[La longue marche]La neige, le froid et la faim [Libre]

1ère ennéade de Vérimios
3ème jour, An 17

« Sorsha… Sorsha! »

Elle ouvrit les yeux.

« Vi måste gå.. »
Nous devons partir.

Sorsha se redressa péniblement sur sa couche. La veille, elle s’y était effondrée, rompue par la fatigue. Caspian aurait dû la réveiller afin de prendre son tour de garde, mais à voir son expression, lui aussi s’était endormi. Elle pouvait difficilement lui reprocher. Ils marchaient depuis si longtemps qu’elle avait cessé de compter les jours. Elle ne faisait que suivre ses pieds, trop abrutie par l’épuisement pour être capable de réfléchir correctement. Seule la certitude d’être tout près du but lui donnait la force de persévérer, mais avant de retrouver son clan, il restait une dernière étape à franchir. Sorsha n’était pas vraiment familière avec les noms que l’on donnait à ces terres, mais les territoires bordant les frontières des terres sauvages sont hostiles aux gens comme elle. Ils devaient donc être particulièrement prudents. Ce n’était pas le moment de voir tous leurs efforts réduits à néant. En plus, l’hiver venait de s’installer. Sorsha n’aurait jamais entrepris le voyage à cette période de l’année, mais elle n’avait pas non plus pris la peine de réfléchir avant de partir. Finalement, ils étaient chanceux d’être au début de la saison froide. Le couvert de neige était encore trop peu important pour réellement entraver leurs déplacements, mais encore assez épais pour être gênant. Avec la neige venait le froid, évidemment. Si les deux Wandrais n’y étaient pas étrangers, ils n’avaient pas quitté Thaar suffisamment équipés pour l’affronter. Ils avaient été forcé d’improviser à mesure qu’ils remontaient vers le nord et que les températures baissaient. Quand la chasse ne suffisait pas, ils volaient, s’abaissant à devenir les bandits qu’on disait les wandrais être. Ils ne cherchaient pas à mal faire, ils voulaient juste survivre suffisamment longtemps pour retrouver leur maison sans savoir s’il y en avait une au bout du chemin.

La jeune femme eut du mal à se mettre debout. Ses pieds lui faisaient mal. En fait, tout son corps était douloureux. Elle n’avait plus de plantes ou de baume pour soulager la douleur depuis longtemps et la question de la nourriture était généralement trop importante pour qu’elle prenne la peine de chercher quelque chose pour soulager ses blessures aux pieds. Malgré l’inconfort, elle ne se plaignait pas. En fait, elle ne parlait pas. Caspian avait bien essayé de la faire parler, mais elle ne disait pas un mot. La seule chose qui la fit réagir c’est lorsqu’il mentionna Uthred. Il comprit rapidement — et douloureusement — que c’était un nom à ne jamais prononcer. À cause de ça, il avait maintenant une cicatrice de plus sur le visage. Caspian aussi avait perdu quelqu’un de très important pour lui. Sans Uthred, il ne serait pas libre aujourd’hui et sa mort était certainement une perte difficile à accepter.

Après avoir levé le camp, le duo marcha en silence jusqu’à ce que le soleil soit à son plus haut dans le ciel. Ils passaient alors près d’un ruisseau qui n’avait pas encore entièrement gelé et des traces dans la neige attirèrent leur attention. «Det är ett rådjur! Banan ser cool ut och det finns en god chans att de fortfarande är i närheten. Ikväll ska vi sova på full mage» C’est un cerf… La piste semble fraîche et il y a de bonnes chances qui soit encore tout près. Ce soir, nous allons dormir le ventre plein! Sorsha ne dit rien, mais elle espérait que ce soit vrai. «Stanna där, jag kommer tillbaka.»  Reste-là, je reviens.  Elle n’avait pas l’intention de bouger de toute façon. Caspian s’éloigna armé de sa lance. Sorsha avait volé un arc à un voyageur, mais les flèches qu’elle fabriquait ne pourraient pas tuer un cerf. Caspian devra donc approcher la bête suffisamment pour l’atteindre à la lance. Les chances étaient minces, mais les Esprits seront peut-être avec lui cette fois.

