De la promise des scorpions | Krish

De la promise des scorpions

Suite de Après les vacances… Non. Je veux pas y aller…

Kÿrianos, quatrième ennéade de Karfïas, an 17:XI.
Siège de Sol’Dorn, camp sud.
Campement de la Doth’Ka, tard dans la nuit.

Ploc.

Hâtive, ruisselant sans gêne ni obstacle, pure et mince, frêle mais forte, poursuivant inlassablement son chemin, elle continuait. Traversant froideur et dureté, opacité et obscurité, elle reflétait sa Flamme comme si son hôte se trouvait à nu, sans protection face à cette innocence si délicate, qui avançait pourtant, atteignant bientôt son ultime but.

Ploc.

Une deuxième suivit, empruntant le même chemin, le même destin, la même issue, indéniable. Identique, parfaite copie, elle était pourtant distincte de celle qui l’avait précédée. Tombant toujours, dessinant une éphémère cicatrice dans la matière, la parsemant d’une traînée fluide, sans accroc, elle continuait, traversant froideur et dureté, opacité et obscurité.

Ploc.

Échappant à ses songes, ses réflexions s’évaporant dans une légère fumée, elle leva les yeux pour déceler dans le tissu de la tente la faille dans laquelle l’eau s’immisçait, tombait sur son armure, infiltrait ses pensées. Patiemment, elle attendit qu’une quatrième goutte emplisse son front d’humidité, le lavant de toute malsanité. Ses yeux se fermèrent.

Le bruit se voulut léger, sans que force ou impatience ne s’y ressentent, l’individu écartant maintenant le battant de l’entrée ne souhaitant la déranger. À son annonce, elle rouvrit les yeux, lasse et pensante, fatiguée, et posa les mains sur la table de bois sommairement confectionnée qui se tenait devant elle. Elle prit une profonde inspiration, avant d’expirer lentement l’air qui rejoignait maintenant l’atmosphère étrange de la tente.

« Lle’warin. (Madame.) Des nouvelles de Nuirre. Il a dit vouloir vous contacter. »

Avec grâce, il sortit un morceau de parchemin sombre de son habit et lui tendit.

« Le point de rendez-vous. »

Se retournant, elle attrapa la pièce à moitié déchirée, la maintenant fermement. Un hochement de tête lui suffit à congédier le messager. Elle lut ensuite l’inscription sur le document, reconnaissant le code qu’utilisait son camarade, après quoi elle sortit de la tente, cape sur le dos et capuche enfilée.

***


« Merci d’être venue, Dyv’.

- Tu parlais de Vaen’re dans ton message. Du nouveau ?

- Des pistes, oui. Mais des pistes dangereuses. Tu es sûre de ne pas vouloir reléguer ça au Venorik Kyorl ?

- Nuirre…

- Très bien. »

Il pivota sur lui-même avant de se retourner de nouveau, un long paquet de tissu entre les mains.

« L’épée de Vaen’re…

- Par Tesso, va droit au but.

- … retrouvée dans la tente de l’Obok Senger du II^ème Ost, au camp nord ce matin. »

Elle resta immobile un instant. N’avait-elle imaginé jusqu’à présent l’implication possible du Seigneur de guerre dans cette affaire.

« Voilà donc une piste dangereuse, comme je te l’annonçais. Ce que tu tiens dans tes mains est un fait, non une vérité. Prends garde à tes paroles, Dyv’.

- Je sais quoi faire, Nuirre, je n’ai pas besoin de ta fausse morale. Autre chose ? fit-elle avec un semblant de dégoût.

- Connais-tu une prêtresse de Kiran du nom de Na’ri Yisfi ?

- Aucunement. En quoi c’est important ?

- C’est une amie de Vaen’re, qui plus est membre du II^ème Ost, qui n’a plus donné signe de vie depuis la veille de la disparition de la Phord’ur. Il peut y avoir un lien. »

Soupirant, elle plongea son regard dans celui de Nuirre.

« Merci de ta contribution, encore une fois. »


***

Julas, quatrième ennéade de Karfïas, an 17:XI.
Siège de Sol’Dorn, camp sud.
Campement des officiers, une heure après la réunion d’État-Major.

Gravissant la colline qui accueillait les demeures des plus éminents officiers de l’armée, centre du camp sud ayant servi de point de repère à l’organisation des différents campements, elle avançait, parfois avisée par des supérieurs hautains, parfois seule parmi les tentes et installations de vie quotidienne.

