La visite promise | Zofia & Agathe

Fin de la 5ème ennéade
Printemps, Barkios 18:XI

Seulement quelques jours se sont écoulés depuis le petit déjeuner entre les trois complices. La fausse relation entre Natael et Agathe suit son chemin mais, en coulisse, la jeune femme a toujours du mal avec son faux prétendant. Cet homme reste une énigme pour lui, elle n'a pas l'impression de le connaître aussi bien qu'elle le devrait et qu'il ne lui raconte pas tout non plus. C'est son droit le plus strict, évidemment, mais elle a la sensation que quelque chose lui échappe. Il demeure distant sans qu'elle ne parvienne à comprendre pourquoi alors qu'ils partagent un secret intime tous les deux.
Fidèle à sa parole, elle se rend ce jour-là au monastère pour rendre visite à Zofia et discuter avec elle. Elle doit faire croire qu'elle cherche à se rapprocher de l'entourage de son prétendant et donc que les choses sont sérieuses entre eux. Mais elle a une autre idée en tête. Elle veut profiter de cette occasion pour essayer d'apprendre à cerner le personnage de Natael et ainsi mieux jouer son rôle.

Agathe met pied sur le ponton avec soulagement. Elle n'aime guère le bateau et la houle la met mal, même sur un trajet aussi court. C'est pour cela qu'elle voyage toujours par la terre, même si elle n'est jamais allé bien loin de Chiard. En arrivant devant le Temple dédié à Sainte Aliénor, elle s'approche d'une prêtresse et demande à voir Mère Zofia. Elle attend patiemment et sourit à l'amante du dernier d'Orman lorsqu'elle la voit arriver. Elle la salut avec toutes les politesses d'usage.

-Je suis enchantée de vous revoir. Lors de notre première rencontre, nous avions parlé de bavarder. J'aurais espéré que vous auriez un peu de temps à m'accorder, mais peut-être aurais-je dû m'annoncer avant de venir ?

Ici, elles sont entourées par plusieurs oreilles qui pourraient aisément les écouter. La jeune femme préfère donc y mettre toutes les formes, telle que son éducation l'y a préparée. Officiellement, elles ne sont pas censées partager de liens particulier, si ce n'est leurs relations respectives avec Natael. Mais la noble espère bien qu'elles pourront discuter dans un lieu plus au calme et loin des indiscrets.

-Si le moment n'est pas opportun, je profiterai alors simplement de l'occasion pour me recueillir et... ne pas repartir tout de suite. Elle pose une main délicate au niveau de son estomac afin de lui faire discrètement comprendre qu'elle a besoin de se remettre avant un nouveau trajet. Je supporte mal les trajets en bateau.

Affairé dans les jardins, Zofia est en train d’arroser les plantes et d’arracher les mauvaises herbes avec l’aide de Célestin, souriant et blaguant avec ce dernier. Elle se sent beaucoup mieux depuis ce petit-déjeuner en compagnie de son amant et de Dame Agathe, qui a permit d’éclairer quelques lanternes et de la rassurer. Elle ne peut non plus s’empêcher de compter les jours, impatiente à l’idée d’embrasser et de toucher à nouveau son amant, mais tente tout de même de ne pas trop montrer son excitation en actant le plus normal possible ; ce voyage est supposé être avant tout pour remplir son devoir de soignante charitable. Toutefois, les yeux de chat de son meilleur ami semblent percevoir que quelque chose semble avoir changé chez la prêtresse depuis son retour à Chiard. Elle se perd souvent dans ses pensées, le regard distant et ailleurs. Et si elle a l’habitude de parler beaucoup, il n’est pas rare qu’elle s’enferme dans le silence, comme si elle se retrouvait dans son propre monde, un monde secret et inatteignable pour quiconque. L’herboriste n’a pourtant jamais osé lui demander quoique ce soit.

Alors qu’elle arrache de la mauvaise herbe, la jeune Solange se rapproche de Célestin et elle et annonce que Dame Agathe veut discuter avec Mère Zofia. La prêtresse la remercie et après s’être essuyé les mains sur son tablier, elle va donc rejoindre la jeune noble. Elle lui sourit amicalement et s’incline légèrement dès qu’elle la voit, mais ne peut s’empêcher de remarquer son teint verdâtre. La jeune noble s’excuse de son arrivée impromptue, mais Zofia s’empresse de secouer la tête :

-N’ayez crainte Dame Agathe. Je m’occupais des jardins avec un comparse du monastère, mais je peux vous accorder quelque temps.

