[L'échappée belle] L'embuscade | Dana, Brohan, Drystan et Calel

8ème jour de la 1ère ennéade
Mois de Karfias de l’An 17:XI

Il était tard. La nuit était tombée sur la capitale de l’Estrevent et les rues s’étaient faites désertes. La majeure partie des lumières étaient éteintes dans les maisons environnantes, rendant les rues plus sombres encore. Le forgeron marchait sans la moindre hésitation et d’un pas tranquille. Le quartier était assez paisible, même à cette heure-ci. Ce n’était pas pour rien qu’il avait choisi de s’y installer.
L’artisan sortait d’une taverne où il avait retrouvé quelques amis et rentrait chez lui. Il n’était pas éméché, il buvait très peu. Et puis, il devait rester sur ses gardes. La veille, il avait remarqué que quelqu’un le suivait. Il n’avait évidemment pas fait le rapprochement avec les clients péninsulaires qui lui avaient rendu visite mais le fait d’ignorer à qui il avait à faire le rendait plus méfiant encore. Régulièrement son regard se portait aux alentours et il tendait l’oreille au moindre bruit. Il se retournait même parfois pour s’assurer qu’il n’était pas une nouvelle fois suivi.

Au détour d’une rue, il s’arrêta, fixant ce qui se trouvait devant lui. Il s’agissait d’un carrefour assez large pour que la lumière des deux lunes vienne l’illuminer. Parfait pour un traquenard, non ?... Après un temps d’hésitation, il reprit sa route, accélérant sensiblement le pas. Alors qu’il atteignait l’embranchement de rues et ruelles, une silhouette sortit de l’une d’entre elles. Il s’agissait d’un homme seul, un demi-sang peut-être… Le forgeron continua sans ralentir ni accélérer sa démarche. Ils se croisèrent et se dépassèrent à une distance respectable l’un de l’autre et en s’adressant à peine un regard. Mais alors qu’il n’avait fait que quelques pas de plus, l’artisan s’arrêta une nouvelle fois.

Dans la rue devant lui, un homme se tenait là, les bras croisés, lui barrant visiblement le passage. Tournant le regard sur la gauche, le forgeron remarqua qu’il en était de même pour la ruelle d’à côté… Et la suivante… Et ainsi de suite. Les sept issues étaient bloquées par un ou deux hommes. C’était au total un peu moins de dix personnes qui lui barraient le passage.
En faisant son petit tour d’horizon, l’artisan remarqua que le demi-sang de tout à l’heure se retrouvait lui aussi coincé dans cette impasse. A son attitude, il comprit bien vite qu’il n’était pas l’un de ceux qui les encerclaient. Il le toisa donc avec une certaine légèreté, ne semblant pas le moins du monde inquiété par la situation plutôt critique.

-C’est pour vous ou pour moi ?

Rien ne vaut les heures tardives de la nuit pour s’offrir le plaisir d’une errance. Ça et là, le peuple nocturne s’épanouit dans un climat plus doux que les fournaises caniculaires du jour, silencieux, si ce n’est les chants d’ivresse des soûlards arpentant les rues à grands renforts de rires, de cris et de chansons paillardes, le pas incertain, titubant et leurs soldes écoulés avant que ne ferme pour la nuit leur débit de boissons favoris - ou bien celui dans lequel ils n’ont pas encore une trop lourde ardoise. Cette heure n’est plus même celle des traquenards - d’ordinaire, sinon peut-être quelques opportunistes en sortie de taverne -, mais seulement celle où l’activité retombe enfin, quelques instants de grâce avant que les prémices de l’aube ne sonne le début du nouveau jour.
C’est que dans une ville aussi peuplée et bruyante, les journées ne sont pas simple pour celui qui ne mit aucune subtilité dans son arrivée… C’était son choix, après tout ! Alors ces moments de paix - et de relative fraîcheur, faut bien le dire - il en profite complètement, forcément.

