[L'échappée belle] Le fugitif | Dana & Calel

Matin du 9ème jour de la première ennéade
Mois de Karfias de l'An 17:XI

Semblant se tirer de pensées qu'il l'avaient amené si loin qu'il les oublia dans l'instant, le Péninsulaire observa autour de lui, essayant manifestement à comprendre où il se trouvait et comment il était arrivé là. Levant la tête vers le ciel, il chercha à savoir quelle heure il pouvait être. L'air était frais et le soleil n'était pas à son zénith. Il était encore relativement tôt. Qu'est-ce qu'il foutait dehors à cette heure ?!
Autour de lui, les habitants du quartier circulaient sans vraiment le voir. Quelques marchands appelaient pour attirer les passants vers leur étal tandis que d'autres étaient en train de commercer. Le brouhaha lancinant de la ville en pleine effervescence le situait dans un carrefour plutôt commerçant mais il ne se souvenait pas d'être déjà passé par là depuis son arrivée à Thaar... Ni même d'avoir quitté le navire en fait.
Posant une main sur le pommeau de son épée, il finit par hausser les épaules et reprit sa marche, cherchant à retrouver le chemin qui le mènerait jusqu'à port.

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-Bien joué mon ami. Comme toujours.

Debout derrière une fenêtre à l'autre bout du carrefour, deux hommes observaient le soldat d'Etherna reprendre ses esprits et se sentir perdu au milieu de la foule sans savoir où il se trouvait ni quand. Calel était un sourire de satisfaction alors qu'il se trouvait débarrassé du poids mort qu'on lui avait collé avant de l'envoyer retrouver Sombrelac. Se tournant vers son comparse, il posa une main amicale sur son épaule.

-Merci.
-Je t'en prie.

Le forgeron commença alors à s'éloigner, prenant la direction de la porte arrière de la petite brocante qu'il avait déjà si souvent utilisée par le passé. Mais une voix le coupa dans son élan.

-Une minute, Calel. L'artisan s'arrêta mais ne se retourna pas. Tu m'as fait savoir que tu avais des ennuis et je t'ai aidé mais je pense que je suis en droit de savoir de quoi il retourne.

Le quarantenaire soupira. Oui... Il avait raison. Samson faisait partie du réseau depuis bien plus longtemps que lui. Il jouait le même rôle auprès des nouveaux arrivants et son âge avancé ainsi que sa maîtrise de l'art du spiritisme attiraient le respect de tous ceux qui le croisaient. Sans compter qu'il faisait figure d'autorité auprès de bon nombre de ses pairs de l'Etoile du Nord. Finalement, Calel se retourna à moitié, résigné.

-Selon un groupe d'étherniens, nous aurions aidé la mauvaise personne. Ils m'ont demandé de la retrouver. Cet homme devait m'accompagner jusque là. Dit-il en désignant par delà la fenêtre le soldat qui avait disparu des environs.
-Et tu me l'as amené pour t'en défaire, bien. Et maintenant ? Que comptes-tu faire ?
-Le retrouver. Fit-il en écartant les bras avant de les laisser retomber et pendre de chaque côté de son corps avec lassitude.

Samson plissa les yeux. Il connaissait suffisamment le forgeron pour savoir qu'il n'était pas dans son état normal. Où était passé son regard rieur ? Son sourire caché ? Son humour décalé ? Et puis, qu'avait-il fait de ses chaînes qu'il portaient toujours autour de son cou ? Finalement, il avança et vint se placer face à lui, à seulement pas à peine.

-Que se passe-t-il ? Lui demanda-t-il, plongeant son regard dans le sien.

Calel savait qu'il n'était pas en train d'utiliser la magie sur lui, les flux ne se mouvaient pas autour d'eux. Mais le vieil homme n'en avait pas besoin pour le pousser à parler. Il était en territoire ami après tout...

-Ils tiennent Ilan. Ils ne me le rendront qu'en échange de ce type. Je dois m'assurer que nous n'avons pas fait d'erreur en le faisant évader de prison. Et j'avoue ça m'arrangerait que nous nous soyons trompé...
-Je vois...

