Dans l’Agora | Aimé Hadjaoui

À Ys, l’Agora ne dormait jamais. Il y avait toujours des marchands pour s’époumoner dans la fosse et les couloirs de l’imposant Colisée. C’était qu’il était, en tout cas pour les moins fortunés, difficile de trouver une place où installer son étal. Ceux qui y parvenaient, bien souvent après des mois de tentatives infructueuses, faisaient tout pour la conserver le plus longtemps possible ; jusqu’à ce que le guet ou la faillite les délogeassent, la plupart du temps.

Peu après leur arrivée à Ys, Pierre avait souhaité visiter ce bâtiment sans commune mesure dans le Berthildois. La serramiroise, dont la vie passée l’inclinait naturellement à la curiosité pour ce temple du négoce, avait décidé de l’accompagner. Bien mal lui en avait pris, leur courte expédition avait été pour elle une torture difficilement descriptible. Pour traverser la fosse, Pierre avait dû jouer des coudes et des épaules entre des marchands surexcités et braillards. Les couloirs s’étaient révélés plus calmes, mais presque aussi bondés et recouverts de bric et de broc sur lesquels Katalina n’avait eu de cesse de trébucher. Rapidement épuisée par l’hystérie ambiante, la serramiroise avait perdu pied et en moins d’une heure, l’Agora l’avait littéralement broyée. Pierre avait été obligé de la porter sur son dos, à moitié délirante, pour l’éloigner au plus vite.

Jusqu’au matin du septième jour de la huitième ennéade de Favriüs, elle n’avait plus ne serait-ce que mentionné la bâtisse.

« Il est encore temps de rebrousser chemin, » murmura Pierre à l’oreille de Katalina. Il marchait à sa droite, légèrement en retrait, tandis qu’Aislinn était postée à sa gauche en agrippant fermement sa robe. La gardienne pouvait sentir la petite rivoise tirer régulièrement sur le tissu, comme pour lui rappeler sa présence. Son aînée aurait voulu pouvoir serrer ses doigts dans les siens pour mieux la rassurer, mais sa dextre tenait déjà son bâton.

Katalina tourna son visage dans la direction du pêcheur et ses lèvres frôlèrent son nez. Surpris et troublé, le berthildois se recula. « Je dois continuer, » répondit-elle avec simplicité. Malgré — à moins que ce ne fût à cause de — l’affection sincère qu’elle pouvait nourrir à son égard, elle ne voulait pas lui expliquer pourquoi ; elle savait que cela ne ferait que lui briser le cœur. À la place, elle posa son poing serré sur son bâton de marche contre son omoplate. Il hésita à recouvrir ses doigts avec les siens, mais n’osa pas aller au bout de son geste. « Je le dois, insista-t-elle avant de se tourner vers Aislinn qui observait leur manège d’un œil inquiet. Tant que vous resterez à mes côtés, tout se passera bien.

— Je te lâche pas, Meavh, assura l’enfant en resserrant sa prise sur la robe. Je te le promets. »

Pierre soupira, mais finit cependant par opiner du chef avant de porter un regard soucieux sur l’Agora. L’ami de Lïn et Nÿl était riche et il ne fallait pas plus de quelques minutes de marche pour se rendre de sa demeure jusqu’aux portes du grand marché yssois. Le berthildois connaissait bien les dédales du colisée, désormais. Il s’était associé avec quelques pêcheurs locaux pour s’acheter un petit bateau et ils se relayaient depuis quelques ennéades déjà pour vendre le fruit de leur travail. Il n’appréciait pas spécialement l’exercice, mais avait fini par s’y habituer. Il pourrait guider Katalina beaucoup plus facilement que lors de leur première expédition, mais il était cependant des démons contre lesquels il demeurait bien impuissant. Plongée dans une telle foule, il savait que la gardienne devrait faire face à des assauts incessants de réminiscences plus vraies que nature. Il voyait déjà les signes avant-coureurs du combat qu’elle devrait forcément mener. C’était subtil, encore, mais il avait appris à lire la moindre de ses réactions. En l’occurrence, elle ne pouvait s’empêcher de tourner subrepticement la tête chaque fois qu’une nouvelle souvenance menaçait la happer…

« Tout va bien se passer, Pierre, affirma Aislinn avec conviction. Meavh ne ment jamais. » Il darda un regard surpris dans sa direction et sentit son cœur se serrer un peu plus à la vue de cette gamine qu’il avait fini par considerer comme sa propre fille. Il savait combien elle souffrait de chaque rechute de Katalina.

« Tu as raison, » concéda-t-il sans réussir à mimer le moindre enthousiame. Malgré elle, Katalina esquissa un pauvre sourire. Décidément, le berthildois la connaissait trop bien. Elle n’avait, de fait, rien dit de ce qui se passerait si jamais ils se retrouvaient séparés.

Elle l’avait lâchée.

En essayant de se frayer péniblement un chemin entre les négociants de la fosse, Aislinn ne pouvait penser qu’à cette simple, mais terrible vérité.

Elle avait lâché la robe de Meavh.

Elle avait pourtant promis de n’en rien faire. Elle avait assuré tant Meavh que Pierre que ses doigts ne quitteraient pas le vêtement de la gardienne. Puis son œil avait été attiré par le lustre brillant d’un magnifique collier et, sans réfléchir, elle s’en était approchée pour mieux le contempler. Cela n’avait duré qu’une seconde, puis elle s’était retournée pour inviter la serramiroise à la rejoindre… Seulement pour se rendre compte que Meavh avait disparu.

