Et un! Et deux! Et trois bagrons !

Cinquième ennéade de Karfias – été. Dix-septième année du XIe Cycle.
Au coucher du soleil dans l’arène de Zotreth Tagnik'zur du camp sud, en face de Sol’Dorn.

Comment inventer un sport pour amuser une armée durant un siège qui trainait en longueur ? C’était une question que chaque soldat, dans les trois camps autour de Sol’Dorn, se posaient quotidiennement et force était de constater qu’ils avaient finalement trouvés ! Alors il fut décidé de noter la recette quelque part, pour la postérité :

1) Prenez une grosse dose d’ennui mortel.
2) Faites voleter quelques créatures stupides dans le coin.
3) Incorporez progressivement la violence d’une armée inactive.
4) Faites chauffez à feu vif au-dessus des flammes du Père.
5) Laissez refroidir à l’air libre pendant une bonne année.
6) Servez le tout brûlant sur un lit de sable et sous une cloche de verre.

La première arène venait d’être terminée, le seigneur de guerre aurait préféré qu’elle soit construite au camp nord mais c’était malheureusement impossible : l’endroit avait été entièrement dédié à la protection et il était impossible de libérer de la place pour y installer une structure qui ne participait pas à la défense de l’ensemble. Alors il fut décidé de la construire au camp sud, de toute façon c’était l’endroit le plus fréquenté, c’était donc plus logique de la faire là-bas.

En réalité le sport fut pratiqué bien avant que l’arène fût construite mais suite à plusieurs accidents ayant touchés l’infrastructure du siège, un mage du C’nros trop enthousiaste avait détruit un entrepôt où attendaient sagement un nombre de caisses de ravitaillement tout de même conséquent. Au passage il fut décidé d’interdire la magie dans les matchs pour être certains que l’erreur ne se reproduirait plus. Et puis il fallait dire que c’était de la triche vue que tout le monde n’y avait pas accès. Les règles, car maintenant il y en avait, furent ensuite rapidement décidées, il fallait qu’elles soient simples, peu nombreuses, et surtout qu’elles n’empêchent pas le sang de couler. C’eut été dommage car un match était, aussi et avant tout, un hommage aux dieux alors à quoi bon limiter la violence ? Ça se reflétait notamment dans le nombre de joueurs par équipe et que les remplaçants étaient interdits. Les drows n’étant pas pusillanimes il allait de soit que quiconque voulait y jouer mettait sa vie en jeu. Toutefois ce n’était pas une raison pour accepter tous les comportements ainsi même si les règles n’interdisaient pas les combats, les blessures pouvant estropier ou tuer étaient interdites. Cette règle fut instaurée après la perte d’un œil d’un soldat, soldat qui demanda réparation via une ordalie devant Meingal et, assez naturellement, les prêtres du Juste devinrent très vite les arbitres de ce nouveau sport qui gagnait en popularité avec chaque jour qui passait. Soit dit en passant, étant donné l’inactivité insoutenable du siège, le Zotreth Tagnik'zur avait l’intérêt d’assurer que les prêtres des Jumelles aient toujours patients, après tout ça serait dommage qu’ils s’ennuient.

En cette soirée de karfias de l’an dix-sept allait se tenir le premier match officiel de Zotreth Tagnik'zur, présidé par un grand-prêtre de Meingal, sous l’égide des dieux et sous les yeux des sombres. Le match opposait deux équipes, une composée de soldats du première ost et la seconde composé de soldats du second ost ; il était à noter que le capitaine de la seconde équipe était Kerath. Ce dernier voulait participer, c’était sa première partie et tout le monde s’était accordé pour lui donner le commandement de l’équipe ; il ne l’avait pas demandé, peut-être que les joueurs le voyaient comme le plus apte à ce poste ou peut-être que personne n’avait osé lui disputer la place. En réalité il se disait lui-même que, au vu du rôle qu’il avait choisi, il n’était probablement pas le plus adapté mais ça il verrait bien pendant la partie.

En attendant il regarda la grande demi-sphère de verre dans laquelle la partie en question allait se dérouler et son cœur se mit à accélérer d’anticipation. Il avait gardé son armure rouge car c’était la couleur qui avait été retenue pour son équipe alors tout le monde affichait cette couleur sur eux, une pièce d’équipement, un manteau ou même des peintures faciales.