Samson regarda son ami d'un air grave. Il n'avait pas besoin de beaucoup plus d'informations pour comprendre la situation. N'étaient extirpés de Péninsule que ceux dont les jours étaient en danger. Celui que ces hommes recherchaient devait avoir un Seigneur à ses trousses pour qu'on le pourchasse de la sorte.

-Quel est son nom ?
-Rainier de Sombrelac.
-Hm... Cela ne me dit rien. Il n'est pas passé par moi.
-Je le sais bien. Tu n'as pas reçu de nouveau dernièrement et son évasion est récente. Je voulais seulement me débarrasser de mon fil à la patte. J'ai une idée de qui je dois aller voir ensuite. Merci encore pour ton aide.

Considérant la conversation comme close, Calel se tourna à nouveau vers la porte. Cependant, il n'avait pas fait trois pas que la voix du vieux spiritualiste l'arrêta de nouveau.

-Tu as conscience que, quoi qu'il arrive, tu es compromis ?
-Je sais... Et j'ai bien peur d'avoir entraîné Ilan avec moi.

Dos au spiritualiste forgeron serra les dents. Encore une fois, il allait bouleverser la vie de son fils. Car si l'existence de l'Etoile du Nord était désormais connue, le seul point d'entrée dont disposaient ceux qui voudraient lui nuire, c'était lui. Et même si l'adolescent n'en savait pas assez pour représenter une véritable menace pour le réseau, ils n'auraient aucun scrupule à tenter leur chance avec lui... Et cela, il en était hors de question. La seule issue possible pour eux, c'était la fuite et l'errance... Encore...
Finalement, le mage du métal sortit sans plus ajouter un mot. Il avait encore fort à faire pour parvenir à trouver le noble évadé tout en respectant son délai.

Soir du 9ème jour de la première ennéade
Mois de Karfias, été de l’An 17:XI

Calel avait passé sa journée dans les rues de Thaar, passant d’un repaire d’un membre de l’Etoile du Nord à un autre. Alors qu’il circulait, il redoublait de vigilance, s’arrêtant pour vérifier qu’il n’était pas suivi, changeant souvent de direction, passant par des lieux improbables, entrant et sortant tantôt par la grande porte, tantôt par un accès caché. S’il s’était défait de son garde, ce n’était pas pour se soustraire à sa tâche mais pour protéger ses comparses. Dans l’éventualité où les chasseurs auraient pensé à l’éventualité qu’il sèmerait le mercenaire, il n’était pas à l’abri d’avoir de nouveau à ses trousses celui qu’il avait aperçu quelques jours plus tôt ou même un autre qui ne ferait pas de gaffe cette fois. Alors autant se montrer vigilant pour s’assurer de ne dévoiler l’identité de personne d’autre que lui.
A la fin de la journée, il était pratiquement sûr d’avoir trouvé… Il ne lui restait plus qu’une adresse à laquelle se rendre et vérifier que son gars y vivait bien. Son esprit soulagé du poids de toute cette réflexion menée pendant la journée, d’autres pensées commencèrent à se bousculer dans sa tête. Si Sombrelac était bien innocent ? Il ne pourrait pas le ramener à ces hommes. Mais alors, comment faire pour récupérer Ilan ? Et même s’il était bien un criminel, qu’est-ce qui lui disait qu’ils lui rendraient son fils en échange de ce type ? Déjà qu’il avait commis une erreur lors de l’embuscade en tablant sur leur superstition pour gagner quelques précieuses secondes et s’enfuir… Sans son focaliseur pour concentrer ses capacités, toute tentative était vouée à l’échec.

