Une Noss dans la ville | Aegden & Cilastiel

Troisième jour de la première ennéade
Printemps, Barkios 18:XI

Bien malgré elle, elle avait dû retrouver la régularité des routes tracées pour circuler d'une cité à une autre.
Bien malgré elle, elle s'était avancée pour se tenir maintenant devant les portes de la Capitale fortifiée.
Bien malgré elle, elle avait pénétré à l'intérieur de ses murailles, non sans avoir pris une grande inspiration pour se donner du courage.

C'était impressionnant comme elle pouvait avoir changé. Moins d'un an auparavant, elle craignait la forêt parce qu'elle ne savait pas s'y repérer autant que les animaux qui y vivaient pour n'avoir fait que de mauvaises rencontres. A présent, elle ne savait pas davantage s'orienter mais elle n'en avait nullement besoin. Il n'était pas nécessaire pour elle de savoir où elle se trouvait du moment qu'elle était là où Anaëh voulait qu'elle soit. C'était une façon de vivre totalement nouvelle et qui la satisfaisait. Elle était curieuse de savoir ce que la Prime Oeuvre attendait d'elle et elle n'aurait la réponse qu'au terme de son voyage.

Cependant, elle ne pouvait s'empêcher de se demander ce que la forêt attendait d'elle ce jour-là, tandis qu'elle évoluait dans les rues d'Alëandir. Même si elle ne savait pas de repérer, elle avait reconnu les murs de la cité et bon nombre de bâtiments lui étaient étrangement familiers. Mais il y avait quelque chose de différent... Alors que, jusque là, retrouver la sécurité des cités lui avait toujours apporté du réconfort, elle se sentait désormais mal à l'aise. Il y avait tellement d'agitation ici que la Symphonie lointaine lui semblait à peine audible et elle peinait à la suivre. Il lui tardait d'arriver là où elle devait se rendre pour se dépêcher de repartir.
Son masque d'oiseau baissé, elle avançait lentement mais d'un pas assuré. Elle se tenait droite, son regard scrutant les visages autour d'elle. Tous la dévisageaient alors qu'elle ne ressemblait pas à une Noss ordinaire. Ses yeux gris étaient à peine visibles sous sa parure de métal et de plumes noires. Elle était vêtue d'une longue tunique sombre laissant apparaître ses bras. Un pan remontait d'un côté jusqu'à sa ceinture pour rendre ses mouvements plus fluides, laissant voir un pantalon presque moulant qui s'arrêtait à mi-tibia. Ses pieds si menus étaient nus et elle préférait marcher sur l'herbe, la mousse et les racines plutôt que sur le pavé, lorsqu'elle le pouvait. Sa mâchoire et une partie de ses joues étaient visibles tandis que le bec de son masque fendait ses lèvres en deux sections égales. Ses cheveux noirs flottaient sur le haut de son dos à chacun de ses pas.

La vision de cette femme minuscule et solitaire curieusement vêtue qui avançait droit devant elle troubla plus d'un passant. Certains s'écartèrent même pour ne pas entraver sa route. Elle ne disait pas un mot, ne demandait rien. Comme si elle savait où elle allait... Sa ressemblance avec les druides laissait planer le doute quant à son identité et à sa fonction parmi les Noss. Après son passage, plus d'une langue se délia pour parler d'elle et de son apparition... Et toutes les questions se posèrent les unes après les autres. Seules des hypothèses venaient en réponse. Car qui pouvait savoir ce qui avait poussé une Ornedhelle aussi sauvage à s'aventurer en ville ?

Aegden était perdu dans ses pensées alors qu’il traversait hâtivement la ville. Rien de bien exceptionnel à cela à vrai dire. Depuis des ennéades il avait la sensation de ne plus s’arrêter de courir entre Sinieth qu’il se devait de soutenir du mieux qu’il pouvait et cette nouvelle armée désormais sienne. Il n’en éprouvait cependant aucun regret. Il était ce qu’on pouvait appeler un elfe heureux ces derniers temps.

Pourtant quelque chose venait de le faire froncer les sourcils et relever la tête. Un noss dans la cité ? C’était bien ce que venait de dire cet elfe à son camarade ? Non il avait dû rêver, jamais les ornedhels n’approchaient de ces villes qu’ils méprisaient… Un instant, des souvenirs désagréables lui revinrent en tête et Aegden fit de son mieux pour les chasser. Il ne voulait plus entendre parler des elfes des bois… Que chacun reste de son coté des murs et tout irait bien.

Mais au fur et à mesure qu’il continuait son chemin, il en entendait d’autre de ces rumeurs. Et à moins qu’il n’ait brusquement sombré dans la folie, il ne pouvait pas les avoir inventés autant de fois. Il claqua finalement sa langue contre son palais puis s’approcha d’un soldat.