Elle explique ensuite qu’elle aimerait se recueillir et se remettre un peu de son court voyage en bateau jusqu’à l’île. Ah ! C’est donc ce qui explique son teint.

-Dans ce cas, je peux vous préparer une tisane qui aidera à calmer vos maux, le temps que vous vous recueillez à la chapelle. Il y a un petit jardin très calme non loin de là et vous pourrez venir me rejoindre lorsque vous aurez terminé.

-Cela se soigne ? Par la DameDieu, si j'avais su cela, je vous aurais rendu visite bien plus tôt. Je suis affligée de ce mal depuis ma plus tendre enfance, ce qui est un comble lorsque l'on est originaire d'une ville portuaire. Déclara-t-elle sur le ton de l'humour.

Depuis toujours, la pauvre Agathe sent son ventre se retourner dès que ses pieds se posent sur la moindre embarcation, de quelque taille soit-elle. Son amant avait déjà voulu lui faire faire le tour d'un étang et elle l'avait accompagné pour lui plaire mais cela s'était révélé être la bêtise du siècle. Et, à la fois, ce fut de voir la façon qu'il avait prendre soin d'elle par la suite qui lui avait permis de comprendre qu'il tenait à elle.
Sans trop attendre, la noble prend congé de la prêtresse pour se rendre à l'intérieur. Elle veut se défaire de cette formalité au plus vite et retrouver Zofia et son remède dès que possible. Elle doit prendre sur elle pour conserver un pas lent et régulier en se rendant jusque dans le Temple. Elle s'assoit ensuite, baisse la tête et se met à prier en silence.

Lorsque la demoiselle ressort du Temple, elle se sent un peu mieux mais toujours barbouillée. Elle se dirige donc vers les fameux jardins et y cherche son interlocutrice du jour. Elle n'a pas besoin de demander son chemin. Comme toute personne originaire de Chiard, elle connaît parfaitement les parties accessibles du monastère. Les deux femmes se retrouvent sans mal et s'installent. Agathe goûte sans rechigner à la tisane après avoir remercié la prêtresse. Que la boisson soit bonne ou mauvaise lui importe peu du moment qu'elle peut la soulager. Cependant, elle est bien consciente que la première gorgée ne suffira pas à faire effet. Aussi entreprend-elle de lancer la discussion, loin de la foule de curieux.

-Merci de m'accorder un peu de votre temps et de vos soins. Je sais que vous y trouvez votre intérêt et que c'était convenu ainsi mais je tenais à vous dire que j'ai été satisfaite de notre discussion de l'autre jour. Je souhaitais réellement vous rassurer afin que vous appréhendiez la situation plus sereinement. Si vous aviez changé d'humeur, notre mensonge aurait été moins efficace.

Même si la noblesse croyait à leur romance, Zofia se serait trahie en changeant d'humeur face au jeune couple. Agathe se tenait informée de ce que l'on disait des trois protagonistes par l'intermédiaire de sa Dame de compagnie. Celle-ci laissait traîner son oreille afin de s'assurer tout se déroulait comme prévu. Et la mine radieuse affichée par la servante de Néera après ce petit déjeuner avec les deux amoureux avait été remarqué et renversait toutes les théories sur son éventuelle liaison avec le puîné des d'Orman. La jeune noble n'en oublie pas pour autant les regards que les deux amants se sont lancés dans l'intimité de ce salon et la gêne qu'elle a éprouvé de se trouver entre eux deux.

-Natael est un homme... particulier, s'il en est. J'ai... du mal à le cerner et à me montrer parfaitement naturel avec lui. Et, après vous avoir vu ensemble, je ne suis pas sûre qu'il le soit non plus avec moi lorsque nous feignons nos sentiments réciproques.

-La prochaine fois que cela arrive et que je ne peux vous aider, demandez que l’on vous prépare une tisane avec de la menthe et du gingembre. Ce sont des plantes plus communes et accessibles. Cela ne guérira pas entièrement vos maux, mais cela les calmera, lance-t-elle après un rire et avec un sourire réconfortant.