« Meavh ? » appelait-elle depuis dans l’indifférence des marchands et chaque fois qu’elle prononçait le nom de sa protectrice, elle ne pouvait s’empêcher de l’enrubanner d’un peu plus de désespoir.

Sa course folle finit par la conduire directement dans les jambes d’un inconnu. Elle les vit trop tard et le choc lui fit perdre l’équilibre. Elle tomba piteusement sur les fesses avec un petit cri de surprise et douleur mêlée. Et la rivoise de lever un minois désœuvré en direction du visage de celui qu’elle avait percuté malgré elle, en essayant de balbutier des excuses sans plus parvenir à retenir ses larmes.

« Aislinn ! » appelait Pierre avec désespoir. Et le pêcheur de maudire, pour la première fois peut-être, et la gardienne et ses secrets et ses manières. « Aislinn, réponds-moi ! »

Tout s’était passé bien trop vite pour le Berthildois. Alpagué par une connaissance à l’entrée de la fosse, il avait demandé à Katalina et à Aislinn de ne pas bouger, le temps qu’il pût régler l’affaire dont on voulait l’entretenir. L’enfant avait opiné du chef, mais la Serramiroise, elle, n’avait rien dit. Meavh ne ment jamais, lui avait pourtant rappelé Aislinn. Il aurait dû comprendre, à ce moment-là, que ses craintes étaient fondées !

« Aislinn ! » Une petite voix, vipérine, lui susurrait que c’était la gardienne qu’il devait chercher et pas Aislinn. Mais, ce matin-là, il ne pouvait plus. Elle avait besoin d’elle pour se rendre à l’Agora, ressassait-il avec angoisse en se frayant un chemin parmi les Yssois. Elle avait besoin de sa présence pour alimenter son courage, mais dès l’instant où elle a servi son dessein… Son cœur était lourd. Oh, Aislinn, où es-tu ?

« Eh ! » s’entendit-il interpellé. Le Berthildois arrêta sa course folle. « L’Agora n’est pas un cirque. Tu troubles la paix des affaires avec tes gesticulations.

— Ma fille… répondit Pierre au garde qui s’approchait de lui en essayant de reprendre son souffle. J’ai perdu ma fille. »

Le milicien leva les yeux au ciel, fatigué déjà. « À l’Agora, il faut savoir où on est, où on va et où on se retrouve, qu’on dit par chez nous ; mais toi, t’es pas d’ici, alors tu ignores ça, j’imagine. » Il soupira. « Elle ressemble à quoi, ta petite ? Je peux essayer de faire passer le mot.

— Elle a une dizaine d’années, répondit Pierre sans plus y croire que son interlocuteur. Elle porte une robe blanche et bleue. Elle a des cheveux bruns, avec des légers reflets roux. Et des taches de rousseur. Elle…

— Euh, gars, le coupa le garde. Ça serait pas elle, ta petite, par hasard ? »

Le Berthildois pivota si vite que sa tête lui en tourna et il darda ses prunelles sur la scène qu’il lui désignait d’un mouvement de main. Il vit Aislinn, assise par terre, et un homme agenouillé devant elle.

« Aislinn, répondait au même moment la Rivoise à la question qu’on lui avait posée. Je m’appelle Aislinn et je cherche… quelqu’un. Elle s’est perdue par ma faute, parce que j’ai pas tenu ma promesse. »

Le sang de Pierre charriait de la glace. Il ne pouvait rien entendre de leur discussion naissante et même s’il l’avait pu, il était fort probable qu’il aurait réagi exactement pareil. « Aislinn ! » appela-t-il sans prendre ni le temps ni la peine de remercier l’Yssois. Il commença à courir pour la rejoindre et ordonna à Aimé : « Éloignez-vous d’elle !

— Eh, du calme, essaya de le raisonner le garde en trottinant derrière lui.

— Pierre ! » répondit Aislinn en le voyant débouler. Elle se releva prestement et se blottit contre lui. « Oh, Pierre, j’ai perdu Meavh… »

Pierre la souleva dans ses bras. Non, petite, c’est elle qui t’a perdue, garda-t-il par-devers lui. Et le pêcheur de darder un regard sombre vers l’homme au crin d’automne. « Que vouliez-vous faire à ma fille ?

— Attends, Pierre, il est gentil ! » objecta l’enfant en venant au secours d’Aimé. Elle tourna son minois encore tordu par l’inquiétude vers le concerné. « Est-ce que vous pouvez nous aider ? »

« Meavh ! répondit Aislinn comme si ce nom seul suffisait à reconnaître la gardienne dans la foule grouillante de l’Agora.

— Ah, parce que tu as perdu une deuxième gamine ? demanda le garde à Pierre en haussant un sourcil. T’es pas vraiment ce qu’on pourrait appeler le père de l’année, j’me trompe ?

— Elle n’est pas… » commença le Berthildois avant de s’interrompre et d’inspirer profondément. Il n’avait aucune envie de mêler ces deux étrangers aux recherches de la Serramiroise, dont il doutait sincèrement qu’elle eût seulement besoin d’être retrouvée. Bien sûr, c’était là un discours qui ne satisferait personne et surtout pas la petite Rivoise, qui trépignait déjà d’impatience dans ses bras.

