. J’étouffais, à l’étroit dans ma propre chair devenue étrangère, une barrière dressée entre moi et le monde, comme un vêtement à même le corps. Pendant ces ennéades, je ne fus que brouillard, douleur et appétit, mon corps réclamait toujours, certainement pour alimenter le processus car j’étais autrement épuisé, je parvenais tout juste à dormir, suspendu dans une certaine torpeur.

Et puis… Je me suis réveillé. Le brouillard s’est dissipé, la torpeur et surtout la douleur l’accompagnèrent. J’étais engourdi, faible, la peau en mauvais état, se mettant à peler, mais lucide, béat. Quand je me suis lavé, mon ancienne peau est partie comme l’aurait fait une épaisse couche de crasse, et je me sentis libre, terriblement amaigri, les muscles rongés, certes, mais libre et léger, autant dans ma chair que dans mon esprit.” Il lui avait fallu plus d’un an pour se remettre complètement - ou presque - de ce qui fut le prix à payer pour s’affranchir de son humanité, pour ne plus en paraître.

Alors qu’il raconte tout cela, il est calme, paisible même en décrivant ce qui peut paraître une torture. Il observe ce qu’il peut dans l’attitude de la Sirène, s’interrogeant sur la manière dont elle accueillerait un tel récit, de ce qu’elle en tirerait.

“Quand vous m’avez vu, et avant que je ne vous le dise, comment imaginiez vous une telle transformation ?”

Sirène écouta le récit de Drystan et finit pas cesser d'examiner son bras. Sans pour autant le lâcher, elle le regarda lui expliquer toutes les étapes par lesquelles il était passé et fut frappé par le détachement dont il faisait preuve. Il récitait comme quelqu'un qui avait trop souvent répété la même histoire. Elle l'observa avec des yeux emprunts d'une certaine tristesse. Son empathie était mue autant par l'épreuve qu'il lui contait que par le ton qu'il prenait. Il ne devait pas être plaisant de raconter sans arrêt la même histoire. On finissait par s'en détacher pour ne plus rien ressentir, comme il le faisait actuellement.

Lorsqu'il eut fini et qu'il l'interrogea à son tour, elle se redressa enfin, délaissant le bras qu'il lui avait confié mais sans pour autant lâcher sa main. Le moins que l'on pouvait dire, c'était qu'elle n'était aucunement gênée par le contact physique. Elle l'appréciait même à plusieurs égards et ne faisait pas partie de ceux qui interprétaient mal ce genre de geste. Cela faisait partie intégrante de ce qu'elle était. Elle plongea son regard à la fois paisible et mystérieux dans celui du dragonnier, réfléchissant à la réponse qu'elle devait encore lui formuler. A vrai dire, elle ne s'était pas vraiment penchée sur le sujet avant d'entrer dans la pièce...

-Je ne pensais pas que c'était aussi douloureux. Mais, en y réfléchissant bien, j'imagine que c'est normal. Vous n'êtes ni un Homme, ni un elfe, ni un sang-mêlé... Vous avez évolué vers autre chose. Votre corps tout entier a changé. Je suis désolée que cela ait été une telle épreuve.

Finalement, Drystan n'appartenait plus à aucune race. Il était logique que la transformation n'ait pas été sans heurt. Aujourd'hui, il était unique... Cela avait eu un prix mais il ne semblait pas malheureux de son sort. Il semblait complet de cette manière. Il n'y avait qu'à le voir avec ses compagnons à écailles pour en être persuadé.
A son tour, elle l'interrogea de nouveau. Leur ton était devenu sérieux mais elle comptait bien que cela ne dure pas plus longtemps que nécessaire.

-Vous étiez un Humain autrefois, n'est-ce pas ? Quel âge avez-vous ?

A la tristesse qu’il voit dans le regard de la Sirène, par-delà le masque, il n’offre aucune réponse. Il comprend, et une part de lui-même apprécie la sollicitude, mais c’est un sentiment vain, sans propos. Ce qu’il décrit est un prix, celui d’une transcendance consentie, désirée quand bien même il ignorait alors ce qu’il devrait traverser. Celui de la confiance que lui porte le dragon et de la résistance qu’il prête à son dragonnier, prêt et capable d’endurer un tel tourment accru car précipité.
Son recul lui vint de l’analyse et de l’étude, non du déplaisant souvenir, car au cœur de cette tempête se trouvait un des souvenirs les plus exaltants de ces dernières années, l’instant où il perçut par lui-même la Trame et se découvrit capable de l’altérer.
De l’instant, il conserve intact le souvenir, seule les mots sont mécaniques, répétés car longuement réfléchi, pesé pour satisfaire les exigences des elfes autant que sa propre compréhension du phénomène.
Le contact prolongé, conservé au-delà de l’étude, sans le gêner, le surprend mais sans susciter chez lui de répulsion. C’est simplement étranger à celui qui n’a surtout que côtoyé des lézards depuis une décennie, et dont les rares contacts se produire seulement dans le strict cadre de l’examen. Il ne s’en offusque pas, mais ne se fait pas davantage d’idée sur ce qu’il doit comprendre, sa nature exotique et le contact singulier des écailles pouvant seuls expliquer l’insistance.

