Détours | Aimé Hadjaoui

Plume

À la fin de la première ennéade du mois de Verimios de l’An 17:XI, aux portes de Feldorn.

« Mémoire ? » soupira Plume avec impatience en constatant que le bras de l’éphémère autour de sa taille relâchait son étreinte. La sang-mêlé rassembla les rennes de leur monture dans sa senestre, puis rattrapa la main de la gardienne avant que celle-ci ne glissât tout à fait. « Nous sommes presque arrivées, est-ce que c’est trop te demander de tenir encore une petite heure avant de commencer à marmonner des paroles incompréhensibles dans le creux de mon oreille. » Et la jeune femme au corps adolescent d’ajouter avec aigreur. « Je savais que nous aurions dû rester à Thaar quelques jours de plus.

— Non… soupira Mémoire avec difficulté. Nous devons nous dépêcher. Je ne sais pas combien de temps encore il va rester en ville. Si je le perds encore une fois…

— Tu n’as pas dormi, cette nuit, pas vrai ? » devina Plume en se tordant le coup pour darder un regard courroucé sur la femme qui chevauchait dans son dos. Elle étouffa un juron en reportant son attention sur la route devant elles. « Un matin, je vais me réveiller et tu ne sauras même plus ton nom. » La gladiatrice éphémère marqua une pause avant d’ajouter, soupçonneuse : « Quel est ton nom ?

— J’en ai porté tant et tant, Uriz’Dalharil, » répondit Mémoire avec patience. Elle raffermit sa prise sur la taille de son ancienne protégée. « Je ne saurais pas lequel choisir.

— Et lorsque j’aurais retrouvé Zarm’ael, lequel voudras-tu que je lui donne ?

— Tu lui diras que la sœur de son maître désire le voir, déclara Mémoire en esquissant un mystérieux sourire. Il comprendra.

— Tu es sûre de ça ? insista Plume avec circonspection.

— Je me souviens. » Et la sang-mêlé de grogner avec agacement face à cette réponse qu’elle avait entendu tant et tant de fois.

Deux heures plus tard, dans une auberge de la ville.

« Nous devrions nous mettre à sa recherche sans plus tarder.

— Je te l’ai déjà dit : je suis vannée, j’ai besoin d’une bonne nuit de sommeil avant de commencer à traquer un daedhel quasi-millénaire et compagnon d’arme d’un ancien Feu d’Uriz.

— S’il a vent de ma présence, il sera peut-être tenté de s’enfuir, insista la gardienne avec ce qui ressemblait beaucoup à de l’impatience dans la voix.

— Même si c’est le cas, sa piste sera fraîche et nous n’aurons qu’à nous lancer à sa poursuite, expliqua la sang-mêlé avec suffisance. Je te rappelle que c’est toi qui est venue m’arracher à ma vie tranquille de l’Aile Blanche. Si tu as changé d’avis et que tu ne veux plus de mon aide, je peux y retourner. Hashar ne sera pas très content de ma petite escapade, mais il me reprendra avec plaisir. »

L’éphémère allait pour répondre quelque chose, mais ses mots ne franchirent jamais la frontière de sa bouche ; à la place, elle eut un léger mouvement de menton sur le côté et murmura quelques paroles inaudibles à l’intention d’un interlocuteur qu’elle était la seule à percevoir. Plume esquissa un rictus étrange, avant de remarquer du coin de l’œil un homme s’approcher de leur table. Il était impressionnant, avec ses larges épaules et ses poings imposants. Elle fronça les sourcils, avant de subrepticement dégainer l’une de ses dagues quand il fut assez proche pour ne plus pouvoir voir ce qu’elle faisait sous la table.

« Aimé, » le salua Mémoire en tournant son regard émacié vers lui. Surprise, la sang-mêlé reporta son attention sur la gardienne ; ainsi, les deux éphémères se connaissaient ? À la manière dont le regard du nouveau venu s’attarda sur les très nombreuses arabesques qui couraient désormais partout sur l’épiderme de sa compagne de voyage, Plume était en tout cas prête à parier que leur dernière rencontre remontait à un petit moment déjà. De ce qu’elle avait compris, ces tatouages étranges étaient un « cadeau » d’une sombre avec laquelle Mémoire avait vécu ces dernières années. La gardienne avait refusé de s’appesantir à leur sujet, mais la sang-mêlé était persuadée qu’ils étaient une clef pour découvrir l’un des nombreux sujets de son ancienne mentor.

« Tu savais qu’il viendrait ? demanda une Plume soupçonneuse à Mémoire. Tu me réserves d’autres surprises ?

— Cette rencontre n’est pas de mon fait, non, la détrompa la gardienne sans sourciller. Mais je me souviens, désormais… »

Assis à une table, l'aîné des Hadjaoui dégustait son repas chaud. Il était déjà venu quelques fois à Feldorn pour des affaires liées à leurs terres et, chaque fois, il avait résidé dans cette auberge. Elle était au calme, la nourriture y était bonne, les chambres étaient propres, les lits étaient confortables. On ne pouvait pas encore dire que c'était devenu son pied à terre en cette cité mais, tant que la qualité ne baissait pas et que le prix n'augmentait pas, il continuerait de venir s'installer ici pour les quelques jours qui le retiendraient dans cette cité.
Cette fois, les raisons qui l'avaient mené ici étaient de bien moindre importance que les précédentes. En même temps, en plein hiver, il n'y a pas grand chose à faire dans une culture de céréales et de tabac. Aussi avait-il entrepris de retaper un peu leur maison. Il venait donc chercher du matériel pour ses travaux ainsi qu'un peu d'affaires pour Clémence qui devait encore finir de s'installer chez eux. Il n'avait donc prit qu'un second cheval pour transporter ses achats et son équipement pour se préserver d'un éventuel vol sur la route. Il voyageait léger en somme.

Tandis qu'il sauçait son assiette avec la mie de son pain, il vit deux silhouettes pénétrer dans la salle principale de l'auberge et son regard s'arrêta bien vite sur l'une d'elles. Il était passé si souvent au Temple pour savoir si elle était là et si elle était disposée à lui accorder un peu de temps. Cela faisait bien longtemps qu'il ne l'avait pas vue... Bien avant qu'il ne quitte Thaar pour récupérer la propriété de leurs terres. Elle avait changé. Encore une fois. Et il devait bien avouer que la croiser de nouveau n'était pas sans éveiller en lui un certain émoi. Il avait toujours un goût d'inachevé en pensant à l'état dans lequel elle se trouvait. Il n'était pas certain que ses petites attentions avait eu pour elle avait obtenu un quelconque effet. Elle lui avait certes témoigné de la reconnaissance mais ne l'avait-elle pas fait par politesse ?

Une chose était certaine, elle n'avait pas tellement changé depuis la dernière fois. En ce qui concernant ses "dons" en tous cas. Ou plutôt, sa malédiction selon son point de vue à lui...

Lorsqu'il eut fini son assiette, il se leva et s'avança dans leur direction. La femme qui accompagnait la Gardienne le remarqua bien vite et se montra des plus méfiante. Aimé lui adressa un sourire paisible pour lui signifier qu'il ne représentait aucun danger pour elles. D'ailleurs, le fait que sa voisine de table connaisse son prénom ne manqua pas de la surprendre. Le roux s'adressa alors à l'ancienne gladiatrice.

-Vous n'avez rien à craindre de moi. Dit-il avec sa douceur habituelle. Nous sommes amis. Puis il se tourna vers l'aveugle. Du moins c'est comme ça que je définirais notre relation, à défaut d'un meilleur mot. Il s'accroupit alors pour se mettre à sa hauteur, un bras venant se poser sur la table. Bonjour Katalina. Ça fait longtemps. Tu sembles fatiguée. Remarqua-t-il en plissant légèrement le front, un peu inquiet.

