Le combat qui avait opposé Noble Lame au Triumvir Urgoll’Ven pendant le dernier quarré des Grands Jeux de Thaar avait assis la réputation de l’Aile Blanche. Depuis que leur champion avait recouvré sa liberté, l’école de gladiateurs avait garder les faveurs du public des Sablons en lui présentant régulièrement des nouveaux talents. Parmi eux, il était une combattante en particulier qui faisait beaucoup parler d’elle : la jeune bâtarde sombre Uriz’Dalharil. La vivacité, la précision et l’agilité de la « fille d’Uriz » faisaient le bonheur des spectateurs, qui prenaient un malin plaisir à la voir couvrir de longues et douloureuses estafilades les corps musculeux de ses adversaires.
Bien sûr, les Thaaris qui venaient nombreux pour l’acclamer ne savaient pas que son surnom n’était pas usurpé. La gardienne n’avait pas été surprise d’apprendre que son ancienne protégée s’épanouît de la sorte, car il courait dans ses veines le sang d’un Feu et Illiv’aere, en son temps, avait compté parmi les épéistes les plus redoutés du Vatna. Plume était aussi la fille d’un Instrument de la Voilée, la bâtarde Cyllian. C’était ce lignage unique dans l’Histoire du monde connu qui avait motivé le Vaisseau de la Voilée de la recueillir : et c’était toujours lui qui la poussait à se porter à sa rencontre, plus d’une décennie après que leurs routes se fussent séparer.
« Tue-moi, Plume, la défia la gardienne avec un calme étrange. Si tu veux te libérer de moi, tu n’as pas le choix.
— Ne me tente pas, siffla la gladiatrice en resserant sa prise sur ses deux dagues.
— Tue-moi, enfant, ou soumets-toi.
— Je ne suis pas comme toi ! déclara la sang-trouble en s’approchant de l’éphémère. Je ne me soumets pas. Je ne ploie pas l’échine. Je n’abandonne pas. Je me bats. » Elle posa la pointe de l’arme qu’elle tenait dans sa senestre sur la gorge de la gardienne, juste sous son menton. « Pourquoi es-tu venue ? Après tout ce temps, pourquoi revenir et me tourmenter ?
— J’ai besoin de toi, » avoua le Vaisseau de la Voilée sans réagir au métal froid sur sa peau.
La sang-mêlé esquissa un rictus terrible en entendant ses mots et, dans un même mouvement, recula sa dague et faucha les jambes de son interlocutrice. La gardienne chuta lourdement sur le dos ; l’air fuit ses poumons et la laissa suffocante au sol. « Jamais, rugit Plume en s’agenouillant sur le ventre de sa victime.
— Alors… Tue… moi… répéta difficilement la gardienne.
— J’avais peur de toi. En avais-tu seulement conscience ? Quand tu me faisais marcher des heures durant sans jamais te demander si j’étais fatiguée. Quand tu utilisais tes pouvoirs sur moi pour me contrôler. Quand tu ne me disais rien de tes projets. J’étais terrorisée.
— Je me souviens, souffla la gardienne.
— Car tu es Mémoire et Mémoire n’oublie pas, » compléta Plume avec colère. Elle se redressa, fit tourner sa dague dans sa main droite pour changer sa prise, avant de menacer le cœur de la pauvre hère. « Mais Mémoire est cruelle aussi. Elle est froide et elle est violente et elle est impitoyable. Je ne tomberai pas sous son joug une nouvelle fois. »
Et tandis qu’elle lui faisait cette promesse, son poignet tremblait. Le Vaisseau de la Voilée leva péniblement son bras et posa la paume de sa main sur la joue de son agresseuse qui frémit instinctivement à son contact. « Tu n’as pas le choix, car tu ne me tueras pas, constata-t-elle et il était un peu de tristesse et beaucoup de résolution qui se cachait dans ses mots. Tu sais que tu ne le peux pas. Malgré tes efforts, malgré les épreuves que tu as surmonté, malgré la force que tu as acquise et les sacrifices auxquels tu as consentis, tu es toujours impuissante. Nous le sommes toutes les deux. »
La gladiatrice émit un grognement enragé, soulevant sa dague au dessus de sa tête et l’abattit sur sa victime… mais la pointe de son arme s’abattit sur la pierre froide au dessus de l’épaule de la gardienne plutôt que dans son cœur. La sang-mêlé se redressa d’un bond sur ses pieds, avant de s’éloigner de la seule figure maternelle qu’elle avait jamais connu. « Cela fait onze ans que je pense à ce moment, dit-elle avec lenteur et amertume. Onze ans que je m’imagine te confronter et te vaincre, d’une manière ou d’une autre. Onze ans que je rêve de te voir enfin admettre tout le mal que tu m’as fait et me supplier de te pardonner. Mais tu n’es pas désolée, pas vrai ? Tu ne regrettes rien. Tu n’étais pas responsable. Elle l’était. » Et il était difficile de savoir ce que Plume pensait de cette dernière phrase ; si elle en était venue à se convaincre de cette éventualité ou si elle la moquait. Elle eut un reniflement moqueur avant d’avouer : « Enfant, je voulais te libérer d’Elle. Je voulais retrouver ta fille et te réunir avec elle. » La jeune gladiatrice marqua une pause. « Je sais où se trouve Katialyne. Elle me l’a avoué, une fois que je La suppliais de mettre fin à tes tourments. Elle m’a aussi dit qu’Elle ne te l’avait jamais caché, mais que tu n’avais jamais osé trouver la réponse par toi-même. » Le visage de la gardienne se tordit d’un rictus douloureux à l’énonciation de ce nom terrible. « Je veux bien t’accompagner, mais à une condition : quand nous en aurons fini avec les raisons qui t’ont poussé à m’arracher à la vie que j’avais si difficilement construite pour moi après que tu m’as abandonnée, je te le dirais. »
Et la gardienne de répondre, avec une fatalité terrible : « Peut-être me suis-je trompé. Peut-être sauras-tu être ma fin. »