Après le rapport mécanique, il retrouva son expression la plus habituelle, souriant avec chaleur pour la rassurer.

“Voyons, faut pas s’arrêter sur la douleur ! Pourquoi s’en tenir à cela ? Je sais bien que l’on dit que l’important n’est pas tant la destination que le voyage, mais comme à bien des égards, la conclusion est plus importante ici. Au prix d’une douleur certes conséquente, j’ai dépassé ma condition, je me suis affranchi de tant de choses qui dépasse la simple chair pour que s’épanouisse l’être qui se tient devant vous.
Ne retenir que la douleur, quelle tristesse ! Que j’aimerais vous partager ma joie et l’exaltation sans borne à ma libération de la chrysalide, égalant celle d’un dragon qui s’arrache à la perfide attraction de la terre pour gagner le ciel qui l’appelle pour la première fois, vous comprendriez que c’est tellement plus. Mais les mots sont de si faibles et piètres vaisseaux pour transmettre cela…”

Au contraire de son récit précédent, l’investissement et le plaisir était plus manifeste, mais la Sirène peut y percevoir aussi une forme de frustration : sur ce sujet, il est limité par la faiblesse de la langue à transmettre les émotions les plus pures et les plus intenses. S’y essayer, il le sait, gâcherait la réalité, n’en serait qu’une ombre vague.

“Alors ne soyez pas désolée que j’ai dû en passer par là, réjouissez-vous plutôt comme moi que je sois parvenu au-delà. N’est-ce pas mieux ?” C’était ainsi qu’il conçoit pour lui-même, au-delà du récit offert aux mages qui l’étudie, et une part de la recette qu’il trouva pour se libérer de ses chaînes.

“Par contre… Humain ? C’est parce que je n’ai pas autant hérité de vous de la grâce naturelle et du charme que je vous soupçonne provenir des elfes que vous dites ça, n’est-ce pas ? Il se doute bien que non, il a fait tout son parcours en Péninsule, ou presque, lors de la présentation. Mais il enrobe son faux outrage d'une flatterie sincère. Sachez, ma chère, qu’avant d’être le produit hybride des enfants des dieux et d’un esprit des vents, je fus de quelques façons comme vous celui des éternels bois chantant et du pays des falaises battues par un océan tumultueux, que je suis venu au monde en Anaëh, bien que l’Eraçon m’ait bien davantage façonné ! Alors, oui, certes, j’ai davantage hérité de la plus rude des deux sources, contrairement à vous, quoique le dragon ait contribué à l’affiner, mais seulement humain ? Quelle idée ! Quelle triste condamnation à ce seul piètre héritage vous m’affligez ! Comme plus tôt, il joue et exagère les effets et l’attitude faussement outré. Pour mon âge… Est-ce que je me trompe ou bien me soupçonnez-vous d’avoir exagéré mon parcours, trop étoffé pour le jeune humain que je parais. Il sourit, nullement gêné par ce qu’il saisit. Elle le pense humain, elle le voit donc jeune, et probablement incapable d’avoir tant réalisé en si peu de temps. D’abord, merci du compliment, ma mue m’a offert une seconde jeunesse, je le sais, mais c’est bon de l’entendre, même indirectement. Pour vous répondre, je vais sur mes cinquante ans.” Un âge tout de même honorable, pour un humain comme pour un sang-mêlé marqué de ce côté-là, certes, mais qu’il soupçonne très loin de ce que peuvent avoir vu ses deux compères.

“Mais finalement, on va pas parler que de moi, ça serait fâcheux… Alors, puisque vous avez déjà ouvert la porte l’autre jour et que cela ne m’aidera pas à trouver votre véritable identité… Vous avez beaucoup de sang elfe, mais à vous entendre l’autre soir, l’Anaëh paraît pour vous une terre étrangère, hostile même. Avez-vous déjà eu l’opportunité de vous y rendre ? Ou êtes vous une enfant de l’Ithri’Vaan ?” Non qu’il hiérarchise quoique ce soit, d’autant que l’Ithri’Vaan jouissait pleinement de sa nature cosmopolite, mais les sang-mêlés les plus marqués qu’il connait ont des racines directes là-bas, qu’il n’en soit rien pour elle, c’était intéressant.