Après avoir salué Dame Agathe, Zofia se dirige donc vers l’infirmerie pour préparer la tisane promise, pas sans croiser le regard de plusieurs autres soignantes et soignants. Criants de malaise, plusieurs le détournent à son passage. La prêtresse sait exactement pourquoi. Beaucoup d’entre eux n’ont pas lésiné sur les chuchotements et les rumeurs, parfois en usant de mots peu délicats à l’égard de Mère Zofia. Maintenant que le troisième d’Orman passe de plus en plus de temps avec une jeune noble, plusieurs sentent la culpabilité les ronger, mais n’ose tout de même pas s’excuser, croyant que la prêtresse n’est pas tout à fait au courant de qui exactement a dit toutes ces choses. Au contraire, elle le sait, mais n’a tout simplement pas d’énergie à leur accorder. Leur plan semble fonctionner et c’est tout ce qui compte pour elle.

La tisane prête, Zofia pose le tout sur un plateau et se dirige donc dans les jardins de la chapelle.
Dame Agathe la retrouve quelques minutes seulement après son arrivée et Zofia lui tend une tasse fumante, s’inclinant légèrement lorsqu’elle la remercie encore. La prêtresse comprend la jeune noble ; elle aurait très bien pu réagir autrement, mais...ce n’est pas dans sa nature d’être jalouse et d’avoir un tempérament de feu comme certaines, malgré l’échec et la blessure de sa dernière relation. Natael et Dame Agathe ont seulement sauté sur l’occasion et le résultat en a valu la peine.

La suite de la discussion lui arrache tout de même un air surpris. Elle rougit un instant, ne sachant pas quoi répondre et surtout, ne voulant pas mettre son amant en danger en révélant son secret. Elle fixe un arbuste en fleur, réfléchissant à une bonne réponse qui aiderait la jeune noble tout en préservant le vitaliste de représailles. Elle fait confiance à Dame Agathe, mais pas pour cela. Sa main se porte à son amulette de Sainte Aliénor et un sourire étire ses lèvres ; il est vrai que Natael peut être difficile à cerner. Cette distance qu’il impose aux autres s’explique, mais lorsqu’on ignore pourquoi, sa froideur peut en écorcher plus d’un. Patiente, elle ne s’est jamais découragée, mais est consciente que ce secret qu’elle a partagé depuis le début avec Natael a sans doute contribuer à leur rapprochement. Par contre, il aurait très bien pu refuser son invitation dès le premier matin, chose qu’il n’a pas fait. Il s’est même intéressé à leur discussion, souriant et riant avec elle...Elle finit par se lancer :

-Il est vrai que Natael se cache souvent derrière un mur de glace qui semble difficile à percer et faire éclater lorsqu’on ne le connaît pas, mais lorsqu’on s’arme de patience et de compréhension et qu’on y arrive, nous découvrons un homme très doux et attentionné.

Elle se tourne vers Dame Agathe et accroche son regard, tentant de se montrer rassurante :

-Ne prenez pas mal cet air distant qu’il emploie. Certains caractères doivent s’apprivoiser avec le temps. Je crois donc que mon amitié avec lui à contribuer de beaucoup à ce que notre relation s’épanouisse autrement.

Elle ne sait pas trop si elle a pleinement répondu à sa question. Le problème, c’est qu’elle n’a jamais eu l’impression de se forcer pour que sa relation avec Natael fleurisse de la sorte. Ils se sont trouvés et ces sentiments se sont développés naturellement avec le temps.

Agathe fronce légèrement les sourcils de réflexion en écoutant Zofia lui décrire sa vision de Natael. Elle se remémore ces derniers jours et les moments que les deux faux amoureux ont passé ensemble. Elle n'utiliserait probablement pas les mêmes adjectifs qu'elle le qualifier.

-Doux, j'ai assez de mal à vous croire. Il est plutôt... abrupte dans sa façon d'être. Il dit ce qu'il pense sans se soucier de la formule qu'il emploie. Je fais de mon mieux pour me concentrer sur le fond de ses paroles plutôt que sur sa façon de le dire. Et, il est vrai que si on regarde un peu plus loin, il est effectivement attentionné. Mais il faut vraiment y prêter attention.

