Cela commença avec un verre [Céleste Lunaël]

Durant les dernières ennéades du mois de Bàrkios, An 17 du XIe Cycle

La nuit était tombée depuis plusieurs heures sur Thaar. Une nuit grasse des feux de cheminée que les habitants allumaient pour cuire leur maigre potage ou leur copieux rôt. Une nuit recouverte par d'épais nuages qui relâchaient de temps à autres un petit crachin sur la cité portuaire. Une nuit où les voleurs sortaient de leurs trous pour aller détrousser le passant attardé ou la demeure dont les volets jointent. Une nuit ou les miliciens passaient en beuglant "tout va bien" dans les beaux quartiers mais veillaient à éviter la Cour des Miracles. Une nuit où les buveurs se remplissaient la panse et où les putains vidaient celles de leurs clients.

Une nuit assez habituelle, finalement.

La taverne de l'Enclume ne différait pas des centaines d'autres qui parsemaient la ville. Ce nom lui venaient de l'ancien usage du bâtiment, une ancienne forge d'armes dont la faillite quelques vingt ans auparavant demeurait un mystère insondable. On racontait que le patron s'était intéressé de trop près à la fille d'un Prince Marchand et n'avait du sa survie qu'à une fuite rapide en Péninsule. Quoi qu'il en soit, le lieu s'était reconverti et la clientèle qui le fréquentait regroupait autant des aventuriers en goguette que des ouvriers du quartier désireux de s'envoyer un godet avant d'aller retrouver bobonne au lit.

Une taverne assez habituelle, finalement.

La grande salle de l'auberge se divisait en plusieurs partie. Au centre se trouvait un cercle de planches en bois servant à des combats de coqs ou de roquets, divertissement fort prisé de la plèbe lorsque aucun spectacles de gladiateurs ne venait égayer la ville. Près de l'entrée le vaste comptoir servait des verres à la suite pour les clients pressés ou désirant juste échanger quelques mots. Au fond par contre se trouvaient plusieurs tables auxquelles des affaires plus ou moins louches se nouaient. Comme disait le tavernier : "tant qu'ils boivent, me fous totalement de ce qu'ils se racontent". A l'une de ces tables, sise dans un coin mal éclairée, se tenait un drow qui sirotait en silence du mauvais vin tout en jetant de fréquents regards vers la porte d'entrée. N'importe qui aurait aisément pu deviner qu'il attendait quelqu'un et qu'il ne s'agissait surement pas de préparer une jolie promenade nocturne pour admirer l'architecture des Palais.

Un buveur assez habituel, finalement.

La porte s'ouvrit sur un nouveau client, un humain plus tout jeune qui alla s'installer sans hésiter en face du drow, s'affalant fort peu élégamment sur un vieux siège qui grinça sous son poids. Haldren ; car c'était bien lui qui attendait depuis le début de la soirée ; repoussa son verre et une lueur d'intérêt passa dans son regard rougeoyant.

Alors ?
Rien à faire, le bavard a pris l'artiche mais ses bobards ne suffiront pas à sortir Gueule d'Ange de taule. Ils l'emmènent au falot demain et ça va aller vite pour lui faire avaler son extrait de naissance.
C'est problématique.

Il avait vraiment compté sur la corruption pour régler cette affaire de manière aussi propre que discrète. Le-dit Gueule d'Ange travaillait pour lui... bien que le terme de travail soit un peu ironique vu les activités illégales auxquelles ils se livraient... depuis près de dix ans avec une belle efficacité, sa connaissance des circuits de contrebande entre l'Ithri'Vaan et la Péninsule valant son pesant d'or. Les criques mal surveillées par les douaniers, les receleurs peu scrupuleux, les besoins locaux de telle ou telle marchandise, voilà quel était devenu la spécialité de l'ancien gigolo qui devait son surnom à ses succès féminins. Quel dommage que cet imbécile se soit fait prendre au lit par un mari jaloux ! Quel dommage surtout qu'il ait poignardé le cocu furieux dont les cris de douleur avaient attiré le guet. Pour avoir voulu tremper son biscuit dans une tasse déjà occupée, Gueule d'Ange risquait désormais de finir pendu haut et court le lendemain.

Une pensée mi-amusée mi-affligée lui traversa l'esprit. L'incapacité des humains à contrôler leurs désirs me sidérera toujours, ils sont pires que des lapins. Pour une fois, l'elfe n'avait pas tort et le drow ne put que hocher mentalement la tête pour approuver ses dires. Mais ce constat partagé ne résolvait pas son problème, à savoir trouver un moyen de sortir son investissement de prison avant que la sentence de mort ne soit rendue. Il fallait agir cette nuit même mais avec (au moins un peu) de tact, ce qui allait mettre ses compétences en la matière à rude épreuve. Lentement un sourire apparut sur les lèvres de l'archimage alors qu'une idée naissait sous son crâne. Se levant, Haldren marcha jusqu'au comptoir et jeta dessus une bourse bien remplie tout en beuglant à la cantonade :

Tournée générale, c'est moi qui rince !

