– Il recommence, fit Elmure en signalant d'un mouvement de tête la proue du navire.
– M'est avis qu'il va falloir nous y faire, répondit Roland avant d'expugner un soupir. On s'attendait à quoi, au juste ? Qu'il nous revienne indemne et exempt de toute dissemblance ?
Alden scrutait Ernest lui aussi. Son suzerain et ami balayait du regard les flots de la mer Olienne, comme s'il y cherchait désespérément quelque chose. Les tressaillements de sa main gauche avaient repris. Son bras droit agrippait le beaupré comme si sa vie en dépendait.
– Qui sait ce qu'il a bien pu voir toutes ces années ? s'inquiéta Elmure en secouant la tête.
Alden fit un pas en avant avec dans l'intention de s'enquérir du bien-être du Griffon. Il s'interrompit dans son élan, remarquant qu'on l'avait pris de court. Le jeune homme semblait trop grand pour son âge, et son allure élancée donnait l'impression que ses pas ne faisaient qu'effleurer le sol. Liv, le sang-mêlé, s'attachait à rassurer Ernest.
– Lui doit bien le savoir, répondit Alden, les muscles du visage tirés.
À ces mots, Roland se tourna vers son frère d'armes et lui tapota l'épaule. Les trois hommes liges échangèrent des regards entendus.
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Le port d'Amderran avait été choisi pour une raison évidente ; raison qui se tenait sur les quais dès leur arrivée. Irène, la sœur aînée d'Ernest, une femme à la beauté froide et captivante, avait sondé l'horizon depuis plusieurs heures. Elle n'y croyait toujours pas et pourtant, à mesure que la voile au pavillon thaari s'avançait dans le port, un grand chambardement s'imposa naturellement dans sa poitrine. Les missèdois débarquèrent bientôt et elle put le voir, là, son frère, épaulé d'Alden de Béjary et Roland de Valmu, l’immense Elmure de Champant en amont, la main au pommeau, et un jeune homme aux traits étrangers qui le suivait. C'était bien lui. Elle sentit l'air se défiler de ses poumons mais garda contenance, le menton légèrement relevé comme pour s'empêcher de laisser libre cours à ses larmes. Dès qu'elle le put, ses mains empoignèrent les siennes. C'était bien lui, oui ; ou presque. Quelque chose avait changé sans qu'elle n'eût pu dire quoi donc. C'était derrière le vert de ses yeux, pensa-t-elle. Comme une lueur. Une lueur qui dansait et disparaissait sitôt qu'on lui portait attention.
Au château des d'Amderran, ils retrouvèrent Ashal, l'époux d'Irène, et son frère, Alcion, seigneur de ces terres. Les hommes du Griffon étaient sur leur garde. Les d’Amderran n’avaient pas bonne réputation et les missèdois n’avaient concédé cette destination à leur suzerain qu’à la condition qu’ils eussent assurance qu’Irène soit présente. Malgré cela, ils n’avaient toujours guère compris pourquoi Ernest avait insisté pour accoster en ces lieux plutôt qu’à Chiard. Le baron de Missède resta plutôt silencieux durant le dîner qui suivit, répondant de quelques maigres sourires aux nombreuses questions de ses hôtes. Entretenant maints mystères quant aux évènements de ces dernières années et la façon dont il envisageait le futur. On lui décrit le nouvel échiquier péninsulaire et la situation politique langecine de ces jours. Il était difficile de dire s'il écoutait attentivement les dires des hommes présents à la tablée. Néanmoins, c'est lui qui mit fin au dîner en demandant à s'entretenir plus tard en privé avec Alcion d'Amderran.
La nuit venue, Elmure, Alden, et Roland se trouvaient dans un petit jardin du château. Autour d'une brasière, ils buvaient copieusement.
– Missède, prochaine étape ? interrogea Elmure.
– À moins qu’il ne change d’avis, répondit Alden.
Les discussions continuèrent.
– L’épauler, pour sûr, dit Elmure, à un moment. Mais sait-il seulement ce qu’il cherche ?