« Meavh n’est pas une enfant, termina Aislinn pour lui, et elle est très facile à reconnaître : elle a des cheveux noirs si longs qu’ils touchent le sol.

—’Fectivement, c’est pas banal, » abonda le garde en se frottant le menton.

Le pêcheur se pencha pour la reposer, puis leva les yeux pour regarder les larges murs de l’Agora autour d’eux. Qu’êtes-vous venue chercher ici que vous ne voulez pas nous montrer ? s’interrogea-t-il et la question le torturait.

Aislinn, qui interprétait l’inquiétude de Pierre comme étant le reflet de la sienne, passa ses doigts entre les siens et serra fortement sa main dans la sienne. Il baissa la tête et fut frappé par l’éclat déterminé de ses prunelles. « Nous allons la retrouver, » assura-t-elle et les larmes qui inondaient encore ses joues ne rendaient ses paroles que plus impressionnantes. Elle se tourna ensuite vers les deux inconnus. « Parfois, Meavh est… ailleurs, expliqua-t-elle en butant sur ce tabou auquel ils n’avaient jamais vraiment donné de nom. Quand ça arrive, elle est complètement perdue. Elle doit être terrorisée, à l’heure qu’il est »

Un mois plus tôt, Pierre aurait pu tenir ce discours sans en remettre en cause le moindre mot. Il avait cependant vu la Serramiroise changer, ces dernières ennéades et il ne parvenait pas à oublier ce sourire qu’elle avait esquissé presque malgré elle, juste avant qu’ils n’entrassent dans l’Agora. Il lui avait semblé si triste, si résigné.

« Elle est aveugle, ajouta-t-il finalement pour compléter les dires d’Aislinn. Je pense qu’elle aura voulu trouver refuge à l’intérieur du bâtiment.

— Pour ma part, j’dois retourner où qu’est mon poste, mais je vais quand même faire tourner le mot avant. Si on la retrouve, on vous la calera au chaud quelque part. Vous aurez qu’à venir me voir si vous arrivez pas à lui remettre la main d’ssus, on aura p’t’être été plus chanceux d’notre côté.

— Merci, souffla Pierre à son endroit avant de reporter son attention sur Aimé. Et merci à vous, pour elle. » Ses épaules s’affaissèrent légèrement l’espace d’une seconde terrible, puis il se décida à chasser ses doutes et ses questions. Il aurait toujours l’occasion d’avoir une longue discussion avec Katalina quand ils l’auraient retrouvé.

Après tout, peut-être se faisait-il des idées.

« Ma dame ? l’interpella celui qui était Mestre. Êtes-vous encore parmi nous ?

— Vous devriez vous asseoir, suggéra son apprenti.

— Et vous reposer, abonda le premier.

— Nous pouvons régler les derniers détails sans vous, avança un troisième homme. Il vous suffira de signer les documents que le Mestre vous présentera et l’affaire sera entendue. »

Katalina souleva lentement son bâton, puis le laissa glisser entre ses doigts. Le choc du bois contre la pierre mit fin à leurs babillages. « Je suis devenue aveugle, pas sotte. » Elle tourna son visage dans la direction du dernier à avoir parlé. « Nous ne sommes pas réunis ici pour que vous essayiez une seconde fois de me flouer. Nous savons tous comment s’est terminée votre première tentative.

— Voyons, ma dame, jamais nous n’oserions… protesta le Mestre.

— À l’époque, le coupa l’homme interpellé par Katalina, vous étiez capable de suivre une conversation de bout en bout. » Malgré elle, la gardienne esquissa un sourire amusé : ainsi, après toutes ces années, il nourrissait encore à son égard une rancœur tenace, à peine atténuée par l’or qu’il avait accumulé grâce à elle.

Katalina s’était adossée contre le mur intérieur de l’Agora, juste à côté d’une des nombreuses embrasures qui donnaient directement sur la fosse, et avait cru entendre son prénom dans le brouhaha incessant qui lui parvenait du contrebas. Elle n’avait pas reconnu la voix, mais cet appel anonyme avait eu pour effet immédiat de lui faire penser à sa famille. Elle n’ignorait rien du mal qu’elle était en train de leur faire. Eux, par contre, ne savaient pas que le pire était encore à venir « Marchons, » leur intima-t-elle pour s’arracher à ses remords et ils la suivirent sans protester. Malgré son inquiétude, elle ne devait pas se laisser déconcentrer. Pas quand ce pour quoi elle avait œuvré en secret depuis tant d’ennéades arrivait enfin à sa conclusion. « Il est évident que je ferai relire par un tiers de confiance tout document sur lequel on me demandera d’apposer mon seing, reprit-elle pour clore le débat.

— C’est là faire preuve de la sagesse la plus élémentaire, » répondit diplomatiquement le Mestre. La défiance de la Serramiroise pour sa probité l’agaçait tout particulièrement, mais il mit sa fierté de côté, au moins temporairement, pour résumer l’affaire qui les occupait. « Ma dame, les deux témoins que vous avez réuni ce jour et la chevalière que vous avez présentée attestent sans que le doute soit permis de votre identité.

— Vous êtes bien Katalina Noblegriffon, abonda son apprenti qui avait naturellement pris place à sa gauche et la guidait comme il le pouvait.

— Néanmoins, j’ai bien peur que cette reconnaissance légitime de votre nom ne vous ouvre que trop peu de perspectives, continua le Mestre. Après onze années, il ne vous reste plus grand-chose…

— Vous êtes ruinée, résuma doctement le troisième homme.