Une exclamation générale de joie répondit alors que les clients se levèrent pour s'approcher du comptoir et y donner leurs commandes aux serveurs soudain surchargés. Un coup à boire gratuit ne se refuse pas, n'est-ce pas ?

La soirée ne donnait pas grand chose. Le quartier était peut-être mal choisi ou bien était-ce cette taverne. Céleste était là depuis une heure déjà et rien ne semblait retenir son regard. Enfin, rien... Disons plutôt "personne". Cependant, la belle cherchait sans vraiment le vouloir. Elle était d'une humeur plutôt mitigée ce soir. Elle n'avait pas envie d'une énième sortie avec ses compagnons Chimères. Elle ne voulait pourtant pas être seule mais elle n'arrivait pas à se choisir un mâle pour autant. C'était un peu comme ne pas savoir ce qu'elle voulait, ce qui était encore plus frustrant qu'une nuit en compagnie d'un franc tireur croisé avec une marmotte... Ce genre d'homme qui tire plus vite que son ombre et qui s'écroule comme une masse juste après. Enfin, vous avez compris l'allusion.

Assise dans un coin de la salle, adossée à sa chaise et les pieds posés sur celle d'en face, elle sirotait son verre sans empressement. Ils avaient été plusieurs à vouloir s'installer à l'endroit même où ses bottes se trouvaient mais elle les avait tous rejeté. Trop vieux, trop jeune, trop vantard, trop quelconque, trop... Bref, elle leur avait tous trouvé un défaut pour la rebuter. Cela ne devait pas être le soir pour sortir finalement...
Dans un soupir, elle laissa ses semelles retrouver le sol et elle se leva. Son verre à la main, elle alla vers le bar où elle réclama qu'on lui en resserve un autre. Le contenant était aussi petit que le contenu était fort mais cela ne semblait pas la déranger. Le temps que le tavernier s'exécute, elle s'accouda au comptoir dans une posture qui trahissait sa lassitude. Vêtue d'un bustier et d'une veste boléro par dessus sa chemise, elle restait très féminine malgré son pantalon de cuir, ses bottes et ses cheveux au carré. Un œil averti n'avait pas besoin de voir ses oreilles pour comprendre qu'il s'agissait d'une demie-sang. Et, au vu de sa carrure élancée, elle ne tenait pas des sombres.

Tandis que le tavernier la servait enfin, une voix tonna si fort qu'elle recouvrit toutes les autres. Céleste tourna son regard vers la silhouette qui accueillait tous les remerciements de la salle. Il se tenait à deux pas d'elle. Elle l'observa une seconde mais la précipitation au comptoir la poussa à prendre son verre fraîchement rempli et à s'éloigner pour en réchapper saine et sauve. Passant près du sombre, elle leva son godet à son intention.

-Merci pour le partage de bonne humeur. Lui lança-t-elle en regagnant lentement sa table.

Même si l'ambiance serait pour le moins chargée durant les minutes qui allaient suivre, voilà qui égayerait cette soirée si monotone aux yeux de la belle.

Le tavernier et les deux serveurs avaient bien du mal à remplir les verres de la foule assoiffée et bruyante qui se pressait au comptoir pour réclamer de quoi se rafraîchir les gosiers insondables. Même ceux qui se méfiaient habituellement des drows flanquaient une bonne claque dans le dos d'Haldren au passage et le félicitaient de sa générosité, signe que l'alcool permet d'abolir bien des réticences. L'une des nombreuses silhouettes qui virevoltaient un peu partout s'arrêta à proximité de lui et leva son verre pour le remercier d'une voix féminine. Surpris, Haldren reconnut une sang-mêlée aux traits délicats malgré sa tenue presque virile. Une mercenaire sans doute, à moins qu'elle n'appartienne à l'équipage d'un des nombreux navires ancrés dans le port.

Une demi-elfe ? Bah si cela ne vous gène pas de trinquer avec un drow, je ne vois pas pourquoi je ferais des manières ! A la bonne vôtre !

Tout en la regardant regagner sa table, Haldren mûrit rapidement un plan la concernant. Sans le savoir, la mercenaire pouvait devenir un efficace catalyseur apte à déclencher rapidement les effets qu'il espérait obtenir en offrant sa généreuse tournée générale. Qu'avait-il sous la main comme matériel ? Des matelots en goguette, des ouvriers du chantier de rénovation de l'arène, quelques apprentis ou artisans, bref exactement les ingrédients nécessaires à la réaction chimique dont la demi-elfe serait l'ultime ingrédient. Trop bas pour que Céleste l'entende mais assez fort pour que les buveurs l'entourant fasse attention à ses paroles, l'archimage remarqua :

Jolie brin de fille, Surprenant que personne ne soit à ses côtés pour l'aider à passer une bonne soirée.