Le Vaisseau de la Voilée

Elle était un guerrier qui, vaincu, regardait la mort arriver ; sa fin, longtemps redoutée, avait ultimement pris les traits d’un gladiateur aux épaules larges et à la tignasse de feu. Elle se souvenait du regard de son bourreau. De cette lueur étrange qui habitait ses iris légèrement écarquillés au moment fatidique. Il était une énigme qu’elle ne parvenait pas à résoudre. Elle se souvenait mourir tant et tant et tant et tant de fois ; elle se souvenait de tant et tant et tant et tant de regards jetés sur elle au moment fatidique, comme des voiles qui s’abattaient sur elle et recouvraient tout le reste, mais les prunelles d’Aimé étaient différentes, sans qu’elle fût seulement capable de deviner pourquoi.

« Katalina — Plume avait détaché chaque syllabe de ce prénom qu’elle savait avoir été un jour le sien — n’a pas d’amis, Aimé. Elle ne te l’a jamais dit ? »

Un discret cliquetis d’arme retrouvant son fourreau arracha à la gardienne un froncement de sourcils. Ce son, pour infime qu’il fût, charia son lot d’images ; elle était en train de serrer les attaches de son armure et de vérifier l’état de son trident ; elle entendait les vivats enthousiastes de la foule ; elle pouvait presque voir l’air onduler au dessus du sable de l’arène. Ses visions étaient d’une précision terrible. Cet ultime combat était gravé dans son esprit au fer blanc, à l’image de cette marque qu’un homme avait un jour apposé sur son dos pour réclamer sa propriété.

La femme qu’Aimé avait appelé Katalina ferma les paupières, dans un vain espoir de s’arracher à ce qu’elle savait être des souvenances d’un autre. Elle percevait autour d’eux le brouhaha de l’auberge, il avait remplacé les claquements sourds et réguliers de la monture de Plume sur les pavés de la ville. Elle sentait les muscs âpres des clients, les fragrances fruitées et épicées des boissons alcoolisés, les sucs gras de viandes que l’on faisait rôtir à la broche ; et dans le même temps, elle goûtait sa propre sueur, qui roulait de son front jusqu’à ses lèvres, cette sueur qui naissait contre son casque brûlant et lui brûlait les yeux sans qu’elle ne pût rien y faire. Plume, bien sûr, ne comprenait pas ; la dernière fois qu’elle avait côtoyé cette femme que l’on nommait alors Mémoire, la gardienne était au sommet de sa puissance. Hagarde et diminuée par les années, elle n’était plus qu’un pâle reflet de ce qu’elle avait pu être. Aimé, lui aussi, avait peu de chance de seulement réaliser ses réalités. Il y avait celle, noire et douloureuse, qui l’enchâssait à ce corps meurtris ; et il y avait celles, pleines de couleurs et d’images, qui l’appelaient.

La voix de l’Hadjaoui qui la saluait et s’inquiétait de sa mine fut couverte par celle, grave et impatiente, du garde des Sablons qui lui ordonnait de s’avancer. Elle avait conscience de la présence de l’ancien gladiateur à côté d’elle, mais elle savait aussi qu’elle devait marcher à sa rencontre pour mourir sous ses coups.

« Elle va bientôt monter se coucher, déclarait encore Plume en répondant à sa place à son ami et meurtrier. Je veux juste qu’elle mange quelque chose avant. »

La sang-mêlé au corps d’adolescente bougea sur sa chaise et l’arène des Sablons s’évanouit pour être remplacée par une autre vision ; la gardienne se tendit légèrement en cherchant à la retenir. Elle voulait revoir encore une fois ce regard étrange qui l’avait vu mourir.

« Je n’ai pas faim, » protesta-t-elle faiblement en sortant — enfin — de son mutisme. Elle se souvint de la voix de Pierre qui pestait contre ses refus puérils de s’alimenter correctement ; cet écho là était noir et froid, aussi devait-il être le sien. Elle poussa un léger soupir. L’idée d’avaler même une cuillère de soupe lui retournait l’estomac, mais elle savait qu’elle n’échapperait pas à l’injonction de son ancienne protégée. Alors, plutôt que de l’affronter directement, elle tourna légèrement son visage dans la direction d’Aimé. « Vois comme elle prend bien soin de moi. »

L'oreille d'Aimé sembla tressaillir en entendant l'arme retourner à son fourreau mais il ne broncha pas. Il était plutôt satisfait de savoir Mémoire aussi bien protégée. Quant au fait que cette dernière n'avait pas d'amis...

-J'aime à croire que j'en suis un malgré tout.

La réflexion aurait pu sembler puérile mais le roux était pleinement conscient de l'état dans lequel se trouvait la Gardienne. Elle marchait dans le monde des vivants mais son esprit faisait partie de celui des morts. Des voix lui parvenaient en permanence et de manière totalement involontaire et incontrôlée. Sans doute était-il le seul à vouloir l'ancrer dans cette vie-ci. Car à quoi bon être capable de respirer si ce n'était pas pour en profiter ? Il était son ami, non pas parce qu'ils partageaient un lien particulier -ou elle ne lui en avait pas fait part en tout cas- mais parce qu'il veillait sur elle d'une façon un peu différente des autres.

-Elle prend soin de toi, c'est vrai, mais encore faudrait-il que tu l'écoutes.

Il étira un sourire triste et doux qu'elle ne pouvait voir puis il se leva. Il se rendit au comptoir et commanda un repas chaud pour l'ex-gladiatrice et une liste de quelques petites choses pour Katalina. Alors que le tavernier s'occupait de ramener l'assiette de Plume depuis les cuisines, Aimé revint à leur table avec un verre et une soucoupe dans laquelle reposait un petit assortiment. Il posa le tout devant Mémoire.

-Un verre de jus de pommes, des abricots secs, des pistaches et de la viande séchée. Tu te souviens ?

Tout cela, il le lui avait fait goûter et elle avait plus ou moins apprécié. Elle ne mangeait presque pas alors il s'était orienté sur des choses qu'elle aimait pour qu'elle avale au moins quelques bouchées. Il aurait voulu la toucher mais il se retint. Il se souvenait qu'elle n'aimait pas toujours les contacts physiques, surtout lorsque son esprit planait dans un océan de mémoires.

-Vous m'autorisez à m'asseoir ? Se contenta-t-il de demander.

Plume

« Comment fais-tu ? demanda Plume avec un sourire mauvais quand Aimé se fut assez éloigné pour qu’elle fût certaine qu’il ne les entendrait pas. Comment fais-tu pour les ensorceler de la sorte ? » La gardienne redressa légèrement son menton et plongea son regard aveugle dans celui, soupçonneux, de son interlocutrice. La sang-mêlé serra subrepticement le poing, tandis que son visage se barrait d’un rictus presque… haineux ; elle finit par détourner le regard en se pressant contre le dossier de sa chaise, les bras croisés. « Est-ce qu’il a la moindre idée de ce que tu es ?

— Je ne sais pas, répondit Mémoire avec un détachement mesuré.

— Il a l’air de le penser, » rétorqua la guerrière. L’assentiment muet de l’éphémère prit la forme d’un lent hochement de menton arracha un nouveau sourire torve à sa protectrice, qui chercha du regard le fameux Aimé. Malgré les apparences, il ne devait pas être beaucoup plus âgé qu’elle ; cela voulait dire qu’il devait avoir connu le Voile à un âge qui lui permettait d’en garder au moins quelques souvenirs confus. L’Estrévent avait surtout subi les chants du Prisonnier, qui dans le corps du sang-mêlé Aerandir avait choisi de prendre ses quartiers à Naelis. Mais Aimé avait-il eu vent des étranges manifestations morbides qui avaient troublé les arides Terres Stériles ? Et, plus intéressant encore, savait-il pourquoi les Pentiens appelaient Mémoire « le Vaisseau de la Voilée » ? Sans vraiment être tout à fait certaine de comprendre ses motivations, Plume était bien déterminée à « aider » Aimé à mieux comprendre la femme à laquelle il semblait s’être sincèrement attacher.