Mais alors qu’il se trouvait en pleine réflexion, son regard s’accrocha sur une silhouette. Il s’arrêta au beau milieu de la rue et l’étudia un peu plus attentivement. Oui, c’était bien elle. Lorsqu’il avait quitté le navire, il l’avait vu disparaître dans les rues avec son baluchon. Elle avait donc décidé de quitter ses collègues pour une raison qu’il connaissait déjà. Une divergence d’opinion dont il avait été témoin et qu’il avait apprécié sans le montrer. Il prit une seconde pour réfléchir encore. Si leurs routes se recroisaient maintenant, alors qu’il n’avait plus de membre du réseau à consulter et qu’il commençait à se questionner sur la suite des évènements, c’était peut-être pour une bonne raison. Leur conversation lui avait appris beaucoup de choses sur son éthique et ses valeurs. Elle était peut-être bien la personne sur laquelle il pourrait s’appuyer pour l’aider à s’extirper d’une situation qui pourrait vite s’avérer complexe.
Prenant une inspiration, il s’avança dans sa direction. Elle ne l’avait pas encore vu ce qui lui évita le risque qu’elle s’en aille avant qu’il ne l’ai rejointe ou qu’il se prenne une belle gifle pour la façon dont il s’était comporté avec elle.

-Rebonjour. Dit-il calmement en arrivant près d’elle.

Lorèdana avait profité de son exil pour visiter Thaar, ce nouvel environnement qu’elle n’avait pas pu vraiment découvrir depuis son arrivée. La ville bouillonnait d’activité, ce qui la mit de bonne humeur, elle ne peinerait sûrement pas à trouver quelqu’un qui aurait besoin de son aide et c’était une très bonne chose. Elle cherchait la moindre petite affichette qui pourrait solliciter son aide pour diverses raisons. Dana n’était pas réfractaire à l’idée de dormir à la belle étoiles, bien que la ville lui étant tout à fait étrangère, la protection de quatre murs était bien plus raisonnable qu’un somme à découvert. Il lui fallait tout de même se renflouer, ne serait-ce que pour pouvoir financer son voyage de retour vers les terres péninsulaires.

Quelques écus vinrent alourdir sa bourse quand elle aida les commerçants à remballer leurs étals, mais elle en récolta bien plus en répondant à l’annonce d’un tavernier en manque de personnel. En plus d’avoir été payée pour le travail effectué, le tenancier lui avait proposer le gîte et le couvert et les ivrognes avaient été plutôt généreux sur les pourboires. La rouquine n’en espérait pas tant, le charme péninsulaire sans doute. Les clients étaient restés très tard et elle ne put réellement profiter de son lit que pendant quelques heures mais en constatant le poids de sa bourse, elle était bien trop contente pour s’en plaindre.

Dès le matin levé, elle avait remercié son employeur d’un soir et c’était dirigée vers le port pour consulter les prochains départ. Visiblement, le retour en Péninsule ne serait pas pour maintenant, le bateau du jour venait de partir, elle devait attendre le lendemain pour pouvoir embarquer. Cette nouvelle manifestation de malchance ne la surprenait pas, elle ne pouvait rien y faire, il fallait s’en accommoder. L’aventurière en profita pour récupérer quelques pièces supplémentaires, juste au cas où un nouveau revers de fortune devait se produire. Lorsque le soleil avait commencé à décliner, elle avait prit un peu de repos, décidant de flâner dans les méandres de Thaar. Une voix familière la tira de ses rêveries, elle se retourna et réprima un sursaut quand elle reconnu le mage, elle jeta un œil autour d’eux, constatant qu’il se trouvait seul devant elle :

« Tiens, bonsoir. » répondit-elle sèchement.

Devant la réaction de surprise que eut la jeune femme en le voyant, Calel leva les mains en signe de paix.

-Je n’ai toujours pas mon focaliseur et je sais déjà que vous êtes capable de me clouer au tapis. Vous ne risquez rien. Dit-il sur un ton plutôt léger et moins provocateur que la veille.
-Ne vous méprenez pas, je suis simplement surprise de vous voir ici. Ils vous ont laissé partir, c'est plutôt curieux... Répondit-elle.
-Hm... Je me suis peut-être séparé de mon ombre ce matin. Fit-il d'un air faussement désolé avant de reprendre plus sérieusement. Mon identité est déjà comprise, il était hors de question de mettre mes amis dans la même situation. Mais toute cette affaire ne vous concerne plus il me semble ?