— Je suis persuadé que le duc de Serramire serait ravi de vous accueillir à sa cour, se hasarda l’apprenti pour essayer de la réconforter.

— Mais, bien évidemment, c’est à sa Grâce de décider, précisa le Mestre pour tempérer les éventuels espoirs de la noble désargentée.

— Peu m’importe ma fortune perdue, leur objecta Katalina. Tout ce qui m’importe, c’est mon nom. » Elle marqua un temps d’arrêt, tandis qu’un souvenir particulièrement virulent la rattrapait. « Oh… souffla-t-elle en se sentant vacillé.

— Je vous tiens, ma dame, s’entendit-elle rassurer par l’apprenti. Vous devriez vraiment vous asseoir… »

La Serramiroise secoua faiblement la tête pour signifier son refus, avant d’inspirer profondément. Le Mestre se tourna vers le quatrième homme qui les accompagnait et qui s’était depuis plusieurs longues minutes emmuré dans un épais silence. « Capitaine, vous êtes certainement le plus à apte d’entre nous à juger de l’état de dame Noblegriffon.

— Il suffit, l’arrêta tout de suite Katalina en faisant son possible pour reprendre le dessus sur la conversation. Odylin d’Oquebosque est ici en sa qualité de témoin, il n’a aucune autorité à juger de mon état.

— Le Vaisseau de la Voilée a tout à fait raison, abonda le concerné avec réserve. Il n’appartient pas à un capitaine paladin de s’exprimer sur ces choses-là. » Son front était cependant barré d’une ride soucieuse. Il avait rencontré Katalina à plusieurs reprises, peu de temps après son élévation et avant le Voile. De la jeune femme qu’il avait connue, il ne restait plus grand-chose.

« Mestre, je le répète une dernière fois. Je veux qu’Aislinn soit reconnue comme ma fille et devienne mon héritière pleine et entière.

— J’entends bien, j’entends bien. C’est juste que l’affaire n’est pas si simple… En l’absence d’un père pour reconnaître l’enfant ou de témoins pour confirmer le lignage de la petite… » Katalina ne réagit pas ; elle avait bien pris garde de ne rien dévoiler des véritables parents d’Aislinn et avait laissé ses interlocuteurs inférer d’eux-mêmes qu’elle était sa fille naturelle. « Votre sang, ma dame, est noble, continua-t-il sur un ton professoral. Je ne peux pas prendre le risque de…

— Oh, la paix ! s’agaça le premier témoin. Si elle vous dit qu’elle a pondu la gamine, c’est bien qu’elle l’a pondue, non ? » La Serramiroise eut beaucoup de mal à retenir un sourire. Elle ne s’était pas attendue à ce qu’il l’aidât aussi franchement, mais en même temps, il avait beaucoup à gagner à ce que les choses se passassent ainsi que la gardienne le souhaitait. « Sauf si, bien sûr, vous voulez aller jusqu’à l’accuser de mentir. Je ne suis pas certain que ça serait du goût de tout le monde. » Il coula un regard en coin au paladin qui poussa un léger soupir, mais ne dit rien.

« Ce n’est pas que… protesta à nouveau le Mestre et Katalina avait beau être aveugle, elle pouvait presque le voir rougir.

— Il n’est pas rare que certains seigneurs sans honneur s’inventent un héritier qui n’existe pas, pour servir leurs intérêts ou desservir ceux de leurs parents, expliqua plus posément son apprenti pour voler à son secours. La situation de ma dame est bien différente, cependant.

— La chose est donc entendue, décréta Katalina qui se sentait frôler dangereusement ses limites. Mestre, vous apporterez les documents chez Varlar, pour que je puisse les faire relire et les signer.

— Mais, voyons, vous…

— C’est entendu, ma dame, abonda le décidément très dégourdi apprenti. Tout sera prêt pour quand viendra Bàrkios.

— Parfait. Dans ce cas, messieurs, je vais prendre congé. Comme vous l’avez tous remarqué, je suis épuisée. » Ils discutèrent encore un peu, le temps pour la gardienne notamment de convenir avec Odylin d’Oquebosque d’une prochaine rencontre. Au moment de les quitter tout à fait, elle ajouta cependant : « Mestre, me permettriez-vous de vous emprunter votre apprenti, pour qu’il puisse me reconduire auprès de ma famille ? »

Et c’est ainsi que celle qui ne serait bientôt plus la dernière Noblegriffon prit le chemin de la fosse où, du moins l’espérait-elle, elle pourrait retrouver sans trop de peine Pierre et Aislinn. Après quelques minutes de pénibles descentes d’escaliers, la gardienne intima à son guide de s’arrêter. Elle avait cru entendre une voix familière.

« Meavh ! l’appelait Aislinn.

— Meavh ! l’appelait Pierre.

— Meavh ! » l’appelait un parfait inconnu.

Cette dernière voix, Katalina ne la reconnaissait pas et cela lui fit peur.

« Un souci, ma dame ? » lui demanda l’apprenti. Elle secoua faiblement la tête, puis inspira profondément. Elle allait pour répondre quelque chose, mais le cri strident d’Aislinn quand elle la vit, du haut de son perchoir, l’en empêcha. Ainsi, ils avaient réussi à la trouver dans les couloirs de l’Agora.