-Hé Elioron, ça fait longtemps.. Tu sais ce qui se passe ici ? Je sais que ce n'est plus vraiment à moi de m’en occuper mais j’entends des rumeurs depuis un moment...

-Aegden ! Le dénommé Elioron sourit à son ancien commandant avant d’hausser les épaule. Non je n’en sais rien. Les gens parlent d’une noss. D’autre carrément d’une druidesse. Mais c’est impossible…Probablement un évènement à l’amphithéâtre. Tout va bien ?

Aegden avait blanchit puis son visage s’était soudain assombrit. Il hocha la tête et fit mine que tout allait bien.

-Tu as raison c’est impossible… Merci en tout cas, je ne te dérange pas plus longtemps. Bon courage.

Et l’elfe aux cheveux roux s’éloigna. Il y avait quelque chose de louche, il n'était pas convaincu une seule seconde par l'hypothèse du soldat. Il ignorait qui était réellement cette "noss’’, "druidesse’’ ou il ne savait quoi mais Mainyth d’Alëandir ou pas, il n’allait pas laisser un de ces fichus ornedhels semer le chaos en ville…

Alors suivant discrètement les conversations, il remonta la piste, s’efforçant de ne pas paraitre louche à son tour. C’eut été un comble…

-Où tu caches tu ? s’entendit-t-il marmonner à voix basse.

Cilastiel progressait à son rythme. Elle découvrait la cité avec un œil nouveau. Les rues qui lui étaient rassurantes parce qu'elle les connaissait si bien n'étaient plus qu'un dédale à parcourir tel un obstacle qui la séparait de son objectif premier. Objectif dont elle ignorait encore tout. Sur son chemin, elle reconnut quelques visages qu'elle avait croisé par le passé mais eux ne la reconnurent pas. Et elle ne fit rien pour changer cela. Ils n'étaient que des anonymes qu'elle avait épié dans une toute autre vie.

Cela lui semblait si loin maintenant...

Après avoir dépassé les abords de la cille, elle atteignit les Telüime. Si elle trouvait les fontaines reposantes à l'époque, elle n'y voyait plus là qu'un détournement des sources d'eau qui alimentaient la cité. Une déformation de la création de Kÿria. Mais, contrairement à ses nouveaux pairs, elle n'était pas en colère contre les Taledhels. Ils n'avaient pas la même vision des choses... Anaëh lui avait offert la chance de lui ouvrir les yeux. Elle ne pouvait sans doute pas le faire avec tous. La jeune femme était un Souffle encore vierge lorsqu'elle était sorti du Labyrinthe. La tâche était donc aisée. Mais tout le monde n'était pas prêt à faire les mêmes démarches qu'elle. Et puis, les citadins étaient connus pour tenir à la ville qui les avait vu naître... Y renoncer serait très difficile.
Elle passa près du Monastère flamboyant dont quelques adeptes l'observèrent passer en silence. Aucun ne chercha à l'arrêter malgré leurs regards insistants. La petite elfe ne connaissait pas ce culte ni leurs préceptes sans quoi elle aurait su qu'elle n'avait rien à craindre d'eux. Les Noss, tout comme eux, avaient fait vœu de protéger la Prime œuvre.

A mesure qu'elle progressait, Cilastiel sentait la nature reprendre sa place. Au sein de l'Estaon, les structures de bois et de pierres devenaient moins oppressantes, plus discrètes. Déjà, elle avait l'impression de respirer un peu plus. Les ramages de la forêt s'étendaient plus aisément ici qu'ailleurs. La Symphonie y était aussi plus présente et un frisson d'apaisement lui secoua l'échine.
Arrivée sur la place Tyral, elle s'arrêta. Ici, il n'y avait pas de maisons, pas de pavés, pas de colonnes... Personne ne semblait y avoir touché depuis des lustres. Alors elle s'accroupit, posant une main sur le sol nu. Elle avait l'impression de ressentir la chaleur d'Anaëh sous ses doigts. Son essence.

Elle était bien là.

Un discret sourire étira ses lèvres et elle se remit debout. Elle serait bientôt arrivée.

Les rumeurs se faisaient erratiques au fur et à mesure qu’il suivait ce qui semblait être la piste de l’étrangère. Parfois il lui suffisait de tendre l’oreille pour entendre une évocation à propos de cette figure étrange, parfois il se retrouvait à avancer au hasard dans l’immense cité sans plus d’indices. En tout cas juqu’ici il n’avait vu personne qui correspondaient aux descriptions parfois totalement fantasques qu’il entendait…

Lorsque ses pas finirent par le guider en plein milieu de la place Tyral il soupira. Il n'y avait rien que des talhedels ici. C’était peine perdu, il ne trouverait pas l’étrange individu et il perdait du temps. De moins bonne humeur qu’au départ, il entreprit donc de faire demi-tour sans plus tarder mais un mouvement dans un coin de son regard capta finalement son attention.