– La Lumière, fit une voix qui sourdait de l’ombre. Les trois hommes sursautèrent dans leurs bottes et il n’en fallut pas moins pour qu’Elmure, d'instinct, jette sa chope encore pleine dans la direction d’où la voix provenait. Liv s’avança à la lumière du feu. Il cherche celle-là qui la guidé et sauvé. Il en cherche les signes. Elle lui a donné tout ce qu’Elle a à offrir. Il lui est dévoué.
Dans un grondement d'exaspération, Alden s’avança d’un pas, prêt à en découdre, mais fut immédiatement retenu par ses compagnons.
– Qu’est-ce que tu attends de lui ? s’emporta de Béjarry. Pourquoi n’être pas resté en Estrevent ?
– Elle m’a demandé de le suivre, répondit le sang-mêlé, un sourire au fin fond des yeux. Il nous faudra tous le faire.
Le missèdois mollarda les pieds de l’hybride.
– Alden ! s’exclama Ernest, claudiquant de l'ombre à la lumière du feu. Les deux hommes se firent face en silence, le regard dur, des deux côtés. Finalement, alors qu’il perçut quelque chose d’étrange dans les yeux verts d’Ernest, quelque chose qu’il ne saurait décrire et qu’il n’avait jamais vu auparavant, Alden recula et regagna le feu et sa bière. Le Griffon demanda au thaari de le laisser en compagnie de ses hommes liges. Un silence pesant s’installa de suite, jusqu’à ce que Roland offrît une chope à son suzerain.
– J’entends les bruissements de votre inquiétude, mes amis, dit Ernest. Je ne suis point le même homme que vous eussiez connu. Mais Missède, aussi, a changé. Le Langecin et le royaume, également. Et vous, si peu, pourtant. J’en prends la responsabilité. Toutes ces années à attendre et espérer. Vos vies se sont arrêtées le jour de ma disparition et j’en suis désolé.
– Mordiable, Ernest ! s’emporta Alden, de la bière plein la bouche. Épargne-nous ta compassion de puterelle ! Le ton montait ; ce qui mit Elmure particulièrement mal à l’aise, lui qui n’avait jamais été aussi proche de son suzerain comme l’avaient été Roland et Alden avant sa disparition. Dis-nous ce qu'il s’est vraiment passé sur cette chiabrena d’île ! Dis-nous ce qu’on fout en Amderran ! Dis-nous ce que tu veux, Fot-en-cul !
Elmure manqua de s'étouffer dans sa pinte.
– Ernest, s’interposa Roland sur un ton beaucoup plus calme. Tu nous as fait peur à Sol'Dorn. À Thaar, on a eu l’impression que tu ne voulais plus rentrer. On est perdu. Tu veux rentrer, hein ?
– Nous rentrons, répondit Ernest après un nouveau silence. Mais sa réponse, succincte, n’eut pas pour effet de rassurer ses hommes, au contraire. Les regards se posèrent alors sur la main gauche du baron. Elle tremblait à nouveau. Elmure, qui n'avait dit mot depuis un moment et effrayé par ce qu’il voyait, attrapa une nouvelle chope et la cala sitôt dans la main trémulante de son suzerain.
– Voilà ! s’exclama-t-il, comme s'il venait d'apporter résolution à un problème.
Dans un petit salon du château, Alcion d'Amderran et Ernest de Missède se toisaient au cours d'un échange de quelques banalités. C'était à celui qui allait entrer dans le vif du sujet le premier. Alcion demanda à Ernest s'il pouvait écrire à Guilhem de Tall et Uthar de Brevise pour leur signaler son retour. Le baron de Missède acquiesça, reconnaissant par la même occasion que le pas dans le vif du sujet venait d'être franchi. D'Amderran, de Tall, de Brevise, et lui-même ; ce portrait n'était pas sans rappeler la dernière fois qu'ils se trouvèrent tous dans la même pièce, le jour de l'abdication de Méliane de Lancrais, son corps de duchesse sur les bras. Un lien les avait liés alors, bon gré, mal gré. Les discussions qui suivirent écumèrent un certain nombre de sujets eu égard au Langecin. Le dernier point soulevé fut celui des di Montecale ; Ernest se souvenait de l'inimitié que les d'Amderran avaient jadis pour celui qui en était venu à l'enlever, mais il n'en resta pas moins surpris que leurs discussions les amenassent à ce sujet. Il fut conclu que les derniers représentants de cette famille présents en péninsule devaient être surveillés. Simple surveillance, pour le moment. Ce point ramena irrémédiablement Ernest à son temps de captivité sur l'Inferno. Plus tard, cette nuit-là, Enrico di Montecale lui rendit visite dans un songe au cours duquel ils cymbalèrent des fesses.
