Aveux | Aislinn Noblegriffon & Digne Hadjaoui

Aislinn s’était tout juste emmitouflée dans une lourde couverture de laine rêche avant de s’aventurer sur le pont de la Joyeuse ; cela ne l’empêcha pas de sentir la morsure cruelle de la fraîcheur automnale quand elle parvint à l’air libre, car elle était pieds nus et sous son plaid de fortune n’était vêtue que d’un simple vêtement de nuit.

Elle se figea quand elle croisa le regard de l’un des hommes de Gerio ; elle s’attendait à ce que le bougre lui fît une remarque sur son accoutrement ou, pire, cherchât à en tirer un quelconque avantage. Il n’en fut rien et tout juste haussa-t-il un sourcil sardonique avant de se remettre à l’ouvrage. Elle savait qu’il aurait été plus sage de rebrousser chemin pour se réfugier dans la cabine qu’elle partageait avec Digne, mais le Hadjaoui y dormait encore et elle n’avait pas la force de soutenir son regard, moins encore de lui mentir sur la nuit qu’elle avait passé.

Lorsque la Noblegriffon fermait les yeux, elle pouvait voir son sang sur ses mains et l’horreur qui déformait son visage ; cette fois-ci, le rêve lui avait semblé si réel qu’elle avait manqué paniquer lorsqu’elle était parvenue à s’en extirper.

Un roulis paresseux de la Joyeuse l’extirpa à ses sombres pensées et elle s’ébroua pour les chasser tout à fait. Puis, inspirant profondément l’air salé de l’Olienne, elle marcha avec lenteur vers la proue du navire thaari, dardant ses prunelles fatiguées vers ces côtes qu’elle savait avoir longé une fois déjà, mais qu’elle ne reconnaissait pas. C’était un sentiment étrange que de retourner vers la Péninsule et se rapprocher de Rive. Elle n’avait plus guère pensé au fief Eracin ces dernières années, mais se surprenait depuis le début de ce voyage à se remémorer sans cesse des bribes de son passé là-bas. Je me demande s’il en est encore qui se rappellent de moi, songea-t-elle en s’appuyant sur le bastingage avec un frisson sinistre.

« 'allez attraper froid, 'dame, » lui aboya un homme dont elle reconnut sans peine la voix. Elle se tourna vers Gerio en resserant autour d’elle sa laine. « Y’a quelqu’chose que Gerio peut fair’ pour vous ? ajouta-t-il en fronçant les sourcils et en commençant à s’approcher vers elle.

— Tout va bien, chercha-t-elle à le rassurer. Je me suis réveillée avec l’impression d’étouffer, mais c’est passé désormais et… » Elle vit son interlocuteur jeter un regard dans son dos et se retourna pour constater que Digne l’avait rejointe.

« Ayé, répondit enfin Gerio après un moment de flottement. Gerio va laisser m’sieur gérer sa ’dame. »

Et la dame en question de darder un regard embarrassé sur Digne. « Tu dormais quand je me suis réveillée et je n’ai pas voulu te déranger, » lui expliqua-t-elle avant d’esquisser un pauvre sourire. Une ombre passa dans son regard quand elle se remémora sa propre nuit, mais elle étouffa bien vite ses réminiscences. Son aventure matinale avait porté ses fruits et l’avait aidé à apaiser ses angoisses.

Elle tendit le bras pour l’inviter à la rejoindre, avec la ferme intention de se blottir contre lui.

Aislinn chercha à n’en rien montrer, mais la réponse de Digne lui fit l’effet d’une gifle et elle ne sut comment réagir. Sa main tendue trembla et s’affaissa légèrement. « Digne, je… » commença-t-elle avant de laisser sa voix mourir d’elle-même.

Les deux compagnons se jaugèrent du regard et la Noblegriffon put mesurer toute l’étendue du fossé s’était creusé entre eux. Elle en avait le vertige et se félicita d’avoir encore une main qui tenait le bastingage. Le Hadjaoui finit par s’approcher avec lenteur et à l’attirer contre elle. Elle ferma les yeux et se laissa faire, essayant de puiser dans la chaleur qu’il dégageait un peu du courage qui lui manquait.