Bon nombre de femmes doivent s'arrêter à l'attitude du d'Orman sans même remarquer la main qu'il tend pour assister son interlocutrice. C'est comme s'emmitoufler dans une fourrure en grimaçant à l'idée de porter la peau d'un animal et ne pas se rendre compte qu'elle fait son office malgré tout. Alors qui réaliserait que cette fourrure est aussi douce que de la soie ? Qui, à part Zofia...
Maintenant que la prêtresse le lui fait remarquer, il est évident pour Agathe que son comparse a un bon fond. Néanmoins, son éducation ne l'aide pas à faire fi des convenances. Elle préfère l'éloquence et la poésie, choses dont Natael n'est a priori pas capable.

-Oui, j'ai pu constater qu'il n'était pas... de glace... avec vous.

Ce n'est en rien une critique. La jeune noble se souvient simplement avec gêne de l'échange de regards auquel elle a assisté. Leur désir était criant mais il n'y avait pas que cela. La façon qu'ils avaient de se tenir par la main était la preuve de toute autre chose...

-Ma présence vous a sans doute contraint l'un comme l'autre à vous limiter dans l'expression de vos sentiments mais je ne pensais pas qu'il pourrait se comporter de manière aussi démonstrative. Si la rumeur s'est questionnée sur la nature de votre relation, moi je n'ai plus le moindre doute.

Elle adresse un sourire amical à la prêtresse. Natael a montré un réel souci quant aux inquiétudes de son amante. Il lui a pris la main avec délicatesse. Il l'a couvée d'un regard plein d'envie mais... pas seulement. Alors, affaire de sexe ou affaire de cœur ? Elle ne se pose plus la question en ce qui la concerne.

Zofia n'est pas surprise de savoir que la franchise parfois abrupte de Natael a pu froisser Dame Agathe. La prêtresse se souvient de son premier petit-déjeuner avec le vitaliste à Merval et de quelques impairs, mais jamais il ne s'est montré irrespectueux. Seulement, Zofia ne porte pas le titre de noblesse. Si elle en côtoie en tant que prêtresse, son éducation reste celle d'une bourgeoise. Elle ne peut donc saisir toutes les subtilités et les conventions. Pour elle, Natael est simplement honnête. Quant à sa froideur, le fait qu'elle sait pour sa magie de la vie a sans doute contribué pour beaucoup à ce qu'il soit plus détendu et avenant dès leur premier petit-déjeuner. Il semblerait que cela ait aussi contribué aux rumeurs sur leur compte, comme si une amitié avec le dernier des d'Orman semblait impossible.

-Comme moi, Natael voyage beaucoup. Il a sans doute rencontré toutes sortes de gens qui ont contribué à façonner sa personnalité.

Elle évite de dire le pourquoi de ces voyages, même si cela aiderait sans doute la jeune noble à comprendre comment il a pu se forger une telle carapace.

La suite la fait rougir et elle ne peut s'empêcher de détourner les yeux. Il est vrai qu'ils se seraient volontiers embrassés si elle n'avait pas été présente. Il ne s'est tout de même pas empêché de la serrer dans ses bras et de lui prendre la main avec tendresse. Non, cette relation n'est définitivement pas le fruit d'un simple plaisir charnel. Zofia le sait au fond d'elle, même s'ils ne se sont jamais dit je t'aime et qu'ils se laissent du temps tous les deux. Son sourire s'atténue toutefois et son regard se perd à nouveau dans le jardin coloré ; sauf qu'ils ne pourraient jamais s'aimer librement et pleinement sans conséquences ou sacrifices.

-Nous étions réellement amis avant notre retour à Chiard, jusqu'à ce que je fasse un premier pas. Et il ne m'a pas repoussé, dit Zofia, les joues très rouges au souvenir de leur première fois et ne sachant pas si elle en dit trop. Nous nous laissons du temps pour solidifier notre relation, car nous sommes conscients des sacrifices que cela implique. Je ne suis pas noble. Me marier n'offre donc ni terre ni influence pour les d'Orman.

Elle retrouve finalement le regard d’Agathe et un peu de son sourire :

-C’est...si criant que cela lorsqu’on se regarde?

-Oh ? Je croyais votre relation plus ancienne. Pardonnez-moi si j'ai dépassé certaines limites, je vous pensais déclarés l'un à l'autre depuis longtemps...