Une étrange silhouette en effet que cette noss... minuscule, coiffée d'un étrange masque. Ce ne pouvait être qu’une ornedhelle vu ses accoutrements. Elle était à une vingtaine de mètre de lui, peut-être un peu plus. Les arbres entre eux rendaient la vue plus difficile. En fin de compte cela semblait logique qu’elle se retrouve sur cette place étant donné sa histoire liée directement aux ornehdels.

Doucement ne voulant pas plus la surprendre que paraitre menaçant il s’approcha un peu d’elle. Elle avait l’air de tout sauf d’une menace à bien y voir, alors le soldat se contenta de rester à une distance normale et de se tenir légèrement sur ses gardes en l’apostrophant.

-Les noss ayant osé mettre un pied dans les terribles cités de pierres sont plutôt rares… Sa voix n'avait pas grand chose d’amicale mais elle n'était pas agressive non plus, elle était tout à fait neutre. Malgré l'absence totale de confiance qui régnait désormais en son cœur pour ses frères des bois il s'efforçait de ne pas se trouver en position d'agresseur. Qu’est-ce qui peut bien t'y amener ?

Cilastiel entendit la voix qui prononçait ses mots assez forts pour qu'elle les distingue et s'arrêta alors qu'elle n'avait pas fait un pas de plus sur la place. Était-ce bien à elle que l'on parlait ? Elle tourna la tête vers l'origine de ces paroles et y découvrit un homme qui la regardait. Elle avait donc sa réponse.

Noss ? Il l'avait qualifiée de Noss ? Oui, s'il fallait la classer dans une catégorie, c'était peut-être celle-ci. Après tout, elle ne se sentait plus à son aide dans les cités et ne pourrait donc plus y vivre. Sans parler du fait qu'elle suivait la Symphonie et voyageait en évitant toutes les structures posées par les Taledhels. Alors soit : elle était une Noss.

A la question de l'homme, elle inclina la tête sur le côté, donnant à son allure d'oiseau un peu plus de vraisemblance encore qu'avec sa démarche légère. Elle savait pertinemment qui il était. Comment l'oublier ? Mais lui, pourrait-il la reconnaître ? Elle avait tellement changé, et pas uniquement en apparence. Il avait toujours été bienveillant avec elle mais il semblait ne pas apprécier les Ornedhels à qui il réservait un accueil bien moins chaleureux qu'à cette petite fille qui observait les passants depuis les ombres. Elle se sentait subitement étrangère et malvenue de la part de celui qui lui avait permis de rentrer en Anaëh... Elle retint un tressaillement de tristesse, tout en se répétant qu'il ne savait pas qui elle était...

Devait-elle le lui dire ? Elle ne savait plus.

Finalement, après un long silence, elle finit par lui répondre.

-Personne ne m'a empêché d'entrer. Ensuite, personne ne m'a empêché d'avancer, pas même ces gens près du Temple aux couleurs de feu. Si je n'avais pas le droit d'être ici, on m'aurait arrêtée bien avant. Alors en quoi ma présence vous dérange-t-elle ?

Cilastiel se souvenait de son passage dans cette cité éparpillée sur plusieurs îles et parsemée d'arbres au feuillage orangé et persistant malgré l'hiver. La première personne qui lui avait parlé avait été plus qu'agressif avec elle et celle qui l'avait sauvée d'un affrontement qu'elle n'avait pas voulu provoquer lui avait expliqué qu'un conflit scindait les deux sociétés qu'Anaëh abritait. Elle se souvenait aussi de l'aversion de Sërythil pour les villes qui, à ses yeux, ne devraient pas exister. Raison pour laquelle la nature reprenait si vite ses droits sur celles qui avaient été abandonnées. Elle commençait à rassembler les quelques bribes d'explications à l'attitude du Mainyth, même si elle se sentait blessée en voyant le regard qu'il posait sur elle. Il était si différent de l'homme bienveillant qu'elle avait connu jusqu'alors...
Finalement, elle reprit sa progression sur la place Tyral, entreprenant de la traverser.

-Pour répondre à votre question, Aegden : je ne suis pas ici par plaisir. Mais je ne suis pas sûre de savoir pourquoi Elle m'a conduite à travers cette cité.