Les deux femmes n’échangèrent pas une parole supplémentaire jusqu’au retour d’Aimé. La sang-mêlé posa un regard appréciateur sur l’assiette qu’on venait de poser devant elle ; elle adressa à son bienfaiteur un bref remerciement avant de se saisir de ses couverts. Elle n’avait pas menti, quand elle avait affirmé être épuisée ; malgré ses airs revanchards et ses paroles provocatrices, les souvenirs de ses vieux voyages avec la gardienne étaient encore frais dans sa mémoire et il était des lignes rouges qu’elle ne se sentait pas encore de franchir.

« Te souviens-tu ? demandait Aimé et Plume esquissa malgré elle un rictus ironique.

— Je me souviens, acquiesça Mémoire.

— Car elle est Mémoire et Mémoire n’oublie pas, » compléta la sang-mêlé avec une bonhommie forcée.

Elle avait bien pris garde de ne pas quitter son repas des yeux et commença d’ailleurs à manger. Tout juste put-elle voir du coin de l’œil la gardienne tâtonner la tables devant elle. Elle trouva rapidement la coupelle qu’Aimé avait posé devant elle et s’attarda avec une lenteur étudiée sur chacun des composants de son petit panel culinaire. Aimé choisit ce moment pour demander poliment l’autorisation de s’asseoir à leur côté. Plume reporta son attention sur lui et constata que la question ne lui était pas vraiment adressée. Préférant ne pas braquer l’âme généreuse qui lui avait offert son dîner — ou bien espérait-il qu’elle le rembourserait ? cette pensée n’était pas sans amuser la concernée —, elle prit sur elle de laisser Mémoire répondre. Peut-être aussi était-elle un peu curieuse de voir comment elle réagirait.

« Il serait étrange de te le refuser, » répondit la gardienne après avoir saisi un abricot du bout des doigts. Elle porta le fruit à son nez et inspira lentement ses fragrances fruités ; un fin sourire se dessina sur ses lèvres, ce qui arracha un haussement de sourcils un peu surpris à Plume. « Prends place, oui, l’invita-t-elle plus franchement. Nous n’avons pas parlé depuis longtemps et je suis certaine que la famille Hadjaoui a encore vécu son lot d’aventures.

— Hadjaoui ? intervint Plume en portant un regard perçant sur Aimé. L’Ithri’Vaan serait donc si petit que nous rencontrions par hasard ta belle-famille ? » Il était évident qu’elle ne croyait pas un des mots qu’elle venait de prononcer.

A l'intervention de Plume concernant la question qu'il avait posé à Mémoire, l'homme resta silencieux un instant. Citait-elle une phrase si souvent répétée par la Gardienne ou bien pensait-elle lui enseigner quelque chose ? Peut-être un peu des deux. Dans tous les cas, il choisit de ne pas réagir. Au lieu de cela, il précisa le fond de sa pensée.

-Mémoire n'oublie jamais rien mais elle possède tant de souvenirs que ceux que Katalina se perdent parfois dans la masse. Je l'ai invité à boire une fois et elle ne savait pas me dire ce qu'elle aimait, ses goûts s'étaient mélangés à ceux des autres si bien qu'elle aimait tout et rien à la fois.

Voilà quel était le sens de ses mots. Savoir si Katalina se souvenait aimer tout cela pour les avoir goûté avec lui ou si ces souvenirs-là aussi s'étaient égarés dans les méandres de tout ce qu'elle revivait chaque jour. Il ne pouvait certes pas imaginer de vivre tout cela au point d'être tout juste conscient du monde qui l'entourait mais il espérait simplement que ses tentatives n'avaient pas été vaines. Le sourire de la tatouée humant l'abricot lui fit chaud au cœur. Il était si rare de la voir sourire... Il prit place lorsqu'on le lui permit et lâcha un petit rire amusé devant la réaction de l'ancienne gladiatrice.

-Nos retrouvailles sont à l'image de notre rencontre : improbables. Il posa son séant sur une chaise et continua. Qui aurait cru que cette petite fille égarée qui m'a percuté dans l'Agora en te cherchant partout deviendrait un jour ma belle-sœur ? Surtout que Digne ne se faisait pas plus connaître que ça. Quant à Aislinn, elle ne l'a remarquée qu'après moult efforts de la part de Sanaa.

Evidemment, il ne répondait pas vraiment à la méfiance de Plume mais il n'avait pas l'obligation de justifier de sa présence à Feldorn. Tout comme elle n'avait pas de raisons de douter de ses intentions. Après tout, il vivait non loin d'ici, il était donc assez probable qu'il se rende en cette cité pour faire quelques achats. Elles en revanche étaient bien loin de Thaar. De plus, Aimé faisait partie de la famille de la Gardienne, bien que sa fille ne soit pas de son sang en vérité. Et puis, il y avait un autre sujet pour lequel il s'estimait heureux d'avoir la chance de croiser Katalina.

-Au fait, des remerciements s'imposent. Clémence est rentrée... Et c'est grâce à toi. Alors, de la part de tous les Hadjaoui, merci. Dit-il en posant une main sur son cœur.

Le Vaisseau de la Voilée

Il devait être étrange de voir cette femme tenir ce fruit du bout de ses doigts comme s’il était la chose la plus précieuse qu’elle possédait. Elle était une enfant qui furetait entres les abricotiers de ses parents et elle accompagnait chacun de ses pas d’un regard inquiet par-dessus son épaule ; elle se doutait qu’ils devaient être à sa recherche, mais elle voulait juste goûte une dernière fois cette douceur sucrée. Elle était un vieillard malade et fatigué et elle détestait la couleur orange ; elle comprenait que sa haine était irrationnelle, mais il était des chants contre lesquels il était vain de lutter, surtout à son âge. Mais elle était aussi une créature étrange, aux cheveux si longs qu’il chutait lourdement au sol, à la peau barrée d’encre céruléenne et de cicatrices boursouflées et à la bouche tapissée de jus acidulé.

Elle se satisfit d’une bouchée et reposa devant elle le reste de son « repas », pour mieux se concentrer sur les mots simples et sincères du Hadjaoui. Les souvenances fruitières s’estompèrent lentement et si elles furent remplacés par d’autres, ces dernières étaient moins lumineuses, moins précises. Si leur conversation durait assez longtemps, la plupart des clients qui passaient autour d’eux une agréable soirée n’auraient plus de secrets pour elle. Elles sauraient lesquels étaient dignes de mépris ou de respect ou de d’un châtiment à la hauteur des souffrances qu’ils avaient causé… et elle tairait ses trouvailles, ainsi qu’elle l’avait toujours fait.

Aimé y avait-il déjà songé ? Il irradiait littéralement de reconnaissance, tandis qu’il lui annonçait avec émotion que sa sœur Clémence, longtemps perdue, avait su retrouver le chemin de son foyer grâce à elle. Elle avait envie de se réjouir pour lui, pour eux, pour ces Hadjaoui qui avaient souffert ce que l’Estrévent avait de pire à offrir. Elle se demandait cependant s’il aurait pu réagir de la même manière si elle avait su les monstres qui avait croisé sa route et qu’elle avait laissé passer sans encombres.

« Il est heureux qu’elle puisse fouler à nouveau la terre qui l’a vue naître, entourée des cœurs que les chant du Prisonnier font battre pour elle, » répondit-elle avec douceur. Et tandis qu’elle se souvenait de Clémence, de sa force, des épreuves qui avaient été la sienne, elle cherchait dans son cœur à elle le bonheur qu’elle aurait dû être capable de ressentir.

« J’ai entendu ces formules alambiquées trop de fois, intervint la sang-mêlé avec dégoût.

— Plume… souffla la gardienne.

— Non, n’essaie même pas, » la coupa la gladiatrice avec humeur en se relevant d’un coup. L’aveugle l’entendit faire quelques pas sur le côté pour se placer à côté du Hadjaoui. « Je te la confie pour ce soir. Ramène-la dans sa chambre à une heure décente… » Elle marqua une pause, avant d’ajouter : « Un conseil : quand tu dois réciter ses paroles dans ta tête pour espérer comprendre ce qu’elle essaie de te dire, c’est qu’elle n’a rien de sincère à te dire. »

Et la turbulente sang-mêlé de les planter là sans autre forme de procès.