Alors que plusieurs regards égrillards de mâles en rut se tournaient vers la mercenaire, Haldren cacha un sourire amusé derrière son verre. Rien de tel que le cocktail additionnant de l'alcool à la beauté féminine pour déclencher l'effet qu'il espérait. Nul doute dans son esprit que la jeune femme allait repousser ces grossiers prétendants, mais l'humiliation publique et les quolibets de leurs camarades lorsqu'ils se prendraient un vent constituerait une excellente base pour déclencher une bagarre. L'orgueil blessé appelle à la violence, la violence appelle à... non, cela est encore trop tôt pour l'expliquer et viendra en temps utiles. Tout en sirotant son vin et en riant intérieurement, Haldren observa la suite des événements alors qu'un colosse borgne se dirigeait d'un pas décidé vers la jeune femme en prenant des poses avantageuses.

Céleste leva son verre en direction du drow. Pourquoi refuserait-elle ne boire avec lui ? Elle-même n'en voyait aucune raison. Elle n'avait rien contre ceux de sa race, contrairement à beaucoup d'autres sans doute. Elle s'installa à nouveau à sa table et commença à déguster son eau de vie. Elle y trempa les lèvres puis observa le liquide à travers son contenant transparent. Elle ne savait pas bien d'où sortait cette cuvée mais elle était fort bonne. Il faudrait qu'elle se renseigne auprès du tavernier, lorsqu'il aurait une minute.

La mercenaire avait jusque là cru que l'alcool rendait les hommes sourds et aveugles. Pourtant, à peine la tournée était-elle lancée qu'ils semblèrent tous l'avoir remarquée. Seule dans son coin, il était curieux qu'ils n'aient pas été plus nombreux à avoir remarqué ses jambes élancées, ses formes discrètes mais bien présentes et la finesse de sa silhouette. Mais là, ce fut un véritable défilé ! Il en passa bien plus en dix minutes que depuis son arrivée et elle ne manqua pas d'imagination pour les repousser tous les uns après les autres. Et plus le temps passait, moins elle procédait avec délicatesse. C'était l'oeuvre de sa patience légendaire...

"C'est bien, tu sais rouler des muscles. Mais fais plutôt fonctionner tes oreilles et va voir au bar si j'y suis."
"Tu appelles ça une cicatrice ? Va jouer ailleurs, fillette."
"Je suis écœurée rien qu'à l'odeur, je préfère même pas voir ta tête..."
"Boire tranquille, c'est trop demandé ?"
"Fais-moi plaisir. Fais demi-tour et dégage."

Alors qu'elle ne les comptait plus, lassée d'avoir à sans arrêt dire non, l'un d'eux s'approcha d'un pas sûr. Elle ne lui adressa même pas un regard.

-Je dois pas parler Oliyan... Fit-elle comme si elle se parlait à elle-même.
-C'bon, j'ai compris c'que tu r'cherches.
-Ça me surprendrai...
-T'aime les hommes qui prennent les choses en main.
-Qu'est-ce que j'disais...

L'inconnu continua sans même prêter attention à ses dernières paroles, si convaincu qu'il était d'avoir raison. Il croyait quoi ? Qu'elle jouait les effarouchées pour s'amuser ? Elle avait une tête à faire la sainte ni touche ? Alors qu'elle ne levait toujours pas les yeux sur lui, le type ne se dégonfla pas. Il tira sur la chaise en face d'elle, l'obligeant à retirer ses pieds de là, et prit place. Cette fois, elle fut bien obligée de poser les yeux sur sa gueule. La mâchoire était proéminente, les yeux petits et rapprochés, les dents trop grandes avaient du mal à s'aligner correctement dans sa bouche aux lèvres si sèches qu'elles pelaient. Si elle n'avait pas l'habitude d'ouvrir des ventres en deux, elle aurait pu en avoir un haut le cœur.

-Qu'est-ce t'en dis ? On file à l'arrière d'la boutique et j'te fais ta fête vite fait bien fait.

La proposition fut accueillie par une grimace de dégoût. Elle ne voulait même pas s'imaginer l'horreur d'un ébat aussi pitoyable que celui-là. Qui a dit qu'elle voulait y aller vite ? Pour elle, il valait mieux un acte qui traîne en longueur... Reportant son verre à ses lèvres, elle daigna malgré tout lui répondre.

-C'est ta façon de cacher que t'es une couille molle en fait ?
-Pardon ?

Céleste prit le temps d'avaler une gorgée de son breuvage et même de la déguster histoire de faire mariner encore plus sous nouveau... Il n'y avait même pas de mots pour décrire cette brochette de pervers et de malappris. Finalement, elle reposa son verre vide et planta son regard bleuté dans celui du marin sans cervelle.