Cela fait plus d'un an que l'on parle d'eux, il est donc légitime qu'elle pense que leur liaison remonte à cette date. Elle comprend en écoutant la prêtresse qu'il n'en est rien et s'imagine désormais que c'est l'annulation des fiançailles de Natael qui a peut-être été à l'origine de leur relation... Ou bien est-ce l'inverse ?
Quoi qu'il en soit, elle n'aura pas l'impudence de poser la question alors qu'elle vient déjà de commettre une erreur en supposant qu'ils s'étaient déjà avoué leurs flammes. Mais à les voir, comment aurait-elle pu s'en douter ? Ils sont attachés l'un à l'autre. Leur attitude conjointe est criante de tendresse autant que de passion. D'ailleurs, Zofia l'interroge à se sujet et la noble ne saurait dire si c'est parce qu'elle s'inquiète d'être découverte ou parce qu'elle espère qu'ils partagent les mêmes sentiments.

-Eh bien... Que vous brûlez l'un pour l'autre ? Oui... C'est évident. Agathe se force à répondre mais aborder ce sujet lui donne autant de rougeurs qu'à son interlocutrice, si ce n'est plus. Elle est plus jeune, moins expérimentée, et elle n'a connu -et espère ne connaître- qu'un seul homme dans sa vie. Tout autant que le fait... qu'il n'y a pas que la passion qui vous unit.

Cette fois, la demoiselle cherche les yeux de la prêtresse pour y plonger les siens et lui adresser un sourire. Elle n'est pas certaine de savoir à quoi cela tient. Peut-être à leur complicité du fait d'avoir été amis avant d'être amants ou bien à ces sentiments qu'elle croit avoir décelé dans les discrètes attentions qu'ils se sont adressés en sa présence. Une main de le bas du dos, une caresse sur le revers de la main, une étincelle différente dans le regard... Elle croit qu'ils s'aiment mais elle n'ose plus se prononcer après sa toute récente erreur. Et surtout, elle ne peut parler à la place de Natael qui est le seul à pouvoir le confirmer.

-En ce qui concerne votre union... Votre famille possède un commerce florissant. Et les d'Orman également. Une alliance entre vos familles ne seraient pas aussi incongrue que cela, l'absence de titres mise à part. Malheureusement, les d'Orman sont plus riches et plus influents donc c'est à votre famille que cela profiterait le plus. Sans compter que, de ce que j'ai pu comprendre, Dame Eulalie est très attachée à la noblesse... Si une personne devait vous empêcher d'être ensemble, ce serait bien elle. Je n'ai pas rencontré Sire Renard mais je crois savoir qu'il est moins rigide que son épouse. Cependant, il lui est dévoué et se rangera à son avis, tout du moins publiquement.

Agathe aimerait qu'il existe une solution pour eux. Mais à moins que Zofia n'obtienne un titre -chose très difficile voire impossible-, elle n'en voit pas. Elle ne s'imagine pas un seul instant que Natael serait capable d'abandonner son titre pour elle. D'autant que cela ferait scandale tout autant que leur liaison actuelle, ce qui ne rendrait service à personne.

Dame Agathe lui confirme que leur regard et leurs gestes l’un envers l’autre exhibe bien plus qu’une simple passion, ce qui a sans aucun doute aidé à alimenter toutes ces rumeurs sur leur compte durant tout ce temps. Elle doit avouer que ce n’était pas spécialement de l’amour qu’elle a ressenti la première fois qu’elle a posé le regard sur le vitaliste, mais ça, Dame Agathe n’a pas à savoir. De toute façon, le titre de Natael l’avait tout de suite remise à l’ordre. Par chance, car peut-être n’aurait-elle pas eu la chance de connaître davantage le personnage et de s’y attacher autant. Apaisé de savoir qu’elle réveille bel et bien quelque chose chez le vitaliste, elle accroche donc le regard de la jeune noble, tout aussi rouge qu’elle. Dame Agathe est encore jeune et a sans doute beaucoup moins de vécu dans ces jeux de l’amour que la prêtresse n’en a, même si elle-même n’a pas eu une vie amoureuse très prolifique. Zofia espère donc que la pauvre ne se laissera pas embobiner par quiconque. Elle a risqué très gros en se donnant ainsi à un noble et espère pour elle qu’il est un homme de parole et que son amour est aussi vrai que celui que Zofia porte à Natael. La prêtresse sait ce que c’est de se faire mentir et elle ne souhaite cette douleur à personne.