Elle se dirigeait inlassablement vers sa destination, telle une goutte d’eau poursuivant sa route le long d’une armure froide et dure, opaque et obscure ; l’arrivée de l’Avatar avait résonné dans le camp, et avec elle les dires que la réunion d’État-Major ne s’était pas déroulée comme prévu. Des comptes devaient maintenant être rendus sur les dernières activités et les récents problèmes, tels que les disparitions inopportunes. À ce titre, et quand bien même elle ignorait à quel point la Doth’Ka semblait avoir failli aux yeux de la triumvir, elle avait jugé bon d’aller l’informer des renseignements obtenus par suite des premières investigations.

Devant la tente, le silence régnait. Pourtant, elle était sûre de sa présence ici, qu’il s’agisse de son instinct ou de la présence du repenti, immobile, encapuchonné et portant un masque d’argent. De toutes, cette tente était celle devant laquelle elle hésitait à entrer, empreinte de peur et d’angoisse, mais aussi d’enthousiasme et d’admiration.

Prenant une grande inspiration, assurant l’ordre dans son esprit, elle fit un pas en avant et s’annonça au grand masqué, énigme à lui seul dont le regard accusateur témoignait d’un mépris certain. Ne laissant rien transparaître, il indiqua les battants de l’entrée d’un geste nonchalant avant de reprendre sa position, main sur le pommeau de son épée ornée.

À l’intérieur, elle se tint droite, les mains croisées derrière le dos, le regard pétillant.

« Sesmika. »

L’atmosphère avait quelque chose de déconcertant, comme mystique, tandis qu’elle distinguait davantage la triumvir. Elle inclina légèrement la tête.

« Garde silencieuse Dyviir Tlin’orzza. Nous avons des pistes à propos de la disparition de Shyn’tae Vaen’re. »

Après la réunion qui s'était particulièrement mal passée, Krish avait regretté de ne pas avoir repris le plis dès son arrivé et participer aux entrainements matinaux avec les soldats du camps. Le lendemain matin, elle n'y manquerait pas... Mais en attendant, elle était rentré dans sa tente pour regarder le monceau de rapport qu'il lui restait encore à lire... Et se fit la réflexion que la présence de Myr'Hennis lui avait permis de s'en occuper seule et donc de ne pas chercher un moyen plus efficace de se débarrasser de tout cela.

Assise sur le bout de son lit, le menton posé sur son point, elle devait se rendre à l'évidence : il lui fallait un Wik. Un esclave doué et dévoué qui pourrait traiter les affaires courantes à sa place. Le soucis c'est qu'une perle rare à la fois assez folle pour se jeter dans les flammes pour sa Maîtresse et suffisamment intelligente pour avoir du recul sur ses actes, il n'y en avait pas trente-six et elle n'avait pas trois siècles pour trouver une pierre brute capable de donner un joyaux aussi étincelant.

... Et elle n'avait même pas un seul esclave attitré ici.

- L'amour rend idiot. " soupira-t-elle en se laissant tomber à plat d'os sur le matelas du grand lit double qui occupait une bonne part de l'endroit.
- Oui, mais il occupe très bien les longues soirées d'hiver.

Elle se redressa aussi sec pour voir une haute silhouette nonchalamment appuyée contre le pilier extérieur de sa tente. Un sourire moqueur s'épanouit de suite sur les traits de la Prime Flamme face au visage d'argent inexpressif. Pas besoin de voir ses traits pour savoir à qui elle avait affaire.

- Et tu es le mieux placé pour le savoir. " ricana-t-elle en se levant.

L'homme traversa le reste de la distance pour venir donner l'accolade à la patronne qui était devenue une sœur d'arme puis une idole.

- Je suis rentré de mission il y a une heure.
- Et bien il y a au moins une personne qui n'a pas chaumé en mon absence...
- Oh ? Problèmes ?
- Le dur lot des Triumvirs.

Tout en parlant, elle s'assit au large bureau qui jouxtait celui de Myr'Hennis et fouilla un instant dans les tiroirs pour en sortir une longue petite boite en corne et nacre. D'un geste expert, elle l'ouvrit et commença à préparer son encensoir, tenant le charbon au creux de sa main jusqu'à ce qu'il rougeoie comme une braise.

- Tu es venu pour me prévenir de ton retour ou pour autre chose ?
- Pour me plaindre, principalement. Mais je peux repasser plus tard.

Un soupire et elle posa une bonne dose de grains d'encens sur la braise avant de refermer le tout pour le suspendre à l'armature de la tente de toile noire.