Étrangement, la gardienne souriait ; mais contrairement à son prédécesseur, simple et sincère, celui-ci était alourdi par beaucoup de nostalgie.

L'intervention de Plume chassa le sourire d'Aimé et détourna enfin ses yeux de Katalina. Il la regarda rejoindre son côté et écouta ce qu'elle avait à lui dire. Il fronça brièvement les sourcils puis l'observa s'en aller, apparemment mécontente mais il ignorait de quoi.

-Tu t'es trouvé une bien étrange compagne de route. Commenta-il alors que la sang-mêlé avait disparu vers les chambres.

L'Hadjaoui ricana alors de ses propres mots... "Etrange"... Il utilisait ce mot devant Mémoire. Avait-il réfléchi ? Cependant, contrairement à la plupart des gens, "étrange" ne faisait pas partie des mots qui lui venaient lorsqu'il voyait la Noblegriffon. Il y en avait bien d'autres mais l'étrangeté s'appliquait aux comportements que l'on ne comprenait pas. Or, fort des propos recueillis auprès d'Aislinn, des explications alambiquées de Katalina et de ses propres observations, il ne pouvait pas vraiment dire qu'il ne comprenait pas son attitude. Bien au contraire. A sa place, il ne serait sans doute pas aussi sain d'esprit qu'elle...
Il posa à nouveau les yeux sur la Dame et prit le temps de la détailler de plus près cette fois. Elle avait toujours l'air aussi anémiée et ces tatouages accentuaient son état par endroit. Il eut un sourire triste à son encontre, bien conscient qu'elle ne pourrait de toute façon ni le voir ni deviner son inquiétude dans son regard. Au lieu de cela, il entreprit de lui parler de totalement autre chose.

-Je sais que tu voyages beaucoup mais je suis malgré tout assez surpris de te trouver ici.

Plume s'était montré méfiante concernant la coïncidence et il ne pouvait que la comprendre. Etant donné la taille de la cité et le nombre de fois où Mémoire et lui avaient dû s'y rendre, il était surprenant qu'ils parviennent non seulement à y être au même moment mais en plus à loger dans la même auberge.

-Si tu en as le temps, n'hésite pas à faire un détour par chez nous. Je sais que tu n'es jamais au calme donc je n'utiliserai pas cet argument pour te convaincre mais... Dans tous les cas, saches que tu es plus que la bienvenue.

Se retenir de la toucher, encore et toujours. Pour quelqu'un d'assez tactile comme lui, c'était difficile. Et il éprouvait de plus en plus de mal à ne pas entrer en contact avec elle si bien qu'il lui devenait difficile de s'en empêcher. Etait-ce le fait de devoir se retenir qui faisait qui lui donnait cette impression ? Mais, pour le moment, il y parvenait encore...

Le Vaisseau de la Voilée

Il avait ri à ses propres mots et elle ne comprenait pas pourquoi ; elle avait légèrement tiqué, puis son menton s’était légèrement affaissé, trahissant à l’œil averti sa confusion ; pour Aimé, ce ne devait cependant être qu’une mimique parmi les centaines qui agitaient son corps affaibli, comme un indice perdu dans un océan de signes trompeurs.

Le Hadjaoui évoqua ensuite le domaine de sa famille et l’idée qu’elle put y séjourner quelques temps. Cette invitation la plongea dans de nouvelles réflexions silencieuses, à peine troublées par le brouhaha joyeux de l’auberge qui abritaient leurs retrouvailles. « Quels chants cruels le Prisonnier a-t-il entonné pour toi, Aimé ? » finit-elle par demander et dans sa voix dormait une compassion étrange.

Elle était mieux placée que beaucoup pour comprendre que les dons du maître des passions étaient aussi dangereux que délicieux. Elle tourna son menton vers le sien et ses prunelles aveugles trouvèrent les siennes avec la facilité déconcertante que le Hadjaoui pouvait lui connaître. Avec hésitation, elle leva la main dans sa direction, jusqu’à ce que ses doigts finissent par effleurer son visage, non loin de son œil. Comme surprise par son propre mouvement, elle se recula subrepticement, avant de poser plus franchement sa paume sur sa joue.

« Je ne suis pas venue à toi, déclara-t-elle sans ambage. Tu es venue à moi. Tu viens toujours à moi. » Elle sentit les muscles de sa mâchoire tressauter et opina lentement du chef en réponse, avant de laisser retomber mollement son bras contre son corps. « Cette force qui te met en mouvement est peut-être Son présent pour toi, mais elle n’appartient qu’à toi désormais. Tu peux encore décider de l’ignorer. » Elle esquissa malgré elle un sourire triste ; quand Katalina avait compris la nature de sa relation avec Aerandir, personne n’avait été là pour lui dire cela, mais même si elle avait eu conscience qu’il existait pour elle, à l’époque, une échappatoire, la gardienne doutait que la jeune femme l’eût utilisée. « Je te crois libre encore, Aimé, mais je ne puis te dire pour combien de temps encore. Sans doute moins que tu ne l’imagines. »

Il était évident que le Prisonnier, déjà, avait commencé à fomenter quelques projets.

Aimé fronça les sourcils devant la question de Katalina. De quels chants parlait-elle ? Il n'avait fait que proposer à une amie un séjour au calme pour se reposer et être tranquille. Pensait-elle qu'il y avait autre chose derrière cette invitation ? Lui-même était convaincu que non. Même s'il ignorait à quoi ressemblait le "chant du Prisonnier". C'était d'ailleurs malheureux pour un homme qui avait connu autant de femmes. Le problème, c'est qu'il n'avait pu choisir aucune d'entre elles...

Il resta immobile tandis qu'elle levait une main dans sa direction mais il ne demeurait pas moins surpris par ce geste. Jamais encore elle n'était venue vers lui. Elle lui avait certes parfois demandé son assistance mais il s'était alors approché pour lui prendre la main ou le bras. D'elle-même, elle ne l'avait jamais touché.
Il l'écouta sans un mot et sans bouger sous la faible pression de sa main. Elle semblait si sûre d'elle en ce qui concernait ses sentiments... Et lui en ignorait tout. Oui, d'accord, il l'appréciait au-delà du raisonnable étant donné les circonstances. Après tout, elle ne lui avait jamais témoigné le moindre intérêt, jamais posé la moindre question sur sa vie, comme si elle en savait déjà tout. Ce n'était pas vraiment ce que l'on pouvait appeler de l'amitié. Mais il comprenait son état, il comprenait ce qu'elle vivait -du moins, aussi bien qu'on pouvait le comprendre vu de l'extérieur-, il imaginait donc assez facilement qu'il n'était pas possible de créer des liens avec elle aussi aisément qu'avec un individu lambda. Et puis, s'il ne le faisait pas, qui le ferait ? Plume l'accompagnait et elle l'avait dit elle-même : Katalina n'avait pas d'amis.

Finalement, après un silence, Aimé se pencha légèrement dans la direction de l'aveugle, comme s'il s'apprêtait à lui faire une confidence. Il s'adressa à elle avec une totale franchise et une sincérité indéniable, convaincu de ce qu'il disait.

-Je ne sais pas ce que tu crois déceler dans cette invitation. De mon point de vue, c'est un homme qui offre à une amie quelques jours de repos loin de tout. La proposition est sur la table et elle sera valable aussi longtemps que tu le voudras.

Peut-être avait-elle raison mais, pour le moment, il ne voyait pas de différence entre son comportement et celui qu'il aurait pour n'importe quelle autre amie. Il avait bien offert à une gamine -potentiellement sa nièce- de l'aider à découvrir si sa mère lui avait dit vrai concernant l'identité de son père. Et peu lui importait qu'il s'agisse bien de Courtois ou non, il n'avait pas l'intention d'abandonner la petite pour autant.

Il laissa sa tête retomber dans un soupir. Il se fatiguait peut-être pour rien. De toute façon, Katalina et lui ne s'étaient jamais vus plus d'une paire d'heures à chaque fois donc, même si Arcam fomentait quelque chose, il n'aurait sans doute jamais l'occasion de se passer quoi que ce soit. Apercevant l'écuelle de fruits secs, il réalisa qu'elle n'avait avalé qu'une seule bouchée jusque là.