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Elenwënas de la quatrième ennéade du mois de Bàrkios
– Automne de l'An 17:XI
La rosée perlait sur le Langecin. Ernest et Irène chevauchaient côte à côte, serrés de près par Liv et les hommes liges du baron. Un deuxième cercle d'hommes montés complétait la garde en les personnes d'Ashal d'Amderran et d'une poignée de ses Aigles de Sang qui devaient escorter le baron jusqu'à Missède. Pas d'étendard, peu de haltes ; ils filaient à travers champs. Irène s'attachait à garder un œil sur son frère qui semblait encore se fatiguer très vite. Elle avait bien essayé de le ménager en demandant plus d'arrêts à Ashal, son époux, mais le Griffon s'y opposait invariablement. Lorsque les montures requéraient un temps de répit, le baron trouvait difficile de rester en place. À moins d'une heure de Missède, il eut un nouvel épisode d'égarement au beau milieu d'une clairière, tournant sur lui-même, le regard tout à coup alarmé, comme s'il eût perdu de vue quelque chose. Alden, Roland, et Elmure s'étaient alors empressés de faire corps avec leur suzerain, voyant d'un mauvais œil la possibilité qu'on puisse être témoins de ces accès périodiques.
À haut midi, la capitale missèdoise était enfin à portée de galopade et un dernier arrêt fut signalé afin de discuter de la suite des évènements.
– Il s'agirait d'aller au plus court pour trouver le palais sur l'heure, dit Roland. Et éviter tout mouvement de foule.
– Si chaque rouge gueux et sa belle-mère mère ne décide de nous ralentir... commença Elmure.
– D'après Ashal, les Aigles de Sang ne passeront pas les portes de la ville, interrompit Alden en rejoignant le groupe.
– Et pourquoi non ? Il ne se foule pas souvent la rate celui-là ! fit Elmure.
– C'est ma décision, dit le baron, adossé contre un arbre, le regard bas.
– À tort de me répéter, Ernest, dit Roland. Je ne comprends toujours pas pourquoi les Vertueux n'ont pas été averti de notre arrivée.
– Pareil, grommela Elmure.
Ernest se mura dans son silence.
– Pas d'escorte, donc, résuma Alden. Nous trois, Irène, et le sang-mêlé. Au grand trot.
– Au pas, répondit Ernest.
– Au pas ?! s'emporta Elmure. Qu'est-ce que c'est que ce cirque ?
– Ernest, tempéra Alden en s'approchant de son suzerain. Si la rumeur de ton retour est tombée dans de mauvaises oreilles...
– Au pas, répéta le baron de Missède, coupant court aux tergiversions. Je n'irai pas seoir sur mon trône pleutrement.
Au pas, donc. Le baron et sa suite prirent les rues de la capitale. Ernest, en tête, décidait lui-même du trajet jusqu'au palais et ses hommes comprirent vite qu'il n'avait aucune intention de prendre le chemin le plus rapide. Son imposante crinière auburn, flavescente par mèches et flamboyante par touffes, était clairement dégagée à dessein de son visage. Rocaille était mise en évidence et Irène se trouvait à nouveau à ses côtés. Si tout avait été fait pour que son retour reste confidentiel jusque lors, le baron, à présent, entendait bien voir la nouvelle se répandre avec fulgurance par toutes les artères possibles de la capitale. Et en moins de temps qu'il n'en fallut pour gagner le palais, la ville bouillonnait déjà d'une fièvre d'exaltation. La populace se déversait à la suite du Griffon dans une cacophonie fracassante. En amont du cortège, aux fenêtres, on s'interrogeait sur ce qu'il se passait. Puis, vinrent les prières entonnées en remerciement à la DameDieu. Bientôt, Ernest et ceux qui l'accompagnaient ne purent continuer d'avancer ; la foule distendaient les ruelles à mesure que l'information circulait. Une compagnie de Vertueux fut finalement mobilisée pour faire place, mais eux aussi ne pouvaient cacher leur saisissement face à la situation. Sept ans avaient passé depuis la dernière fois qu'ils avaient vu leur suzerain.