Il voulait qu’elle lui parlât, bien sûr. Qu’elle s’ouvrît à lui. Il le lui redit une nouvelle fois, dans un murmure tellement enrubanné de désespoir qu’elle manqua n’entendre que cela. Elle aurait voulu qu’il n’en fît rien, qu’il se contentât d’être là, mais elle savait que c’était là vœu bien injuste et cruel à formuler. Bien sûr, elle comprenait que pour Digne, son silence était une épreuve et un crève-cœur. Par les Cinq ! Quand elle faisait l’effort de s’imaginer à sa place, elle était saisie d’horreur. Quand elle s’arrachait à leur couche, le cœur battant la chamade, la respiration saccadée, elle ne pouvait pas même imaginer le mal qu’elle lui faisait.

« Je… » répondit-elle sur le même ton que son amant. Et une fois de plus, les mots lui manquèrent. Ils étaient là, à se bousculer dans sa gorge, à l’étouffer presque. Ses épaules s’affaissèrent encore un peu.

Point assez sotte pour envisager seulement qu’elle pourrait laisser ses maux derrière elle, elle avait cependant cru que partir de Thaar l’aiderait. Les premiers jours de voyage lui avaient donné raison : l’excitation du voyage avait muselé un temps ses angoisses et ses peurs. Avec le retour d’un semblant de routine, c’était l’ombre de Salem qui l’avait retrouvée.

Elle inspira une grande goulée d’air, l’esprit à nouveau agité. Elle lui devait une réponse, elle s’en rendait bien compte.

Elle expira avec difficulté.

« J’ai peur, » avoua-t-elle enfin et elle se rendit compte que ce n’était pas des mots qu’il attendait. Sans doute voulait-il d’elle un discours intelligible, les clefs qui lui manquaient pour déchiffrer toutes ses réactions et ses atermoiements depuis la mort de Salem ; elle aurait été bien en peine de les lui livrer, car elle avait l’impression d’être une étrangère même pour elle-même. « Je sais ce que tu attends de moi, ajouta-t-elle avec une émotion qu’elle ne cherchait plus à masquer, mais j’ai peur de ne pas en être capable… »

Digne ne le comprendrait sans doute pas, mais ce premier aveu lui donna l’impression de faire un premier pas vers une falaise vertigineuse et elle sentit ses jambes flageoler sous elle.

« Je suis désolée, » souffla-t-elle et ces trois mots n’étaient pas un mensonge.

Ils n’étaient pas non plus un appel à l’aide.

Aislinn elle-même ne savait pas ce qu’ils étaient.

Elle avait envie de se dérober encore une fois, de s’arracher à regret de ses bras auxquels elle devait temps pour s’isoler à nouveau et essayer de consolider ses défenses que les questions de Digne avaient entamé. Elle avait envie de lui présenter ce masque derrière lequel elle se cachait, calme et serein ; elle pensait toujours que si elle le portait assez souvent, il deviendrait sa nouvelle vérité. Elle était assez lucide pour savoir que ce n’était pas la panacée, mais aucune des alternatives qu’elle envisageait lui apparaissaient préférables.

Digne ne serait jamais dupe cependant et Aislinn se rendait bien compte qu’il ne se satisferait jamais d’un masque, pour convainquant qu’il fût.

Elle pouvait espérer se tromper elle-même, mais lui, jamais.

Digne avait préféré aux paroles irréfléchies un mutisme irrité. Malgré tous ses efforts pour n’en rien montrer, elle pouvait voir sa colère dans les mots qu’il ne prononçait pas et dans les gestes qu’il n’esquissait pas et dans les rires qu’il ne partageait pas et dans les confidences qu’il ne lui chuchotait pas. Quand elle lui avouait avoir peur, qu’en comprenait-il ? Il ne lui avait pas fait l’heur de répondre à son aveu et elle n’en savait donc rien. Elle pouvait l’imaginer, cependant : il était déçu et il était perdu et il était frustré et il était acculé. Le pire, pour Aislinn, était qu’elle savait exactement quoi faire pour le libérer de ces tourments ; il lui suffisait de parler. Il lui suffisait de dire cette vérité qui l’effrayait tant ; ses mots briseraient ses chaînes à lui, mais ils seraient sa perte à elle. Elle ne pourrait plus jamais le regarder en face, pas s’il savait.