-Non, j'allais justement vous souhaiter bonne chance et continuer de mon côté, sur-ce je vous souhaite la belle nuit. Dit-elle souhaitant prendre congé au plus vite.
-Je comprends votre empressement à partir, nous ne sommes pas parti du meilleur pied... Tenta-t-il de l'arrêter. Mon attitude sur le bateau visait à déstabiliser mes interlocuteurs et elle se révèle le plus souvent très efficace. Cependant... Je crois que je vous dois des excuses. À vous et à vous seule.
-Trop efficace peut-être, je suppose que vous comprendrez bien que je ne souhaite plus être impliquée de près ou de loin dans ces histoires. J'ai un bateau a ne pas manquer demain, je ne veux pas vous sembler rude, mais je devrais me reposer un peu. Dit-elle.
-Il y aura toujours d'autres bateaux. Moi je n'ai qu'un seul fils... Et, si les choses se compliquent, je crains de ne pas parvenir à l'extirper de cette situation tout seul. Lâcha-t-il, l'air grave. J'ai cru comprendre que vous étiez contre l'injustice et Ilan n'a rien à voir dans tout ça, il n'aurait pas dû y être mêlé.
-Attendez, je comprends votre problème. J'ai tenté de vous aider, j'ai cherché à comprendre ce qui se passait avant de vous juger. Et vous avez refusé mon aide et vous avez refusé de m'aider. Et maintenant vous venez me voir comme-ci rien ne s'était passé avec mes principes comme otages ? Quelle genre de personne êtes-vous au juste ? Demanda t-elle.
-Je vous rappelle que c'était moi l'otage à ce moment-là. Dit-il comme si son entaille sur sa pommette auréolée d'un bleu permettait d'oublier la nuit qu'il venait de passer dans cette cale. Quant à votre intervention, j'ai naturellement pensé que ce n'était qu'une tentative de plus pour me faire parler donc je vous ai joué le même numéro qu'aux autres. Je n'ai compris que votre discours était sincère que quand je vous ai vu quitter le navire.
-Et vous espériez quoi en hébergeant un fugitif ? Continuer votre vie tranquillement ? Je suis responsable de vos actes ? Je suis responsable des choix que vous avez fait ? C'est bien de venir jouer les victimes, les otages, maintenant ! Vous avez craché dans la main que je vous ai tendue, allez vous plaindre auprès d'une personne que vous n'avez pas rejetée, vous obtiendrez surement de meilleurs résultats. Lâcha t-elle.
-D'une, je n'ai jamais menti : je n'avais pas connaissance de l'existence de cet homme avant que vous ne m'en parliez. Notre réseau est vaste et les cellules sont indépendantes les unes des autres, je suis loin de tout savoir. De deux, sa culpabilité n'est toujours pas prouvée et je me serais évertué à la déterminer avec ou sans ce chantage. Nous ne protégeons pas des criminels, qu'ils soient mages ou non. La seule chose qui change pour moi dans la situation présente, c'est que la vie de mon fils est en danger et que j'ai un délai à respecter. S'il a vraiment violé et tué cette femme, je le livrerai sans le moindre état d'âme. Seulement deux problèmes se posent à moi : Qui me dit qu'on me rendra bien mon fils ? Et si Sombrelac est innocent, comment je peux le protéger et sauver Ilan en même temps ? Donc il ne s'agit pas de moi, là. C'est pour eux que je vous demande de l'aide...
-J'ai parlé de mensonges ? Et qu'est-ce que j'ai à voir avec votre situation ? Vous l'avez dit vous-même, tout ça ne me regarde plus. Vous n'hébergez pas de violeur, ni de tueur et moi je ne détiens pas votre fils en otage. Pourquoi ne demandez-vous de l'aide à vos irréprochables protégés ? Plutôt que de venir me demander à moi sans aucune gêne ! Dit-elle.
-C'est le principe des protégés : ils n'ont pas à intervenir dans ce genre de situations. Mon rôle est de veiller sur eux et de régler les problèmes qui se présentent. C'est à moi de m'exposer, pas à eux. Vous continuez de m'accuser de protéger un criminel alors que je vous répète que ce n'est pas mon intention. Quant à vous, je pensais que vous comprendriez que nous ne sommes pas si différents et que si vous étiez capables d'abandonner un travail bien payé parce que des innocents en font les frais, vous accepteriez peut-être de leur venir en aide. Visiblement, je me suis trompé. Je ne vous retiens pas plus longtemps.