-Je ne sais pas ce qui vous amène à Feldorn et même si vous n'êtes que de passage, tu ne tiendras pas bien longtemps avec un quart d'abricot dans le ventre. Tu devrais manger encore un peu. Lui suggéra-t-il avec douceur.

Le Vaisseau de la Voilée

Pendant plusieurs longues secondes, elle ne réagit pas ; ni quand il chercha à la rassurer sur ses motivations ; ni quand il soupira ; ni quand il l’enjoignit une nouvelle fois à manger ; et quand elle sortit enfin de son apathie, ce ne fut pas pour lui répondre, mais pour lever lentement son bras. Elle ne savait pas comment lui faire comprendre… ou plutôt, elle ignorait s’il lui appartenait de lui ouvrir les yeux sur la véritable nature du maître des passions. Trop de fois, elle L’avait vu à l’œuvre. Trop souvent, elle avait souffert des conséquences de Ses jeux. Elle sentit le tissu de sa robe glisser sur sa peau, ce qui dévoila au passage à Aimé de nouveaux tatouages similaires à ceux qui recouvraient son visage et son cou. L’encre céruléenne n’était cependant pas la seule marque qui barrait son épiderme blafard : de fines cicatrices aux dérangeants reflets d’argent couraient de son poignet jusqu’à son coude.

Dans un mouvement étrange, elle caressa avec son visage les stigmates qu’avaient laissé Son miroir sur elle et les souvenirs affluèrent avec une violence rare ; elle était à Scylla et elle contemplait l’avenir qu’Il voulait bien lui montrer. Elle voyait le Duc de Serramire qui l’avait si mal traitée se complaire dans les bras d’une autre. En cet instant fatidique, elle croyait faire un choix… quand, en réalité, elle dansait au rythme de Ses chants. L’idée qu’Il s’en prît désormais à Aimé lui laissait un goût de cendre dans la bouche et elle comprit qu’elle ne mangerait plus ce soir.

« Je suis désolée, » soupira-t-elle enfin en laissant retomber sa dextre sur la table. Elle ne savait plus exactement pourquoi elle s’excusait : ce pouvait être pour son attitude étrange ou bien parce qu’elle était persuadée être la cause des tourments qui l’attendaient. Ce pouvait être un mélange des deux. Avec lenteur, elle entreprit de se lever et si ses jambes flageolèrent, elle n’en montra rien. « J’ai besoin de l’Olienne, déclara-t-elle. M’accompagneras-tu auprès d’elle ? »

La soirée était jeune encore et le port grouillerait de beaucoup trop d’activités pour elle, si bien que s’il acceptait de se laisser guider, elle l’amènerais en marge de la cité. Le calme lui ferait du bien, voulait-elle croire. Le calme et les vagues la nourriraient mieux que les oranges et les pommes ne le feraient jamais.

Aimé fronça une fois de plus les sourcils en découvrant le bras de Katalina. Le geste qu'elle réalisa était étrange mais guère plus que sa signification, qu'il ne pouvait manifestement pas comprendre. Si cela lui servait à quelque chose, alors à quoi ? Même s'il posait la question à la Noblegriffon, il n'était pas sûre que la réponse en soit vraiment une. Si tant était qu'elle lui réponde... Alors il se contenta de la regarder faire et d'attendre qu'elle lui revienne, ne tentant même pas de l'appeler et de risquer de l'interrompre.

Finalement, elle se leva et il en fit de même, dans un geste un peu rapide, presque surpris. Ses jambes tendues poussèrent légèrement la chaise dans un frottement singulier et reconnaissable entre mille. Besoin de l'Olienne ? Mais pourquoi faire ? Il craint un instant qu'elle ne veuille y aller seule, ce qui ne lui semblait guère raisonnable. Cependant, la proposition de l'accompagner vint d'elle et non plus lui. Aimé se redressa alors dans un mouvement quelque peu confus. Katalina était une paradoxe vivant.

-Tu me conseilles d'abord de ne pas m'attacher à toi et maintenant tu me demandes de t'emmener sur la plage ? Lui fit-il remarquer sans dissimuler sa surprise. Cependant, après une seconde, il s'avança vers elle et rangea leurs chaises respectives. Puis il lui prit la main pour venir la poser sur son bras. A vrai dire, te laisser y aller seule n'était pas vraiment une option à mes yeux... Conclut-il sur un ton doux mais ferme.

Il se disait son ami. Quel genre d'ami abandonnerait une aveugle dans les rues à la nuit tombante ?

Aimé entama alors la marche, guidant la jeune femme vers la sortie puis vers le rivage. Le tumulte de la cité s'apaisait déjà, hormis dans quelques quartiers où la vie demeurerait pour quelques heures encore. Certains qu'il ne valait mieux pas fréquenter à moins que sa bourse à sa ceinture soit aussi bien remplie que celles qui se trouvaient dans son pantalon. Et d'autres bien plus joyeux où résonnaient rires et musiques. Mais pour l'heure, la servante de la Voilée et le rouquin massif les évitaient, ou tout du moins ne s'y attardaient guère. Ils marchèrent droit vers la mer, suivant une pente douce. De plus en plus de sable crissait entre leurs semelles et le pavé, malgré les balayages fréquents des commerçants alentours qui ne voulaient pas se retrouver envahis. Puis les pavés disparurent soudainement et leurs pieds s'enfoncèrent légèrement dans le sol meuble. Ici, les embruns salés étaient bien plus forts et une brise permanente charriait les cheveux des promeneurs.

Spoiler:

Plume

Il était un temps encore récent où la principale préoccupation de Plume était qu’on la prît au sérieux ; avec sa petite taille et ses traits encore par trop enfantin pour le monde des arènes et des combats qu’elle avait fait sien, elle craignait toujours qu’on lui fermât des portes dont elle méritait au contraire qu’elles fussent grandes ouvertes. Alors qu’elle suivait à la trace Mémoire et son malheureux compagnon, elle se surprenait à regretter ces jours plus simples.

Il n’avait pas fallu beaucoup de temps à la sang-mêlée pour regretter d’avoir ainsi abandonnée la gardienne derrière elle. Pourquoi le sort de cette femme qui lui avait causé tant de torts et tant de mal lui importait toujours autant demeurait un mystère pour la gladiatrice. Elle avait pourtant décidé de retourner jeter un rapide coup d’œil dans la salle commune, juste au cas où. Découvrir que Mémoire était déjà parvenue à s’éclipser n’avait pas manqué de l’agacer au plus haut point. De l’inquiéter, aussi. Heureusement pour elle, la gardienne attirait le regard et l’heure tardive ne l’empêcha pas de trouver quelques badauds en mesure de la mettre sur la bonne voie. L’Olienne, avait-elle songé en accélérant le pas. Bien sûr qu’elle rejoint l’Olienne. Son ventre s’était douloureusement noué à l’idée que Mémoire s’y enfonça trop : elle était bien placée pour savoir qu’il était des appels que l’éphémère ne pouvait ignorer.

Une fois déjà la Voilée lui avait ravi Mémoire et la sang-mêlé avait été prise d’un violent vertige à l’idée de subir à nouveau Ses caprices.

Son soulagement fut donc grand quand elle aperçut au loin la silhouette menue de sa compagne de voyage ; elle tira sur les rênes de sa monture, qui hennit faiblement en s’arrêtant net. La gardienne avait pris un peu d’avance sur le Hadjaoui — ou bien ce dernier s’était volontairement mis en retrait, c’était difficile à dire d’où se tenait la sang-mêlé.

Se gardant bien de dévoiler sa présence, Plume observa les deux éphémères. Mémoire semblait perdue dans ses pensées — dans ses souvenirs, songea tristement la gladiatrice — et errait un peu au hasard. Elle finit par s’approcher dangereusement du bord de mer, ce qui ne manqua pas de remettre Plume sur le qui-vive. Très vite, Mémoire se retrouva avec de l’eau à hauteur de ses genou, mais elle ne s’aventura pas plus loin.