-T'es pas capable de tenir la distance et tu le caches en tirant des coups vite fait. Ça se soigne tu sais ? Fit-elle d'un air faussement compatissant. Autour d'eux, quelques rires se firent entendre qui ne furent pas du goût du gars à la virilité bafouée. Cependant, la mercenaire n'en avait cure et commença à se lever. J'en ai ma claque. J'me barre.

Alors qu'elle s'apprêtait à s'éloigner, une main saisit son poignet avec force. Pas suffisamment pour lui faire mal mais bien assez pour l'empêcher de partir. Cependant, la belle ne semblait pas le moins du monde impressionnée ou inquiète et posa sur lui un regard qui devait lui témoigner à quel point il était déraisonnable de tenter ce genre de choses avec elle.

-Je te conseille de me lâcher.
-Non non non... On va aller à l'arrière et j'vais t'faire regretter d'm'avoir humilié d'vant tout l'monde.
-J'te le redirai pas. Poursuivit-elle avec toujours autant de calme et d'assurance. Le molosse se leva alors lentement et tenta de l'impressionner en la dominant de toute sa hauteur et de sa masse. Il devait bien faire plus de deux fois le poids de la demie-elfe.
-Pourquoi ? Tu vas faire quoi ?

Céleste lui adressa alors un sourire à la fois moqueur et forcé. Puis ses traits se teintèrent de rage tandis que son genou venait violemment à la rencontre de l'entrejambe du matelot. Aussitôt, l'emprise sur son poignet se relâcha alors que le gars se retrouvait plié en deux, les genoux resserrés et les mains portées à l'endroit même d'où provenait la douleur. Elle se libéra alors d'un geste avant de le pousser du pied pour le faire s'étaler par terre. Il n'était pas près de se relever et elle avait largement le temps de s'en aller avant qu'il ne tente autre chose et qu'elle ne doive lui faire plus de mal encore pour s'en défaire. Mais alors qu'elle se tournait vers la sortie, elle n'eut pas le temps de faire un pas. Plusieurs hommes se levaient de leur table pour venir lui barrer le chemin. Si elle avait prêté attention autour d'elle, elle aurait compris qu'il s'agissait des compagnons du pauvre hère qui morflait à même le sol.
Les épaules de la belle s'affaissèrent dans un soupir tandis qu'elle comprenait qu'elle n'était pas prête de pouvoir rentrer. Car elle se retrouvait seule contre... Dix... Ou douze. Cela risquait de prendre du temps avant qu'elle n'arrive à se débarrasser de tous et ça allait sans doute virer à la bagarre générale en prime...

La soirée avait si bien commencé, pourquoi ne se finirait-elle pas plus mal encore ?!

Géniale, cette fille était géniale. Parfaite, superbe, idéale, le catalyseur exactement calibré pour déclencher les hostilités au milieu de cette assemblée de machos désireux de vider leurs calibres. Il fallait lui reconnaître une capacité à mettre des vents que même une drow aurait approuvé et la plupart des prétendants s'en retournèrent la queue basse tels des chiens battus. Tous ? Non, car l'un d'entre eux fit mieux et atteignit un haut score de stupidité dans l'esprit d'Haldren qui comptait les points. Croyant avoir affaire à une faible femme qu'il pourrait violenter tout son saoul, il tenta d'agripper de force Céleste sans réaliser que la simple présence de la demi-elfe dans une taverne aussi mal famée indiquait sa capacité à se défendre.

Le coup dans l'entrejambe fit grincer des dents aux spectateurs : ça devait faire mal ! Mais alors que l'agresseur se tordait de douleur au sol, ses copains entourèrent Céleste qui se retrouva au milieu d'une meute de brutes prêtes à lui faire un mauvais partie. La situation aurait pu mal tourner si la choppe de bière d'un matelot maigrelet accoudé au bar ne s'était du coup envolé de son poing pour aller se fracasser à l'arrière du crâne de la plus grosse des brutes qui encerclaient la demi-elfe. Éberlué, le matelot regarda son poing comme s'il ne comprenait pas ce qu'il se passait ni pourquoi sa choppe se trouvait désormais à l'autre bout de la taverne, tandis que la brute se retournait lentement vers lui tout en le fusillant de son regard bovin.

C'est toi qui a fait ça, connard ?
Mais non, je...

Le matelot n'eut pas le temps d'articuler la fin de sa phrase qu'un massif coup de poing le fut décoller du sol et s'effondrer sur une table où des joueurs s'affairaient. L'espace d'un instant le silence se fit puis tout explosa : les joueurs furieux se ruèrent sur le colosse pour réclamer vengeance, des clans et alliances temporaires commencèrent à se former tandis que l'aubergiste tentait en vain d'appeler au calme. Installé tranquillement sur le bar d'où il tenait les combattants à distance à grands coups de pieds, Haldren sirotait son verre en souriant jusqu'aux oreilles. Heureusement que personne n'avait vu son discret mouvement de poignet juste avant que la chope du matelot ne soit projetée en l'air.