Encore une fois l’homme avait refusé de reconnaître qu’il ne se comportait pas de manière très nette et avait été incapable de s’excuser. Très bien, cela constituait une raison supplémentaire pour qu’elle lui refuse son aide. Qu’il se débrouille ! Elle ne prendrait pas de risques supplémentaires et ne se mettrait plus en travers du chemin de quiconque pour ce genre d’individu. Le mage ne semblait pas se rendre compte de ce qu’aurait pu lui coûter ses interventions à l’encontre de ses commanditaires. Si peu de reconnaissance et de sympathie ne méritait aucuns compromis, peu importe qui se trouvait en danger. Elle ne lui souhaitait aucun mal, bien au contraire, elle espérait bien que tout rentrerait dans l’ordre et que le fils du mage s’en sortirait sans dommages, mais aussi que cette histoire soit tirée au clair et que tous les protagonistes de cette affaire soient jugés à la même enseigne et de manière juste.

L’égoïsme de Calel avait transparut de manière si évidente à ce moment qu’elle se maudit d’avoir été aussi bête. Complètement indignée qu’il ait tout de même osé lui demander une faveur supplémentaire, elle n’arriva même pas à regrouper ses pensées pour articuler une phrase, son regard néanmoins, chargé de reproches, s’occupa de transmettre le message essentiel. Elle se contenta de poursuivre son chemin.

Malgré ses inquiétudes, elle tâcha de se reposer. N’aillant pas le cœur au divertissement, elle rejoignit sa chambre après une seule partie de carte. Le lendemain, l’embarquement fut vite expédié, la rouquine se promena un moment sur le pont. Ses pensées allant droit vers Ilan, ce pauvre garçon innocent, embarqué malgré lui dans cet horrible drame.

Calel laissa la jeune femme s'éloigner, regrettant de ne pas avoir su lui faire entendre sa position concernant cette situation. Il avait l'impression qu'aucune de ses explications ne serait jamais satisfaisante à ses yeux, l'ayant vexée trop profondément et lui faisant croire l'opposé de ce qu'il était réellement. Quoi qu'il dise, il ne saurait la faire changer d'avis car même la vie de son fils n'avait pas pesé suffisamment dans la balance pour qu'elle accepte de l'aider. Il avait l'impression qu'elle cherchait à le punir lui, au dépend des autres. Il ne restait plus qu'à espérer que les pires scénarios qu'il avait imaginé concernant l'issue de cette journée ne se réaliseraient pas.

Quelques heures plus tard, le forgeron se tenait devant la bâtisse d’un quartier un peu isolé. L’un de ceux où l’Etoile du Nord cachait les mages qui avaient été libérés de prison, le temps que les choses se tassent un peu. Il s’agissait d’une maison plutôt étroite et surélevée de plusieurs étages. Les deux premiers constituaient une habitation tandis qu’un escalier en bois fermé de planches permettait d’accéder au second logement que constituait le troisième niveau du bâtiment. Calel s’arrêta un instant pour observer les lieux et les alentours. Il touchait au but mais toute cette histoire était loin d’être terminée…
Finalement, il s’avança et emprunta l’escalier, gravissant les marches quatre à quatre. En haut, il y avait un petit palier d’à peine un mètre de côté et une porte. Il frappa et on ne tarda pas à lui ouvrir. Une femme d’une trentaine d’années se trouvait dans l’entrebâillement, hésitante et méfiante. Calel lui sourit.

-Bonjour Astrid. C’est le guide qui m’envoie. Je peux entrer ?