Mais c’est une quiétude illusoire, ça l’est toujours d’ailleurs, c’est une forme de loterie pour déterminer sur qui les quelques ennuis vont tomber… Et ce soir, c’est peut-être son soir. Et alors qu’il prolonge sa balade, croquant dans un fruit évoquant une pomme, il croise un homme, lui adressant un vague salut de la main, non qu’il le connaisse, mais quand on croit peu de monde, on peut bien se permettre ce genre de politesse, mais est contraint de s’arrêter quelques pas plus loin. Parce qu’un passant, dans l’attitude, ça se voit, et un déploiement coordonné, ça se reconnaît aussi. C’est ainsi, alors que tout semblait pourtant pour le mieux, qu’il se retrouve dans un guet-apens… avec celui qu’il vient de saluer.
Et cet homme, comme le dragonnier, bien que dans ce guêpier, ne semble pas s’en inquiéter outre mesure. Et c’est avec une attitude égale que le dragonnier hausse les épaules l’air de dire “j’en sais foutrement rien” et s’interroge… Parce qu’il ne connaît pas le passif de l’autre gars et qu’en y réfléchissant deux secondes, même si il lui semble pas s’être fait d’ennemi, sa gueule justifie qu’il en ait pas besoin.

Imaginez le tableau… Un médicastre visite un vieux riche à la santé ou à la virilité déclinante qui veut s’attirer les faveurs de quelques jeunes donzelles fraîches et retrouver la vigueur de ses vingts ans… Rien ne marche, le vieux s’agace et s’impatiente,  commence à promettre le pire à celui qu’il se met à soupçonner d’être un charlatan. Et voilà que la rumeur d’un homme-dragon circule, et le médicastre se met à suggérer pour sauver sa peau qu’une solution à base de son sang avant de se mettre au lit ou qu’une consommation d’écailles en poudre restaurera toute sa gloire à sa proéminence ramollie ou guérira tous les maux ! Pour un peu que le type ait un sacré bagout et que son mécène soit suffisamment crédule ou désespéré, il est pas si difficile d’imaginer qu’il emploie les talents de quelques hommes pour le capturer, lui.
En réfléchissant vite, et en voyant quelques visages découverts, une autre certitude s’impose néanmoins : qu’importe la réponse, suffit que l’instigateur de ce traquenard veuille pas laisser de témoins pour qu’il soit l’un et l’autre dans la mouise.

“A voir si ça à le moindre intérêt pour eux. Finit-il par répondre, avant de lancer à l’attention de personne en particulier, en fait, rien ne lui permet d’identifier un meneur. Dites voir, c’est l’quel d’entre nous vot’ client les gars ?”

Pourquoi s’embêter à essayer de deviner quand on peut tout simplement demander ?

Le second passant n'était visiblement pas plus impressionné que lui, ou bien cachait-il bien son jeu. Tout comme lui, il prit la chose à la légère, allant jusqu'à interroger les hommes pour la plupart encapuchonnés qui les encerclaient sans leur laisser la moindre issue. Le forgeron esquissa un sourire amusé avant de porter son attention sur les malandrins, les observant les uns après les autres. Finalement, l'un d'eux fit quelques pas dans leur direction puis s'arrêta.

-Le sang-mêlé peut partir. C'est toi qui nous intéresse, Mehntior. Lâcha l'inconnu en péninsulaire avant de croiser les bras.

Le forgeron redressa la tête et haussa les sourcils. Durant quelques secondes, il détailla son nouvel interlocuteur avant de toiser le passant pour le libérer au plus vite de ce guêpier. Après tout, il avait une échappatoire et devait en profiter avant que ces hommes ne changent d'avis.

-On dirait que c'est pour moi. Transmit-il en olyian.

Il s'inclina pour le saluer et lui faire savoir qu'il pouvait s'en aller. Puis il se détourna de lui et s'avança à son tour de quelques pas en direction de celui qui semblait être le chef de cette excursion nocturne. Il s'en arrêta à bonne distance.