Laissée à elle-même, Sorsha s’assit sur une grosse pierre et entreprit de retirer l’une de ses bottes ou plutôt ce qui lui servait de botte. C’était en fait des chaussures ordinaires qu’elle portait à Thaar qu’elle avait enveloppée de peaux d’animaux afin de les rendre plus chaudes. Son pied faisait peine à voir. La jeune femme se pencha pour prendre un peu de neige dans sa main et commença à le nettoyer. C’était désagréable, mais le froid avait l’avantage d’engourdir la douleur.

Sorsha essuya ses mains sur ses vêtements avant de remettre ce qui lui servait de chaussure. Ça l’avait soulagé, mais seulement temporairement. Il restait encore pas mal de routes avant d’atteindre les Wandres et même lorsqu’ils y seront, elle ne pouvait pas dire quand elle pourra retrouver un bon feu ainsi qu’un lit confortable. Elle ne savait même pas ce qu’elle trouvera une fois là-bas. Avec les guerres de clan incessantes en plus d’éventuels problèmes venus de l’extérieur, il était possible que son clan ait entièrement disparu. Si tel était le cas, alors Sorsha n’aura pas d’autre option que de suivre Caspian même si l’idée de s’étendre quelque part et d’attendre que la mort la réclame lui semblait de plus en plus attirante. Au début, elle parvenait sans trop de difficulté à chasser ce genre de pensée de son esprit, mais dans des moments comme celui-là où elle se retrouvait seule, les idées revenaient et prenaient de plus en plus de place. Ce n’était peut-être que la fatigue qui pesait de plus en plus lourd sur ses épaules. Sorsha était épuisé au point d’avoir du mal à réfléchir correctement. Avec la faim, elle se demandait comment elle parvenait à marcher. C’est l’obstination qui la gardait debout, mais même ça avait une limite. Il fallait vraiment que Caspian tue ce cerf…

Elle attendit, assise sur son rocher. Outre les clapotis du ruisseau, un silence angoissant s’était installé sur les environs. C’était le silence de l’hiver, un silence de mort. Après une année passée à Thaar, il était presque insupportable. Ironiquement, elle avait pensé la même chose du bruit infernal de la ville. Il lui faudra un peu de temps pour s’habituer à nouveau au vide… Si elle vivait jusque-là. Encore une fois, elle se dit qu’elle pourrait se lever, continuer à marcher, trouver un endroit, s’y coucher et fermer les yeux. Caspian n’aurait pas de mal à la retrouver. À cause de la neige, il n’aurait qu’à suivre les traces, sauf s’il mettait trop de temps à tuer le cerf. Dans ce cas, il arriverait trop tard. Sorsha aurait eu le temps de s’endormir…

Elle se secoua. Non! Elle ne devait pas penser à ça! Sorsha fronça les sourcils. Elle allait rentrer à la maison, retrouver son frère, retrouver sa vie. Un bruit attira son attention. Elle tourna la tête, mais ne vit rien. Ce n’était peut-être que son imagination. Ils étaient au milieu d’un grand espace vide. Ils n’avaient pas croisé de ferme depuis la veille. Il n’y avait personne ici. La jeune femme soupira avant d’étirer ses jambes devant elle. Une heure entière devait passer avant qu’elle n’entende sa voix.

« Sorsha! »

L’interpellée se leva. Caspian venait vers elle, la carcasse d’un gros cerf sur ses épaules. La tête de l’animal pendait dans le vide, la langue sortie, se balançant au rythme de ses pas. Un sourire triomphant éclairait le visage du wandrais.

« I kväll äter vi så mycket vi kan! » Ce soir, nous allons manger à notre faim! En effet, cette nuit ils allaient dormir le ventre plein et les jours suivants aussi. Ils découpèrent rapidement l’animal en morceaux plus faciles à transporter. Sorsha souriait, ce que Caspian n’avait pas vu depuis Thaar. Après avoir mangé, ils reprirent la route d’un pas plus léger. Les inquiétudes n’étaient pas toutes disparues, mais cette réussite leur avait donné un précieux regain d’espoir.