A la réaction de Drystan face à sa compassion, Sirène lui sourit de nouveau. Il avait fait le choix de reprendre un ton plus léger, accentuant le fait que la souffrance qu'il avait éprouvé n'était que le passage obligé à ce qu'il était devenu dorénavant. Et il était comblé. La conclusion de cette expérience pour lui était semblable à une libération et elle porta sur lui un regard où la sollicitude avait fait place à une admiration teintée d'une certaine joie. Car elle était heureuse pour lui. Heureuse qu'il se sente plus complet et plus entier tel qu'il était désormais. Heureuse que le partage de ce lien avec ses compagnons le comble à ce point.

-Vous avez raison. Conclut-elle en réponse à sa question.

Elle le libéra finalement de son emprise et remit sa manche en place avant de reprendre un peu ses distances avec le dragonnier. Elle ne s'était pas forcément aperçue qu'elle avait maintenu le contact avec lui pendant tout ce temps. S'il n'avait rien dit, elle savait que son attitude pouvait parfois rendre ses interlocuteurs plus ou moins mal à l'aise ou que ses gestes étaient susceptibles d'être mal interprétés. Elle préférait donc reculer pour lui laisser entendre qu'elle n'avait pas l'intention de l'importuner.
Drystan glissa un compliment savamment déguisé pour commencer à évoquer sa race sa race et elle lui sourit pour toute réponse. Il lui soutint qu'il était un sang-mêlé, tout comme Nehril et elle, et elle n'eut pas de raison de croire qu'il lui mentait, même s'il employait beaucoup de mots pour le dire. Elle écouta conter une partie de son histoire ainsi que l'origine et l'évolution de son apparence physique. Elle découvrit par la même occasion son âge. Il était vrai qu'il avait l'air bien plus jeune mais il était impossible de définir le nombre d'années qu'avait traversé un être ayant du sang d'éternel. Ces individus vieillissaient tous de manière très différente en fonction de la proportion de leur humanité. Elle-même n'en avait qu'une infime partie et avait déjà vécu de très nombreuses années mais pouvait-on vraiment la penser plus âgée que Drystan ?

-Cinquante tout rond ? Vous comptez les fêter j'espère ? Plaisanta-t-elle en faisant mine d'espérer être invitée.

Elle-même n'avait pas célébré son anniversaire depuis bien longtemps. Ce ne pouvait être une fête lorsque l'on traversait les ans sans que son apparence ne change vraiment. Elle participait aux réjouissances des autres mais préférait songer le moins possible à son âge tandis que le sang des autres membres de sa famille s'éloignait toujours un peu plus du sien.

Alors qu'il s'était refusé à lui poser la moindre question, le dragonnier lui en soumit finalement une, s'intéressant à son lien avec Anaëh. Elle pensait pourtant que la chose avait été exprimée clairement la nuit où elle l'avait engagé mais elle n'avait rien contre le fait de se rendre plus explicite.

-Je n'ai jamais eu la chance de m'y rendre et je ne présente aucun intérêt à leurs yeux qui me verrait ouvrir les portes de la terre de mes ancêtres. Mes parents sont tous deux nés dans une région où l'on parle l'Oliyan et je ne possède que quelques rudiments d'elfique. Je fais une bien mauvaise représentante de cette race à laquelle je ressemble tant et pas assez à la fois.

« Pas sûr d’en avoir envie, pour être honnête. Paraît que je vivrais aussi longtemps que le dragon, et qu’il vivra certainement vieux, alors je peux sûrement me payer le luxe de faire comme les elfes et de plus compter les années, non ? Ça m’évitera de songer à tout ce que j’aurais dû déjà avoir accompli. » Il dit cela avec légèreté, comme à son habitude, ni son expression, ni son regard ne suggère de véritables regrets. En vérité, il n’est qu’une chose se cachant derrière ce sous-entendu, une angoisse enfouit et à laquelle il ne songe qu’en de très rares occasions.

Et comme pour détourner le sujet, car de toute manière, il y a là des parts dont il ne tient pas à s’ouvrir auprès de la masquée, il poursuit sur le sujet ouvert.

« En même temps, vous n’en êtes pas une représentante. Ça n’était pas une critique, un simple constat, qu’il approfondit. La totalité des hybrides de cette région ne sont pas de bons représentants des autres races tout simplement parce qu’ils constituent un peuple et une culture à part, depuis le temps. Une culture cosmopolite s’alimentant à toutes les sources en se les appropriant. Mais je ne vous apprends rien. »
La plupart de ces hybrides vivent même fort bien sans se soucier un seul jour de ces ancêtres plus ou moins lointains, dont ils n’ont plus de liens directs. Lui joue le rôle de l’autre genre… De celui issue de l’un ou de l’autre, façonné par l’un ou l’autre, davantage attaché à ces racines multiples et directes.

« Vous êtes une bonne représentante vaanie, d’après vous ? » Bon, c’est une question vague, d’autant qu’il serait incapable lui-même de dire ce que c’est, mais c’est pour ne pas rester sur une touche négative.