-Vous connaissez mon nom ? Voilà qui est intéressant. Je me souviens de ceux de vos amis mais je ne crois pas avoir entendu le vôtre en revanche.

Cette réplique laissa un long silence dans son sillage. Après quelques secondes, Ventbois laissa tomber sa capuche dans son dos. Il détailla Calel de son regard noir comme si ses mots provoquaient un doute chez lui. Ou confirmait des soupçons.

-C'est ma voix qui m'a trahie ?
-Hm... Plutôt votre équipement. Je suis forgeron, je sais distinguer une épée d'une autre. Dit-il en pointant du doigt la lame qui pendait au flanc du péninsulaire.

Le Lieutenant posa la main sur le pommeau de son épée et se montra plus méfiant encore. Il était presque sûr qu'il n'avait pas pu clairement voir son arme sous sa cape. Alors comme avait-il fait pour la reconnaître ? Cependant, son interlocuteur ne lui laissa pas le loisir d'y réfléchir plus longuement.

-D'ailleurs, j'imagine que je peux annuler la commande de vos camarades. Ajouta-t-il en pivotant sur un pied pour balayer l'espace du regard, cherchant manifestement le moustachu et l'armoire à glace silencieuse qui s'étaient rendus dans sa boutique avec lui. Désormais, il savait qui l'épiait depuis quelques jours et quand cela avait probablement commencé. Restait à savoir ce qu'ils lui voulaient exactement...
Revenant vers Ventbois, il reprit avec toujours autant de légèreté.

-Si mes marchandises ne vous intéressent pas, que puis-je réellement pour vous finalement ?

Le Lieutenant aurait bien voulu profiter de la perche qui lui était tendue pour parler de l'objet de cette mise en scène mais son regard se posa sur une silhouette qui n'avait rien à faire là. S'il le laissait partir après avoir vu son visage parce qu'il n'avait pas l'intention de traîner dans le coin plus de quelques jours, il n'était pas près à révéler quoi que ce soit en sa présence. Il en allait de la réussite de sa mission.

-Je croyais que tu lui avais dit de dégager à celui-là. Lâcha-t-il à destination de Calel.

Ce dernier se tourna de nouveau, prenant un air légèrement surpris. Le sang mêlé était encore là. Il s'était attardé dans ce traquenard alors qu'on lui avait laissé la chance inouïe de pouvoir s'enfuir. Le forgeron l'interrogea du regard, semblant ne pas comprendre ce qui le retenait.[/color]

L’embuscade avait réussi et le forgeron se trouvait entre leurs mains, en tout cas jusqu’à ce qu’il s’échappe. L’artisan avait l’air plutôt futé et elle sentait qu’il pouvait leur glisser entre doigts en un instant. Elle avait choisit de ne pas prendre les armes, après tout ils avaient affaire à un forgeron, exhiber ainsi ses armes revenait à décliner franchement son identité. C’est donc sans réelle surprise qu’elle vit Ventbois se faire trahir par sa propre lame, se serait elle permit de lui expliquer, que borné comme il était il n’aurait pas suivit ses conseils, elle en était sûre. Le regard tourné vers le forgeron elle se contentait d’observer la scène, pour l’instant les échanges étaient cordiaux et elle veillerait à ce qu’ils le restent.

Le forgeron était d’un calme rassurant car plus il se tenait tranquille, moins ses compagnons avaient de raisons de le malmener. Elle espérait sincèrement que tous réussiraient à conserver leurs calme et pourraient discuter intelligemment et sans animosité, pour cela elle comptait sur la sagesse dont semblait faire preuve le forgeron. En entendant Ventbois parler de lui, Dana se tourna vers le sang-mêlé. Décidant qu’il serait peut-être bon d’avoir cet individu à l’œil elle se recula de quelques pas afin de pouvoir le conserver dans son champ de vision tout en continuant à observer la conversation avec le forgeron.