Alors, elle se taisait ; elle mentait pour se préserver et pour Digne, c’était incompréhensible. Il aurait dû, pourtant, comprendre, car lui aussi avait des secrets.

Dans les heures qui suivirent cette altercation feutrée, Aislinn fit son possible pour lui faire oublier leurs fardeaux respectifs. Elle se montra douce et elle se montra aimante et elle se montra tendre ; allongée contre lui sur leur lit de fortune, elle caressa inlassablement ses bras et ses mains ; à ses côtés sur le pont, elle mêla toujours ses doigts aux siens ; blottie dans ses bras à la proue, elle murmura son amour en prenant le soleil couchant en témoin. Digne, bien sûr, pouvait douter de sa sincérité. Elle vit d’ailleurs qu’il avait du mal à concilier ces deux Aislinn avec lequel il devait désormais composer : celle qui se ruait hors de leur couche au petit matin et celle qui l’enlaçait de doux mots et de belles caresses le soir.

Aislinn comprenait. Elle ne lui en tenait pas rigueur. Elle aurait été bien sotte dans le cas contraire. Tout ce qu’elle espérait, c’était que le jeune homme saurait encore se montrer un peu patient, le temps qu’elle étouffât tout à fait la première pour redevenir pleinement la seconde.

L’après-midi était déjà bien avancée et il ne faudrait plus beaucoup de temps avant que commençât la soirée. Digne et Aislinn n’avaient plus parlé de l’escapade matinale de la seconde et moins encore de ces peurs qu’elle avait mentionnées. La jeune Noblegriffon en était gré à son compagnon, mais elle se rendait bien compte que le prix de son silence était élevé. Malgré leurs efforts à tous les deux, ils étaient toujours chacun de leur côté de ce gouffre invisible qui continuait de les séparer. Tous leurs efforts pour le combler semblaient se solder par des échecs ; ils avaient tous les deux fait montre d’efforts.

Le dernier en date était venu d’Aislinn, qui avait proposé un peu plus tôt qu’ils profitassent de ce qui étaient peut-être les derniers beaux jours de l’année pour s’entraîner ainsi qu’ils en avaient eu un temps l’habitude. Cela les avait tous deux ramené à une époque perdue où ils étaient jeunes encore et où la vie était peut-être un peu plus simple.

Leurs premières passes avaient été timides ; Aislinn était rouillée, Digne était visiblement gêné. La Noblegriffon avait cependant refusé de baisser les bras et, à mesure que les coups s’enchaînaient, de vielles complicités renaissaient.

Aislinn souriait.

Elle brandit son bâton de bois devant elle, ainsi que son maître d’escrime préférait le lui avait appris, avant de provoquer ce dernier : « Je vais te toucher, » lui promit-elle avec une bravache bonne enfant.

Autour d’eux, quelques marins qui n’avaient rien de mieux à faire avaient commencé à s’attrouper, amusés par le spectacle que les « amoureux maudits » — comme ils étaient déjà parfois surnommés — leur offraient. Ils applaudirent devant le défi de la Noblegriffon, comme pour l’encourager à réaliser cette prophétie qu’elle venait de proférer.

Et Aislinn de lui montrer que, malgré les années, son corps n’avait pas tout oublié des leçons qu’il lui avait prodigué. Ses mouvements au début étaient gauches et manquaient d’habileté, mais à mesure que les minutes s’égrainaient et les passes s’enchaînaient, elle retrouvait avec plaisir des sensations jamais véritablement oubliées. Sa robe la gênait, le roulis du navire sous ses pieds la gênait, le soleil la gênait ; pourtant, son bras sans qu’elle eût à le commander agissait pour la protéger des assauts de Digne et se ruait à l’attaque du Hadjaoui chaque fois qu’elle fleurait une opportunité.

Trois dizaines de minutes avaient passé depuis les premiers échanges timides des deux amants. Aislinn était essouflée, son cœur battait la chamade et sa robe collait à son dos trempé de sueur. Elle s’en moquait. Elle était totalement concentrée sur ce qu’elle faisait, car elle n’avait pas oublié son défi claironné et entendait bien le relever.