« À quoi joues-tu ? » soupira anxieusement Plume… sans savoir véritablement à qui s’adressait sa question. Elle avait dans tous les cas le pressentiment qu’elle n’y trouverait aucune réponse, peu importait le temps que durerait son voyage avec la gardienne. Et c’est habitée par cette oppressante intuition qu’elle continua de veiller sur Aimé et Mémoire.

Katalina s'était détachée de lui et avait pris de l'avance. Il l'avait laissé faire au début puis, la voyant avancer vers l'eau, il s'avança d'un pas rapide vers elle. Il s'arrêta à quelques pas du rivage et retira ses bottes rapidement, les laissant tomber sans grande attention. Son regard demeurait rivé sur la femme qui continuait d'avancer. Il ignorait jusqu'où elle comptait aller mais préférait autant se tenir prêt. Et ses chausses ne ferait que le gêner, autant qu'elle n'apprécieraient sans doute pas le sel de la mer.

La servante de la Voilée s'arrêta et demeura immobile un moment. Aimé entendit la voix de Plume mais il ne se retourna pas vers elle. Il ne pouvait se résoudre à quitter l'aveugle des yeux. Cependant, il entendait à sa voix qu'elle était inquiète et cela ne pouvait que le rendre plus anxieux. Alors il s'approcha doucement, ses pieds découvrant l'eau gelée. Comment faisait-elle pour ne pas avoir froid ?! Mais cela ne l'arrêta pas, il y avait des choses plus importantes que son confort en cet instant précis. Mouillant le bas de son pantalon, il s'arrêta à un pas dans le dos de l'infirme.
Au moins, elle était à portée en cas de problème maintenant.

-Katalina ? Appela-t-il d'une voix douce pour tenter de la ramener à la réalité. Katalina, explique-moi ce qu'il se passe...

Il n'osait pas la toucher pour le moment. Il savait qu'elle n'appréciait pas les contacts là où d'autres y trouvaient du réconfort. Car il n'avait jamais eu le moindre geste déplacé jusque là. Il avait toujours été doux et attentif avec elle. Parce que, oui, il tenait à elle. Il ne parvenait pas à l'expliquer mais elle avait toujours eu une place dans son esprit, depuis le jour de leur rencontre. Il ne le réalisait que maintenant, après tant d'années...

-Tu me demandes de ne pas m'attacher à toi mais c'est déjà trop tard. Il aurait fallu qu'on ne se rencontre jamais pour que ça n'arrive pas. Rentrons, s'il-te-plaît.

Tout le monde la voyait comme une femme forte qui avait enduré tant de souffrances. Une femme qui se négligeait et dont l'esprit était volatile. Lui voyait quelqu'un de fragile qui se laissait emporter par le don que lui avait fait une Déesse en oubliant presque le monde extérieur. Mais il n'était pas certain que ce soit la volonté de la Voilée. Pourquoi lui faire un cadeau qui la priverait de sa propre vie ? Autant mourir dès à présent... Les regrets seraient les mêmes mais la souffrance serait bien moins grande. Alors il essayait depuis toujours de lui maintenir un pied dans ce monde. Il lui offrait de petits plaisirs gustatifs à défaut pour pouvoir faire plus. Il lui faisait sentir des parfums pour lui rappeler le monde qui l'entourait. Il avait même tenté de lui faire écouter de la musique une fois mais il n'était pas certain qu'elle ait écouté la douce mélodie du cithariste des rues de Thaar... En cet instant, il aurait voulu la prendre dans ses bras. Mais il savait que cela n'aurait sans doute pas l'effet escompté... Si cela ne venait pas d'elle, se serait voué à l'échec. Alors il connaîtrait peut-être son propre tourment éternel. Celui de ne jamais pouvoir partager quoi que ce soit avec la femme qui occupait si souvent ses pensées.

Le Vaisseau de la Voilée

« Cruel, cruel Prisonnier, » soupira la gardienne. Et Son Vaisseau de lever ses yeux morts vers la lune ; ses cheveux cascadaient sur ses épaules, à bas de son dos jusque dans l’eau froide de l’Olienne qui se lançait de son côté à l’assaut des tissus fatigués de ses robes. « Sais-Tu, Toi, pourquoi Il agit ainsi ? » demanda-t-elle dans un murmure à la Voilée. Il était quelqu’un qui, au cycle précédent, aurait pu lui fournir une réponse : Aerandir aurait ri de sa question, avant de murmurer au creux de son oreille des mots qu’elle n’aurait pas compris, mais dont elle aurait su la véracité. Penser au sang-mêlé la fit légèrement chanceler, car le fantôme son ancien amant amenait toujours avec lui les souvenances éparses qu’elle gardait d’elle. De Katialyne. De cette fille dont elle n’avait jamais vu le visage et dont elle n’avait jamais entendu la voix.

« Nous rentrerons bientôt, promit-elle au Hadjaoui et sa voix était triste. Plume ne nous laissera de toute façon pas nous égarer trop longtemps loin de sa garde. »

Désireuse de s’arracher à des pensées qu’elle n’avait que trop ressassées déjà, la gardienne s’autorisa à porter son attention sur l’Olienne ; la mer était Son domaine et Son Vaisseau s’y sentait bien. Les remous des eaux salées l’apaisaient. Elle avait envie de s’y agenouiller, d’y émerger sa main et d’y plonger son visage. Elle se retint, pourtant ; elle se doutait que cette vision serait un nouveau coup porté au moral de son compagnon d’infortune, dont elle devinait les tourments. Il n’était rien qu’elle pût dire, malheureusement, pour les apaiser… alors elle n’essaya même pas et préféra revenir à sa première question.

« L’Olienne et moi sommes de vieilles amies, énonça finalement la gardienne après quelques secondes supplémentaires de mutisme. Elle me porte et me soigne quand j’en ai besoin.

» Quand je m’attarde assez longtemps en sa compagnie, je redeviens presque celle que j’étais il y a quinze ans. » Elle marqua une légère pause, avant d’esquisser un triste sourire. « Mais c’est l’Eris qui me manque le plus. »

Cette question... Comme si elle se l'était déjà posée. Comme si elle avait déjà connu cela. Il ignorait tellement de choses de son histoire que tout était possible. Mais elle parlait si rarement d'elle, plongée qu'elle était dans la vie des autres, dans leurs souvenirs alors qu'eux-mêmes avaient disparus. Mais ce n'était apparemment pas lui qu'elle interrogeait alors il ne dit rien. Bien qu'il aurait pu fournir une réponse.
Aimé vit la servante de la Voilée chanceler et étira les bras de part et d'autre de son corps sans pour autant la toucher, lui laissant l'occasion de se rattraper elle-même mais se tenant prêt à agir si besoin. Mais il n'eut rien à faire et il retira ses bras après quelques secondes. Il vint finalement de positionner près d'elle et il observa son visage tandis qu'elle lui expliquait pourquoi elle était venu jusqu'ici.

-Je comprends. Déclara-t-il alors que l'inquiétude semblait avoir abandonné sa voix. Il était sincère et presque rassuré de découvrir la raison qui l'avait attirée ici. Retrouver sa véritable personnalité, son histoire, ses souvenirs, sa vie. Comment ne pas se montrer indulgent quant à son attitude en découvrant tout cela. Cependant, il n'en oubliait pas pour autant l'ex-gladiatrice derrière et imaginait donc que ce penchant pour la mer représentait aussi un danger pour elle. Ainsi, s'il était apaisé, il gardait néanmoins un œil sur elle.

-Ce n'est pas que ce que tu es aujourd'hui ne me plaît pas. Mais je serais curieux de voir comment tu étais autrefois. Avant tout ça.

"Ça", il voulait évidemment parler de l'état dans lequel elle se trouvait aujourd'hui. Un bras en moins, des cicatrices et des tatouages un peu partout et ce regard vide, sans parler de son esprit plus attaché au monde des morts qu'à celui des vivants. Il voyait la beauté qui avait été la sienne derrière toutes ces marques et il était peut-être le seul homme au monde à en oublier les vestiges de ses souffrances passées. Elle était belle à ses yeux.