« Vous êtes sur le point de rencontrer Aislinn, » souffla-t-elle à son guide avant de s’agenouiller péniblement.

La Rivoise, elle, manqua de simplement tomber du haut de l’épaule d’Aimé ; il fallut au géant tous ses réflexes acquis à l’arène pour l’attraper au vol et la poser diligemment au sol, évitant de peu une catastrophe. La gardienne lâcha son bâton pour mieux accueillir l’enfant en larmes — dont elle aurait été bien en peine d’en déterminer la nature. Elle la serra contre elle grâce à son unique bras valide et quelques secondes à peine suffirent pour que le bandeau qui lui couvrait le visage fût trempé de sa peine à elle.

« Je suis tellement désolée, Aislinn, » répétait-elle à son oreille.

Et la Rivoise de faire de même. « Je suis tellement désolée, Meavh.

— Elle était terrorisée, » énonça un peu trop froidement Pierre en les rejoignant, Aimé sur les talons. Katalina releva son visage dans sa direction et opina lentement du chef. « Je l’étais aussi, finit-il par avouer.

— Je ne vous mérite pas, » souffla-t-elle en réponse et c’était comme si elle confirmait tous ses doutes. Les traits durs du Berthildois se refermèrent et quand il avisa l’apprenti en retrait, il lui asséna un regard si noir que le clerc se sentit obligé de reculer d’un pas.

Katalina, quant à elle, inspira profondément pour reprendre un peu la maîtrise de ses émotions. Elle allait demander à Aislinn de lui ramasser son bâton, mais la Rivoise lui déposait déjà son précieux totem dans la paume. « Je te lâcherai plus jamais, Meavh. »

Sa promesse vibrait d’une telle force qu’elle fit l’effet d’une dague de glace dans le cœur de la gardienne. Arcam te préserve des tourments de ma trahison à venir… supplia-t-elle en silence avant de se redresser. Elle tourna ensuite sa tête en direction d’Aimé, sans hésiter une seule seconde malgré sa cécité. « As-tu veillé sur ma fille quand je n’étais pas là pour le faire, Aimé ? » demanda-t-elle de sa voix légèrement éraillée.

Quand Aimé se fendit d’un compliment pour Aislinn, Katalina malgré la tristesse et la lassitude qui continuait de tirer ses traits esquissa un léger sourire en posant sa joue contre celle de l’enfant. Elle se demandait si Aislinn avait rougi sous la louange ou si cette dernière avait glissé sur l’enfant sans l’atteindre.

L’apprenti du Mestre avait joint les mains au niveau de son ventre et patientait en silence, se livrant à un exercice similaire à celui que menait l’ancien gladiateur. Sa position était cependant légèrement différente, car de sa parole — ou plutôt celle de son maître — dépendait certaines des entreprises de la Serramiroise. Il vit qu’Aislinn ne partageait finalement que bien peu de traits avec sa prétendue mère, tout comme il entendit la prétendue fille de la Dame Noblegriffon l’appelait par un étrange prénom. Son regard passa plusieurs fois de l’une à l’autre. Pierre aussi eut le droit à ses attentions, mais il ne s’attarda guère sur le Berthildois.

Il finit par approcher avec lenteur de Katalina et de la petite Aislinn, non sans racler poliment sa gorge pour prévenir l’aveugle. Il doutait qu’avec le brouhaha ambiant, son ouïe lui permît de s’en rendre compte sans son aide. Il avait interrompu Pierre, qui allait pour répondre à Aimé, mais dardait désormais dans sa direction un regard fermé.

« Ma dame, » énonça-t-il en haussant un peu la voix pour être certain d’être entendu. La gardienne lui tournait le dos et n’avait pas encore cherché à se relever. Elle ne fit pas mine de bouger pour le saluer ; il ne s’en offusqua pas le moins du monde et s’inclina respectueusement, quand bien même son geste était finalement vain car Katalina avait peu de chance de le savoir. Il se rendit alors compte que si Katalina demeurait immobile, Aislinn le dévorait de ses prunelles curieuses et murmurait des secrets à l’oreille de sa protectrice. Cette vision, sans qu’il en comprît vraiment les raisons, gonfla son cœur d’une affection sincère pour ces deux femmes. « Il m’apparaît clairement que ma présence n’est plus requise. J’irai trouver le Mestre pour lui annoncer que j’ai rencontré Aislinn et qu’elle est votre enfant au-delà de tout doute possible. »

Pierre fronça les sourcils, mais il fut le seul à réagir. Aislinn ne comprit pas, mais ne s’en laissa pas troubler. Katalina resta parfaitement immobile. L’apprenti opina une dernière fois du chef, sourit à la Rivoise et se retourna. Quelques secondes plus tard, l’Agora l’avait repris.

« Pourquoi un Mestre s’intéresserait à Aislinn ? demanda Pierre en oubliant momentanément Aimé.

— Qu’est-ce qu’un Mestre ? » intervint Aislinn.