Les deux équipes rentrèrent dans l’arène, le grand-prêtre de Meingal se tenait déjà au centre de cette dernière mais il n’était pas seul, à ses côtés se tenaient la Prime Flamme. Cette dernière put observer les joueurs des deux équipes se serrer l’avant-bras avant que ces derniers ne s’agenouillent devant elle après s’être mélangés pour qu’un joueur soit d’une équipe, le prochain de l’autre etc… après une longue prière suivit autant par les joueurs que par les spectateurs, lesdits joueurs se relevèrent.

Tef'kan était Veldruk dans le IIe Ost. Tef'kan n'était pas le moins du monde convaincu par la stratégie du siège, mais si ses supérieurs pensaient que c'étaient la meilleur façon de préserver leur vie pour de véritables adversaires, il était près à les suivre les yeux fermés. Car Tef'kan avait parfaitement confiance en la méritocratie mise en place par son peuple... et aimait particulièrement la mettre à l'épreuve. Il était plutôt apprécié de ses subordonné et redouté par ses supérieurs, car Tef'kan était presque aussi ambitieux qu'il était doué... Et presque aussi beau qu'il était sadique, si on ne prenait pas en compte la disgrâce de son crâne rasé. Quoi que cette rareté ajoutait un soupçon d'insolence qui devait plaire aux déesses tutélaires de l'officier.

Mais Tef'kan s'ennuyait. Il s'ennuyait ferme. Il s'ennuyait même tellement qu'il était sur le point de demander son transfère dans le Ve Ost, quitte a devoir être rétrogradé au rang de Kyorl ou même de simple soldat. Il avait entendu dire que chaque convoie était attaqué et il était près à y aller avec les dents, sans arme et les mains dans le dos si ça pouvait lui changer les idées.

Alors Tef'kan, aussi condescendant soit-il envers les gladiateurs qui étaient à ses yeux de faux guerriers, sauta sur tous les tournois, tous les défis et tous les jeux qui pouvaient lui donner un peu de fil à retordre. Joueur de Zotreth de la première heure, il s'était rapidement surpris à apprécier l'entrainement complet, la ruse, l'adresse et la force qu'il fallait pour évoluer sur le terrain... Et gardait la douloureusement marque de brûlure à l'acide, due à la toute première crevaison d'un bagron lors d'un match. Sa main et son bras gauches avaient été soignés mais il avait voulu garder les marques de cet évènement historique.

Assez rapidement, ce lancier s'était spécialisé dans les déplacements et les combats au plafonds dans un style particulièrement vif et retors ne pouvant pas encaisser une véritable charge. Certains de ses partenaires le surnommait le Gecko, car il semblait parfois coller à la paroi comme un lézard tant il avait passé de temps à s'entrainer sur les prises... Et qu'il avait une sainte horreur des araignées.

Ne portant une tenue de tissus laissant voir beaucoup de peau, renforcée de quelques protection un peu molletonnées au niveau du torse et des jambes, il savait très bien ce qu'il risquait... Et le risque de véritables blessures ne faisait que renforcer l'intérêt de ce jeu.

En se relevant après la prière, un sourire peu amène se dessina sur ses lèvres avant qu'il ne se reconcentre sur le jeu qui allait débuté... Il y avait du monde aujourd'hui.

Il avait été un Somnolent, et sans jamais comprendre comment, il s’était élevé au dessus de sa condition. Assez en tout cas pour ne pas mourir, pour ne pas exaucer ce destin qui lui avait été promis. Tesso l’avait récompensé comme il en avait récompensé d’autres, et il avait eu le droit de le servir à nouveau dans ce qui semblait être une autre vie, une autre vie sans ce maudit masque. Il avait porté un autre masque, bien sûr, et alors qu’il pensait sa nouvelle vie bien engagée, son destin revenait à la charge. On l’avait démasqué, et pour une mission qui semblait ridicule on l’avait placé dans l’Ost de Kerath. Mais aujourd’hui son histoire n’intéressait personne, aujourd’hui son fanatisme pour Tesso n’intéressait pas plus, et aujourd’hui il n’était qu’un seul de dix guerriers à se battre dans ce que beaucoup pouvaient prendre comme un jeu.