Elle s’était préparée, juste au cas où les choses tournaient mal car si sa troupe ignorait bien quelque-chose, c’est qu’elle était aussi douée au combat avec une épée que sans et elle ne tolérerais aucune violence inutile. Les bras croisés, elle se prit à réfléchir en observant l’artisan. Pour elle, il était clair que l’homme n’avait rien d’un complice de meurtre, ni même d’un délinquant, si réellement il protégeait le fugitif alors il avait sûrement une bonne raison de le faire. Elle réajusta son capuchon de ses mains gantées. La meilleure chose a faire pour le moment était de discuter, et de le faire dans le calme et si possible ailleurs qu’en pleine rue. Profiter du fait que le maître de forge soit calme. Le sang-mêlé était toujours là, que faisait-il ici ? Ne sentait-il pas le danger ?

Ce n’est pas qu’il ne ressent pas le danger qui l’incite à rester, au contraire, c’est justement parce qu’il flaire l’embrouille qu’il est toujours là ! On peut y voir l’incompréhensible reliquat d’un principe chevaleresque dans lequel il manqua de se noyer plusieurs années auparavant. On parle d’un type qui, recueillant des individus errants à l’esprit vague alla au-devant de la Brume Luminescente lors du Voile pour le bien de ses gens, pour tenter de mettre fin à une situation dans laquelle il avait toutes les chances de se perdre lui-même, alors quelques gaillards, ça l’impressionne pas davantage qu’une déesse, ça parait évident.

Alors bien sûr, il comprend l’invitation à décamper fissa, mais ne campe-t-il pas le rôle d’un sang-mêlé ? Bon, alors, il peut tout à fait légitimement ne pas comprendre un traitre mot des aboiements des hommes de l’ouest, n’est-ce pas ? Quand bien même le véritable client de cette charmante bande lui assure que c’est bien pour lui, il décide de jouer l’incompréhension, observe les échanges dont il ne saisit pas toute la substance et offre un grand sourire aimable quand l’attention de la plus grande gueule repasse sur lui.  

« Ma tête lui r’vient pas, à ton copain le péninsulaire ? Même au forgeron, il laisse entendre ne pas comprendre le péninsulaire – mais au moins le reconnait-il -, au cas où il y en aurait pour saisir l’olyan. Ça schlingue, t’es sûr qu’tu veux pas d’la compagnie s’ils décident de mordre ? »

En disant cela avec calme et un certain amusement, il garde son grand sourire à l’attention de celui qui paraît un meneur. En même temps, il espère bien que le forgeron comprenne qu’il n’a pas forcément l’intention de le laisser dans la mouise si ça tourne mal.

Bien sûr, Calel ne pouvait imaginer que l’inconnu ne comprenait pas ce qu’il se disait. Après tout, tous deux n’avaient toujours conversé que dans le langage local jusque là. Cependant, l’homme semblait loin d’être stupide et sentait bien évidemment la menace que représentait ces hommes qui encerclaient ce qui n’était à première vu qu’un individu lambda.
Le forgeron l’observa quelques instants comme s’il le jaugeait, portant au passage son regard sur les ruelles qui se trouvaient dans son dos depuis le début.

-Je devrais m’en sortir mais je m’en voudrais de refuser un élan de générosité quand il se présente. Ils sont bien trop rares par les temps qui courent… Répondit-il après un haussement d’épaules. Il lui adressa un sourire amical puis, se retournant vers le chef du groupe, il reprit en péninsulaire. Je crois que je me suis fait un ami.
-A sa guise. Lâcha Ventbois. Capturer un guss et en amocher un second pour le laisser sur place ne changeaient pas grand chose à ses plans. Il continua donc sans plus se soucier de l’autre homme qui ne semblait pas vouloir partir. Où est Sombrelac ?

Calel haussa des sourcils un peu surpris.