Lorsque la jeune femme mentionne les obstacles qui les empêchent de s’unir librement, le sourire de Zofia disparaît un peu et sa main retourne sur son pendentif de Sainte Aliénor. Elle aurait bien empoigné celui que Natael lui a donné, mais comme à chaque jour depuis qu’elle l’a reçu, elle le cache entre ses seins, sous ses robes de Néera.

Sa famille est certes riche, mais sans titre. Et ce n’est pas de sitôt que Rainier pourrait magiquement donner le rang de noble aux Marger, malgré ses fructueuses affaires dans le commerce langecin et péninsulaire. Quant à Dame Eulalie, Zofia sait très bien qu’elle ne regagnera jamais le respect qu’elle a déjà perdu. Même si son fils semble vouloir remplir ses devoirs en prétendant fréquenter Dame Agathe, Zofia a l’impression que son esprit ne sera jamais bien tranquille tant que son fils ne se sera pas marié.
Elle retrouve le sourire et par réflexe et parce que cette discussion est plutôt personnelle, elle posa sa main sur l’avant-bras de Dame Agathe en signe d’amitié. S’en rendant compte, elle la retire tout de suite :

-J’ignore encore ce dont il adviendra de notre futur à lui et moi. Nous n’aurions jamais dû nous rencontrer, mais il est trop tard pour que nous changions quoique ce soit. Et puis...je crois que ces sentiments ce seraient révélés un jour ou l’autre bien malgré nous. Pourtant, malgré les obstacles, je ne regrette rien de ce qui s’est déjà passé.

Son sourire s’agrandit et d’un ton un peu espiègle, elle réplique:

-Je suis patiente et si ce mois ou deux peuvent vous aider à retrouver celui que vous aimez, je tâcherai donc de me montrer plus subtile.

Agathe lui sourit. Le geste de la prêtresse ne l'a en rien choquée. Elles sont censées faire semblant de se rapprocher mais cela ne les empêche pas de sympathiser avec sincérité. Elle a du mal à se lier avec Natael et doute de conserver des rapports réguliers avec lui une fois leur "relation" terminée mais elle sent qu'elle pourrait aisément de rapprocher de Zofia. Et à dire vrai, elle n'y verrait aucun inconvénient, au contraire. Alors elle reproduit le geste de la servante de Néera et laisse sa main sur son avant-bras.

-Je n'ai rien contre le fait d'avoir une amie de plus. Surtout une amie avec laquelle je puisse parler de mon secret.

L'expression de la noble se fait douce. Elles ont ce point commun qui les force à cacher leur relation avec un homme auquel elles tiennent alors qu'elles auraient envie d'en parler à tout de monde. Lorsque l'on est heureux, on voudrait pouvoir le crier sur tous les toits. Mais l'une comme l'autre, elles sont contraintes de se taire pour leur bien, celle de leur amant, de leur famille... Car quelle honte se serait pour la famille d'Agathe si on apprenait qu'elle s'est donnée à un homme. Un homme marié qui plus est...

-Je sais que j'aurais pu me confier à un prêtre bien avant mais j'en ai toujours été incapable jusque-là... Natael est le premier à qui je l'ai dit volontairement et c'est uniquement parce qu'il le fallait. Ma Dame de compagnie l'a découvert par elle-même. J'ai... trop honte pour avouer que j'ai cédé mon bien le plus précieux à quelqu'un qui ne m'étais pas destinée.

Qu'est-ce qu'une femme peut offrir de mieux ? Elle représente une alliance possible, un gain de titre, de terres, de richesse, de puissance. Tout ce qu'elle a à faire, c'est se taire et préserver sa virginité jusqu'au jour de son mariage afin de garantir que l'enfant qu'elle portera est bien celui de son époux. Agathe a reçu une éducation parfaite mais elle n'a pas hésité un seul instant à fauter avec le premier qui a lui témoigné de la tendresse. Cela ne s'est certes pas fait du jour au lendemain mais elle était prête à perdre toute sa valeur pour les sentiments d'un homme qui ne pourrait lui rendre son sacrifice. Du moins, jusqu'au décès de son épouse qui est survenu bien tôt. Elle a aussi honte d'avoir cédé au désir que de se réjouir de l'opportunité qui s'offre à eux car elle est née d'un grand malheur. La culpabilité la ronge mais elle n'est pas encore prête à en parler.

