Ashal relu pour la troisième fois la lettre de son patron pour être sûr qu’il ne rêvait pas. Lorsqu’il fut certain qu’il savait toujours lire correctement il vérifia que la lettre venait bien de Myr’Hennis Vect et pas d’un imposteur. En réalité ce n’était pas vraiment la signature du Grand Architecte qui était difficile à reproduire, elle était somme toute assez commune et même un mauvais faussaire aurait pu la le faire sans trop de difficulté, ce qui était plus difficile à reproduire c’était le style d’écriture de son patron. Ce dernier pétrissait chacun de ses mots d’un orgueil et d’une suffisance presque palpable et il devait bien admettre qu’en lisant les quelques mots il avait la voix de son employeur qui résonnait dans son esprit. Il poussa un soupir puis alla dans le bureau de Myr’Hennis, la grande pièce était désormais autant gardée que le trésor d’un Prince Marchand. Maintenant qu’Ashal était le commandant de la garde il passa sans qu’on ne lui demande quoi que ce soit la cinquantaine de guerriers en faction avant et dans le bureau.
Le drow poussa un long soupir.
Tout ça pour elle… en réalité l’augmentation drastique de la sécurité n’était pas pour protéger le bureau de Myr’Hennis et les trésors qui pouvaient s’y cacher, c’était pour toujours garder un œil sur Nath’Ryna. Officiellement c’était parce qu’elle était la dernière apprentie du Grand Architecte et par conséquent le poste lui était assuré lorsque son maître mourrait mais officieusement elle était une otage dans une prison bien trop dorée au goût du commandant. Heureusement pour la prima la décision n’avait pas été prise par Ashal sinon elle aurait rejoint son ancien collègue apprenti pour être sacrifiée à Meingal. Ça ne lui plaisait pas de la laisser en vie mais il suivait les ordres, il faisait même du zèle dans l’interprétation de certains ordres ainsi la prima se retrouvait avec une garde rivalisant celle de son auguste maître. Cela dit ça ne plaisait pas vraiment au commandant de la garde en question de laisser son patron sans surveillance de sa part mais si deux osts n’arrivaient pas à le protéger alors que pourrait-il bien faire de plus ? Il approcha doucement du bureau central et évita soigneusement la prima, il fit le tour et se pencha pour parler à Plynnil.
Après le départ de Myr’Hennis c’était son assistante qui gérait les tâches qui incombaient à son maître, aux yeux du reste du Puy c’était Nath’Ryna mais comme personne ne laissait l’apprentie s’approcher de quoi que ce soit qui puisse ressembler de près ou de loin à quelque chose d’important, l’esclave était devenue, de facto, la Grande Architecte du Puy d’Elda. Ashal se demandait souvent si l’idée qu’une demi-drow occupe ce poste à la place d’une primas sanguis amusait ou non son maître et il supposait que oui mais comme beaucoup de choses concernant Myr’Hennis, il ne pouvait que spéculer.
Avant de parler avec l’esclave Ashal fit sortir tout le monde, gardes compris, il était stipulé dans la lettre qu’il avait reçu que seul lui et Plynnil devaient être au courant des détails. Une fois seuls il tendit la lettre à l’esclave qui la parcourut rapidement des yeux et répondit que tout devrait être prêt dans une poignée d’heures, ce qui laissait au commandant largement assez de temps pour trouver cinq soldats de confiance et une caravane partant pour Thaar. Enfin normalement. Les soldats ne furent pas bien difficiles à trouver. En effet la rébellion avait rapproché les miliciens et les anciens du premier ost, effaçant en partie les différences qui les divisait et ça Ashal le devait à la vitesse avec laquelle les repentis avaient géré la situation ; en apprenant la nouvelle tout le monde s’était dépêché de renouveler son serment et d’assurer à Ashal sa loyauté, certains étaient même allé à des points frisant le ridicule. Quant à lui, sa place de commandant, bien que fragile, après tout il devait reprendre la place de Vaervy, avait pu s’affermir et une petite année plus tard la paranoïa qui hantait la villa du Grand Architecte le lendemain de la rébellion, avait fini par, si ce n’est disparaître, au moins s’apaiser. Le commandant ne voyait plus de complots visant à le remplacer ou à s’en prendre directement aux intérêts de Myr’Hennis dans tous ceux qui s’approchait de la villa dans un rayon d’un kilomètre et c’était bien mieux pour tout le monde dans le rayon en question, la garde incluse.