Digne fit un pas de côté au moment où une vague frappait la coque de la Joyeuse ; surpris, le jeune homme manqua perdre l’équilibre et la solidité de sa garde en pâtit. Ne prenant aucunement le temps de réfléchir, Aislinn fondit sur lui, tendant le bras devant elle aussi loin qu’elle le pouvait…

Ils étaient en train de se battre et la demoiselle ne savait que faire ; leur lutte, à ses yeux, était plus que fratricide. Elle avait beau savoir que l’un d’eux l’avait trahie, elle avait beau se répéter qu’il était un danger pour elle, l’idée de se retourner contre lui la mettait au supplice. C’était comme renier une partie de celle qu’elle était devenue. Elle n’avait pas le choix, pourtant, elle devait en attaquer un pour sauver l’autre, car sinon ils se perdraient tous les deux. Alors, armée de son tisonnier, elle frappa.

« Oh, non ! » gémit-elle en lâchant son bâton de bois. Sous le regard incrédule de Digne, elle tituba en arrière de quelques pas, ses yeux écarquillés rivés sur des mains qu’elle savait couvertes de sang. « Non, non, non, » souffla-t-elle et elle était complètement paniquée. Digne dut faire un geste dans sa direction, car elle bondit de côté, tendant les mains dans sa direction pour l’arrêter. « Ne t’approche pas de moi ! » le supplia-t-elle.

Elle avait du mal à respirer. Elle ne savait plus où elle était. Elle était sur le pont de la Joyeuse et elle était dans l’ancien bureau de Varlar où Salem avait attaqué Digne et elle était dans son rêve qui chaque soir l’emprisonnait. Les bras de Digne furent bientôt sur elle et elle chercha à s’en dégager, mais si faiblement que le jeune homme était même en droit d’en douter. Tout ce qu’il devait voir, c’était ses larmes qui coulaient et son cœur qui battait si fort dans sa petite poitrine.

« Ne t’approche pas de moi, Digne, gémit-elle encore en agrippant pourtant ses vêtements dans ses poings agités. Je ne veux pas te faire de mal… » Et la jeune femme de sangloter. Cette digue qu’elle avait cherché à tout prix à protéger, ce secret qu’elle avait gardé par-devers elle, par peur qu’il la détruisît : il lui échappa finalement. « J’ai hésité, lui lança-t-elle au visage avec l’impression de se saborder elle-même. Quand il était sur toi, sa dague au clair, pendant quelques terribles secondes, j’ai hésité. »

Qu’elle était terrible, cette impression de sauter dans le vide.

Était-elle, ainsi qu’elle le craignait, condamnée à demeurer la créature de Salem ?

Il ne comprenait pas. Aislinn, qui pendant des mois avait tût cette vérité qui la rongeait parce qu’elle avait fini par se convaincre que la dévoiler même à Digne la détruirait. Elle comprenait cependant qu’elle était dans ses bras, choquée encore par la réminiscence brutale qu’elle venait de vivre, qu’elle s’était trompée.

Qu’importait ce qu’il advenait d’elle !

Il fallait qu’il comprît. Il fallait qu’il réalisât ce qu’elle était devenue, pour se protéger d’elle.

« Non, répondit-elle d’une voix étranglée, ce n’est pas… » Les mots dans sa bouche avaient un goût de fer et de mort, mais elle se força à les prononcer. « Il est toujours là, gémit-elle en essayant une nouvelle fois de se dégager. Même mort, il me dit quoi faire et quoi penser. » Ce n’était jamais si flagrant que lorsqu’elle parlait à Sanaa des affaires du comptoir. Il lui avait appris tout et tant pendant un an ; elle ne pourrait jamais renier ses leçons. Mais c’était aussi plus profond que cela. Il avait été pour elle peut-être pas comme un frère, mais comme un ami très cher « Je n’arrive plus à me faire confiance, » souffla-t-elle si faiblement qu’elle ne savait pas si Digne avait seulement eu une chance de la comprendre.