La jeune mage connaissait ce surnom, celui de l’Etoile du Nord, celle-là même qui veillait et protégeait en montrant le chemin. Après une dernière hésitation, elle s’écarta, ouvrant un peu plus grand la porte pour laisser le forgeron pénétrer chez elle. A peine Calel était-il entré qu’elle referma prestement derrière lui tandis qu’un homme -assis à la table qui se trouvait au milieu de la pièce- se levait. La demeure n’était pas bien grande, l’endroit où ils se tenaient tous les trois faisant office de cuisine et de salle à manger en même temps. La seule autre porte présente donnait sur une petite chambre où ne pouvait tenir qu’un seul lit. Un second matelas -de fortune- avait été installé dans un coin de la pièce principale.
Le forgeron toisa l’homme qui lui faisait face du regard. A sa posture et son regard, il comprit aussitôt qu’il s’agissait bien d’un noble. Il n’y avait qu’eux pour avoir l’air hautain de manière aussi naturelle.

-Bonjour Rainier.
-Je vois que vous connaissez mon nom. Pourrais-je avoir l’honneur d’apprendre le vôtre ?
-Inutile, je vais devoir en changer bientôt. A cause de vous ?
-De moi ? Fit-il d’un air surpris, cachant mal le fait qu'il se sentait peu concerné par la situation de Calel.

Le forgeron s’avança lentement, ayant visiblement l’intention de prendre place sur le banc qui se trouvait près de lui, contre la table.

-Oui. Figurez-vous que des hommes ont débarqué chez moi et m’ont demandé où vous étiez. Dit-il en achevant de s’installer, les coudes posés sur la table et les doigts entrecroisés devant lui.
-Vraiment ? Est-ce habituel dans un cas comme le mien ?
-Absolument pas. Mais vous avez apparemment contrarié quelqu’un d’assez puissant pour posséder de tel moyens et suffisamment pour qu’il décide de les déployer contre vous.

D’un geste, Calel invita Sombrelac à se rasseoir face à lui. Il n’avait pas l’intention de partir sans avoir mis tout cela au clair. Le noble hésita quelques instants puis s'exécuta tandis que son interlocuteur l’observait, semblant le détailler et l’étudier avec attention. Ce n’était pas une visite de courtoisie ou de mise en garde contre un danger potentiel. Il voulait comprendre.

-Eh bien, je me demande ce que j’ai bien pu faire pour énerver cette personne à ce point.
-D’après les importuns qui sont venus me trouver, vous auriez violé et tué sa fille en Péninsule. Raison pour laquelle vous étiez en prison.
-C’est effectivement ce dont j’étais accusé mais je n’ai rien fait de tel. J’ai été accusé à tort. On n’a retrouvé un bijou de la demoiselle dans mes appartements mais n’importe qui aurait pu le placer là. Ce n’est pas une preuve solide.
-Alors pourquoi fuir dans ce cas ?
-Quelqu’un cherchait visiblement à m’évincer, un noble en dérange toujours un autre dans ses projets. Cette personne ne se serait pas arrêtée là, quitte à soudoyer le juge. Pour peu que ce soit un partisan virulent contre la magie…

Calel observa Rainier, conservant soudainement le silence. Puis, après un moment, il se tourna vers la jeune femme qui était venue se placer en retrait dans un coin de la pièce et dans son champ de vision. Sans un mot, il l’étudia à son tour. Son regard, sa posture, ses expressions corporelles. Elle n’était pas à l’aise… Et il pensait savoir quel était l’objet de sa gêne.