- Non. Vas-y. Je t'écoute.
- Ferya est folle de rage que tu sois partie sans nous prévenir et a réaffecté ta garde aux différentes missions en ton absence. Elle a choisi Tarshal pour remplacer Jallyss. J'en ai ma claque de ne faire que quelques missions discrètes contres des imbéciles naïf et le restes de nos frères et sœurs doute de plus en plus de ton idylle avec Myr'Hennis à force de te voir t'éloigner de nous. Tu veux qu'on commence par quoi ?
- Bonne idée pour Tarshal. Contente qu'elle se soit enfin décidée. J'irais la voir demain pour éclaircir tout ça avec elle. Les missions stupides cesseront à la fin de l'ennéade et je vais épouser Myr'Hennis.
- ... Quoi ?

Elle se retourna enfin vers lui pour chercher ses yeux à travers la fente de son masque, parfaitement sérieuse.

- Krish... Tu es consciente de ce que ça risque de déclencher parmi nous ?
- Et toi, tu es conscient de ce qu'il représente pour moi ?
- Je ne te dis pas de ne pas profiter, mais de là à l'épouser officiellement. Ca ne fait qu'un an...
- Et j'en ai peut-être moins devant moi !

Eshk'Oroth eu un mouvement de recule qui désamorça tout à fait la colère de sa consœur. Krish se passa une main sur le visage, toujours agacée.

- Écoute. On en reparlera dans les jours à venir, d'accord ? Aujourd'hui je soulève le tapis pour dépoussiérer l'état major.
- D'accord... Je voulais te dire aussi. Ih'Ara a pris le commandement des équipes de terrain. Elle a vraiment un don de meneur. Son groupe sera de retour demain soir normalement. En attendant aucune équipe ne sera à nouveau envoyées dans les terres morcelées. Nous allons profité que tout le monde soit là pour une Grand Messe à Sa Gloire. Sararis a proposé de la présider si tu n'étais pas rentrée.
- Je serai là, mais dit à Sararis que... rien. Je passerai lui dire moi-même.

L'homme acquiesça et fit un mouvement qui n'aboutit pas pour prendre une pipe absente à sa ceinture. La fumée qui s'élevait depuis les trous de l'encensoir commençaient à imprégner l'atmosphère d'une odeur chaude et riche semblables à celle des temples du Père. L'eldéenne en avait essayé de nombreuses sortes mais c'était indubitablement ce parfum qu'elle préférait... Et depuis bien plus longtemps que son statut d'Avatar. Il l'aidait à se détendre. Elle aurait bien fumé, mais elle préférait garder l'esprit parfaitement alerte.

- J'ai vu qu'il n'y avait personne devant ta tente.
- J'ai envoyé les gardes porté quelques messages et me ramener un esclave pas trop empoté.
- Je vais rester devant le temps qu'ils reviennent.
- Si quelqu'un veut me parler, je suis disponible. Et... Merci, Eshk'.
- Bah c'est normal. On laisse pas la tente d'une triumvir sans protection.
- Ouais. Merci aussi pour ça.

Il inclina légèrement la tête face au sourire en coin de l'eldéenne et sortit pour se placer devant, rondache au bras et épée au côté.

A l'intérieur, Krish se passa une main dans les cheveux pour dégager son visage. Sa crinière blanche dégringolait jusqu'à ses reins et ces deux dernières ennéades à Thaar lui avait permis de retrouver le côté soyeux qui avait fini par leur manquer. Ses yeux rouges et ors se fermèrent un instant. Lorsqu'elle se ranima, elle commença par se changer, passant un corset constitué de dizaines de lamelles métalliques directement à même son derme et un pantalon de cuir du même noir d'encre que sa peau. Puis elle s'installa en tailleurs sur le lit pour éplucher quelques rapports supplémentaires tout en se promettant que ce serait la dernière fois.

Un quart d'heure plus tard, l'un des gardes était de retour avec un esclave de bonne taille, dont les cheveux noires et la barbiche prouvaient le métissage. L'esclave personnel d'un ancien officier, aujourd'hui sans maître, qui servait le IIe ost à priori. le militaire n'eut pas le temps de dire ouf qu'il était renvoyé auprès des diplomates pour leur transmettre quelques demandes et ordres. L'esclave également reçu ses ordres et grimpa sur le lit, à genoux, pour délier les épaules de la Triumvir... Avec une application et un manque total de sensualité qui prouvait son appartenance au cheptel de l'armée. D'abord surprise par la force qu'il y mettait, Krish rassembla ses cheveux libre sur son épaule gauche, soulignant étrangement les épaisses cicatrices qui formaient comme un filet de pêcheur tout le long de son bras. Après avoir donné une ou deux consignes, elle laissa finalement faire son serviteur du jour, du moment que cela ne trouble pas de trop sa lecture.

Il ne fallut pas beaucoup plus de temps pour qu'une nouvelle silhouette entre dans la tente. L'eldéenne posa ses papiers et leva de suite le visage vers ce qu'elle découvrit être une jeune femme appartenant à la Doth'Ka.