-Je vous souhaite que votre relation à tous les deux trouve une issue heureuse. Je ne parviens certes pas à sympathiser avec Natael... Mais j'ai eu l'occasion de me rendre compte que, même si certaines rumeurs sur son compte sont fondées, elles ne lui rendent pas justice.

La jeune femme est loin de savoir à quel point son faux prétendant peut être un homme bon... Elle ignore qu'il donne de son temps, de son argent et même de sa personne pour les petites gens. Elle ne le saura peut-être même jamais et ne se rendra peut-être jamais compte qu'il ne mérite pas d'être traité de cette façon. Mais s'il a pu attirer l'affection sincère d'une prêtresse de Néera, c'est qu'il doit être quelqu'un de bien.

Le sourire de Zofia s’agrandit lorsque Dame Agathe lui annonce qu’elle ne verrait aucun inconvénient à ce qu’elles soient amies. Vu son caractère amical, la prêtresse ne refuse jamais une nouvelle amitié. Elle est aussi très consciente que ce secret qu’elles partagent est très lourd à porter en solitaire et que la pression de ne rien dire peut bien vite nous faire craquer. Elle sert un instant la main que Dame Agathe a posée sur son avant-bras pour lui signifier qu’elle accepte bien sûr.

-Vous pouvez venir me voir peu importe la raison Dame Agathe. Je vous aiderez toujours au mieux de mes capacités.

Elle pose ensuite un regard compatissant sur la jeune noble qui lui avoue ne pas en avoir parlé à un prêtre ou a quiconque, excepté Natael et sa dame de compagnie. Elle comprend la honte qui a submergé la jeune femme et le désir de taire cet interdit. Zofia a déjà passé par là et comprend donc ce sentiment. Seulement, elle espère que Dame Agathe est moins naïve qu’elle ne l’a été à cet âge et qu’elle ne regrette pas son geste. La prêtresse ne lui souhaite que du bonheur avec cet homme sans doute un peu plus vieux qu’elle. Cette fois-ci, la prêtresse ose lui prendre la main et plante son regard dans le sien. Elle veut la rassurer, mais aussi peut-être lui glisser un conseil. Elle prend une pause, cherchant ses mots et finit par se lancer :

-Le mariage est certes une étape importante dans la vie de quelqu’un et nous nous devons de tout faire pour ne pas le briser, autant celui des autres que le nôtre. Cependant, j’ai compris avec le temps que les élans du cœur peuvent affaiblir même la plus droite et la plus pieuse des personnes et qu’il y a donc des zones grises. Rappelez-vous que cet interdit, il l’a lui aussi commit, mais que cela ne veut dire que vous n’étiez pas destiné à vous aimer.

Elle ignore si elle a franchi une ligne, consciente que sa vision ne peut peut-être pas plaire à tous. Toutefois, elle ne peut s’empêcher de se sentir agacé à l’idée que ce doit être Dame Agathe qui porte ce lourd fardeau seule. Étant prêtresse de Néera, Zofia a dû assister à de nombreuses tragédies où l’homme a pu fuir ses responsabilités sans conséquences.

Elle chasse tout cela de ses pensées et lui sourit une nouvelle fois lorsqu’elle leur souhaite à Natael et elle que leur relation puisse trouver une issue heureuse. Elle lui avoue même que le vitaliste n’est pas tout à fait ce que les rumeurs disent de lui :

-Merci à vous Dame Agathe. Cela fait chaud au cœur de savoir qu’au moins une personne nous soutient. C’est aussi rassurant de voir que vous comprenez un peu mieux le personnage qu’est Natael malgré les rumeurs.

Cette discussion avec la jeune noble lui a aussi ouvert les yeux sur ce qu’est réellement sa relation avec son amant. Elle n’ose pas mettre des mots dans sa bouche tout de suite, mais ce regard externe l’a rassurée plus que tout. La hâte de le retrouver se fait donc maintenant ardente. Pourvu que ces jours au monastère s’écoulent vite !