Katalina, d’abord, garda le silence. Le poids des questions auxquels on la pressait d’apporter des réponses la rivait à terre et elle s’affaissa un peu plus. Son bâton lui glissa des mains et, pour une fois, elle ne chercha pas à l’empêcher. Le son que fit son fidèle compagnon quand il heurta le sol était comme un aveu d’impuissance. « Il est temps qu’ils apprennent son existence, souffla-t-elle péniblement sans préciser qui ils étaient. Ils doivent savoir qui elle est. » Et Katalina de caresser doucement la joue de la Rivoise avec la paume de sa main. « Ils doivent savoir que tu es mon héritière. Que tu es la dernière Noblegriffon. »

Elle sentit les larmes poindre une nouvelle fois sous le tissu et ne chercha pas à les retenir. Elle était épuisée, percluse et angoissée à l’idée de passer une seconde de plus dans l’Agora. Alors, elle fit fi des réactions de Pierre et d’Aislinn et appela plutôt Aimé. « Si tu es aussi large d’épaules et fort que dans mes souvenirs, le supplia-t-elle après avoir prononcé son nom, me soulever ne devrait pas te causer la moindre peine. Y consentiras-tu ? Car moi, je ne peux plus me relever… »

Si Aimé s’était attendu à ce que des nuées de servants se portassent soudainement aux côtés de Katalina, il devait être déçu, car au chevet de la gardienne épuisée, il ne devait bientôt rester qu’Aislinn. Varlar était riche, mais avare tout à la fois ; sa maisonnée était modeste, au contraire de sa maison, et elle vaquait le jour à d’autres occupations. Quant au maître de céans lui-même, il demeurait à l’Agora et y négocierait encore plusieurs heures. Il y était connu et apprécié, sinon des femmes dont il se tenait naturellement à l’écart. Pierre, lui, devait réfléchir, car les événements qui s’étaient déroulés dans l’après-midi et l’annonce par Katalina de l’adoption d’Aislinn confirmaient des craintes qu’il nourrissait et conservait par-devers lui depuis des ennéades déjà : Ils étaient en train de perdre la gardienne.

Seule Aislinn, donc, était toujours là ; elle s’était agenouillée à côté du lit de l’éclopée et lui tenait la main presque religieusement. Elle était moins troublée par les mots et complots de sa mentore que par sa faiblesse, qui lui rappelait des heures plus sombres encore.

« Pierre ne comprend pas, finit-elle par avouer à Aimé. Un destin plus grand que nous attend Meavh. » Elle tourna son visage vers l’ancien gladiateur et plutôt que treize parut supporter le poids de dizaines d’années. Malgré ses dires, elle était lasse.

« Les dieux sous la montagne… » murmurait quant à elle Katalina sans bouger autre chose que ses lippes.

Et Aislinn de regarder tour à tour Aimé et elle, avant d’expliquer : « Elle est ailleurs. » La réalité qu’elle énonçait la rattrapait et ses épaules s’affaissèrent un peu plus encore, menaçant de se décrocher de ses omoplates. Comme elle regrettait Loqriv ! Meavh, alors, avait trouvé un semblant de paix. Aislinn ploya sous l’effet de ses fardeaux et posa son front sur la dextre de la gardienne, inspira profondément et quand elle parla à nouveau, sa voix tremblait. « Merci pour votre aide, tout à l’heure. » Et, d’un sanglot, elle se débarrassa de ce faux manteau d’adulte qu’elle prenait lorsque Meavh allait mal ; il chut misérablement, la laissant enfant et démunie ainsi qu’elle l’était réellement.

« Il n’y a rien à faire. Meavh n’a besoin d’aucune aide, répondit Aislinn avec une foi que d’autres placeraient dans leurs idoles. Le temps nous la rendra ; jusqu’à ce qu’Elle nous la reprenne. »

La main sur son épaule était large et chaude. Aislinn, qui déjà avait étouffé ses sanglots, se surprit à apprécier ce contact étranger et elle tourna vers Aimé un visage indécis… avant de lâcher la dextre de Katalina pour se jeter au cou de son bienfaiteur. La gardienne frémit et leva faiblement son bras comme pour essayer de la retenir ; aucun son ne franchit cependant la barrière de ses lèvres et Aislinn ne se rendit compte de rien.

« Elle est la main qui la porte et la pousse et la broie, » récita l’enfant d’une voix chevrotante.

C’était là tout ce qu’elle savait de l’entité qui gouvernait à la vie de sa mère de cœur. Pour Aimé, sa supplique devait ajouter à sa confusion ; pour elle, c’était le socle de vérité sur lequel elle avait bâti tout le reste. Tout ce qu’elles avaient vécu depuis que les matrones de Lwar lui avaient demandé de prendre soin de la gardienne n’avait de sens que parce qu’il existait cette figure tutélaire sans nom ni visage pour lui en donner.

Elle profita de l’étreinte volée au thaari tout le temps qu’elle dura. Elle ignorait tout de lui, mais il dégageait une tranquillité et une bonté d’âme auxquelles elle était sensible. Elle aimait Pierre comme elle aurait aimé son père si elle l’avait connu, mais le Berthildois s’enfermait dans une mauvaise rancœur née de son impuissance. Quant à Katalina, elle s’enrubannait de mystères si épais depuis leur arrivée à Ys que même l’adoration de l’enfant parfois ne suffisait plus à l’atteindre. Au diapason de sa famille, Aimé lui apparaissait auréolé de simplicité et de spontanéité. Quand elle croisa à nouveau son regard, après avoir délogé son minois du cou dans lequel elle l’avait niché, ses yeux avaient retrouvé leur sérénité. Son ventre, par contre, avait faim de confession et il se nouait pour le lui faire comprendre. Katalina s’était endormie. Jamais la gardienne ne lui avait demandé de taire son histoire. Tout de même, elle avait l’impression de projeter commettre un grave péché.