- Tu tombes bien, j'allais envoyé cherché tes supérieur. " la salua-t-elle d'un simple hochement de tête. Dans son dos, le jeune demi-sang s'était mis à hésité. Elle lui adressa un regard en coin et un claquement de langue pour lui intimé de continuer sans se soucier du reste. Il était sur un nœud particulièrement résistant et bien que la douleur ne soit pas des plus confortable, elle comptait bien sur le fait qu'il puisse le traiter au lieu de le perdre par simple courtoisie malvenue.

D'un geste de la main, elle invita la garde silencieuse à venir s'asseoir sur le lit près d'elle, tout simplement pour ne pas avoir à hurler. De l'autre, elle rangeait les rapports qu'elle était en train de lire et les posa près d'elle, face cachée.

- Je t'écoute. N'omet rien surtout. "

Elle s’était avancée, l’allure féline mais droite, ne produisant plus de mouvements qu’il n’en fallait, efficiente dans sa démarche. Au fur et à mesure que ses yeux s’étaient accommodés, elle avait apprécié l’espace de la tente et discerné ses occupants, près d’un lit qui lui avait semblé suffisamment confortable. Assise en tailleur, la triumvir l’y avait invitée, tandis qu’un demi-drow, dont le métissage racial était décelable à la présence d’une légère barbe, la massait ; il s’agissait de l’esclave que le Phord’ur Xy’thloryth détenait dans sa tente quatre jours plus tôt.

L’incitation à s’asseoir de la Prime-Flamme, en plus de la présence de ce demi-drow – qui devait sans doute avoir quelque information –, lui avait fait ressentir l’inconfort de la situation, n’ayant jamais eu l’occasion de confronter l’Avatar en privé, ni ne la portant en son cœur – si tant est qu’elle y porte qui que ce soit. Ce siège, orchestré par ses soins, ne comptait effectivement pas parmi les plus glorieux, quand bien même savait-elle que cette entreprise avait un but : reprendre le contrôle de l’Ithri’Vaan, et retrouver avec lui la puissance d’antan qui viendrait galvaniser les troupes face aux impies.

S’étant arrêtée à deux pas du lit, le paquet de tissu que lui avait confié Nuirre dans le dos, sanglé par de fins nœuds, elle se tenait maintenant face à elle, le regard un temps porté sur l’esclave, témoignant méfiance et suspicion. Ne prenant le temps d’inspirer convenablement, elle débuta sans ambages son explication.

« Deux jours après la disparition de la Phord’ur Vaen’re, Kerath’Elghinn et moi-même avons eu l’occasion de nous entretenir avec Xy’thloryth, le maître-mage devenu tacitement Phord’ur. »

Reprenant son souffle, plus court qu’à l’accoutumée, le visage toujours impassible, elle détendit ses muscles pour adopter une position de repos, ne tenant toujours pas à s’asseoir.

« Après que lui et l’Obok Senger ont calmé leurs pulsions, il a pu nous en apprendre plus sur les circonstances, faisant partie de sa dernière escorte. Il a indiqué que son dernier emplacement connu était entre Sol’Dorn et Frontière, lui ne l’ayant accompagnée que jusqu’ici, au camp sud. »

Ses yeux virèrent un instant vers l’entrée de la tente, préférant s’assurer que les murs n’avaient pas d’oreilles. Son indifférence apparente mais froide lui donnait ironiquement un air d’espion, collectant toutes les informations qu’il était possible d’obtenir. Elle était simplement attentive, et sur ses gardes.

« Cette escorte, disait-il, était composée, en plus de lui, de trois mages du C’nros : Top’kek, Fieran et Ke’ishan, désormais envoyés à sa recherche au même titre que ceux missionnés dans ce but. »

Espérait-elle, à mesure de ses dires, que la triumvir lui fasse part de son égale suspicion à l’encontre du Phord’ur. Espérait-elle qu’elle lui demande d’agir…

« Il s’est également essayé à formuler des pistes, comme un enlèvement à Frontière même, ou une remontée jusqu’à Thaar… » ponctua-t-elle à titre d’information, pensant qu’il serait sage d’y étendre les recherches.

Lorsque, dès la première phrase, la garde silencieuse parla du pseudo-Phrd'ur et du Senger du IInd Ost, Krish arrêta l'esclave dans son dos d'un geste et lui intima d'attendre dehors, près du garde en faction. Le pan de toile se referma en un chuintement derrière le large dos du demi-sang.