Et puis, il y avait ce rêve aussi… cette prison de remords dans laquelle elle était traînée chaque soir ; elle revenait à cet instant de doute et prenait une autre décision.

Et c’était Digne qui mourait.

« Je suis tellement désolée, » articula-t-elle péniblement et elle ne savait même plus de quoi.

Aislinn pleurait ; ainsi qu’elle l’avait toujours suspectée, dire n’était pas guérir, c’était tout le contraire. Elle se sentait broyée par les mots qui sortaient de sa bouche. Pis, elle avait l’impression que Digne ne comprenait pas. Pensait-il vraiment qu’elle avait peur de lui ? Croyait-il qu’elle entendait vraiment Salem lui susurrer ses mots perfides à son oreille ? Elle aurait préféré ! Non, l’emprise qu’il avait sur elle était plus insidieuse ; elle était dans les discussions qu’ils avaient eu, dans les leçons qu’il lui avait donné, dans les intuitions qu’il lui avait transmise. Salem avait été son professeur et un bon, pour ce qu’elle avait pu en juger… mais désormais que son vrai visage avait été révélé, comment savoir si ses secrets étaient de véritables enseignements ou des pièges mis là pour resurgir plus tard, quand elle s’y attendrait le moins ?

Elle ne savait pas comment l’expliquer à Digne, mais elle avait conscience qu’elle le devait. Pas pour elle : pour lui, pour qu’il comprît.

Il dût attendre qu’elle cessât de pleurer, pour cela ; elle ne se sentait pas la force de parler et de sangloter en même temps. Cela prit plusieurs longues minutes qui la laissèrent épuisée. Autour d’eux, les marins qui un temps s’étaient aglutinés pour les regarder échanger des passes s’étaient pudiquement dispersés. Digne et Aislinn, la seconde ne savait pas trop comment, avaient finalement fini adossés au bastingage.

Il était heureux que ni Courtois ni son étrange et désagréable compagne fussent présent à ce moment-là ; la Noblegriffon n’aurait pas eu la force de supporter leurs remarques.

Finalement, elle trouva la force de parler et plutôt que de se hasarder à d’improbables explications sur ce qu’elle ressentait — il aurait fallut qu’elle le sût elle-même pour commencer ! — elle lui livra quelques anecdotes. Comment, après chaque conversation qu’elle avait pu avoir avec Sanaa sur l’avenir des comptoirs, elle s’était rendu compte avec un peu de recul qu’elle n’avait fait que recracher les projets que Salem lui avait longuement expliqué. Comment, chaque fois qu’elle se retrouvait dans une négociation, elle appliquait chacun des tours de manipulation que lui avait enseigné Salem sans même s’en rendre compte. Comment, quand elle avait rencontré Gerio pour la première fois, elle l’avait vu anxieux et paniqué et avait tout de suite songé qu’elle pourrait utiliser cela à son avantage pour réduire le prix de leur traversé.

« Mais ce n’est pas cela le pire, je crois, » avoua-t-elle après un temps et elle ne se rendit même pas compte qu’elle parlait depuis plusieurs dizaines de minutes déjà. Elle était prise dans une longue logorrhée dont elle ne voyait pas le bout, mais qui ne la blessait plus autant qu’au début. « Le pire, c’est que lorsque je pose mon regard sur une personne que je ne connais pas, ma première pensée est qu’elle est peut-être comme lui. » Aimé lui avait dit, le jour où ils s’était rencontrés, combien il était évident qu’elle faisait confiance trop vite à de parfaits inconnus. Cette petite fille lui manquait tellement. Elle n’avait pas eu l’occasion ou le courage de l’avouer à l’aîné des Hadjaoui et comme il n’était pas là, elle finit par l’exprimer à son cadet.

« L’enfant que j’ai été aurais honte de la femme que je suis devenue. »

Revenir en arrière ? Cette seule pensée arracha un frisson lugubre à l’aînée des sœurs Noblegriffon, qui ne se sentit pas le courage de répondre. Elle avait essayé. Elle avait échoué. Elle était épuisée. Quant à Digne, il savait, désormais ; il n’était qu’une question de temps avant qu’il comprît tout à fait. Le masque d’Aislinn ne pourrait plus le tromper et c’était tout le projet de la Rivoise qui s’était effondré.