-Vous êtes aussi nombreux pour un seul homme ? Il est si dangereux que ça ? Répondit-il avec toujours la même légèreté.
-Réponds juste à la question. Sombrelac ? S’agaça le Lieutenant.
-Jamais entendu parlé. Désolé. Fit le forgeron en faisant la moue après un court instant de réflexion.
-Je me doute qu’il est pas forcément passé par toi mais nos sources nous ont informé que ton groupe et toi l’aviez fait sortir de prison et expatrié ici.
-J’ignore de quoi vous voulez parler. Persévéra Calel,ignorant apparemment de quoi il en retournait.
-Je parle de l’Etoile du Nord. Un de tes copains nous a donné ton nom quand on l’a interrogé.

Le visage du forgeron perdit soudainement sa désinvolture et se durcit, son regard se faisant bien plus sombre.
-Soumis à la question vous voulez dire. Affirma-t-il d’un ton sévère comme s’il savait déjà quel sort avait été réservé à cet homme dont il ne connaissait pas le nom mais pour qui son coeur saignait comme si on lui avait retiré un frère. Il ne cherchait plus à nier, c’était inutile. Oui, il faisait bien partie de l’Etoile du Nord mais s’ils pensaient obtenir quelque chose de lui…
Calel se tourna à demi vers le sang-mêlé. Son visage était bien plus sérieux que la dernière fois qu’il avait posé les yeux sur lui. Maintenant qu’il savait ce qu’on lui voulait, il se doutait qu’on ne le laisserait pas partir aussi facilement.

-C’est votre dernière chance. Vous êtes sûr de vouloir rester ?

« C’est qu’vos histoires m’concernent pas, mais laisser ces types de l’ouest faire leur loi, ça m’plait pas. Si l’vent tourne à l’orage, on s’paie fissa un d’ceux qu’est seul, ça nous ouvrira une porte à peu d’frais si vous vous sentez d’faire le lièvre. »

Pas complètement fou, le dragonnier, évidemment… Il n’est pas question d’en découdre avec neuf types alors que se débarrasser d’un seul suffirait à ouvrir une porte. Pas même besoin de le régler avec manière et élégance, juste de quoi lui passer au travers sans se prendre un mauvais coup et ils trouveront bien à disparaitre sur un territoire qu’ils connaissent peut-être mieux.
Par contre, il n’était pas question de permettre à ces péninsulaires le loisir de resserrer l’étau et de se laisser prendre, et pour cela, non sans perdre son air insouciant et souriant, il les garde à l’œil.

-Qu'est-ce que vous vous dites ?! S'impatienta Ventbois en s'imaginant que les deux se mettaient d'accord pour la suite des évènements sous leur nez.
-Je crois qu'il ne vous aime pas trop. Répondit Calel qui continua sans se démonter. J'avoue que je vous apprécie de moins en moins moi-même.
-Tu n'as pas grand chose à faire pour te débarrasser de nous : Dis-nous où est Rainier de Sombrelac ou comment le trouver et on te laisse partir gentiment.

Le forgeron se redressa en entendant le nom complet, comme si cela le laissait songeur. Il était vrai que l'Etoile du Nord n'avait que peu de rapport avec la noblesse. Aussi était-il surprenant d'entendre qu'un sang bleu avait bénéficier de leur aide. Mais pourquoi pas ?

-Même si je savais où il est en ce moment-même, qu’est-ce qui vous fait croire que je vous donnerais cette information ?
-Vous n'auriez jamais dû vous occuper de lui. C’est un criminel et rien d'autre.
-Je connais malheureusement trop bien votre politique et votre justice pour ne pas vous croire sur parole.
-Ecoute…
-Non, vous, écoutez ! S'agaça Calel. Vous pourrez me donner tous les arguments du monde, je ne vous dirais jamais rien, que ce soit sur lui ou n'importe quel autre de nos protégés. C’est clair ?