« Promets ! lui ordonna-t-elle quand elle eut trouvé solution à son dilemme. Promets que ce que je vais te dire restera notre secret. »

Et la petite d’espérer, en silence cette fois, qu’il promît. Car elle voulait tout lui dire, pensant que cela l’aiderait à y voir plus clair, à comprendre plus de choses et à apaiser certaines de ses craintes.

Dans le regard d’Aislinn dansaient et le doute et l’angoisse et, peut-être aussi, la déception ; car elle avait vu en Aimé un rocher sur lequel elle aurait pu se reposer un temps, elle avait cru qu’il pourrait la délester de quelques-uns de ses fardeaux et l’homme lui avait refusé tout cela. Il l’avait fait avec et douceur et gentillesse et sensibilité, mais il l’avait fait tout de même.

« J’ai le droit, affirma-t-elle avec une force qu’elle ne possédait pas, mais peut-être plus l’envie. »

Elle ne savait plus quoi faire ; elle avait l’impression qu’après s’être lancée dans la traversée d’un guet, on lui interdisait soudainement l’autre rive. Sa langue la brûlait de tout ce qu’elle voulait dire au thaari, mais ses mots à lui dansaient entre ses oreilles sans qu’elle ne parvînt à en comprendre le véritable sens ou n’en effleurât la leçon.

« Il faut pardonner à Aislinn, intervint Meavh dans leur dos, car bien qu’elle ait déjà affronté son lot d’épreuves, elle n’a jamais regardé en face la duplicité. »

L’aveugle s’appuyait faiblement sur son bras droit pour se redresser quand ses deux cadets tournèrent leur mine étonnée dans sa direction. Aislinn au moins ne laissa pas le temps à sa surprise de la paralyser et réagit au contraire promptement. Elle se déroba aux sermons d’Aimé et se mit en quête de l’artefact que Meavh ne manquerait pas de demander. Après avoir récupéré le bâton que Pierre avait abandonné contre le mur juste à côté du lit de la gardienne, elle s’assit aux côtés de cette dernière et le posa sur ses jambes. Plutôt que de s’en saisir avec avidité, comme elle en avait coutume, l’aveugle leva la main pour qu’Aislinn pût y lover sa joue ; ce qu’elle fit sans hésiter.

« La leçon d’Aimé est de celles que l’on grave dans son cœur, Aislinn, lui souffla-t-elle à l’oreille assez fort pour que le concerné pût l’entendre. Tu vois l’autre et tu supposes qu’il est bon ; c’est là ta plus grande qualité, mais tu devras prendre garde désormais à ne lui offrir qu’une chance et ta bonté, pas ta confiance. Agis de la sorte et tu t’attacheras la loyauté des communs, tout en te gardant des vilains et des menteurs. »

Aislinn voulut répondre, mais l’index de la Serramiroise glissa sur sa joue et trouva sa lèvre, qu’elle scella plus sûrement que la cire une missive. Elle tendit ensuite son bras dans la direction d’où était venue Aislinn et qui devait correspondre peu ou prou à l’endroit où se tenait encore Aimé, si tant était qu’il n’avait pas bougé depuis. De quelques mouvements de poignet, elle l’invita à s’approcher, puis entreprit de caresser tendrement le dos de sa protégée.

« Je crains le jour où tu croiseras la route d’un Souffle moins bon que celui d’Aimé, continua-t-elle en s’adressant aux deux en réalité, mais je suis heureuse que hui ne soit pas celui-là.

— Je ne suis plus tout à fait une enfant, protesta enfin Aislinn en fronçant les sourcils vers Aimé comme s’il était responsable de ce qu’il s’était passé. Je n’allais rien dire de mal. »

La Serramiroise esquissa un fin sourire en tournant légèrement la tête vers l’ancien gladiateur, comme pour mieux l’entendre. « Cela, seul Arcam qui écoute les chants de ton cœur le sait, mais de lui et d’eux tu dois te méfier autant que tu dois les adorer. » Elle secoua faiblement le chef, prenant peut-être conscience de ce qu’elle disait. « Pardonne les élucubrations d’une infirme, Aimé ; Aislinn y est habituée, mais je n’ignore rien de comment mes mots sonnent parfois. » Elle marqua une pause et tourna tout à fait son visage vers lui avant d’ajouter. « Pour ce que tu as fait pour elle et pour moi, je te suis redevable. Je doute pouvoir faire beaucoup pour toi, mais j’espère que tu accepteras au moins mes remerciements. »

Si Katalina s’était montrée amène depuis son réveil, son sourire s’estompa quand il formula sa demande. Instinctivement, la dextre de la gardienne se posa sur la surface familière de son bâton et elle ferma les yeux sous son bandeau. Sa seconde requête, pour légère qu’elle fût, n’adoucit rien de ses sentiments.

« Aislinn ? appela Katalina.

— Je vais demander à ce qu’on nous prépare un repas, » acquiesça l’enfant en dardant un regard étrange vers Aimé.

