Une flamme figée [Sauveur]

Favriüs, sixième jour de la première ennéade
An dix-sept du onzième cycle

Ce n’était pas dans une de ces loges qui avaient vu tant de débauche que j’emmenais Sauveur depuis qu’il était évident que rien ne fonctionnerait comme avant. A la place je l’invitais dans mes quartiers, au plus haut du bâtiment, et plus précisément dans cette chambre lumineuse aux grandes baies vitrées qui était régulièrement ouverte aux quatre vents. Et même maintenant alors que l’automne avait théoriquement envahi Miradelphia, ce qui ne faisait pas énormément de sens en Ithri’Vaan, car la chaleur était toujours bien présente. Il y avait un petit salon dans un coin de la pièce, près de l’entrée, et quelques objets ornementaux – beaucoup, en fait – mais ce qui attirait l’œil en entrant était forcément le gigantesque lit en son centre. Ce lit avait été un symbole de l’amélioration de ma condition pendant longtemps, mais il était synonyme de stagnation depuis quelques ennéades, alors que l’on essayait encore de réparer mon corps – ou mon esprit – défectueux.

Sauveur était entré alors que j’observais d’un peu trop loin la mer Olienne, ce petit palais étant particulièrement mal placé au sein de Soieries. J’étais restée là un instant, l’ignorant presque, avant de venir doucement me tenir contre lui, dans ses bras. La situation était de plus en plus pesante, et si ses bras étaient toujours aussi réconfortants je commençais à me poser beaucoup trop de questions, des questions souvent motivées par la peur d’éventuellement le perdre. Pour une relation qui avait commencé comme celle-ci l’avait fait, avec autant de passion et d’intensité, c’en était particulièrement triste. Après cette étreinte qui dura quelques instants, de longs instants mais pas aussi longs que je ne l’aurais souhaité, je l’invitai à s’asseoir, et à simplement discuter, comme nous l’avions fait si souvent. Il y avait toujours un peu d’humour, un peu de provocation, mais même ces jeux et ces discussions semblaient perdre en intensité alors que je me sentais particulièrement responsable.

Après quelques minutes, alors que ce qu’il se passait ne semblait juste pas fonctionner, je me tus, le laissant finir, avant de partir sur quelque chose que je devais lui dire. Une petite voix timide s’échappa de ma gorge alors que je baissai les yeux. « J’ai arrêté… les séances de soins je veux dire… » Mon regard remonta et trouva alors le sien. « Mon corps est en parfait état et en parfaite santé, tout le reste fonctionne, je saigne même toujours, mais, ils ne font presque rien, et après ils me demandent de… » Nerveusement peut-être, je me mis à rire doucement. « Ils ont même reconstitué ce qui s’est brisé notre première fois… si on décidait de le refaire maintenant je sentirais au moins ça, tu penses qu’il y ont pensé ? » Je riais en prononçant ces mots, mais mon faux sourire s’accompagna d’une seule larme qui perla avant de s’écraser sur ma robe blanche qui ne se soulèverait sûrement pas ce jour-ci. « Je ne sais pas où on va, Sauveur… »

Le faux sourire disparut bien vite.

Sauveur fronça légèrement les sourcils alors qu'Aerianna lui annonçait la nouvelle. D'abord, il ne comprit pas vraiment puis elle se fit plus explicite et il retint un soupire. A la place, il y eut une expiration un peu plus forte que les autres. Elle avait arrêté. Cela voulait-il dire qu'elle baissait les bras ou qu'elle était dans l'impasse à ce sujet ?

-Il doit bien y avoir quelque chose qui ne fonctionne pas pourtant. Tu es sûre qu'ils ont tout essayé ? Ou qu'il n'y a pas quelqu'un d'autre qui pourrait t'aider ?
-J'en sais rien... On me répète qu'il faut que je sois patiente, que j'attende, tu m'as déjà vue patiente ? Elle rit du même rire nerveux, à travers les larmes naissantes qu'elle ne voulait pas laisser couler.