Ventbois prit une plus grande inspiration et expira fortement, soupirant presque. Il aurait préféré ne pas en arriver là mais il savait que c'était illusoire de sa part. Restait à espérer que les choses se dérouleraient au mieux et qu'il n'y aurait pas trop de blessés.

-Tu ne me laisses pas le choix.

Le lieutenant posa sa main sur le pommeau de son épée et les autres l'imitèrent. Aussitôt, Calel balaya l'air autour de lui. Il ramena ses bras vers lui et les armes de tous leurs assaillants sortirent de leurs fourreaux, dagues comprises. Puis le forgeron sembla repousser quelque chose dans un cri et les pointes des lames pointèrent vers les propriétaires de chacune d'entre elles. Enfin, il exécuta un moulinet de la main en direction de la seule silhouette qui n'était pas armée. L'instant suivant, une épée confisquée à un combat à deux épées menaçait l'inconnu caché sous son capuchon.
Debout à l'entrée de chaque rue et ruelle qui permettait d'accéder à cette intersection, les neufs hommes qui avaient tendus leur piège sur un pauvre forgeron se retrouvaient sous le joue d'une à plusieurs lames que l'on brandissait dans leur direction alors qu'eux-mêmes se trouvaient désarmés...

Tels étaient pris qui croyaient prendre.

Calel tourna à demi la tête vers le sang-mêlé. Parmi toutes les personnes qui se trouvaient autour de lui, il était le seul à ne pas avoir été dépouillé de ses armes.

-Et cette tactique-là, vous en pensez quoi ?

Dans quel genre d’histoire est-il tombé ? Non que ça l’intéresse vraiment, sauf cas suffisamment parlant, y a belle lurette que les notions de bons ou de mauvais camps ne sont plus une évidence pour lui, mais il devient évident que ça annonce une fin de nuit mouvementée alors avant de saigner qui que ce soit, il lui faudrait y donner un peu de sens.

Pour ce qu’il saisit, son « compagnon » fait probablement partie d’un groupe – criminel ou non – qui protège un dénommé Rainier de Sombrelac, dont le nom évoque vaguement quelque chose à l’ancien maître espion de la Couronne, évoluant à la cour d’Etherna, dont il n’aurait pas su en dire plus, ce qui l’incite à se dégager de là au plus tôt… Non qu’il se sente menacer, hein, mais les histoires de la noblesse péninsulaire, c’est derrière lui.

Très rapidement, les attitudes trahirent l’évidente direction que prend ces échanges de courtoisie. Un geste sans équivoque ouvre le bal et tout autour, ses compagnons se font l’écho de sa décision… Alors qu’il est sur le point de se lancer à l’assaut du solitaire le plus proche pour s’offrir une porte de sortie, sa main ayant été trouvé par réflexe la poignée de sa dague, le dragonnier est momentanément stoppé par la réponse qu’en offre son « partenaire ».
Un mage… Fallait qu’il tombe sur un mage employant son art à la première occasion ! Il en saisit pas la manière, mais il est certain qu’il ne procède pas comme une Enoriel exploitant l’air pour manipuler des objets, c’est autre chose, mais est-ce important dans l’immédiat ? Non.

« Impressionnant, mais ça ne change pas le fait qu’il faut qu’on se tire de là maintenant ! »

Dans un coin de sa tête, le dragonnier se dit qu’il n’aurait pas confié un commandement à ce mage. Bien qu’impressionnant, tactiquement, ça n’était pas ce qu’on peut appeler une bonne décision. La seule qui soit bonne, c’est la fuite pure et simple, le nombre et le terrain ne leur sont pas favorable, leur priorité, c’est de changer les paramètres, en divisant l’ennemi, en l’amenant sur un terrain plus adéquate et en reprenant l’initiative. Une telle démonstration magique, ça prive d’un atout, consomme de l’énergie en vain et retarde de quelques instants la retraite… Pour un gain relativement nul, faut l’admettre ! Si l’efficacité est incontestable, une ruée soudaine aurait eu le même effet !