Sirène observait Drystan alors qu’il lui répondait sur sa fête d’anniversaire. Si ses lèvres souriaient doucement, il pouvait voir dans son regard qu’elle cherchait le sous-entendu dans ses paroles. Ce qu’il aurait dû accomplir… Qu’est-ce qu’un homme de cinquante ans aurait dû faire qu’il n’avait peut-être pas encore fait ? Elle devina assez aisément la réponse mais préféra ne pas lui demander de se montrer plus explicite afin de vérifier sa théorie. Cela semblait être un sujet quelque peu douloureux et un regret aussi.
Si elle eut la délicatesse de ne pas aborder cette thématique sensible, Drystan en changea de toute façon, ce qui ne fit que confirmer sa décision de taire ses éventuelles questions. La femme masquée l’écouta avec attention mais ne sembla pas très réceptive à ses paroles.

-C’est parfois très inconfortable dans mon cas. Je ressemble aux éternels sur tant d’aspects... J’ai leur corpulence, leur silhouette, une grande partie de leurs traits et je vieillis si lentement que j’aurais le temps de me lasser de cette vie, tout comme eux. Je ressemble à ce point à une elfe que beaucoup s’y trompent mais je n’ai pas assez de leur sang pour qu’ils me considèrent comme l’une des leurs. Cela offre des avantages de leur être si proches mais il comporte aussi son lot d’inconvénients lorsque l’on vit ici.

Sirène n’en exprimerait pas davantage. Son ton ne se voulait pas dramatique mais il était plus que sérieux. Elle avait appris à composer avec ces inconvénients dont elle ne pouvait se défaire. Elle était ce qu’elle était et elle devait vivre avec. Elle adressa finalement un sourire au dragonnier pour éviter de l’orienter vers de trop sombres pensées mais elle ne souhaitait plus vraiment en parler.
Elle tourna de nouveau sa tête pour lui adresser un regard en coin.

-Je crois que je vais vous laisser reprendre vos recherches. J’ai suffisamment abusé de votre temps alors que je passais à l’improviste. Dit-elle dans un sourire.

Plus qu’elle ne s’en doute, il comprend, non qu’il ait autant vécu qu’elle – mais il est bien possible qu’il ait à le faire plus longtemps, en fin de compte -, mais par le passé, il eut l’occasion d’en parler avec la Dame Blanche, qui partage le même fardeau. Mais cela le ramena plus loin encore, dans son ancien manoir, alors qu’il s’apprêtait à rejoindre le pays ancenois.

« Abusé de mon temps ? Il sourit, s’amusant de cette idée, surtout après les mots tenus juste avant par la Sirène. Quelle idée ! J’en ai bien assez pour ne pas me soucier de ce genre de considération, et vous aussi, n’est-ce pas ? Alors installez-vous, prenez votre aise et votre temps, et le mien. Le passé peut attendre, le repousser ne le change pas, alors que le présent, si on ne lui consacre pas notre attention quand il se pointe, il se perd pour de bon, non ? Chaleur et espièglerie pour présenter une forme de sagesse… Bon, certes, il n’est qu’un jeunot et on peut se poser la question de la légitimité. Pour accompagner ses mots, il pose ses mains sur ses bras pour la guider, avec un soupçon de fermeté juste pour l’encourager et l’incite à s’asseoir, avant de faire de même, prenant la bourse contenant des petits fruits des bois pour la lui tendre.

« En provenance direct d’Anaëh, cueillit à la main par votre serviteur. Prenez, de toute façon, j’arrive au bout de mes réserves, faut que j’y retourne bientôt.  Et prenant une moue pensive, il choisit de détendre un peu l’atmosphère en jouant à l’abruti. Après, c’est vous qui voyez, je ne voudrais pas abuser de votre temps en vous empêchant de poursuivre ce que vous alliez faire. Je me doute qu’il y a des choses bien plus intéressante que de tenir compagnie à deux lézards. »

C’est vilain de sa part, oui, mais elle l’a bien cherché.

« Pour être franc, un peu de mal avec ce genre de situation, ça n’a pas toujours été le cas, mais v’la près de dix ans que je partage surtout mon temps avec ces deux-là, désignant Monarth, suggérant Pradias, que je vagabonde, ça vous apprend pas mal mais on en oublierait presque comment faire avec ses semblables… Bon, du coup, vu que vous avez voulu quitter la table, je considère que vous sautez votre tour, je reprends la main. » Il parle bien sûr du petit jeu qu'elle a initié.

Il réfléchit, et le fait bientôt à haute voix.