Il ne manquait qu'un élément pour parfaire la scène... ces brutes allaient-elles le lui fournir ou fallait-il qu'il intervienne de nouveau ? Bien que mal éclairée, la taverne se voyait dotée de lanternes près de l'escalier menant à l'étage car la lueur de la cheminée sise de l'autre côté de la pièce n'aurait pas suffit à rendre visible les marches. Il ne manquait plus que d'en renverser une... oui, celle-là... la première... une légère poussée télékinésique... parfait... encore un peu, l'anneau allait céder... d'un coup tout céda et la lanterne se renversa au sol ou sa flamme se mit aussitôt à brûler la jonchée qui le recouvrait. Haldren laissa passer quelques secondes le temps de s'assurer que cela prenait bien puis il hurla :

Au feu ! Au feu !

Dans une ville comme Thaar où maintes masures se trouvaient bâties en bois, la peur des flammes était une constante et peu de choses pouvaient faire se rameuter la milice aussi rapidement que la crainte des incendies non maîtrisés. Tout concentrés qu'ils étaient à se flanquer des gnons, les bagarreurs ne réagirent pas immédiatement et lorsqu'ils cessèrent de se taper dessus ce fut avec horreur qu'ils constatèrent que les flammes léchaient déjà l'escalier menant à l'étage. Aussitôt ce fut une cohue qui tenta de se ruer à l'extérieur tandis que déjà dehors des bruits de métal indiquaient la présence de personnes en armures. Jetant son verre par-dessus son épaule, Haldren agrippa une bouteille et se la renversa sur le pourpoint pour parfaire l'image du parfait poivrot avant de se joindre à la masse grouillante qui quittait la taverne pour se jeter dans les bras des miliciens.

Bagarre de taverne, incendie... ils étaient tous bons pour se retrouver en geôles.

Céleste et plusieurs de ses adversaires dévisagèrent l'importun qui les avait dérangé dans cet instant où les adversaires se toisaient juste avant que n'explose la bagarre, ce calme avant la tempête. Ils le dévisageaient comme si son intervention était mal venue. Ou plutôt, saugrenue. Non mais vous l'avez bien regardé, sérieusement ?! Il était maigrelet comme tout, au point que même la demie-sang devait avoir plus de muscles que lui. Face à une brochette de marins endurcis, qu'avait-il l'intention de faire ? Ses coups de poings seraient des pichenettes pour eux. Sa victime n'avait d'ailleurs que peu souffert de son attaque grotesque.
Au moins, cela fit deux types en moins sur le dos de la belle lorsque les hostilités commencèrent. Alors qu'un duo de molosses se ruait sur l'infortuné, le reste du groupe s'élançait sur elle. Elle ne resta néanmoins pas là à les attendre bien gentiment. Elle ne pouvait pas les accueillir tous en même temps. Elle chercha donc un endroit d'où elle pourrait mieux les voir venir et limiter le flux à son approche. Le comptoir était un bon emplacement. En quelques enjambées et un saut des plus acrobatique, elle fut en position. De là, il lui était aisé de donner quelques coups de pieds en plein visage, d'écraser plusieurs lots de doigts, d'esquiver des séries d'attaques maladroites.

Tandis que la horde cherchait à atteindre sa cible, elle bouscula plus d'un assoiffé. Ces malheureux se trouvèrent dérangés dans leur moment de détente, quand leur boisson ne se retrouva pas directement étalée sur le sol. Il y eu protestation et cela vira évidemment à la bastonnade. La voilà la bagarre générale... En quelques minutes, tout le monde sans exception se tapait dessus et s'insultait de tous les noms.

Tout le monde ? Non.

Céleste profitait pleinement de sa position, esquivant, rendant les attaques manquées, repoussant sans la moindre hésitation ceux qu'elle avait déjà assez étourdi. Cependant, pour ne pas se laisser submerger, elle devait bouger, ne pas rester au même endroit. Elle rencontrait néanmoins quelques obstacles sur son chemin qu'elle sut gérer avec aisance. Qu'il s'agisse d'un verre oublié, de la tête d'un type que l'on envoyait sans vergogne à la rencontre du bar à plusieurs reprises ou bien de ce drow qui l'instant d'avant offrait à boire à tout le monde et à présent était le seul à siroter tranquillement sa boisson. D'une pirouette savamment exécutée, elle passa au-dessus de lui et lui jeta un regard curieux avant d'être contrainte de se concentrer sur de nouveaux importuns. Ils ne lâchaient rien les bougres...