-De voir à quoi ressemble ton sourire quand tu es heureuse...

Au-delà de sa beauté et de son corps, il lui importait davantage de découvrir la femme qu'elle pouvait être lorsqu'elle était en pleine possession de son être. S'il pouvait avoir une véritable conversation avec elle, et seulement avec elle. S'il pouvait l'approcher sans qu'elle réagisse mal parce qu'elle était ailleurs. Si elle pouvait vivre pleinement l'instant présent au lieu de seulement l'effleurer.

-Tu veux bien me parler de toi ? Me parler au passé. Qui étais-tu ?

Le Vaisseau de la Voilée

« Je le puis, » répondit-elle avec une lenteur étrange. Elle avait fermé les yeux et inclina légèrement son front, comme pour mieux se concentrer. « Je me souviens, » ajouta-t-elle après quelques secondes de flottement seulement troublées par les remous paisibles de l’Olienne et les soubresauts discrets de son menton. Et la gardienne de tendre lentement sa dextre devant elle, la paume tournée vers les vagues ; la mer suivit son mouvement, le ressac s’enroulant sur lui-même pour mieux se tendre dans sa direction. « Je me souviens avoir eu une fille que nous avons nommée Katalina, » déclara-t-elle et sa voix était douce comme une caresse et fragile comme une promesse et triste comme un adieu. L’éphémère s’ébroua subrepticement, avant d’ajouter : « Mais ce ne sont pas ces souvenances-là que tu veux de moi, n’est-ce pas ? »

L’eau face à elle se troubla et la sculpture en gestation de l’enfançonne qu’elle avait été disparut avant d’avoir eu la chance de complètement se former.

« Je me souviens de mon père, » essaya-t-elle à nouveau. Elle hésita, comme si elle se surprenait à douter des paroles qu’elle voulait prononcer. « Il s’appelait Noah, affirma-t-elle finalement. Après qu’Elle a réclamé le Souffle de ma mère, nous avons pris soin l’un de l’autre. » Répondant aux souvenirs de Son Instrument, l’Olienne offrit à Aimé la vue de Noah Noblegriffon. Plus petit que l’original, il arrivait à peine à la taille du géant, mais ce n’était pas ce détail-là qui devait attirer son attention : il était jeune et cette image-là ne devait pas venir de la mémoire de Katalina.

Ignorante de ce détail, la gardienne continua.

« Je me souviens de son rêve, dit-elle avec affection, je me souviens de ce manteau de responsabilité qu’il avait posé sur ses épaules. » Un étrange frisson parcourut le pantin d’eau quand elle prononça ces derniers mots. « Il ne voulait surtout pas être le dernier des Noblegriffon. »

Elle accepta et un sourire soulagé et heureux apparut sur le visage d'Aimé, fugace. Pourquoi avait-il fallu qu'elle lui fasse remarquer son attachement ? Il n'en avait rien soupçonné jusqu'à ce qu'elle aborde le sujet. Il vivait la chose simplement... Et il aurait eu besoin d'un signe de réciprocité de la part de Katalina pour s'apercevoir qu'il tenait à elle. Maintenant, non seulement il savait mais en plus il ignorait si elle lui rendrait la pareille un jour. Alors, le fait qu'elle veuille bien lui parler de lui, c'était une victoire. Petite, certes, mais une victoire malgré tout.

La jeune femme commença à lui parler du passé. D'abord sous le mauvais angle mais elle se corrigea d'elle-même, retrouvant ses propres souvenirs. Il écouta alors les quelques mots qu'elle voulut bien lui confier. Il retint le nom de son père, comprenant qu'il était probablement décédé. Il observa son visage, bien conscient que ce n'était sans doute pas ainsi que sa fille l'avait connu. Mais cela ne lui apprenait pas grand chose sur elle.

-Et toi ? De quoi rêvais-tu ?

Le Vaisseau de la Voilée

« Ah… » souffla la gardienne en secouant doucement la tête. L’effigie de son père trembla une deuxième fois, puis une troisième, avant de s’étioler tout à fait. L’eau tourbillonnante de l’Olienne se tordit à nouveau sur elle-même, jusqu’à ce qu’en émerge une jeune femme d’une vingtaine d’années, au visage fin et aux traits déterminés. « J’étais l’héritière de mon père et j’ai reçu de lui mon nom et mes rêves, expliqua-t-elle avec nostalgie. Je me destinais à reconquérir tout ce que nous avions perdu ; à retrouver notre chemin jusqu’à la table des plus grands, même si cela signifiait m’abaisser à un rang en deçà du mien. » Un étrange mouvement secoua ses épaules — un pouffement de rire ? — au moment où un nouveau personnage faisait son apparition. Il était plus âgé que la petite Katalina. Moins richement vêtu, aussi. « Nous étions pauvre, il était riche ; nous étions nobles, il était un roturier, résuma-t-elle doctement. Mon père lui a donné ma main et a pris son or ; ou tout du moins, c’était ce qu’il voulait faire, mais Elyas ne l’a jamais laissé faire. » Elle poussa un léger soupir, tandis que son corps commençait à se détendre. C’était comme si, désormais qu’elle était lancée, parler de son passé lui était moins difficile. Les images lui revenaient plus nettes en mémoire, moins enrubannées de souvenances d’autres. « Il était un homme honnête et décent, mais j’étais jeune et je ne le croyais pas digne de moi… jusqu’à ce que je réalise qu’il m’avait appris tant et tant en quelques mois seulement. »

Elle n'avait donc jamais eu d'aspirations autres que celles qu'on lui avait transmises ? C'était triste... Peu habitué à la culture Péninsulaire, même après avoir passé un mois entier dans ce pays, Aimé avait du mal à comprendre les mariages arrangés. Il comprenait les motivations qui poussaient à y avoir recours mais il n'arrivait à intégrer le fait que l'on puisse s'y soumettre tout à fait.

-Est-ce que tu l'aimais ? Demanda-t-il sans porter le moindre jugement ou afficher la moindre jalousie.

Il l'écoutait attentivement, simplement heureux qu'elle accepte de lui parler d'elle. Elle semblait si bien lancée, il ne voulait pas que ce moment s'arrête. Il en oubliait même le froid qui saisissait ses pieds et ses mollets. Il était prêt à l'endurer une heure s'il pouvait échanger aussi librement avec Katalina.

Le Vaisseau de la Voilée

« Je l’ai pleuré quand il est mort, » répondit-elle avec une simplicité presque désarmante. Elle inspira une profonde goulée d’air, avant d’ajouter : « Quand mon père l’a tué. » Elle tourna son visage vers celui d’Aimé et plongea son regard mort dans les yeux du Hadjaoui. « Je ne l’ai appris que bien plus tard, » expliqua-t-elle sur un ton d’excuse… La gorge nouée par la honte, aussi. Je me souviens, garda-t-elle par-devers elle. Je me souviens l’angoisse qui m’a saisi à la gorge la dernière fois que nos regards se sont croisés. Il n’a jamais su d’où est venue sa fin.

Elle se rendit compte qu’elle avait arrêté de respirer quand l’air commença à lui manquer ; elle chancela légèrement en secouant péniblement la tête. « Elyas mort, mon père voulait reprendre notre destin en main, mais je ne l’ai pas plus laissé faire que feu mon époux. » Elle esquissa un étrange sourire. « J’étais libre, enfin, de faire ce que je voulais, sans un homme pour me dire quoi faire, quoi dire, quoi penser. Quelques années plus tard, un duc me faisait la cour, un roi m’accordait sa confiance, une princesse d’Erac m’offrait son amitié et je le rencontrai. Aerandir »

Elle tendit la main et le sang-mêlé jailli hors de l’Olienne pour saisir ses doigts entre les siens ; il la dominait de sa haute stature et elle leva son visage vers le sien. « Nin Meleth … » souffla-t-elle à son endroit.