« Bon… Faut pas que je m’intéresse à ce qui se trouve derrière le masque… Soit ! Mais concernant Sirène, cette mystérieuse chasseuse de mage masquée, j’ai le droit. Alors… J'imagine que vous avez déjà eu à bosser avec des types moins... doués j'ai envie de dire, ou qui s'avérait pas du tout à la hauteur. Qu'est-ce que vous avez vu de pire ? Attention, pas de drame, seulement du ridicule, sinon, ça ne compte pas ! »

Alors qu'elle venait de se mettre debout, Drystan la retint d'une simple question suivie d'un discours vibrant de vérité. Elle avait le temps, il était vrai. Et lui aussi, par le fait. Même si certaines situations obligeaient parfois à ne pas le prendre pour de multiples raisons. Pour l'heure, Sirène était contrainte d'attendre que le jour décline pour reprendre sa traque. Elle craignait de déranger le dragonnier plus longtemps alors qu'il travaillait mais sa façon de la retenir lui laissa entendre qu'il n'y avait aucune urgence dans ses recherches. Alors, lorsqu'il lui saisit les bras, elle se laissa guider par sa douce fermeté qui lui criait de ne pas partir déjà. Elle reprit sa place sur le siège qu'elle occupait la minute précédente. Il la libéra de son emprise et elle réunit ses mains devant elle, lui adressant un nouveau regard en coin mystérieux tandis qu'elle attendait de savoir de quoi il désirait parler désormais.

Drystan reprit une attitude désinvolte et légère comme elle les aimait. Il lui proposa quelques gourmandises et elle en préleva une avec délicatesse avant de la porter à sa bouche. Dans sa vie, elle n'aurait sans doute pas si souvent la chance de goûter aux fruits d'Anaëh... Il lui confia qu'il n'avait pas eu si souvent l'occasion de converser autrement qu'à travers ses liens avec les deux dragons au cours des dernières années et cela rappela aussitôt à la chasseuse la promesse qu'elle avait fait à Monarth avant d'examiner les écailles de Drystan. Elle approcha donc une main dans sa direction pour lui proposer de reprendre ses petites attentions avant d'entrer véritablement en contact avec lui.

La demande de Drystan la surprit un peu mais elle commençait à avoir une bonne idée du personnage. Il s'intéressa à ses anciens partenaires, voulant apparemment le plus incompétent de tous dans sa version amusante. Sirène eut aussitôt un nom et un visage qui lui revinrent en mémoire.

-Oh, cela remonte à mes débuts. Je n'avais pas le luxe de pouvoir choisir aussi bien mes coéquipiers qu'aujourd'hui. Un client a absolument tenu à ce que son fils m'accompagne. Il le pensait fort habile mais il était d'une maladresse... Il s'est coupé avec sa propre épée en voulant la ranger dans son fourreau, imaginez. Mais le pire a été lorsque la mission a véritablement commencé. Nous devions évoluer discrètement dans un domaine où se cachait notre cible. Seulement il s'agissait d'un sombre et il avait pris soin de n'allumer aucune lumière pour ne pas être repéré. Nous devions fouiller toute la demeure pour le trouver... Et ce pauvre bougre s'est emmêlé les pieds dans un couloir, il a voulu se rattrapé à un brasero éteint qui est tombé sur le sol en pierre puis il a atterrit sur une porte qui n'était pas close et qui donnait sur un escalier permettant d'accéder au niveau inférieur. Il portait une armure digne d'un chevalier, il ne s'est pas fait bien mal mais il a fait un vacarme ! Non seulement nous n'avons pas trouvé notre cible mais j'ai ensuite dû ramener mon partenaire à son père avec un cheville foulée. Vous auriez vu son visage lorsque je lui ait expliqué comment son fils s'était blessé... Il était livide et furieux à la fois !

Sirène rirait à moitié en racontant son anecdote. Elle se souvenait encore l'avoir vu perdre l'équilibre. La dernière chose qu'elle avait aperçu de lui avant qu'il ne dévale les marches, c'était ses pieds suspendus dans les airs alors qu'il avait la tête en bas... Elle n'en avait pas vraiment rit ce jour-là mais, avec le recul et sachant que cela n'avait pas eu de conséquences fâcheuses, c'était devenu une souvenir très amusant.

-Et vous ? Quelle a été votre expérience la plus étrange ? Toujours dans le sens amusant du terme.

Une pensée lui traverse l’esprit alors qu’il garde un sourire de façade. Combien de jeunes hommes eurent à subir les attentes trop élevées ou différentes de leurs pères ? Oh, celui-ci était particulièrement maladroit, certes, certes, mais un poisson hors de l’eau ne le serait-il pas tout autant ? Alors, oui, du point de vue de Sirène, c’était probablement particulièrement cocasse et absurde, mais il est lui-même un fils, un petit-fils ou un neveu source de déception, alors il ne peut s’empêcher un soupçon d’empathie.