- Continue. "

Une fois le sacrifice de son massage consentit, le regarde de Krish se fit plus acéré. Son unique oreille pointue s'agita légèrement sous sa crinière blanche, l'autre plus discrète mais tout aussi concentrée sur les paroles de l'assassin. Ses yeux, eux, étaient concentrés sur tout ce qu'elle ne disait pas, comme toujours lorsqu'elle avait affaire à la Doth'Ka. D'autant plus lorsqu'elle avait la désagréable impression que son interlocutrice était à la fois tendue et rétive...

- Et je suppose que les 'quelques hommes' dont Kerath a parlé ce matin sont sur la piste de ces trois mages ? " Plus une question rhétorique qu'autre chose, Krish n'en soutenait pas moins le regard de la garde d'un feu perçant. " Toi et Kerath avez choisis d'agir sans réunir une instance de crise ? Tes supérieurs sont au courant ? Qu'est-ce que tu as dans le dos ? "

« C’est ce qu’il semble, Sesmika. Kerath’Elghinn avait mentionné vouloir envoyer des éclaireurs à la recherche de ces mages, bien qu’ils restent introuvables pour le moment… »

Le ton s’était fait suspicieux, empreint d’un doute qu’elle voulait apparent, quand bien même la subtilité était son fort, le fort de tous les drows. Ce qui la déstabilisait, en revanche, était le regard de la triumvir, impassible et inextricable, prison invisible de sa Flamme qui l’empêchait de ressentir le calme ambiant, et sa propre sérénité d’esprit. Elle avait ressenti cette atmosphère depuis qu’elle avait fait face à la tente, et avait su dès lors qu’il était abrupt de s’essayer à jouer un rôle en ce lieu, où chaque fait, chaque geste était évalué par le Créateur. Son incarnation était mortelle, mais lui pouvait contempler… et s’offusquer.

« Kerath’Elghinn était arrivé au camp en trombe, Sesmika. Des problèmes d’affectation du C’nros… Elle cilla. J’avais souhaité m’entretenir avec le Phord’ur, non pour le confronter, mais pour obtenir des informations. Appréciant l’Obok Senger, j’avais pensé que cette entrevue aurait paru plus officielle en sa présence. » fit-elle enfin non sans une once de regret, regret lié au paquet dont elle avait la charge.

Les mains toujours croisées dans son dos, elle inspirait et expirait sans bruit, marquant de très courtes pauses entre ces phrases, comme essayant de retrouver ce calme qui semblait lui manquer.

« Oui, j’ai effectivement contacté mes supérieurs dans l’heure où nous avons quitté sa tente. Quelques agents ont également été mis au courant, mais rien de grande ampleur. Quant à ce paquet… »

Elle pivota sur le côté, fit balancer son bras droit pour y faire glisser la fine sangle de tissu, et prit l’objet longiligne en main, par le haut. Y apposant ses yeux un instant, lourds, sachant la potentielle signification d’une telle révélation, elle y amena sa deuxième main, qui vint tenir l’extrémité opposée. Elle retourna le paquet afin de l’allonger, désormais à l’horizontal, et le présenta à la triumvir en abaissant légèrement la tête.

« L’épée de Vaen’re, retrouvée hier matin dans la tente de Kerath’Elghinn. »

Une moue ennuyée se dessina sur les lèvres de la Prime Flamme. Elle avait scrupuleusement écouté chaque mot du rapport assez peu détaillé mais pourtant déjà aussi fourmi que lacunaire en information. La gaine de tissus dans les mains, toujours en tailleur sur son lit, elle l'observa sans l'ouvrir.

- Pourquoi as-tu commencé à enquêter sur la disparition de Shyn'tae ? " était-ce un ordre ? Un pressentiment ? Elle n'avait pas levé les yeux sur la garde silencieuse et posa l'épée en travers de ses genoux. " Est-ce que tu regrette d'avoir interroger ce Xy-quelque-chose en la présence de Kerath ? Est-ce qu'il avait l'air serin ou énervé ? Qu'as-tu pensé de son comportement pendant mon absence ? "

Tout en parlant, elle dénoua respectueusement la gaine de tissus pour découvrir l'arme. A l'instant même ou ses yeux en caressèrent le premier éclat, elle sut que c'était effectivement l'armée de Shyn'tae... Et qu'elle n'était pas feuilletée de façon classique. Elle avait plus d'une fois regardé cet arme, mais elle ne pensait pas pouvoir la tenir un jour. Ou peut-être ne le voulait-elle simplement pas, par frustration et par tristesse. Un demi sourire pensif lui vint à cette idée. Les doigts nus de sa main gauche vinrent caresser la poignée dépourvue de garde tandis que la droite remontait le long de la lame, s'arrêtant sur chaque griffure et comptant les impacts sur son tranchant particulièrement fin... et fragile.