L’écho du gardien d’Arcam tourna son envoûtant regard sur Aimé et ses lèvres livrèrent une inaudible demande. Il darda ensuite des prunelles amoureuses sur Katalina, avant de disparaître à son tour.

« Elle était Katalina Noblegriffon, déclara-t-elle avec une voix lointaine. J’étais Katalina Noblegriffon. Avant tout ça. »

Oui, elle l'avait aimé et ce malgré l'accord qui avait été conclu pour leur union. Et son père l'avait trahie en le tuant. Il ne pouvait imaginer la douleur qui avait été la sienne en l'apprenant et il comprenait dans son récit et ce sourire indescriptible qu'elle n'était pas étrangère au fait qu'elle se retrouvait "sans homme". Mais, comme elle le conclut elle-même, elle était Katalina Noblegriffon. Elle était une autre personne. Prendrait-elle une vie aussi aisément et par pure vengeance maintenant qu'elle servait la Voilée ? Il en doutait.

La dernière apparition avait disparue et Aimé en était bien plus troublé que tout ce qu'il avait vu jusque là. Lui qui était si heureux de la voir lui parler d'elle, lui montrer ceux qui avaient marqué sa vie, il avait tendance à regretter cette ultime vision. Il connaissait les mots qu'elle avait utilisé pour l'appeler. La mère de Sauveur usait des mêmes pour parler à leur père. Et la façon dont elle les avait prononcé...
Il était vaani. Il était né dans une famille polygame. Il pouvait accepter que la personne qui faisait battre son cœur ne se contente pas de lui. Mais elle était péninsulaire... Et si Digne n'avait jamais abordé cette question avec Aislinn, il savait qu'elle avait du mal avec le concept. Et elle était encore jeune, élevée en Ithri'Vaan depuis bien longtemps. Katalina était plus âgée et elle ne s'était probablement pas aussi bien imprégnée de la culture locale qu'elle.

-Tu l'aimes toujours, n'est-ce pas ?

Il demeura là à la regarder, figé par l'angoisse qu'elle lui réponde "oui". Mais il avait besoin de connaître la réponse malgré tout... Et tant pis si elle lui faisait mal. Au moins, elle obtiendrait ce qu'elle voulait depuis le départ : il n'essaierait plus de la courtiser. Qui pourrait lui faire oublier un homme mort depuis des années et qu'elle affectionnait toujours autant ?

Le Vaisseau de la Voilée

« Si je l’aime… ? » demanda-t-elle avec ce qui semblait être de la surprise. Ou bien était-ce de l’hésitation ? Les yeux de la gardienne s’agitèrent subrepticement, puis elle tourna son visage là où s’était tenu Aerandir quelques secondes plut tôt. « Ah, Aimé, si seulement la chose était assez simple pour que je pus te répondre simplement oui. »

Si elle avait pu voir le Hadajoui, elle aurait tendu sa main pour que sa paume rencontre sa joue, en une caresse qu’elle aurait voulu douce te réconfortante. À la place, elle demeura immobile. Pensive.

« Il m’a sauvée, déclara-t-elle finalement. Il m’a aimée. Il m’a tout donné. Puis il m’a tout repris. » Sa voix, qui déjà avait commencé à faiblir à force d’être utilisée plus que de raison, se grippa en prononçant ce dernier aveu. « Je portai notre enfant quand il a braqué Son regard sur moi, » gémit-elle presque. Elle secoua la tête, comme pour chasser la pluie, mais si ses joues étaient humides, c’était de ses larmes et de rien d’autres. « Les chants que le Prisonnier a chanté pour nous sont tortueux et contradictoires et je l’aime autant que je le hais. » Elle commença à s’agenouiller, tandis qu’à ses pieds, l’Olienne se faisait une ultime fois l’écho de ses souvenirs et se dessinait au creux des vagues l’écho d’une enfançonne étrange, à la tête lisse comme une pleine lune.

« Je n’arriverai peut-être jamais à me souvenir de son visage. »

La réponse de Katalina le laissa perplexe. Comment avait-il pu espérer une réponse simple de sa part ? C'était trop optimiste de sa part sans doute. Mais bien vite, au-delà de la douleur d'une femme amoureuse et bafouée, il trouva le déchirement d'une mère alors qu'elle évoquait cet enfant qu'elle avait perdu. Cet homme qui l'aimait pouvait-il vraiment être responsable de la mort de ce qui aurait dû être le fruit de leur amour ? Aimé restait interdit quant à cette question mais la peine qui aurait dû être la sienne en découvrant que le cœur de la jeune femme ne pourrait sans doute jamais être à lui disparut devant la vision de la silhouette qui s'affaissait peu à peu dans la mer.

Sans plus réfléchir ni hésiter, l'ancien gladiateur franchit la barrière qu'il s'imposait lui-même et qui l'empêchait de la toucher. Se tenant toujours à ses côtés, il posa des mains qui se voulaient délicates et réconfortantes sur les bras de Katalina dont le corps s'enfonçait dans la mer. Mais plutôt que de la retenir, il l'accompagna, se contentant de se tenir prêt si elle devait aller trop loin. En attendant, il voulait simplement qu'elle sache qu'elle n'était pas seule et qu'il compatissait à sa douleur. Il n'avait certes jamais perdu d'enfant puisqu'il n'avait jamais été en couple, mais il avait bien cru avoir perdu sa sœur alors qu'elle se trouvait encore dans le ventre de sa mère qu'ils avaient tous crus morte. Le décès d'un enfant qui n'avait même pas eu l'occasion de voir le jour apportait une souffrance bien particulière. Et le fait d'avoir porté la vie sans pouvoir la donner devait être bien pire encore. Il ne savait pas quoi dire... mais quels mots pourraient apaiser sa peine ? Aucun, sans doute. Alors il choisit de rester simplement à ses côtés en espérant que sa présence lui apporterait un quelconque réconfort.

Plume

Assez est assez, décida Plume après un temps à observer de loin les deux éphémères. Elle n’avait aucune idée de ce qu’ils s’étaient dit, mais elle avait pu discerner même à bonne distance les tours de la gardienne et ne savait que trop ce que cela impliquait. Agacée sans trop savoir pourquoi, elle talonna un peu brusquement sa monture — qui protesta avec un hérissement et un écart maîtrisé —, avant de se rapprocher de sa compagne de voyage et de son géant protecteur d’un soir. Elle n’a pas besoin de lui. Je pourrais le tuer, se surprit-elle à songer en croisant son regard. La violence de cette pensée la prit de court et elle tira sur ses rennes en tournant précipitamment la tête de peur qu’il comprît.

Si elle ne se connaissait pas si bien, elle aurait pu croire qu’elle était jalouse ; sauf qu’elle n’avait aucune raison de l’être, donc ce devait être autre chose.

« Il y a d’autres moyens de mourir que la pneumonie, » cracha-t-elle presque à l’endroit de Mémoire. Elle se radoucit très vite, cependant. « Tu devrais rentrer. Tu m’avais promis de te reposer. »

La gardienne se redressa avec une souplesse qui détonnait avec son état quelques heures plus tôt — ce qui arracha un haussement de sourcil surpris à la sang-mêlé — avant de répliquer : « C’est ce que je fais. »

Elle murmura quelques mots à Aimé que Plume ne saisit pas, avant de se rapprocher de son ancienne protégée et de tendre son bras dans sa direction. Dubitative, la jeune gladiatrice lui attrapa le poignet avant de demander : « Tu es sûre ?

— Je le suis, » acquiesça la gardienne.

Quand la sang-mêlé la tira vers elle, elle fut surprise de la découvrir si légère… avant de remarquer que l’Olienne accompagnait leur mouvement. Nerveuse, sa monture déjà maltraitée quelques secondes plus tôt protesta à nouveau, mais sa cavalière parvint à la maintenir en place le temps que Mémoire trouva la sienne à l’avant de sa scelle.

« Je reviendrai demain, » murmura la gardienne et Plume opina du chef.

Ça ressemblait effectivement à une bonne idée.

« Tu viens ? » demanda-t-elle à Aimé, avant de faire pivoter son cheval et de le lancer au pas.

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