“Espérons pour lui que son père revit après cela ses ambitions à la baisse.” Le ton était léger, mais bien que cet homme soit probablement mort depuis belle lurette, ça ne l’empêche pas de témoigner un peu de sollicitude.

Elle lui pose sa question, à son tour, et se voulant honnête et un peu sérieux, il réfléchit, il cherche. Des expériences étranges, quoique ce caractère ait fini par se réduire avec le temps, il en connut… amusante ? Beaucoup moins. Et puis, au-delà de la question, et malgré sa posture, il est curieux, il a vu, il a entendu des choses qu’il veut creuser à propos de la chasseuse de mage qu’il a devant lui. Alors il cherche et choisit, moins pour répondre que pour amener la conversation sur un terrain qui lui apportera des éléments de réponse. Il est tordu, oui, mais pas tant que ça.

“Etrange et amusant… Pas simple… Il paraît se creuser la tête, son regard dans le vague avant de revenir. Bon, j’ai quelque chose. C’est pas amusant, mais si je ne me trompe pas, ça peut vous intéresser. Une petite étincelle dans les yeux d’émeraude, comme si il avait effectivement mis le doigt sur un détail, avant de poursuivre. Et ça donnera l’occasion de voir si vous retenez la leçon précédente. A elle de saisir ce à quoi il fait référence, évidemment. Là-dessus, il prend une profonde inspiration et se lance. Il y a près d’une vingtaine d’années, à l’occasion d’un mariage, je tombais sur la Gardienne de Tyra, Katalina qu’elle s’appelait, à l’époque en tout cas. Me découvrant, ses premiers mots furent “Vous devriez être mort”. Elle était sérieuse, et me semble bien l’avoir plutôt mal accueillit, je ne comprenais pas, évidemment, et j’ai été maladroit. Bien sûr, elle s’expliqua, du moins, elle essaya. Il a un ton léger et un sourire, s’amusant de sa propre maladresse, contrastant avec ce qu’il raconte, encore qu’il décide de développer pour qu’elle comprenne la Gardienne. Elle ne se trompait pas, évidemment. Quelques mois auparavant, une révolte secoua le royaume, la capitale fut prise, le palais envahit. Je figurais parmi les défenseurs et je devais tomber comme les autres dans un couloir pour permettre la fuite du roi. A travers son regard, il lui assure qu’il dit la vérité, et qu’il ne se méprend pas sur le sens du mot tomber, ici. Je suis mort, ou presque, suffisamment pour avoir quelque chose de singulier aux yeux d’une Gardienne. Il n’en tire néanmoins aucun orgueil. Je fus sauvé, évidemment, une prêtresse de Néera me trouva, me tira de cet enfer. Je garde peu de souvenirs de cette expérience, et c’est probablement le mieux. Ce qui est sûr, c’est que j’étais en paix et convaincu que je devais changer de voie.”

Il en reste là, laissant à Sirène le soin d’en tirer des conclusions avec ce qu’il avait déjà dit quelques jours plus tôt. Et parce que c’était voulu, il ne tarde pas à poser sa nouvelle question.

“Un peu moins légère, mais ça me trotte dans la tête depuis l’autre jour…  Répondez que ce que vous pouvez, je pense que ça empiète sur celle qui se trouve derrière le masque. C’est quoi votre rapport à Tyra ? Je veux dire, c’est à elle que vous vous référez, quand vous exprimez le souhait de ne pas tuer.” Ce qui n’est pas évident et est en réalité révélateur : il aurait cherché à préserver le Don de Néera, la Vie, sans avoir à l'esprit un seul instant le Royaume de Tyra.

Si Drystan souriait, Sirène voyait bien que son histoire ne l'amusait pas pour autant qu'elle l'aurait pensé. Peut-être se reconnaissait-il dans ce récit ? Elle ignorait tout de ses débuts en tant que guerrier ou de sa relation avec son père et elle espérait qu'il n'avait pas pris cela pour lui. Néanmoins, lorsqu'il évoqua le paternel de son "partenaire", elle comprit assez vite ce qui le chagrinait et elle se sentit obligée de préciser un détail qu'elle avait omis dans son récit.

-Oh, mais ce jeune homme avait les mêmes. Il était persuadé d'être un grand guerrier. C'est ce qui était amusant dans cette anecdote. Je n'aurais pas ri d'un garçon que l'on aurait forcé à m'accompagner alors qu'il n'en avait aucune envie.