Elle n'avait jamais comprit pourquoi les mages s'obstinaient à vouloir créer ce genre de golem. Beau et personnel, mais malade. Quelle drôle d'idée de façonner une lame à son image au lieu de se façonner à l'image de sa lame. Un tranchant si fin et une lame si fragile devait être constamment réparée et reconstituée. Déjà, un forgeron talentueux ne pouvait retravailler le même métal de façon illimité, mais un mage improviser forgeron ne pouvait déceler toutes les imperfections que créaient les coups et tous les changements minimes qu'engendraient les combats et les réparations successives... et elle ne le pouvait plus non plus.

Ou peut-être...

Le reflet de son visage lui apparaissait dans la lame polie. Ses iris rubis tachés d'or. Son nez fort. Ses sourcils d'une blancheur de neige. Une rayure du métal barrait sa joue. Ses yeux s'ouvrirent un peu plus grand.

Avec le même respect qu'elle avait quand elle s'était saisit de l'arme des mains de la Garde Silencieuse, elle déposa la lame sur le matelas en la prenant à deux main par en dessous. Puis elle glissa sur le bord du lit pour se lever. Elle faisait la même taille que sa visiteuse. Bien moins que ce qu'aurait du être un Avatar du Destructeur sans doute.

- Est-ce que quelqu'un d'autre que toi est au courant pour cette épée ? "

Elle passa près du membre de la Doth'Ka sans lui jeté plus qu'un coup d’œil et ouvrit une grosse malle qui trônait un peu plus loin pour chercher à deux mains à l'intérieur. Il lui fallut un moment pour en sortir un écrin de bois peint. D'un mouvement habile, elle l'ouvrit et en tira une par une des bijoux de métal argenté. Chacune trouva sa place sur l'un des doigts de sa main droite. Chacune se positionna sur sa seconde phalange et possédait une articulation pour tenir une griffe de métal travaillé comme de la dentelle. Une fois les cinq griffes en place, elle referma le coffre et posa l'écrin vide dessus, avant de faire de nouveau face à sa jeune hôte.

- Avez-vous trouvez qui a placer cette épée dans la tente de Kerath et lesquels de ses gardes l'y ont aidé ? "

Elle avait senti les doigts de la triumvir effleurer le paquet, puis l’enserrer avec douceur pour le porter à leur tour. Son aura était apaisante, mais quelque chose d’indécelable y était perturbant, comme dérangeant et gênant. La présence du dieu, du moins par l’intermédiaire de l’Avatar, suffisait-elle à déranger les plus stables d’entre eux ? Il semblait qu’il en fût ainsi, Dyviir, pieuse et respectueuse envers les déités, ressentant ce mal-être ironiquement mortel.

À la question qui suivit, elle eut pour toute réaction qu’une mine sombre, effacée, telle une pâle copie de l’être qui sommeillait en elle.

« Malgré les divergences d’opinion à son propos au sein du C’nros, elle était Phord’ur, en plus de tenir au respect de ses obligations et de s’investir dans sa tâche. Et… (elle marqua une courte pause, plus par respect que par hésitation.) il ne nous était pas inconnu que vous l’appréciiez à ce titre, Sesmika. Ces raisons m’ont parue suffisantes. »

Aucun sous-entendu ne s’était fait ressentir, juste la confession d’une garde silencieuse souhaitant justifier ses actions. Elle n’avait eu l’occasion de confronter la triumvir par le passé, pas directement, et quand bien même le siège de Sol’Dorn lui avait semblé devenir, au fil des ans, une étrange entreprise, elle éprouvait désormais un respect profond envers cet être qui inspirait tant de volonté. Aussi avait-elle tenu à ne pas la décevoir, et avait agi proactivement.

« Non, Sesmika, les résultats auraient été identiques. Xy’thloryth sait rester suffisamment calme pour ne rien céder. La présence de l’Obok Senger n’a en rien influé sur le déroulement de la confrontation… mais il était à cran. Sans doute à propos des affectations des mages, je crains que vous ne connaissiez son humeur massacrante mieux que moi. affirma-t-elle en un rictus, avant de reprendre. Il a pris l’initiative, à de nombreuses reprises, et a su montrer les talents que doivent être ceux d’un Seigneur de guerre. Mais, malgré son tempérament et la fâcheuse ordalie qui l’a opposé à sa fille, je le crois innocent. »

Elle ne s’essayait que rarement à confier son avis sur les questions d’intrigue et de politique, y préférant les actes sous cape et la transmission d’informations d’importance. Néanmoins, là était l’heure de la franchise, tandis que l’Avatar lui posait des questions directes, mais retentissantes de logique.