Aux abords du palais, Ernest démonta. Il eut recours aux épaules d'Alden et de Roland pour gravir les marches, en haut desquelles il reconnut Maîtres Obélias et Boniface de Vayence qui inclinèrent la tête à son passage. Les grandes portes furent alors ouvertes par les Vertueux. Ils essayèrent d'empêcher la foule de suivre leur suzerain dans le grand hall, en vain. Ernest s'y avançait lentement, avec autant de prestance que son corps le lui permettait et l'assurance que Roland et Alden ne quitteraient ses côtés. Les formidables sculptures des salamandres couronnés soutenaient les murs de ces lieux aux allures de cathédrale et guidait le flot missèdois vers le trône. À mi-chemin, Ernest dut faire une pause. Des vociférations diverses retentirent enjoignant le peuple à faire halte également. Mais celles-ci se muèrent bientôt en un déchaînement d'exultations lorsque les cloches de la ville retentirent et sonnèrent sans discontinuer. Une lumière aveuglante traversa alors les vitraux du hall. Alden, Roland, et bien d'autres, eurent pour réflexe de s'en parer d'un revers d'une main. Ernest, lui, la contempla de plein fouet, sans ciller, les yeux grands ouverts. Elle s'épandait sur son visage et il l'accueillait comme l'homme assoiffé sous la pluie. Ses yeux se remplirent de larmes, un sourire se dégagea sur son visage, et il fit un pas en avant. Le cortège s'ébranla derechef.
Arrivé aux neuf marches qui soutenaient les deux sièges du pouvoir missèdois, le baron embrassa Roland, puis Alden, avant d'entamer de gravir les marches seul. Chacun de ses pas chancelant résonnaient dans l'immensité du silence qui avait à présent assiégé les lieux. Ses mains agrippèrent finalement les accoudoirs de son siège dans lequel il se laissa tomber. Essoufflé, la tignasse couvrant à moitié son facies, il balaya la foule du regard. Des visages lui revenaient, pinçant sa mémoire. D'autres lui étaient oubliés ou semblaient nouveaux, il n'aurait su le dire. Il s'attarda finalement sur Liv, en bas des marches, dont les traits tranchaient visiblement avec ceux de l'engeance qui l'entourait. Ernest ferma les yeux et remplit ses poumons d'air.
– Ô Grande Mère, Créatrice et Fondatrice, s'exclama-t-il d'une voix qui résonna jusqu'aux portes du palais. Accorde-nous ta pitié et préserve-nous du malheur.
La multitude entonna la prière à son tour et les salamandres de pierre parurent gambiller de vrombissements. Le silence regagna une nouvelle fois les lieux et on se demanda ce que le baron allait dire ensuite. Rien. Le Griffon avait gardé les yeux fermés et murmurait des paroles maintenant inaudibles. Roland et Alden échangèrent un regard inquiet, sentant qu'un nouvel épisode se profilait. Mais le calme apparent fut brutalement rompu par une voix émergeant de la foule : « La Baronne, Votre Honneur. Priez pour la Baronne. » Ernest rouvrit les yeux et ses lèvres cessèrent de bruire. Lentement, il tourna la tête vers l'autre siège et la place vide de son épouse. Il semblait en contempler la boisure pendant un long moment. Puis, reportant ses yeux sur la foule, il se redressa au fond de son siège. Les secondes s'égrainèrent comme des années. Ernest ouvrit la bouche.
– Où est le régent ?