A son tour, la sang mêlée écouta l'histoire du dragonnier. Elle fut amusée par la réplique de la Gardienne mais aussi intriguée tant par le récit que par le sujet choisi par l'écailleux. Il avait dû vivre tant de péripéties en tant qu'espion puis avec Monarth et Pradias. Pourtant, en pensant à elle, il avait sélectionné quelque chose ayant un rapport direct avec Tyra et elle ne pouvait que se demander pourquoi. Tel qu'il l'avait espéré, elle l'écouta avec grand intérêt et elle découvrit la raison qui l'avait poussé à quitter sa vie en Péninsule, le menant à la rencontre du dragon. L'avait-il voulu ? C'était une autre histoire...
Cependant, Drystan ne s'étendit pas sur la question et l'interrogea de nouveau. Il avait relevé son lien particulier avec la Voilée. Si elle était pentienne, il était vrai qu'elle n'avait pas parlé de sauver ou préserver les vies crées par Néera. Elle n'avait fait référence qu'aux Souffles, que ce soit pour ses cibles ou les personnes qui en avaient été victime. Un petit défaut qui trahissait aisément sa religion et son penchant pour la maîtresse du Sénarda.

-Malheureusement, c'est une histoire très sombre. Dit-elle en conservant son sourire malgré tout. Pour faire simple, disons que j'ai dû apprendre à vivre dans un monde où tout mes proches finissent par rejoindre Tyra quand je conserve la même apparence des décennies durant. Un prêtre de la Voilée m'a aidée, d'où l'intérêt que je porte à son culte aujourd'hui et aux Souffles qu'elle nous a offert.

Quoi qu'elle ait vécu, elle était visiblement en paix avec son passé. Elle semblait sereine en évoquant une partie de sa vie qui n'avait certainement pas été très rose. Peut-être Drystan comprendrait-il un peu mieux une partie de leur conversation à la lumière de ces nouveaux éléments. Cependant, elle n'avait aucune intention d'entrer plus loin dans les détails et prit son tour de question. Cela l'amusait de voir que le dragonnier avait refusé son jeu avant de finalement l'avoir relancé de lui-même. Elle porta son regard intrigué vers l'ancien péninsulaire, faisant mine de chercher sa prochaine interrogation.

-Avez-vous trouvé Pradias... ou l'avez-vous cherché ?

La nuance était faible mais elle ne doutait pas que Drystan comprendrait le sens de sa question. Les dragons faisaient partie des êtres de légendes mais il y avait toujours quelqu'un pour essayer de vérifier la véracité des récits mythiques. Elle était curieuse de savoir comment le dragonnier en était arrivé à rencontrer son compagnon et à se lier avec lui.

« Ni l’un, ni l’autre. » Il arbore un grand sourire, parce qu’elle n’a envisagé que deux options et qu’aucune ne colle à la réalité… enfin, telle qu’il l’a vécu. Il ménage son petit effet, bien conscient que dans le cadre de leur petit jeu, il pourrait s’en contenter et la laisser se dépatouiller avec cette réponse… Car c’est une réponse, oui ! Légitime ! Mais l’intérêt d’un jeu n’étant pas de susciter de la frustration, bon seigneur et beau joueur, il décide de lui en accorder un tout petit peu plus – parce qu’il faut pas déconner.

« Pas très satisfaisant, n’est-ce pas ? Il se fait désirer et en donne un tout petit peu plus, juste de quoi susciter davantage tout en apportant la preuve de la légitimité de sa réponse. Il m’a été confié. C’est pas lui que je cherchais, c’est pas lui que j’ai trouvé. » Quand on connait la vérité et surtout le fond de sa pensée, on peut lui rétorquer qu’il pinaille. Certes, certes ! Mais rien ne l’interdit, alors, voilà, tirage de langue narratif et on passe à la suite.

Pour revenir sur la réponse qu’elle lui fournit, il ne sait pas trop quoi en penser… Elle lui évoquait les appréhension d’une Roxane à l’instant où ils s’accordèrent pour faire un bout de chemin ensemble, sa crainte de s’éprendre complètement d’un mortel, elle a qui était promit plusieurs cycles d’existence. D’un autre côté, il y avait Nakor… Six cent ans, et son monde – quoique décadent – nisétien perdu dans les âges et sous le sable et la ruine, pourtant toujours optimiste. Avait-il traversé cette même dépression, cette même appréhension devant l’apparente éternité à venir pour parvenir au-delà ?

« En tout cas… C’est pas très amusant, ces histoires de temps qui passe ou non… Puisse les dieux m’accorder la sagesse de m’en préserver sans m’obliger à rester parmi les elfes. » Que son optimisme nouveau traverse les âges, qu’il accorde toujours plus d’importance au présent qu’à ce qui est passé, aux évènements autant qu’aux vies qui s’épanouissent aujourd’hui comme à celles dont il partagera une bride d’existence dans un cycle… Qu’il conserve loin du regard le Royaume d’en dessous les flots et se fassent toujours le protecteur, non des Souffles de Tyra, mais du Don de Néera, de Kÿria. Une petite visite à Nakor pour découvrir le secret de la jeunesse en vue ? Après tout, il devait lui rendre une petite visite quand il se déciderait à sortir du bois.  