C’est donc dans une petite salle du baraquement des gardes qu’Ashal expliqua au petit groupe de quatre guerriers qu’il avait placé sous le commandement de Tarlynn Iskan leur futur mission : acheminer jusqu’à Sol’Dorn la cargaison de pierres précieuses, d’or et d’argent qui sera mise entre leurs mains, une fois arrivé à Frontière quelqu’un les contactera pour leur donner de nouvelles instructions. Après un salut militaire les cinq drows eurent deux heures pour se préparer pour ce long voyage après quoi on leur donna un coffre dans une charrette et un point de rendez-vous pour partir avec une caravane jusqu’à leur destination.
Tarlynn et ses quatre compagnons de voyages arrivèrent enfin à Sol’Dorn après un voyage qui fut assez calme repos grâce à la protection et la surveillance de la Sente Noire par les osts. Tarlynn put croiser des anciennes connaissances dans le Cinquième Ost qui, à sa grande surprise, ne l’avait pas oublié ainsi il passa une soirée au coin du feu avec une patrouille à se raconter des histoires du bon vieu temps comme ils l’appelaient ; cependant pour lui ce n’était pas vraiment le bon vieux temps et lorsqu’un des guerriers demandait pourquoi il était parti le drow tentait de changer de sujet, parfois maladroitement. Les soldats avaient bien tenté d’insister une fois mais un des miliciens qui accompagnait Tarlynn avait réussi à les convaincre d’arrêter. Après ça l’atmosphère fut pesante pendant quelques minutes puis quelqu’un sortit des dés et ce fut comme oublié. Tarlynn nota dans un coin de sa tête que visiblement son départ des osts n’avait pas été très bien vu alors il se fit bien plus discret pour le reste du voyage mais il n’en était pas moins reconnaissant pour la protection qu’apportait lesdits osts à un chemin qui avant ça n’était pas des plus sûrs. La doébenne qu’ils accompagnaient louait d’ailleurs les dieux pour une telle protection et se demandait bien pourquoi les instances dirigeantes n’avait pas fait ça plus tôt mais elle s’arrêta de justesse de critiquer plus ou moins ouvertement le triumvirat ; même si elle ne le portait pas dans son cœur ce n’était que trop rarement une bonne idée de parler de ce sujet devant des eldéens, sur une route tenue par le Puy qui plus est. Bien que le groupe de garde n’ait pas gardé leurs armes et armures, les cinq daedhels agissaient et parlaient comme des militaires alors après être passé à deux doigts d’un regrettable accident la marchande se contentait de banalités lorsque l’atmosphère devenait trop pesante.
Dot’cea Ilsis était une drow qui se décrivait comme une marchande d’épice thaari malgré le manque consternant d’épice dans ses cargaisons, les cinq gardes au service de Myr’Hennis ne lui posèrent pas de question sur ses vues politiques mais il était clair qu’elle voyait le Conseil de Thaar comme un système qui devrait être exporté et appliqué partout dans Miradelphia tant il était efficace, ce qui, comme tout le reste de ce que la marchande racontait, était discutable. Plus de pouvoir aux bourgeois, ceux qui travaillent réellement, ceux qui font quelque chose, était devenu une phrase que Tarlynn et ses compagnons entendaient bien trop de fois par jour. Cependant ils doutaient que Dot’cea travaille elle-même tant que ça au vu du cortège d’esclaves qui l’accompagnait et l’humain qui s’occupait de ses comptes. La doébenne se plaignait aussi régulièrement que les taxes étaient trop élevées, que le prix de Thaar ne faisait qu’augmenter à cause du siège de Sol’Dorn, elle rectifiait ensuite que ça ne le dérangeait nullement et que les eldéens faisaient bien ce qu’ils voulaient et que c’était bien normal de reprendre ce qui est à soi. C’était d’ailleurs pour ça qu’elle allait directement à Sol’Dorn au lieu rentrer à Thaar comme elle le faisait d’habitude, en passant par Esion puis par bateau jusqu’à chez elle. Lorsque les drows de Myr’Hennis lui demandait pourquoi est-ce que cette fois elle allait à vers la ville assiégée alors qu’elle se plaignait des prix, Dot’cea répondait en haussant les épaules que certains de ses amis s’étaient fait des fortunes là-bas alors elle s’était dit qu’elle pouvait bien tenter sa chance. En effet la marchande transportait quelques produits de luxe difficilement trouvable en dehors du Puy qu’elle espérait revendre aux soldats qui commençaient à avoir le mal du pays ; après une longue année de siège elle supposait que les soldats en question seraient nombreux et surtout prêts à payer cher pour, finalement, pas grand-chose mais ça n’était pas vraiment son problème, bien au contraire d’ailleurs. Lorsqu’on lui répondit qu’elle ne serait sans doute pas la seul à le faire cette dernière rétorqua que ce n’était pas bien grave parce que de toute façon elle n’avait pas investi beaucoup dans sa marchandise. Les drows avaient leurs doutes quant à la véracité de cette information mais ils préféraient ne rien rétorquer.