Finalement, la mercenaire retrouva le plancher mais elle sut encore habilement se servir de son environnement pour esquiver les coups et se protéger en attendant de pouvoir frapper à son tour. Son style de combat résidait dans l'agilité. Puisqu'elle n'était manifestement pas résistante, elle faisait en sorte d'éviter les coups ou que quelque chose d'autre l'encaisse à sa place. Ce poteau par exemple avait brisé une main qui aurait dû atterrir dans ses côtes si elle ne l'était pas éclipsée à la dernière seconde. Cette table avait remplacé sa tête en recevant une chaise qu'on faisait fondre sur elle. Le coup porté à la cheville de son agresseur la seconde suivante l'avait calmé pour reste de la soirée mais aussi les jours qui suivraient. Connaître ses atouts et ses points faibles. Savoir comment employer au mieux les premiers et se prémunir des seconds. Voilà les principes qu'elle appliquait dans ce combat qui s'avéra finalement des plus inégal pour ses adversaires. Car s'ils étaient tout en muscle, elle avait la finesse et l'intelligence de l'ancienne assassin qu'elle était. Et alors qu'ils en ressortaient tous avec -au mieux- des bleus, elle n'avait pas une égratignure.

Soudain, un cri figea l'agitation que le patron lui-même n'avait pas su calmer en voulant arrêter tout ça ou au moins réduire les dégâts. Mais les dégâts ne se compteraient plus désormais...
Comme si toute la colère et toutes les rancunes avaient subitement disparues, la masse de clients et d'employés se rua d'un même mouvement vers la sortie. Alors que Céleste visait plutôt une fenêtre donnant vers l'arrière afin d'éviter la garde qui les attendrait dans la rue, elle fut entraînée par la foule et ne put lutter contre ce ras de marée qui la mena droit dans la gueule du loup.
Si la milice ne pouvait arrêter tout le monde étant donné l'agitation et le nombre d'individus, la belle manqua encore de chance. Toujours bloquée dans cette tornade qui l'entraînait, elle se retrouva bientôt, comme ses camarades d'infortune, acculée contre un mur, des pics et des épées pointées dans la direction du petit groupe. Hors de question de se battre contre la garde. Elle avait un poste de choix dans une compagnie de mercenaires réputée, elle ne pouvait pas frapper un garde ni même prendre ouvertement la fuite. Elle devait baisser la tête et faire croire à un mauvais concours de circonstances pour rester crédible.

Dans tous les cas, si la soirée avait mal commencé, on pouvait dire qu'elle se finissait on ne pouvait plus mal...

Ils devaient être une bonne dizaine à s'être fait embarquer par la milice, les autres participants à la bagarre ayant détalé à toutes jambes dans les venelles de Thaar où les forces de l'ordre n'oseraient jamais les suivre sans de lourds renforts armés. Une dizaine de malchanceux, de boiteux, de poivrots trop torchés pour courir... et un drow qui souriait béatement comme un ivrogne fini en bafouillant lamentablement quelques propos incohérents à l'attention de ses compagnons d'infortune. En face d'eux le capitaine de la garde les agonisait d'injures tandis qu'une chaîne humaine se constituait depuis le puits le plus proche pour éteindre les flammes qui léchaient déjà la charpente de l'auberge. Encore heureux qu'aucune autre masure n'ait été directement collée au bâtiment, cela allait éviter que l'incendie ne se répande plus largement mais les gardes paraissaient furieux et ils firent avancer leurs prisonniers à rudes coups de pieds dans le cul.

Haldren se promit de faire payer cette humiliation à Gueule d'Ange... ce n'est pas digne d'un archimage d'encaisser des coups de bottes dans son postérieur tout en se faisait traiter de sous-merde alcoolique et de déchet de la société. Tout cela se paierait !

Une heure plus tard, ils croupissaient tous les dix dans une vaste cellule de dégrisement où les avaient jetés leurs geôliers en attendant l'audience du matin lors de laquelle les peines devraient être prononcées. Expéditive, la justice Thaari leur collerait surement des travaux forcés sauf pour ceux qui auraient de quoi payer les amendes. Jusque là rien que de très classique mais Haldren n'avait pas déclenché cette bagarre simplement pour le plaisir de visiter les geôles de la milice. D'ailleurs il manquait avec eux une des personnes arrêtées à l'auberge : la demi-elfe ayant involontairement été le catalyseur de la bagarre, que les gardes avaient emmené plus loin dans les couloirs obscurs et suintant d'humidité.

