Automne~ 81e jour de Barkios de l'an 17:XI
Les sabots de Zayases se posaient avec assurance sur la route pavée. Sa cadence répétitive avait de quoi faire pâlir un métronome. Clip. Clap. Clip. Clap. Les fers claquaient contre la pierre. Clip. Clap. Clip. Clap. Et je laissais mes pensées dériver sur ce rythme méditatif à la limite de ma conscience.
Cela faisait des jours que la végétation des terres Vaanies déroulaient ses herbes d'un vert jauni. La saison humide était de retour... Et le froid ne la suivait pas, comme de coutume. La chaleur sèche s'était simplement changée en une atmosphère poisseuse qui s'amusait à m'engluer l'esprit. Un soupire me venait aux lèvres malgré moi. Ce que les hivers enneigés d'Etherna et de Lourmel pouvaient me manquer parfois. Et les étés de Missède sur la côte de Beaurivages, cheveux aux vents et bercée par l'odeur de terre grasse, d'iode et de sucre.
Des impressions lointaines passaient sans s'attarder. Des sons, des voix, les odeurs de lieux à l’acoustique si particulière. Un frisson. Une cavalcade. Le grain du bois à travers un drap de lin. Le touché rêche d'un plastron de cuir usé à la guerre. Une joue rasée. Une autre douce comme le pétale d'une rose. Rose... Voilà longtemps que je n'avais pas pensé à elle. Gaël l'a-t-il seulement gardé à la cour depuis mon départ ? Se plie-t-elle toujours aux désires de moins que rien sous prétexte que leur sang vaut mieux que celui d'une fille de catin ? Cache-t-elle toujours sa vrai nature au yeux de ces dangereux accusateurs prêt à bruler des innocents pour leur différence tout en encensant des meurtriers ?
Tant de questions.
Si peu d'importance.
Les raisons de ce voyage me rendaient nostalgique. Une honte étant donné la nature du passé que je me prenais à retrouver... Mais je ne voulais pas me défiler. A l'idée de revoir mon jeune imbécile, j'éprouvais même une étrange impression. Impatience ? Haine ? Je ne m'expliquais pas totalement le rendez-vous que je lui avait fixé l'année passée. Je n'étais pas certaine de ce que j'attendais en l'honorant non plus. A quoi ce frère si pétri de bonnes intensions pouvait bien servir à part à remuer un passé qui devrait rester dans l'oubli ?!
Oui, c'était bien de la colère qui me collait à la peau quand je repensais à notre entrevue... De la colère et un peu d'autre chose. Un peu de cette émotion qui me liait à lui depuis que mère me l'avait mis dans les bras plus de vingt-ans auparavant. Un peu de ces souvenirs partagés au coin du feu. Un peu de ces aventures murmurées lors des longue veillées que nous partagions avec les épopées d'Aliénor et Antonio. Un peu de ces histoires contés et de ces rêves entendus. Un peu de ses secrets séchés et de ces larmes cachées. Un peu de cette méfiance que père avait mis entre nous et de cette douleur qu'ils me jetaient à l'oreille.
Je ne le dirai pas. Je ne le penserais même pas.
C'était trop dur.
Mon regard flou ruisselait sur le paysage à la recherche de torpeur, laissant à ma gorge tout loisir de fredonner la mélodie d'un chant de marche Serramirois. Là ou j'allais, deux livres d'une grande rareté m'attendaient, ainsi qu'une harpe. Une véritable harpe péninsulaire. Certes, il s'agissait d'une harpe suderonne, non médianaise, mais comment en vouloir à l'auberge des Deux Soleils de faire valoir la parenté d'Ys avec sa jumelle pentienne ?
Comme prévu, j'arrivais en ville en fin d'après-midi. Le temps de passer les péages et les vérifications pour entrer dans la ville puis dans l'Agora, la soirée était bien entamée. C'est sous un ciel limpide aux teintes chaudes que je retrouvais la fosse et ses étales bon marché, entourés d'échoppes magnifiques qui couraient le long de rues ascendantes, formant un simulacre cyclopéen d’arène circulaire. Le long des pentes plus ou moins douces qui desservaient les commerces les plus près du ciel, de grands oliviers offraient de l'ombre à des bancs de pierre. Les devantures des ateliers, tavernes et auberges luxueuses n'avaient pas changées.
Anciennement auberge des Sept Dames, renommée en l'honneur de la Princesse Kahina et de son lien avec Soltariel bien des années plus tôt, l'auberge des Deux Soleils étendait ses murs et ses terrasses au sommet de cette métaphore de pyramide sociale. Sa concurrente directe avait tenue bon également : Le Dragon d'or était bien là. Un an et rien n'avait véritablement changé en fin de compte.
Rien, et tant de choses.
En entrant dans le hall de ce lieu de rêve et de fête, je retrouvais le même tenancier et la même fille de salle. Chaque détail semblait vouloir me rappeler que j'étais la seule à évoluer dans ce monde de répétition inconsciente. Si je projetai de vivre éternellement, la plupart des hommes étaient déjà bien en peine de vivre une journée. A moi de l'accepter comme l'un des nombreux faits étranges qui coloraient ce monde.
Une fois Zayase à l'écurie et mes arrangements remis à jour avec le tenancier, je gagnais la minuscule chambrette qui me servirait de palais pour les jours à venir. Cette fois, je la partageais avec Julia, une nouvelle fille de salle dont l'enthousiasme était touchant... ou risible selon le point de vue.
L'attente s'annonçait longue...
Combien de jours ? Combien d'ennéades avant de voir apparaitre le visage encadré de cheveux blonds ?
Combien de jours ? Combien d'ennéades avant que j'abandonne et que je retourne à ma véritable vie ?
Combien de jours ? Combien d'ennéades avant que le temps ne recommence à s'écouler dans le bon sens ?