Une fois arrivé à Frontière Tarlynn et ses compagnons de voyages firent passer un message à leur patron dans le camp sud et trois heures plus tard ils se retrouvèrent dans une auberge malfamée, même si on pourrait se demander ce qui ne l’est pas à Frontière, de la ville faite de bric et de broc. Deux soldats restaient dans la chambre, encore qu’il fallait avoir un certain sens de l’humour pour appeler ça une chambre, afin de veiller sur le trésor qu’ils avaient transporté du Puy jusqu’ici tandis que les deux autres étaient attablé juste à côté de l’alcôve où Myr’Hennis et Tarlynn discutaient. La discussion fut assez brève, après un rapport détaillé l’architecte ordonna à ses gardes de chercher la marchande qu’ils avaient accompagnés durant le voyage, le chef de cette petite expédition pensa bien à protester mais il se contenta d’hocher la tête, ça ne devrait pas être difficile à faire étant donné la carnation atypique de la doébenne et puis en plus de ça elle n’était pas vraiment discrète. Cela dit sa mission n’était pas de la trouver tout de suite, en effet le Grand Architecte voulait en savoir plus sur elle avant de l’inclure dans ses plans, il quitta ensuite l’auberge en se disant que plus jamais il ne mangerait quoi que ce soit à Frontière et retourna dans le camp sud.
Tarlynn se mit donc au boulot après le départ de son patron et en effet il n’eut pas de mal à retrouver Dot’cea, il ne s’approcha pas d’elle alors qu’elle regardait un bout de papier, les sourcils froncés, visiblement mécontente de ce qu’elle lisait. La marchande poussa un vilain juron avant de se retourner vers ses esclaves et de grommeler quelque chose. Comme l’eldéen s’en doutait la tentative de la doébenne était probablement infructueuse, ce n’était pas la première et sans doute pas la moins onéreuse. Il retourna à l’auberge et assigna un de ses drows à la surveillance de la marchande, au moins jusqu’au lendemain.
Le lendemain Tarlynn transmit un message à son patron avec une idée qui pourrait plaire audit patron et effectivement ce dernier sauta sur l’occasion alors il lui donna l’autorisation d’approcher la marchande et de couvrir ses pertes. Elle refusa, trouvant que c’était trop beau pour être vrai, le soldat haussa les épaules et s’en alla pour retrouver ses subordonnés à l’auberge où ils attendaient des instructions de Myr’Hennis et ce dernier leur ordonna d’attendre un jour ou deux avant de faire une seconde fois la même proposition. Et le surlendemain Dot’cea se laissa tenter, en même temps au vu de ses finances elle n’avait pas trop le choix. Elle serait bien rentrée à Thaar mais à Sol’Dorn elle avait au moins une chance de trouver des clients alors elle resta une journée de plus pour écouler son stock avant de repartir avec les cinq eldéens et leur cargaison jusqu’à la grande ville.