L’observant déballer l’épée avec une allure presque rituelle, elle se tut le temps de l’étude de la Prime-Flamme, attendant qu’elle eût terminé ; lorsqu’elle reposa la lame sur le lit, elle se redressa et releva légèrement la tête, se préparant à d’autres questions, qui vinrent.

« L’agent qui a été envoyé pour la récupérer, ainsi que l’espion qui me l’a confiée. Concernant l’informateur, je n’ai eu que peu de détails, mais il semblerait qu’il s’agisse d’un serviteur ayant eu accès à la tente. Son nom est Solahas. »

Elle croyait en l’innocence de l’Obok Senger, bien qu’aucune hypothèse ne pût à cet instant être écartée. Était-il un mâle rude qu’elle se refusait à croire en sa culpabilité dans la disparition de la Phord’ur ; s’il persistait un suspect, c’était bien en la personne de Xy’thloryth qu’allaient ses principales pensées.

Lorsque la triumvir la regarda de nouveau, griffes au bout des doigts, elle continuait de regarder droit devant elle, les yeux baissés vers l’épée toujours posée sur le lit. Elle n’était pourtant pas absente, mais l’atmosphère étrange qu’elle avait ressentie la tiraillait encore. On lui adressait la parole, mais ses yeux restaient rivés sur l’épée. Un instant plus tard, elle se retourna vers son interlocutrice, curieuse de constater la rapidité qu’elle avait eu à éliminer l’option de la culpabilité du Seigneur de guerre.

« Aucun nom pour le moment, Sesmika. Solahas a été interrogé à maintes reprises par l’agent sans que sa version ne change : il aurait aperçu l’épée, alors dissimulée dans la tente de l’Obok Senger. Il peut très bien être complice comme dire la vérité, mais j’ai préféré vous en informer avant que l’on entreprenne de plus amples actions à son égard. »

Elle prit une inspiration avant de reprendre la parole.

« Je suis heureuse que vous écartiez Kerath’Elghinn de la liste des suspects. J’imagine néanmoins que vous comptez le mettre sous surveillance ? »

Les jours qui allaient suivre n’allaient pas être de tout repos, ni pour les membres de l’État-Major, ni pour la Doth’Ka et ses espions, qui n’étaient, malgré les rumeurs, pas infatigables.

Une garde silencieuse qui pensait à ce qu'il convenait de faire pour satisfaire sa hiérarchie au delà des ordres. Bien. Elle faisait honneur à son groupe d'élite. Elle avait une tête et s'en servait pour autre chose que foncer dans un mur. Elle avait aussi assez bien observé les membres de l'état major pour douter du fait que Kerath ait pu faire quelque chose d'aussi fourbe qu'enlever sa propre fille.

- Je veux que tous les membres de l'état major soient mis sous surveillance. " répondit-elle avec simplicité en détaillant le visage de la jeune femme. Il valait mieux qu'elle s'en souvienne, comme de chaque membre de la Doth'Ka qu'elle avait croisé. Certaines habitudes vicérales ne changeaient pas. " Mais si vous manquez d'effectif concentrez vous sur L'Renor et Kerath. Je peux compter sur toi pour le faire remonter à qui de droit ou je dois aussi convoquer tes supérieur ? "

Elle alla de nouveau s'asseoir sur le lit et ramassa l'épée en la tenant par la poignée cette fois. Avec plus d'énergie, elle la tourna et la retourna. Sa main griffue ondula sur la lame avec facilité. Quelques tintement se firent entendre alors que ses griffes heurtaient l'arme en des son presque cristallins ou la suivaient sur quelques centimètres en un raclement discret.

- Rappelle moi ton nom, Garde. "

Cette fois un sourire satisfait fleurit sur les lèvres de la triumvir. Et même plus. Une expression de profonde sérénité. Cette fois elle replaça l'arme dans sa gaine et la referma patiemment avant de se relever, la tenant fermement d'une main au centre de la lame.

- Tu...
- Pa... Prime Flamme ?

Le reflet d'un masque d'argent apparu à l'entré de la tente, la coupant net dans son ordre suivant. L'homme se frappa le poing sur le cœur et se mis au garde à vous. D'un geste elle l'incita à poursuivre.

- Un messager vient d'arriver du camp nord. L'Obok Senger du IIe Ost a besoin de votre présence aussi vite que possible.

Elle leva un sourcil mais congédia le Repenti sans rien ajouté, s'accordant quelques instant de réflexion en regardant l'arme qu'on venait de lui ramener. Elle lui avait fait comprendre le matin même qu'il prenait un peu trop de liberté et il mandait sa présence comme une subordonnée. Il la testait... Mais s'il avait gagné son respect à elle, elle se doutait que l'inverse n'était pas vrai. Pour l'instant, elle n'avait rien fait qui le justifie. S'il persistait, elle ne pourrait prendre le risque de l'élevé au rang qui lui servirait le plus. C'était sans doute l'occasion de lui expliquer un peu plus précisément certaines choses ou de le rayer définitivement de sa liste...