-Oui… En parlant de magie… Continua-t-il en revenant sur Sombrelac. Quel Art pratiquez-vous ?
-Magie intangible.
-De l’immatériel vous voulez dire ?
-Oui, c’est cela.
-C’est un domaine très vaste. Lui fit-il remarquer. Dans quoi vous êtes-vous spécialisé ?
-Je me cherche encore…
-Je vois… Répondit Calel, réprimant un air dubitatif. Il marqua un long silence avant de continuer. Si vous êtes mage de l’immatériel, vous n’avez pas pratiqué depuis longtemps dans ce cas.
-Pourquoi dites-vous cela ?
-Parce que les mages, comme vous le savez, ressentent quand les flux se mettent en mouvement et un sort laisse des traces. La seule magie que je ressente ici, c’est la sienne. Dit-il en désignant Astrid du regard. Elle était mage du feu et s’en servait dans son quotidien pour réchauffer de l’eau ou allumer ses bougies. C’était des sorts de cette nature qu’il percevait autour d'eux et pas la moindre trace d’immatériel. Puis il revint vers Sombrelac et continua. De plus, depuis que je suis entré, vous n’avez pas cherché une seule seconde à vous ouvrir aux flux, ce qui est le réflexe de tout mage qui se retrouve dans une position inconfortable, comme vous. Et je dirais même que vous ne vous êtes jamais ouvert à la magie depuis que vous êtes à Thaar, je me trompe ? Demanda-t-il finalement en direction de la jeune femme.

Astrid ne répondit rien et conserva le silence tandis que son regard se portait sur Rainier, comme si elle se taisait à cause de lui. Mais Calel n’avait pas besoin qu’elle parle pour comprendre de quoi il en retournait.

-C’est bien ce qu’il me semblait. Il reporta son attention sur le noble. Vous n’êtes pas un mage.

Se retrouvant confondu dans son mensonge, Sombrelac garda le silence, cherchant une dernière échappatoire. Mais il ne pourrait jamais prouver qu’il pratiquait la magie… Alors il finit par avouer.

-D’accord, c’est vrai. Lorsque vos amis sont venus libérer des mages dans la prison, je leur ai menti en leur disant que j’étais là à cause de ma magie, moi aussi. Est-ce si grave que cela ?
-A vrai dire, oui. Nous ne nous mêlons pas des affaires qui ne nous concernent pas. Et votre manœuvre a révélé l’existence de l’Etoile du Nord aux autorités Péninsulaires qui ont trouvé et torturé l’un des nôtres pour obtenir mon nom. Vous avez détruit plusieurs vies pour sauver la vôtre.
-J’en suis désolé, sincèrement, mais je n’avais pas anticipé tout cela. Tout ce que j’ai vu, c’est une porte de sortie au moment où la corde m’attendait alors que je n’ai rien fait !
-Vraiment ? Alors pourquoi celle qui vous héberge se tient loin de nous depuis le début et vous regarde avec crainte ?

Rainier ne trouva pas quoi répondre dans la seconde et sa voix s’étrangla. Il regarda la jeune femme puis revint sur le mage.

-Vous devez lui faire peur. Elle ne vous connaît pas après tout.
-Ce n’est pas moins qu’elle regarde avec crainte et dont elle redoute les réactions depuis tout à l’heure…

Calel fixait le noble sans plus le lâcher des yeux. Dans le regard d’Astrid, il avait lu tant de choses… Du soulagement de savoir un pilier de l’Etoile du Nord avec elle. De l’inquiétude quant à la discussion que se tenait devant elle. De la peur qui s’était révélée plus forte alors qu’elle découvrait l’histoire de cette fille qui avait été violée et tuée. Une peur orientée vers Sombrelac.
Soudain, le noble se leva et se précipita vers la porte. Malheureusement pour lui, si Calel s’était placé entre lui et la sortie, ce n’était pas sans raisons. D’un geste, le mage fut debout. Plutôt que d’essayer de l’arrêter, il chercha à lui faire perdre son équilibre. Il le laissa presque le dépasser puis saisit sa veste à deux mains dans son dos pour le déstabiliser et le pousser vers le sol. Il l’accompagna dans sa chute, lui tombant même dessus pour le plaquer sur la plancher de tout son poids. Sous le choc, Rainier se retrouva à demi sonné, ce qui permit à Calel d’ajuster sa position avant de se tourner brièvement vers Astrid.

-Une corde.

La jeune femme s’exécuta aussitôt et, quelques instants plus tard, le noble se retrouvait solidement attaché.