Il s’appelait Midrih’ylrith, dans cette vie là, beaucoup de sons pour nommer quelqu’un qu’on ne connaissait que peu, quelqu’un qui faisait assez facilement ce qu’on demandait de lui, quelqu’un dont la seule particularité était qu’on ne savait trop si les morceaux de métal figés dans son corps servaient à faire tenir le tout ou juste faire joli. Après l’avoir vu combattre on n’osait plus penser que c’était là pour être joli, car il avait montré à beaucoup que s’il y était poussé, il pouvait tout intégrer à sa manière de tuer. A part la moitié inférieure de sa tête qui était peinte de rouge, on ne savait pas trop s’il était l’albinos que son torse suggérait ou si le noir de jais de ses bras était sa couleur, il y avait la possibilité qu’il soit un mélange de tout ça, mais dans ce cas il n’y aurait pas la moindre parcelle de peau qui ne fut pas peinte. Sa tête partiellement rasée au reste de la chevelure courte et clairsemée resta penchée en avant jusqu’à ce que ses coéquipiers commencent à se relever.

On apporta au grand-prêtre une petite sphère bleue qui était la pièce maîtresse enjouée de tout ça.



Quand l'accessoire d'un combat ou sport ou jeu avait cet aspect, on voulait forcément le prendre en dérision.

Il n’était pas aussi agile que son voisin, pas aussi fort que son Obok Senger, mais il n’y avait personne qui se soit autant entraîné à projeter des bagrons avec précision, que ce soit par la force de coups portés à l’animal où la rapidité de ses lancers au bras. Il savait de mieux en mieux prendre en compte la flottaison du projectile et compenser la perte de vitesse inhérente à sa composition, au moins quand on lui laissait le temps, ce que ses adversaires n’aimaient pas faire, du coup. Les tactiques n’étaient pas encore très développées alors que le sport était encore tout récent, mais tous comprenaient au moins une chose, un bagron lancé au bon endroit pouvait tout changer. Et quand on avait le Gecko à ses côtés, le bon endroit était souvent quelque part au plafond. Midrih’ylrith devait juste faire très attention à quelque chose. Les pointes de métal qui sortaient de son torse avaient parfois la malheureuse tendance à crever des bagrons…

La foule n’était pas importante pour lui, et il ignora bien vite tout ce qui n’était pas allié ou ennemi ou bagron.

Le match n’avait pas encore commencé, la prière venait de s’achever, le bagron fut amené tandis que les équipes prenaient place sur le terrain, chacune de leur côté, mais déjà Kerath s’impatientait. Sans arme il se sentait un peu nu malgré son habituelle armure rouge, ce qui ne faisait que renforcer cette envie d’action. L’animal au regard insouciant fut placé au milieu de la zone centrale et le Senger se tenait juste devant, regardant le joueur adverse en face de lui, cherchant dans sa position des indices sur la façon dont il allait tenter de subtiliser le bagron sans perdre des plumes. Ayant décidé d’une tactique simple mais probablement efficace, du moins sur le papier, au préalable, chacun était donc à sa place et savait ce qu’il avait à faire avant le lancement du match.

Kerath prit une grande inspiration alors que le prêtre de Meingal reculait, se doutant que rester au centre n’était pas forcément une bonne idée pour quiconque ne voulait pas se blesser ; évidemment aucun joueur n’attaquerait un prêtre mais les accidents arrivent bien souvent quand on ne les attend pas et autant ne pas tenter le sort. Puis le match fut lancé et le Senger expira d’un coup avant de foncer non pas sur la balle mais sur le joueur derrière cette dernière. Ainsi il sauta par-dessus le bagron, qui se demandait bien pourquoi tout le monde s’agitait ainsi autour de lui, pour asséner un coup de poing à son adversaire, que ce dernier esquiva en reculant. Toutefois le colosse resta sur sa position, après tout son but n’était pas de gagner du terrain, pas encore en tout cas, et il devait se tenir prêt au cas où quelqu’un tentait de le déborder pour s’emparer du bagron avant que son équipe en ait l’occasion.

Quant à l’animal au centre de tant d’attention, il décolla en poussant un des petits cris caractéristique de sa race et battit lentement de ses petites ailes atrophiées.

Le coup d'envoi... Et aussitôt Tef'Kan se tourna vers son plus proche coéquipier qui se mettait déjà en position. Prenant appui sur son genoux plié puis sur l'épaule massive de son subordonné levé au rang d'égal le temps d'une partie, l'impulsion lui permis d'attraper une première prise pour se hisser au plafond sans partir du bord.