Alors le voilà s’engageant dans une ruelle, et alors qu’il se prépare à se débarrasser prestement – avec une bonne bourrade -  du soudard désarmé, son arme suspendue dans les airs se fait plus menaçante et le garde en respect alors qu’il passe – ce qui lui suggère, sans qu’il ait à vérifier, que le mage est bien derrière lui.
Trouver un point de fuite… une cachette provisoire où chercher du sens.  

Il s’engage dans le dédale urbain à vive allure, avec dans l’idée de préférer les petites rues et ruelles plutôt que de plus grandes voies, en espérant être perdu de vue au détour d’un enchainement favorable… C’est qu’il ne connait pas encore spécialement le coin, n’en ayant qu’un aperçu vu du ciel, et que pour une fois, rare, dräke, dragon et dragonnier font bande à part. Impossible donc de compter sur les qualités d’éclaireur du petit reptile.

La longue épée avait glissé sur l’air pour venir pointer la jeune aventurière de sa lame acérée. Lorèdana fronça les sourcil et lorsqu’elle comprit, une boule se forma dans sa gorge. Saisie par la colère, les regards assassins qu’elle adressait au forgeron auraient pu transpercer la plus épaisse des murailles, il s’était permis de la menacer alors même qu’elle était désarmée, à quel genre d’homme avaient-ils affaire ? Elle était bien plus surprise par son comportement que par la démonstration de son pouvoir. Complètement désabusée et incapable de détourner le regard, elle ne le quitta pas non plus des yeux lorsqu’il entreprit sa propre fuite, jusqu’à ce qu’il disparaisse au coin de la ruelle.

L’épée qui la tenait en respect se mit soudain à vibrer dans un cliquetis fébrile, alors elle comprit presque aussitôt que quelque-chose se passait du côté du fugitif, elle profita de cette aubaine pour se soustraire à l’arme et se lancer à la poursuite de l’homme en question. Un pierre avait frappé l’arrière de sa tête et l’avait visiblement déconcentré mais au vu de la distance qui restait entre eux, il s’était rapidement remit en route. Le regard hargneux de la rouquine ne quittait plus les entrelacs de rubans qui fouettaient la nuque du forgeron au rythme de sa course. Se sentant assez proche de la cible, elle retint son souffle et prit son élan, lorsqu’une pierre vint s’écraser à quelques centimètre de ses talons, manquant de la faire trébucher et de lui arracher un juron. Sans s’attarder à chercher le lanceur, elle redoubla de vitesse pour retrouver une proximité idéale avec le sorcier. Son capuchon s’arracha de sa tête mais ça n’avait plus la moindre importance.

L’homme allait devoir tourner, à gauche où à droite, l’embarras du choix le ferait sûrement ralentir et chaque milliseconde avait son importance. Elle prit de nouveau une grande inspiration, fléchît les genoux et s’élança sur le fuyard. Ils s’écrasèrent sur le sol et la chasseresse s’empressa d’attraper les poignets de l’homme en plaçant ses bras sous ses coudes et ses chevilles sous ses genoux. Les bourrades que le forgeron lui envoyait était digne de son physique imposant mais malheureusement pour lui, la rouquine était bien trop déterminée pour lâcher le moindre pouce de terrain. A bout de souffle, résistant comme elle le pût à ses assauts, elle entendit rapidement les pas empressés de ses compagnons accourir et une fois assurée que l’homme fut maîtrisé elle s’en dégagea et s’éloigna. Sans même vouloir le regarder, elle les laissèrent s’occuper de lui tandis qu’elle faisait quelques pas . Elle finit par s’adosser à un mur, reprenant peu à peu sa respiration :

« J’aurais bien besoin d’une bière bien fraîche ! » cria t-elle avant d’être prise d’un petit rire nerveux, se laissant glisser au pied du mur, épuisée.