« Une petite dernière pour la route, et je ne vous retiendrais pas davantage… En qualité d’experte, optimiste quant à nos chances de vaincre après ces quelques jours d’observation, ou allons-nous droit dans le mur ? »

Votre serviteur à la plume s’excuse pour cette plaisanterie douteuse évoquant le fameux mur qui, quelques jours plus tard, décidera d’embrasser le dragonnier.

Sirène lança un regard faussement inquisiteur à Drystan tandis qu'il éludait sa question avec une réponse qui n'en était pas une. Il le savait pertinemment et elle surjoua un peu son mécontentement pour lui donner le plaisir de savourer sa victoire l'espace de quelques instants. Cependant, le complément qu'il lui apporta ne lui permettait pas d'entrevoir l'histoire dans son ensemble. Qui le lui avait confié ? Pourquoi ? Cet inconnu savait-il ce qu'il avait eu avec lui ? Si Pradias avait été dans les mains d'un autre auparavant, pourquoi ne pas s'être lié à lui et pourquoi avoir choisi Drystan ?

La mystique posait sur le dragonnier un regard intrigué avant qu'il ne revienne finalement à sa réponse concernant son lien avec Tyra. Et ses paroles la laissèrent songeuse... Vivre si longtemps que l'on en viendrait à souhaiter passer de le reste de son existence parmi les elfes pour ne plus avoir à souffrir la perte de ceux à qui on s'était attaché. C'était une idée... Malheureusement pour elle, les anedhels étaient connus pour le ségrégationnisme. Tous ceux qui n'étaient pas nés en Anaëh ou n'y avaient pas mérités leur place d'une manière ou d'une autre n'y étaient pas les bienvenus. Elle ressemblait de très près aux elfes mais son sang était nisétien et non anedhel. Sans compter cette toute petite part d'elle-même qui était humaine et la contraindrait à vieillir tôt ou tard. Si ses cibles ne la tuaient pas, sa fin à elle viendrait de toute façon...

Drystan la tira de ses songes en lui posant une ultime question. Sirène chassa alors ses pensées sombres de son esprit pour se concentrer sur les mots du dragonnier et y réfléchir avec un certain sérieux.

-Difficile à dire. Un mercenaire chevronné, une mystique expérimentée et... un dragonnier. Elle appuya sur ce dernier mot pour lui faire savoir toute la valeur qu'elle lui accordait, même en sachant qu'il voulait éviter de mêler Pradias aux combats. Le tout face à un guerrier illusionniste pas mauvais mais loin d'être redoutable et une spiritualiste de talent.. En l'état, nous avons toutes nos chances. Le danger réside dans le fait qu'ils savent peut-être que je suis à leur poursuite. Ma réputation n'est plus à faire, c'est un avantage pour obtenir un contrat mais pas pour venir à bout d'une cible compétente. Ils peuvent se renseigner sur mes méthodes et aussi utiliser les talents d'Ihisca pour combler leur équipe. Lorsque nous les aurons trouvé, nous devrons évaluer la menace qu'ils représentent et agir rapidement.

Sans bouger la tête, Sirène déclina le regard pour évaluer la luminosité qui traversait l'une des fenêtres et un sourire satisfait étira le coin de ses lèvres.

-D'ailleurs, je vais pouvoir me remettre en chasse. Je vous remercie pour cette discussion, j'espère que nous aurons l'occasion de la poursuivre un jour prochain. Puis elle se pencha vers Monarth pour lui parler à mi-voix, lui adressant ses dernières gratouilles de la journée. Merci à vous aussi pour ce moment. Je recommence quand vous voulez.

Enfin, elle se leva, salua le dragonnier et son compagnon à écailles en leur souhaitant une bonne fin de journée et leur donnant rendez-vous le lendemain pour leur entraînement quotidien. Alors qu'elle était arrivé à mi-chemin entre la table et la porte, elle s'arrêta soudain et se retourna vers Drystan.

-Au fait, pour répondre à votre question de tout à l'heure... J'ai plusieurs siècles d'existence.

Elle plissa les yeux pour lui adresser son regard mystérieux. Plusieurs pouvait vouloir dire deux comme dix -si l'on voulait exagérer le trait-. La réponse était suffisamment nébuleuse pour ne pas lui apporter trop d'éléments qui lui permettraient d'obtenir son identité. Des femmes riches, sang mêlé d'au moins deux siècles, ce n'était pas ce qui manquait. Elle lui adressa un sourire malicieux puis fit volte-face, présentant à nouveau son dos au dragonnier. Avant même de quitter la salle d'étude, elle retira son masque et se rendit dans le couloir pour se diriger droit vers le hall d'entrée. Elle ne se retourna à aucun moment et ne tourna jamais la tête pour observer les personnes qui l'entouraient et circulaient autour d'elle, ne présentant que son échine à Drystan et à sa créature.