Suivant le Bagron à l'oreille pour quelques instants, l'eldéen au cran rasé assura ses appuis pour se déplacer vers le centre. Ici, il était chez lui, et chez lui il y avait deux autres importuns qui ne portaient pas ses couleurs ! Celui de droite n'était pas bien inquiétant pour lui. Vu son armure, il devait monter pour défendre ou se laisser tomber en placage en cas de besoin. L'autre en revanche était une femme des plus vives. Elle avait elle aussi une armure plus complète que celle de Tef'Kan - ce qui n'était pas vraiment difficile - faite de cuir et de tissus bleu.

Sentant qu'elle essayait de le repousser par la gauche, le Gecko changea d'appui, utilisant ses jambes pour la garder en respect sans avoir à bouger de trop, gagnant centimètre par centimètre tout en se reconcentrant sur ce qui se passait en bas.

Ou était cette fichue boule d'écaille ?

Le mouvement était classique et souvent répété par la plupart des équipes de ce prochainement noble sport, mais tous n’avaient pas la même réputation que Kerath et dans une moindre mesure que le Gecko. Eux, ils attiraient l’attention, et alors qu’ils étaient deux à essayer de déloger celui accroché au plafond, Kerath avait récolté un deuxième adversaire qui essayait de le contourner par la gauche. Un autre combattant rouge se rua à la suite du colosse pour attraper le bagron qui était arrivé par lui-même à la hauteur de sa hanche. L’animal hurla à la mort et comme il était de coutume tous les regards bleus se tournèrent dans la même direction.

Si le surnombre était pour les bleus au plafond, au sol la réalité était tout autre et la première possession était assurée pour le Second Ost. Elle était assurée mais il fallait bien l’utiliser.

Après qu’il ait donné le bagron à Midrih – qui se situait bien en retrait – le rouge au centre apporta son soutien à son Obok Senger, se positionnant à sa gauche. L’action avait envoyé un signal au plus rapide de ses adversaires qui se lança dans une course en arc de cercle qui aurait pu s’achever sur le passeur à la peau peinte s’il n’y avait pas eu d’obstacle, en l’occurrence celui qui avait aidé le Gecko à monter au plafond. Midrih avait une liberté que rarement il n’avait eue, et entama une course vers Kerath qui s’acheva en une passe légèrement risquée dont le sommet de la trajectoire en cloche devait se situer à portée de Tef’kan au moment où il serait entré dans le camp adverse. Il se repositionna ensuite pour être une bonne option de passe au cas où le Gecko devait se débarrasser du bagron.

Le bagron, lui, se demandait comment il avait fait pour s’envoler aussi haut avec si peu d’effort, et surtout, aucun des siens pour l’aider.

Pour ce premier match Kerath avait retiré les griffes de ses gantelets, ne sachant pas vraiment si elles étaient considérées comme des armes ou non. Cependant on ne vient pas à bout des bonnes vieilles habitudes aussi facilement alors lorsqu’il voulut donner un coup large sur la gauche pour empêcher ses adversaires de le déborder plus que pour toucher ce fut avec la main ouverte qu’il frappa. Cela dit, griffes ou non, il valait mieux éviter le coup, après tout la plupart des joueurs ne portaient pas la carapace d’acier qu’avait endossé Kerath et puis il était connu pour les dégâts que ses coups pouvaient infliger, son surnom ne venant pas de nulle part. Ainsi le joueur tentant le débordement fut ralenti par une esquive forcée, juste assez longtemps pour que du renfort arrive enfin à l’aide du capitaine de l’équipe qui tenait ses adversaires en respect par la seule menace qu’il représentait. En effet il était quelque peu l’équivalent d’un félin à pointe, sans arme personne ne pouvait esprer pouvoir lui faire quoi que ce soit dans sa grosse armure. Mais l’écrasante majorité de joueurs n’avaient que des protections sommaires et étaient donc bien plus rapide que lui alors tout le monde préférait l’éviter.

Avec un peu d’aide sur ses flancs Kerath lança un regard en haut pour voir si Tef'kan s’en sortait et si, au besoin, il devait envoyer quelqu’un pour s’assurer qu’il puisse progresser sans soucis et ainsi ne pas être en retard sur le plan prévu. Dans le doute le Senger se retourna et ordonna au joueur qui avait pris le bagron en premier d’aller grimper puis il s’assura que Midrih’ylrith était bien derrière lui. Ensuite il se mit à courir en plein milieu de l’équipe adverse avec ses ailiers pour empêcher que la brèche qu’il créait ne se referme.