La Serramiroise sourit et lâcha son bâton pour attirer la petite Rivoise contre elle avant son départ. À son oreille seule, elle murmura : « Nous parlerons ce soir, toi et moi. »

Aislinn déposa un baiser léger sur la joue de sa protectrice, avant de se lever. Tout ce temps, elle n’avait pas quitté des yeux le colosse qui était venu à son secours dans l’Agora. Après une petite seconde de flottement, elle se sentit rougir sans raison apparente. Elle voulut dire quelque chose, mais quelque chose la retint. C’était peut-être la présence de Katalina dans son dos ; ou bien la souvenance encore bien trop fraîche de son comportement imprévisible et ces confessions qu’elle n’avait pas pu faire ; ou bien tout autre chose. Dans tous les cas, elle s’en fut finalement sans mot dire.

« Aide-moi à me lever, demanda-t-elle à Aimé en s’extrayant un peu péniblement de ses draps. Valar possède un jardin d’intérieur, nous y serons mieux. »

Le « jardin » en question était bien pauvre en végétations. Il s’agissait en fait d’une petite cour carrée d’une dizaine de mètres de côté dont l’élément central et principal était une fontaine. Katalina, qui avait guidé comme elle l’avait pu le thaari dans les couloirs de la demeure, prit les devants à l’approche du modeste monument.

« Je me souviens d’un temps où j’avais peur de l’eau, » avoua-t-elle alors à Aimé. Elle sourit tristement et posa instinctivement son poing fermé sur son bâton contre son entre-sein. « Ce souvenir-là est mien, mais ceux de ton enfance, de tes combats dans l’arène ; ceux-là ne le sont pas. Je suis Mémoire, énonça-t-elle et c’était comme si sa vielle litanie la revigorait, et Mémoire n’oublie pas ce que les morts ont su. Le jour où tu rejoindras Son Royaume, je me souviendrai pour toi aussi. »

Aux questions d’Aimé, Katalina opposa dans un premier temps un silence contemplatif. Comme trop souvent avec elle, des souvenirs la rattrapaient ; elle était dans une auberge d’Eyrolles et discutait avec Vincente Manolesti et lui aussi l’interrogeait. Ses mots n’étaient pas ceux que choisiraient l’ancien gladiateur, mais ils étaient porteurs de la même quête de sens. À lui aussi, elle avait confié ses secrets, mais elle subissait alors le châtiment de la Voilée et croyait que la Déesse l’avait abandonnée. Elle lui avait expliqué cela. Quatre années plus tard, elle ne pouvait plus prodiguer les mêmes réponses.

Elle tournait toujours le dos au thaari, qui ne pouvait se fier qu’à sa voix pour tenter de percer le fond de sa pensée ; en l’occurrence, quand Katalina reprit la parole, elle ne trahissait que de la lassitude.

« Je suis ce qu’Elle veut que je sois. Je fais ce qu’Elle veut que je fasse. Comprends-tu ? »

Ses lippes se fendirent d’un bien pauvre sourire, car elle n’envisageait pas qu’il pût comprendre en réalité. Elle peinait à se remémorer sa vision du monde d’avant sa rencontre avec Aerandir, mais elle savait qu’elle-même ne l’aurait pas pu.

« Aislinn n’a aucune place dans Ses projets, » finit-elle par souffler et une nouvelle fois Aimé put voir son masque se fissurer. Ses épaules se voutèrent et elle poussa un profond soupir, car c’était la première fois qu’elle énonçait aussi clairement cette terrible réalité qui la rongeait depuis la fin de son châtiment. « Il est étrange d’énoncer ainsi mes fardeaux à haute voix, avoua-t-elle après quelques secondes d’un silence pesant. Cela faisait trop longtemps. Ce soir, je m’ouvrirai à elle, comme je l’ai fait pour toi. Ce soir, je lui confierai des secrets que j’ai trop longtemps tû. »

Elle se tourna enfin dans sa direction et lui sourit. Son moment de faiblesse s’effaçait déjà et elle ne semblait attendre aucune réponse à ses confessions, car elle recommençait déjà à marcher.

« Allons trouver Aislinn. Tes services méritent bien un bon repas. »

La question sembla prendre Katalina de court. Elle reste quelques longues secondes immobile et son visage, même pour moitié couvert, reflétait l’intense réflexion qui était la sienne.

« Pourquoi toi ? Parce que je me souviens, finit-elle par confesser avec simplicité, je me souviens ce que c’est de te faire confiance. Je me souviens combien il est facile de se reposer sur toi et je ne me souviens d’aucun regret ; pas même au tout dernier moment, quand l’arène l’emportait. » Elle marqua une légère pause, puis sourit faiblement tout en dégageant sa main de la sienne. « Ne te méprends pas, cependant : si ça n’avait pas été toi, alors j’aurai trouvé quelqu’un d’autre. Les souvenirs mentent presque autant que ceux qui les façonnent et personne ne le sait mieux que moi, affirma-t-elle calmement. J’avais besoin de parler bien plus que tu avais besoin d’entendre. »

Elle tourna son visage dans ce qu’elle pensait être la direction d’Aislinn, puis poussa un léger soupir. Elle devait avoir prévenu les gens de Varlar, déjà. Dans quelques minutes, ils viendraient les chercher, mais la gardienne n’avait aucun appétit. Son dernier vrai repas remontait à une éternité ; de ce point de vue là, elle ne s’était jamais remise du Voile. Elle imaginait Aimé tenter de l’encourager à piocher dans son assiette et cela la lassait par avance.

« Pouvons-nous y aller ? demanda-t-elle d’une voix égale. Ou bien as-tu d’autres questions ? » Et la gardienne de lui faire sentir, pas forcément volontairement, qu’elle n’aurait plus beaucoup de réponses pour lui.