- Tu vas venir avec moi au camp Nord mais pendant qu'on prépare les chevaux, tu va aller faire ton rapport. Que personne ne parle de la lame. Interrogez ce serviteur avec les moyens que vous jugerez bon pour vous assurer qu'il ne l'a dit a personne, puis tu me feras parvenir la liste et nous verrons qui doit disparaitre. Mais que ça ne devienne pas une habitude. Si les informateurs pensent qu'avertir la Doth'Ka de quelque chose leur vaudra une mort aussi atroce que s'ils ne le font pas, votre travail en sera beaucoup plus compliqué. " D'un geste, elle l'invita à sortir. " Demande à Eshk'Oroth de faire apprêter deux montures en sortant. On se retrouve devant la porte Nord dans dix minutes. "

Elle acquiesça d’un léger mouvement de tête, signe de son approbation, bien que celle-ci n’eût réellement à être obtenue. La situation était désormais reprise en mains, et entre de suffisamment bonnes pour que les problèmes des dernières ennéades voient leur terme arriver.

« L’ordre sera transité, Sesmika. »

Constatant qu’elle se dirigeait de nouveau vers l’épée, elle sentit la fin de cette entrevue approcher, aussi eut-elle adopté une posture droite, semblable au garde-à-vous auquel elle s’était essayée en entrant plus tôt dans la tente. Son immobilité était parfaite ; seules ses lèvres et les quelques détails de son fin visage se mouvaient, donnant davantage l’impression d’avoir affaire à un être inanimé, possédé par une quelconque entité. L’économie des gestes et l’efficience constituaient toutes deux des notions primordiales pour les êtres de sa profession… à tel point qu’elles étaient devenues instinctives avec le temps.

La question qui suivit la fit cligner des yeux.

« Dyviir Tlin’orzza, Sesmika. »

Le sourire de la Prime-Flamme se fit ardent, évoquant la satisfaction d’une mère, avant que le repenti ne fasse irruption à l’entrée de la tente. À ses mots, elle pivota la tête, yeux vers le sol, ne daignant se retourner, pensant qu’elle ne percevrait de toute manière qu’un ton froid derrière un masque d’argent, puis reprit position lorsque la triumvir le congédia.

Elle fut ensuite invitée à sortir à son tour, après que les ordres avaient été donnés, et auxquels elle avait répondu de simples mouvements de tête. La discussion était close, fallait-il poursuivre les investigations sans tarder.

Ouvrant le rabat, apparaissant face au soleil éclatant du Sud, la vue de l’entièreté du campement sous les yeux, elle prit un court instant pour ordonner ses idées. Sans bouger, elle prit la parole afin que le repenti l’entende, lui répétant l’ordre de l’Avatar sur les montures. Lui se tourna, se demandant sans doute ce qu’elle lui voulait, mais elle ne bougea pas. Ses quelques mots avaient eux aussi résonné comme un ordre, mais elle n’y avait pas accordé d’attention. Elle partit, prenant la direction du campement de la Doth’Ka en contrebas.

***


« Alors, cette entrevue ?

- Concise, mais elle a été mise au courant. Je l’accompagne au camp nord, le Senger du II^ème veut la voir.

- On parle beaucoup de lui en ce moment…

- Le corps s’agite quand la tête revient s’y greffer.

- (Soupir.) Ton sarcasme a toujours été douteux ! Des informations à transmettre avant ton départ ?

- Rien qui ne te concerne, tu as une autre tâche à mener à bien il me semble. Je garde les informations pour les plus obéissants… et les moins compétents.

- Ça me touche. À plus tard dans ce cas.

- Tesso soit avec toi, Nuirre. »


***

Les légères rafales de vent lui balayaient le visage, le couvrant de poussière presque invisible qu’elle ne prenait pas la peine d’ôter. Ses poings serrés sur les sangles des chevaux, elle avait pris le relais du repenti après avoir missionné quelques espions çà-et-là ; les ordres allaient maintenant être communiqués, et l’immense rouage de l’ombre se mettre en marche afin que le cours du temps reprenne son œuvre, avançant toujours plus vers l’idéal de suprématie des Sombres.

La triumvir ne tarda pas après qu’elle était arrivée. Sans attendre, elles se mirent en selle et entamèrent leur voyage vers le camp nord, où l’Obok Senger attendait. Des explications allaient être obtenues, et un pas de plus serait fait sur la piste de la Phord’ur disparue, peut-être perdue dans le désert, alors promise aux scorpions…