Mentir jusqu’à ce que son mensonge devînt sa vérité n’avait plus le moindre sens.

« Je pense… » répondit-elle d’une voix faible avant de pousser un soupir. Elle n’était plus certaine de savoir. « Je ne pense pas qu’il est possible de jamais revenir en arrière, » lui avoua-t-elle enfin.

Digne avait fulminé des ennéades durant contre ses faux semblants et ses demi-vérités ; il serait sans doute heureux, un temps au moins, car Aislinn ne se sentait plus capable de lui mentir. Il savait.

Le jeune Hadjaoui posa une nouvelle question et la jeune femme fronça légèrement les sourcils, un peu désarçonnée. Elle darda sur lui des prunelles interrogatives. « J’avais besoin de m’éloigner de Thaar, je te l’ai dit, » répondit-elle avec lenteur en se redressant légèrement. Allait-il la blâmer ? Pensait-il qu’elle n’était pas capable d’affronter ce qui les attendait ? Il l’avait vu s’effondrer, il n’était légitime qu’il craignît la voir recommencer aux pires moments. « Mais je n’aurais jamais mis en danger cette expédition pour mon seul bénéfice, affirma-t-elle et elle désespérait qu’il la crût. Je croyais chaque mot que je t’ai dit pour te convaincre de partir avec Courtois. Je te jure que je ne t’aurais pas menti pour ça. »

Elle n’aurait pas sacrifié Clémence sur l’autel de ses désirs égoïstes.

Ou bien…

Avait-elle commis ce crime-là aussi ?

Oh, Meavh… gémit-elle silencieusement en serrant les poings. Qu’ai-je fait ?

Il ne comprenait pas ; ou bien, il comprenait et c’était Aislinn qui, trop bouleversée par ses aveux et épuisée par la mauvaise nuit qu’elle avait passé, était trop perdue pour vraiment saisir ce qui était en train de se jouer. Elle avait juste l’impression d’avoir libéré un démon qui ne cesserait jamais plus de la tourmenter. Digne savait. C’était quelque chose qu’elle ne pourrait plus jamais lui reprendre.

« Sanaa gère déjà le comptoir dans les faits, souffla-t-elle en essayant de chasser ses doutes. Je crois qu’elle a compris que je ne pourrais plus… » Elle hésita et laissa mourir ainsi sa phrase, avant de hausser les épaules. « Au fond, c’est Meavh qui avait raison, lui avoua-t-elle encore, pendant toutes années, je me suis égarée. J’ai voulu devenir la femme qu’elle avait un jour été, avant. Pour la rendre fière, tu comprends ? » Elle esquissa un étrange rictus. « Le comptoir était un don qu’elle avait fait à Varlar, pas à moi, pour qu’il puisse veiller sur moi. »

Elle esquissa un pauvre sourire à l’adresse de Digne ; elle était si fatiguée. Elle avait l’impression qu’elle ne pourrait jamais plus se relever. Elle le devait, pourtant. Elle n’avait pas le choix, car il était une tâche qu’il lui fallait encore accomplir qui ne pouvait s’embarrasser de ses atermoiements.

« L’important est de retrouver Clémence, déclara-t-elle raffermissant son contrôle sur sa voix. Qui sait, peut-être que je pourrais me retrouver moi-même en même temps.

— Et nous retrouver, nous ? » l’interrogea Digne avec douceur. Elle darda sur lui un regard un peu surpris tandis qu’il précisait en rangeant une de ses mèches derrière son oreille. « Nous allons passer beaucoup de temps ensemble. Cela nous permettra sans doute de nous retrouver.

— Tu as raison, » lui souffla-t-elle en réponse. Elle sourit faiblement avant de poser son front contre le sien en fermant les yeux. « Tu as entièrement raison… »

Nous le pouvons encore, n’est-ce pas ? se demanda-t-elle malgré elle et son cœur se serra. Il y avait encore tant et plus d’obstacles sur leur route, elle n’arrivait pas à en être persuadée. Ce qu’elle savait, par contre, c’était qu’elle ne voulait pas abandonner.

Pas encore.