Lorsque le calme nocturne fut revenu dans la prison, Haldren se leva de la paillasse sur laquelle ses compagnons d'infortunes s'étaient endormis, épousseta ses vêtements souillés de vomissures et d'alcool puis se dirigea à pas de loup jusqu'à la porte de leur cellule tout en sortant un rossignol de sa botte. Sans être un expert en matière de cambriole, une décennie à côtoyer la pègre de Thaar lui avait appris les rudiments du crochetage, d'autant plus que la serrure à laquelle il s'attaquait était des plus basique. Placés dans les sous-sols de la prison, les cellules de dégrisement ne servaient qu'à entasser les auteurs de petits délits et ne nécessitaient donc pas des systèmes de sécurité évolués puisque les quitter ne permettrait pas pour autant de sortir de l'austère bâtiment.

Après quelques minutes de tripatouillage, un déclic retentit et dans un grincement métallique la porte s'ouvrit. Se retournant, l'archimage fixa d'un œil sévère les visage muets qui le regardaient faire sans oser bouger. Dans l'argot local de la cour des Miracles, il leur enjoignit d'un ton sans réplique :

J'arrache les tripes du premier qui ouvre son claque-merde, capisce ?

Personne ne souhaitant jouer les héros, il quitta la cellule en refermant la porte. Phase numéro un réussie, il était temps de passer à la suite du plan. La crainte allait certes temporairement paralyser ses codétenus mais à un moment l'un d'entre eux allait mettre ses couilles sur la table et oser à son tour tenter de s'enfuir. Ou alors un garde ferait une ronde pour vérifier que les serrures se trouvaient bien fermées et détecterait la supercherie. Bref, dans un cas comme dans l'autre il lui fallait agir vite et mettre les voiles avec Gueule d'Ange avant que cela ne se produise.

Le drow s'apprêtait à emprunter les escaliers obscurs menant vers les tréfonds où se trouvaient les cellules des condamnés à mort lorsqu'une voix sévère se fit entendre sous son crâne. Et la demi-elfe ? Tu n'essayes même pas de vérifier qu'elle va bien ? Le pied posé sur la première marche, l'archimage s'arrêta comme hésitant. Pourquoi donc ferais-je cela ? Elle a joué son rôle, le reste la concerne. la justification fut balayée par la partie de sa conscience qui suivait un code moral plus rigoureux. C'est toi qui l'a mis dans ce merdier, et une jolie fille peut risquer gros dans de tels endroits. Un léger tremblement remua le corps d'Haldren alors que les deux consciences elfes et drows tiraient à hue et à dia. Mais Umbarion avait raison, et Baenfere ne pouvait que reconnaître qu'il n'arrivait plus à jeter ses instruments après usage avec la même légèreté qu'autrefois... sans doute son éloignement de l'Elda qui lui amollissait le caractère.

Tout en lâchant une bordée de jurons orduriers à l'encontre de l'elfe qui métaphoriquement souriait de toutes ses dents sous son crâne, le drow fit demi-tour et s'enfonça à grandes enjambées dans le couloir où les gardes avaient emmené Céleste.

De mieux en mieux...

Là où tous les poivrots de la taverne avaient été poussés à bout de pics jusqu'à la prison, elle avait été mise à part.
Là où ses "comparses" demeuraient libres de leurs mouvements, elle avait les mains liées par des menottes de fer.
Là où tout le groupe se faisait gentiment entasser dans une petite cellule, elle était conduite bien plus loin dans les geôles.

Céleste marchait sans rien dire mais elle posait sur le garde devant elle un regard qui en disait long sur ce qu'elle savait concernant ce qu'il se jouait ici. Elle tourna légèrement la tête pour tenter d'apercevoir celui qui lui collait au train mais sans succès. Elle ne put que définir sa position. De toute manière, que pourrait-elle faire maintenant ? C'était trop risqué. Elle devait attendre.
Plus ils s'enfonçaient, moins ils croisaient de monde. A croire qu'ils remplissaient avant tout les premières cellules du couloir et que celles du fond étaient presque toujours vacantes. Ils tournèrent en quelques occasions et ils n'entendirent bientôt plus que le son de leurs propres pas sur le sol crasseux. Finalement, le garde en tête de file d'arrêta et lui désigna une porte ouverte. La mercenaire jeta un œil à l'intérieur puis toisa de nouveau l'homme avant d'obéir. Elle entra et s'avança dans la pièce. Des chaînes étaient fixées aux murs, un peu de paille était éparpillée au sol. Une cellule était plutôt classique en somme, si ce n'était qu'il n'y avait aucune ouverture donnant sur l'extérieur ni même sur le couloir.

La porte se referma derrière Céleste mais elle savait qu'elle n'était pas seule. Les pas des gardes s'étaient avancés dans la geôle juste avant que le grondent les gonds... Dans un haussement de sourcil, la belle se retourna vers les deux hommes qui la regardaient d'un air fébrile. Pas besoin d'être devin pour savoir pourquoi ils l'avaient conduite ici. Elle l'avait compris depuis un bon moment à vrai dire.