Le mercenaire la regarda. C'était dans ces moments-là qu'il retrouvait cette fragilité qui l'avait tellement touché lors de leur voyage vers ses terres natales. La seule différence, c'était qu'aujourd'hui il ne pouvait plus lui exprimer ses sentiments de la meilleure façon qui soit. Il chercha une façon de tourner sa prochaine question.

-Tu... as déjà essayé avec d'autres méthodes ? De te donner du plaisir j'entends.
-Il n'y a rien d'autre que la magie et la douleur... et même quand j'essaie toute seule... sans la douleur... ça ne sert à rien...

La douleur... Encore... Sauveur ne pouvait cacher le fait que ce sujet ne lui plaisait pas. Aerianna était libre de faire tout ce qu'elle voulait en dehors de leur couple mais la souffrance ne réglerait pas leur problème. Ils n'en n'avaient pas reparlé depuis la dernière fois mais il refusait toujours de lui faire le moindre mal, même avec mesure et même en sachant que c'était ce qu'elle voulait.

-Eh bien, dans ce cas on dirait qu'on va devoir être patients... Je sais pas avec qui tu fais ça et ça ne me regarde pas mais j'espère que tu fais attention à toi... Dit-il d'un air soucieux, une main venant caresser la joue de la jeune femme.

Aerianna sembla comprendre quelque chose et baissa le regard un instant avant de le remonter vers Sauveur. Elle n'avait pas pensé à lui dire, et elle n'avait pas pensé qu'il pourrait être inquiet, surtout quand il n'y avait eu qu'une seule rencontre avec la haute-prêtresse de Néera depuis que cette dernière avait réparé la plupart des maux de la princesse.

-Je... elle fait attention à moi... elle n'est pas comme... ne t'inquiète pas... je t'ai écouté...
-Elle ? Sauveur haussa un sourcil intrigué puis, après avoir intégré la nouvelle, eut un petit rire amusé. D'accord, je vois. Tant mieux alors. Dit-il simplement, visiblement satisfait de la réponse.

Aerianna laissa le silence prendre possession du moment alors que ses traits s'adoucirent. C'était la première fois qu'elle avouait voir quelqu'un d'autre. Ou du moins, la première fois que ce n'était pas dramatique, et la première fois que le doute était permis quand à la présence de sentiments. Sauveur pouvait s'imaginer beaucoup de choses, comme elle le faisait avec Sanaa, mais il l'acceptait.

« Je t'aime. » Elle dit, doucement, avant de reprendre, se tendant à nouveau légèrement. « J'ai peur qu'il nous manque quelque chose de trop important, j'ai vraiment peur... » Elle baissa une nouvelle fois le regard. « J'ai peur de finir par essayer de te l'imposer... »

Sauveur soupira réellement cette fois. Il savait que, dans leur situation, il y avait un risque pour que leur relation s'essouffle d'elle-même, et ce malgré l'affection sincère qu'ils se portaient. Ils avaient commencé à partager leur couche le jour de leur premier baiser et c'était leurs ébats qui avaient décuplé leurs sentiments... Alors oui, il était possible que tout s'arrête si aucune solution n'était trouvée.

-Je ne sais pas vraiment quoi te dire... Tu l'as peut-être compris maintenant : le fait d'avoir Sanaa ne change rien à ce problème. Je ne peux pas reporter sur elle ce que je ressens pour toi. J'ai envie de te faire l'amour mais ça nous fait du mal à tous les deux... Et je refuse de te faire le moindre mal, tu t'es trompé d'Hadjaoui pour ça. Acheva-t-il dans un sourire sans joie.

Elle se saisit de la main de Sauveur de manière précipitée, comme si à cet instant elle s'était rendue compte qu'il pouvait disparaître n'importe quand, et que l'idée lui était insupportable.