Il fait nuit noire et c'était l'heure que l'on avait donné à Calel. Quant au lieu de rendez-vous fixé, il avait été plutôt bien choisi. Il s'agissait d'un espace entre plusieurs maisons donnant lieu à une sorte de cour inoccupée et par laquelle on accédait via une ruelle unique. C'était son garde du corps qui aurait dû récupérer le fugitif mais, puisqu'il s'en était défait, il avait fallu faire autrement. C'était le prix à payer pour protéger autant de membres du réseau que possible.

Entre la capture de Sombrelac et l'heure de l'échange, le forgeron n'était pas resté inactif, loin de là. Astrid était allé chercher son contact de l'Etoile du Nord et l'avait ramené. Ensemble, ils avaient convenus que tous ceux qui avaient croisé le chemin de l'imposteur devraient être mis à l'abri afin qu'ils ne soient pas en danger si d'aventure les péninsulaires tentaient de faire parler le noble à leur sujet. Quant à Calel, ses protégés allaient se retrouver sans plus personne et il faudrait les répartir entre les contacts restants. Puis ils s'étaient séparés en se souhaitant bonne chance.
A présent, le forgeron attendait, tenant son captif par le bras. Ce dernier avait mille fois tenté de s'expliquer, de le convaincre, mais rien y avait fait. Son geste était impardonnable et, s'il n'avait pas eu le temps de toucher à Astrid, il était clair qu'il lui avait fait peur et que ce qu'il avait fait en Péninsule aurait fini par se reproduire ici. Il allait donc le livrer sans le moindre état d'âme.

Après avoir attendu plus d'une dizaine de minutes, Calel releva la tête. Plusieurs ombres venaient de pénétrer dans la ruelle et approchaient à grands pas. Dès qu'ils en eurent la place, les huit hommes présents se dispersèrent afin de former un arc de cercle autour du mage et de lui bloquer la sortie.

-Vous n'aviez pas besoin de venir aussi nombreux.
-Tu as eu deux jours pour trouver tes petits copains et leur demander de l'aide. On est en droit de se méfier.
-Certes mais votre méfiance est mal placée dans le cas présent. Sombrelac a menti en nous disant être mage et innocent, nous n'aurions pas dû le faire sortir. Nous vous le rendons bien volontiers.
-Bonne nouvelle. Lança Ventbois sans réel enthousiasme.

Parcourant les visages de tous les membres du groupe depuis leur arrivée, Calel arriva sur le dernier et fronça les sourcils.

-Où est mon fils ?
-Pas là. Mais, dès que nous serons repartis avec Sombrelac, ton gamin sera libéré près de chez toi.
-Et je suis censé vous croire sur parole ?
-Voilà vos effets personnels à tous les deux en gage de bonne foi. Déclara-t-il en levant un bras devant lui, plusieurs bijoux -bien connus du forgeron- dépassant de ses doigts.

Le mage l'observa d'un air soupçonneux puis, après plusieurs secondes, il avança dans sa direction d'un pas prudent. Dès qu'il fut à portée, il tendit une main et, à sa grande surprise, on lui laissa reprendre le collier de sa femme, le bracelet d'Elia, la bague de sa mère et quelques babioles ayant moins d'attrait pour lui ou son enfant. Il les regarda longuement, s'assurant que c'était bien eux et qu'il y avait tout. Et c'était le cas.
La voix du Lieutenant le tira de son étude minutieuse.

-Rentre chez toi. Lui conseilla-t-il à demie-voix.

Calel releva les yeux vers lui et marqua une pause avant de lui répondre.

-Après ça, vous pourrez oublier mon adresse parce que je n'y vivrais plus. Et Ilan non plus.

Ventbois fit une moue pour toute réponse et le forgeron commença à s'écarter pour le contourner, chose qu'on ne l'empêcha pas de faire. Il emprunta donc la ruelle dans le sens inverse et s'en alla sans se retourner, laissant Sombrelac à leurs bons soins. Il n'avait désormais plus qu'un seul objectif, rentrer chez lui et attendre son fils...