-Vous êtes sûr de vouloir jouer à ça avec moi ? Leur demanda-t-elle comme pour les mettre en garde avant qu'ils ne commettent une énorme erreur. L'un d'eux posa sa lance contre le mur, bientôt imité par son collègue.
-Pourquoi pas ?
-Ce s'rait pas la première fois.
-Les autres étaient soit ivres, soit incapables de se défendre.

Le premier garde s'avança, bombant presque le torse. Si c'était censé l'impressionner, c'était risible.

-Qu'est-ce que tu peux faire ? T'as les mains attachées dans l'dos.

C'était la fête des idiots ce jour-là ou quoi ? Et il fallait vraiment qu'ils viennent tous la trouver, elle ? Soirée... de... merde !

L'homme se planta devant elle d'un air conquérant tandis que le second vint se placer derrière elle. Ils étaient si près qu'elle pouvait sentir leurs souffles putrides sur son visage et sa nuque. A moins que ce soit cette situation qui l’écœure...

**********

La porte s'ouvrit soudain et Céleste se tourna vers elle, s'attendant à voir débarquer d'autres gardes devant le boucan qu'il venait d'y avoir dans la pièce. Ses deux agresseurs étaient au sol, assommés pour un bon moment. Quant à elle, elle avait trouvé la clef des menottes -soudainement passées de son dos à son ventre...- et tâchait de se libérer par elle-même. Il aurait été fâcheux qu'on l'interrompe si près du but...
Mais elle se redressa sur ses appuis en découvrant la silhouette qui se tenait dans l'ouverture de la porte. Elle regarda le drow d'un air surpris. Cet homme l'intriguait depuis le départ. Il offrait un verre et la minute d'après tous les pochtrons de la taverne la remarquaient. Une bagarre éclatait et, plutôt que d'y prendre part ou de s'éclipser, il restait là à attendre. Lorsque les gardes débarquaient, il se faisait passer pour un ivrogne alors que d'aucun sait qu'il en faut beaucoup pour saouler un noirelfe. Et maintenant ça ?

-Tu es un drôle de personnage. Déclara-t-elle. Je suis quasiment sûre que toute cette merde est de ta faute... Elle se contorsionna dans une grimace puis un clic retentit et la pression sur ses poignets se relâcha enfin. ... et maintenant tu débarques pour m'en sortir ? Elle envoya les menottes un peu plus loin avant de frotter ses articulations douloureuses. A quoi tu joues ?

Le regard qui se posait sur lui était mêlé d'un certain nombre de sentiments. Elle ne comprenait pas son manège, ce qui la rendait méfiante mais son attitude l'intriguait aussi. Il y avait une certaine classe à pouvoir se tenir au beau milieu d'une baston générale sans broncher. Sans compter que son air ténébreux devait en faire fondre plus d'une. D'un autre côté, s'il était bien responsable de la façon dont s'était déroulé toute cette soirée, alors il s'était servi d'elle pour arriver à ses fins. Mais lesquelles, ça elle n'en savait encore rien. En revanche, ce dernier geste était tout simplement incompréhensible à ses yeux. Pourquoi l'utiliser sans vergogne pour la tirer des emmerdes après ? Un soudain élan chevaleresque ? Le remord de l'avoir jeter aux loups ?

-J'espère au moins que tout ça en valait la peine. Dit-elle en désignant les deux gardes désespérément cloués au sol. Parce qu'il serait surprenant qu'il ait orchestré tout ça pour rien. Il avait un objectif et elle ne serait pas contre être mise dans la confidence.

Laisser Céleste croupir dans les geôles puantes de Thaar manquerait d'élégance, n'est-il pas ? Jusqu'au bout Haldren tenait à conserver son statut de séducteur gracieux toujours prêt à secourir les jolies demoiselles (avec un petit côté boulet que l’honnêteté nous oblige à lui infliger) et il avait donc fait un léger détour pour vérifier ce qui lui arrivait. Au vu des gardes assommés dans sa cellule, tout se passait bien et la demie-elfe savait gérer les inconvénients de la vie carcérale... tout du moins dans l'immédiat car la situation pouvait quelque peu dégénérer une fois que les deux zigotos se réveilleraient. Sans répondre à ses légitimes questions qui hélas pour elle demeureraient un mystére, le drow lui indiqua la direction de la sortie.

Remontez un peu le couloir d'où vous êtes venus et tournez à droite au premier embranchement, cela vous amènera aux livraisons des cuisines. Si vous êtes discrètes vous devriez pouvoir filer sans difficultés. Bonne chance, et désolé de vous avoir embrigadé dans cette histoire.

Sans un mot de plus, le drow se replongea dans les ténèbres. La suite ne nous concerne plus, mais le lendemain matin vit un certain nombre d'engueulades parmi la garde pour avoir laissé filer des prisonniers. Décidément, jusqu'au bout cela demeurait une journée quotidienne dans cette belle ville de Thaar.