La chute fut rude... Et tout c'était passé si vite. L'inconnu qui s'était rallié à lui avait commencé à s'élancer dans une direction et Calel lui avait ouvert la voix en forçant l'homme qui lui barrait la route à se plaquer contre le mur. Alors qu'il s'apprêtait à le suivre, une vive douleur était venu le frapper à l'arrière du crâne et il avait senti une partie de son sort lui échapper. Certaines armes étaient tombées au sol tandis que d'autres avaient vacillé. Après un court laps de temps -mais bien trop long dans ce genre de situation-, il s'était finalement mis à courir dans la même direction de son "ami", ignorant la tâche de sang qui ornait le creux de la main qui s'était posée à l'endroit-même de sa douleur. Il était passé devant le mercenaire et les dernières armes encore en lévitation tombèrent les unes après les autres.
Peu furent ceux qui prirent le temps de ramasser leur lame. Quel intérêt devant un mage capable de les manier à leur place ? Ainsi, Calel entendit très vite des pas dans son sillage et il ne s'agissait pas seulement des siens raisonnants entre les murs de la ruelle, hélas. Quelques dizaines de mètres plus loin, un embranchement lui demandait de choisir entre droite et gauche. Connaissant très bien la ville, il savait pertinemment laquelle il devait prendre mais il offrit à son poursuivant une seconde d'hésitation. En effet, arrivant devant le croisement, il réalisa que le passage qu'il devait emprunter était bloqué par un amoncellement de caisses... Il voulut changer de direction en pleine course et... se retrouva à manger le sable. Pour l'heure, il n'y avait qu'une seule personne qui l'avait atteint, aussi chercha-t-il aussitôt à s'en défaire. Malgré sa force non négligeable, il eut toutes les peines du monde à s'extirper de cette position, privé de ses points d'appui. Il aurait pu y parvenir avec un peu plus de temps, que ce soit par le physique pur ou une petite aide magique. Malheureusement, les comparses de son assaillant furent bien vite à ses côtés...

Le forgeron sentit plusieurs paires de mains venir prendre le relais et le saisir fermement. On lui fit des clés de bras et on appuya sur ses lombaires avec un genou au point de lui faire mal, tout ça pour s'assurer qu'il se tiendrait tranquille tandis qu'on lui ligotait les poignets avec une corde. Ceci fait, on le souleva le terre pour le mettre debout, non sans garder la prise sur ses bras comme s'il allait s'envoler. A présent, il pouvait voir les visages de tous ceux qui lui avaient tendus cette embuscade... Et ne manqua pas de remarquer celui de la rousse, fille de forgeron -si tant est qu'elle le soit car le doute était permis à présent-. Cependant, il reporta bien vite son attention sur le Lieutenant qui s'approchait de lui d'un pas lent, à demi essoufflé.

-C'était bien essayé. Mais, on dirait qu'on va avoir nos réponses finalement.

Calel ricana.

-Je dois commencer à me faire vieux. Par contre, cela ne m'a pas rendu bavard, j'en ai bien peur.
-Je suis sûr qu'on va finir par trouver un terrain d'entente. Puis, faisant signe à ses hommes. Embarquez-le.

Aussitôt, tout devint noir pour le forgeron à qui l'on banda les yeux avant de le forcer à marcher dans les rues sombres. Ventbois de son côté resta là quelques instants, soufflant un bon coup pour reprendre un rythme de respiration plus normal, quand son oreille fut attirée par la voix de Lorèdana. Il l'observa une seconde sans un mot ni une réaction pour elle avant de pouffer légèrement, un discret sourire étirant un coin de ses lèvres.

-Je vous la paierai. Mais on a encore du pain sur la planche.

Il se remit en marche, suivant la direction prise par ses hommes quelques secondes plus tôt. En passant près de la jeune femme, il lui adressa un tape brève et amicale sur le bras, signe de satisfaction quant à sa prestation. Cependant, si elle pouvait prendre le temps de se reposer, lui avait encore à faire avec le prisonnier. Et, vu son tempérament, la nuit allait être longue...