« Je ne veux pas d'un autre Hadjaoui de toute façon. Tu m'as déjà dit tout ça, et j'ai accepté une fois, et j'ai envie d'accepter une deuxième fois, et c'est pour ça que j'ai peur. Je ne sais pas quand et comment je vais arrêter d'accepter, mais si ça arrive tu m'en voudras... »

Elle lâcha la main, elle se redressa, se raidit, et elle posa la question qui lui brûlait les lèvres, une qu'elle avait peur de poser mais qu'elle savait devoir poser.

« Tu crois... que c'est mieux de... que c'est mieux... tu crois qu'il faut qu'on les écoute... qu'on attende... et qu'on... qu'on se retrouve... après ? »

Sauveur fronça les sourcils et observa la jeune femme qui se tenait près de lui comme s'il cherchait à la sonder. Ils n'avaient encore jamais évoqué cette possibilité jusqu'à présent et, là tout de suite, il ne savait pas vraiment quoi en penser. Ce qui n'était peut-être pas le cas d'Aerianna car cela faisait certainement plus longtemps que lui qu'elle y réfléchissait.

-Ils ont dit d'attendre, pas que ça voulait dire qu'on devait se séparer. Mais si c'est trop de pression pour toi... Que ça peut nuire à ta guérison...

Il s'interrompit et laissa sa tête partir en arrière. Il n'en revenait pas de ce qu'il allait dire... Il posa à nouveau les yeux sur elle pour continuer.

-Si tu crois que tu serais plus sereine pour te remettre sans que je sois là pour te rappeler en permanence ton problème, alors... oui... On devrait peut-être... faire une pause.

Cela ne lui plaisait pas mais il était prêt à faire ce qu'il fallait pour qu'Aerianna soit dans les meilleures conditions pour se rétablir. Mais c'était à elle d'estimer s'il était une entrave ou une aide dans son rétablissement. Il ne pouvait pas en juger pour elle.

C'était au tour de la jeune femme de laisser sa tête partir en arrière alors que les larmes lui montaient aux yeux et qu'elle laissait sa voix se briser, légèrement.

-J'en sais rien, je ne peux rien te promettre, je ne sais pas ce que je fais, je ne sais pas ce qu'ils font, je ne sais pas ce que je dois faire." Elle marqua une pause, si courte qu'elle n'avait pas l'impression d'en avoir faite une. "Si, je peux te promettre quelque chose, que si je vais mieux tu seras le premier que je viendrais retrouver. Non... quand j'irais mieux tu seras le premier que je viendrais retrouver.

Alors... C'était ainsi que cette conversation se finirait ? Sauveur était amer mais il n'en voulait pas à la Princesse. Il était triste que, pour qu'elle aille mieux, ils doivent se séparer. Finalement, après un silence, il se leva mais il n'alla guère bien loin. Il se posta devant la jeune femme, posa une main sur sa joue et se pencha sur elle pour l'embrasser une dernière fois avec tout son amour. Puis il resta ainsi, plongeant son regard dans le sien alors que leurs visages ne se trouvaient qu'à quelques centimètres l'un de l'autre.

-Quand tu iras mieux, je serais là.

Il savait qu'il ne pouvait pas lui promettre une telle chose... Sa rémission pouvait prendre des mois voire des années. D'ici-là, ses sentiments se seraient peut-être fanés avec le temps. Pourtant, il ne pouvait pas partir en lui demandant de se dépêcher. Cela serait revenu à exercer sur elle cette pression dont ils voulaient justement la libérer avec cette séparation.
Enfin, il se redressa totalement et s'avança en direction de la porte. Il était inutile de faire durer cet instant plus longtemps. Ce serait les faire davantage souffrir...

Elle resta silencieuse, les yeux rivés sur le sol, consciente que si rien ne s'améliorait elle venait de perdre le seul être qu'elle aimait, et que la séparation serait aussi définitive que celle d'Aethka qu'elle avait perdu aux flammes qu'elle avait elle-même invoquée. Mais la lueur d'espoir existait et elle allait s'y accrocher, ce qu'elle démontra en souriant à travers les larmes et en relevant la tête dans la direction de son aimé.