Trois jours de barge plus tard ils se trouvaient à Thaar et comme les eldéens n’avaient pas de pied à terre ce fut donc chez la marchande qu’ils allèrent. Arrivé la nuit ils mangèrent rapidement avant d’aller se coucher à l’étage, dans les chambres des invités, ce qui était bien la moindre des choses après avoir payé autant. Le lendemain Tarlynn s’était réveillé bien plus tôt que d’ordinaire malgré le temps de voyage dans les pattes parce qu’il avait toutes les difficultés du monde à s’endormir dans un endroit qu’il ne connaissait alors il ne somnolait que le strict minimum avant de se réveiller ainsi il se leva pour explorer la maison dans laquelle il avait élu domicile ; en fonction du prix que nécessitait les ambitions de Myr’Hennis il n’était pas impossible que cette base temporaire le reste pour un temps indéterminé, c’était même fort probable et puis ce n’était pas plus mal finalement. Mais il aurait tout le temps d’y réfléchir. Après avoir passé une bonne vingtaine de minutes à déambuler dans les couloirs il retomba finalement sur l’entrée principale et il vit dans son champ de vision périphérique un esclave arriver par un couloir parallèle. L’esclave leva la tête, les yeux encore embués par le sommeil et, la surprise initiale de voir quelqu’un de debout à cette heure-là passée, il baissa vite la tête et se colla contre le mur, espérant peut-être pouvoir ne faire qu’un avec. Tarlynn s’approcha pour lui demander où se trouvait la chambre de sa maîtresse et après une brève hésitation, il fallait admettre que le soldat était plutôt intimidant et n’avait pas vraiment l’air commode, d’autant plus pour un esclave, il répondit en donnant quelques instructions. L’humain préféra ne pas préciser qu’elle n’aimait pas être réveillée à cette heure-ci mais il jugea que c’était assez universel pour que son interlocuteur le sache alors il la ferma et attendit que les pas se soient suffisamment éloignés.
Tarlynn arriva, après avoir demandé à nouveau son chemin parce qu’il s’était trompé d’embranchement, devant la porte de son hôtesse et il frappa à ladite porte. Ne recevant pas de réponses il recommença. Puis il frappa à nouveau jusqu’à ce qu’il entende le bruissement de draps et des grommellements agacés. La porte s’ouvra brusquement et seuls se réflexes le sauvèrent d’une gifle qui lui aurait touché le menton, visiblement la marchande avait prévu d’être réveillée par quelqu’un d’autre.
« Ah, c’est vous… » se rendit-elle à l’évidence en le voyant à moitié en position de combat au cas-où elle voulait recommencer.
« Bonjour, vous avez bien dormie ? »
« Pas assez… » elle n’eut pas le temps de terminer sa phrase avant qu’il ne reprenne la parole, se moquant visiblement complètement de sa réponse.
« C’est très bien, il faut qu’on parle. »
« Ça ne peut pas attendre ? » Demanda-t-elle en poussant un soupir exaspéré, se demandant bien pourquoi est-ce qu’elle avait accepté son offre à Frontière.
« Si ça peut mais j’ai pas envie. » Elle grommela quelque chose qui ne devait pas être des plus courtois avant de pousser un nouveau soupir, cette fois plus appuyé que le précédent.
« Je peux m’habiller au moins ? »
« Je vous en prie. »
Pourtant elle ne se fit pas prier et lui claqua la porte au nez. Il nota dans un coin de sa tête qu’il ne pourrait sans doute pas faire ce coup bien souvent avant de se faire virer puis il attendit en s’adossant au mur, juste à gauche de la porte mais elle ne mit pas bien longtemps cela dit et lorsqu’elle Dot’cea avait remplacé sa chemise de nuit par une épaisse robe d’un bleu sombre sans manche qui n’était pas sans rappeler sa peau mais qui ne mettait en valeur ni ses formes ni les symboles tatoués sur sa peau ; sa longue chevelure, d’ordinaire rassemblée en une seule natte qui descendait jusqu’à la chute de ses reins, était laissée libre . Elle tourna la tête et d’un signe elle demanda à son invité de bien vouloir la suivre, ce dernier obtempéra et elle le mena jusqu’au salon où elle recevait ses clients importants.
« Je vous servirai bien quelque chose mais je n’ai pas envie de vous faire attendre. » Déclara-t-elle sur un ton acerbe en s’asseyant sur des coussins au sol puis elle commença à fumer en attendant que l’eldéen daigne lui dire ce qu’il avait en tête et il ne se fit pas attendre, il réprima un sourire.
« Vous allez devoir changer d’activité pour de la contrebande. » Il regarda la doébenne souffler une longue plume de fumée avant de sourire.
« J’ai eu peur, pendant un instant j’ai cru que vous alliez me demander de changer d’activité. C’est tout ? »
« Et bien… oui. » Il s’était attendu à devoir négocier et il se sentait stupide de l’avoir réveillé si tôt simplement pour la prendre par surprise en espérant obtenir un avantage dans les négociations qu’il avait anticipé.
« Vous pouvez aller vous recoucher. » Avec un air déçu elle le regarda se lever et partir sans demander son reste.