-Je n’ai jamais dit que tu n’avais pas le droit d’être ici…

Rien n’interdisait aux ornehdels de s’aventurer au sein des cités tant que leur comportement n’avait rien de problématique. Aegden avait décidé d’aller à sa rencontre car elle semblait perturber plus d’un citadin, mais il n’avait pas l’intention de lui faire de mal ni de la chasser tant qu’elle n’était pas agressive. Il voulait simplement savoir ce qui se passait.

Il restait une dernière limite dans sa ligne de conduite envers ses frères des bois et cette limite il ne la franchirait jamais, sous aucun prétexte. Jamais il ne serait le premier à tirer l’épée contre l’un d’entre eux, jamais il ne serait l’agresseur. Il se contenterait toujours de garder quelques distances et de ne plus prêter sa confiance. Il se contenterait de se défendre et de défendre ses frères, jamais d’attaquer.

S’il s’attendait à bien des réponses, Aegden eut l’air particulièrement décontenancé par le fait qu’elle connaisse son prénom. Le bout de ses oreilles s’agita alors qu’il fixa la jeune femme y cherchant une explication. Oubliant d’ailleurs de s’interroger sur qui était le ‘’elle’’ dont elle parlait...

Elle avait un air familier, quelque chose qui faisait écho à des souvenir qu’Aegden n’arrivait pas à identifier. Mais que se fut cette tenue ou cette attitude, il était certain de ne pas les avoir déjà vu.

-Attend...qui est-tu… ? Finit-il par demander au bout de quelques secondes.

Point de menace, point de suspicion dans sa voix. Il avait simplement l'impression que quelque chose venait de lui échapper. Cette jeune femme le connaissait-elle ? Par quel moyen dans ce cas ? Il n'avait jamais été très proches des clans noss d'Alëandir.

Aegden confirma ce qu'elle avait compris : il ne savait pas qui elle était. Tout en marchant, elle tourna à demi la tête vers le militaire qui la suivait désormais. Comment le lui dire ? De but en blanc ? Est-ce qu'il la croirait ? Elle réfléchit et, après quelques instants, commença à lui répondre enfin.

-Il était une fois... Une jeune fille dans les rues d'une grande cité. Son comportement étrange perturbait les passants. Tant et si bien que l'information parvint aux oreilles de l'homme responsable de la sécurité de cette même ville. Il l'a cherchée puis l'a trouvée. Il a tenté de s'expliquer avec elle... et l'a suivie à travers les rues. Exactement comme vous êtes en train de le faire maintenant.

Tout en prononçant ces derniers mots, elle s'arrêta et se retourna lentement pour faire face au Taledhel. Elle n'était pas très douée pour les mots... Avait-il compris que ce n'était pas l'instant présent qu'elle décrivait mais un jour dans le passé ? Elle n'en était pas tout à fait certaine.
Se tenant droite devant lui, elle n'en paraissait pas moins minuscule. Son masque la grandissait largement mais ce n'était qu'une illusion réduite à néant alors qu'il fallait placer ses yeux bien bas pour trouver les siens.

-C'est amusant que vous ayez rencontré celle que j'étais et celle que je suis de la même manière.

Elle releva alors légèrement son masque. Son bec ne fendait plus ses lèvres mais se trouvait à hauteur de son nez. Les marques de peinture sur ses joues et son menton étaient visibles, ainsi que ses yeux couleur de pierre et leur large maquillage noir. Elle avait bien peu à voir avec la petite elfe qu'elle était. La belle statue était devenu une belle jeune fille. Ses traits étaient vivants et expressifs. Elle le regardait avec une mine pleine d'appréhension. Elle esquissa un sourire nerveux tandis qu'elle attendait qu'il réagisse. Allait-il comprendre ? Allait-il la reconnaître ? Allait-il l'accepter ?
Son cœur battait à tout rompre tandis qu'elle demeurait là, immobile, peinant à ravaler sa propre salive.

-Ciryië ?

Le militaire haussa un sourcil, perplexe. Il n’y avait pas assez de monde connaissant cette histoire pour qu’il s’agisse là d’une imposture mais il peinait à reconnaitre celle qu’il avait rencontrée des années plus tôt. Cette histoire, pour diverses raisons il ne l’avait jamais oublié et il n’avait pas mis longtemps avant de comprendre ce qu’elle lui disait.

Elle semblait si expressive si…vivante. Bien sûr Aegden était heureux pour elle, mais c’était si étrange. Cela la changeait tant. Il se souvenait d’une poupée vivante, peinant à comprendre les émotions. Il se souvenait des sentiments qui avaient bouleversés son cœur lorsqu’il l’avait vu pleurer, elle la petite fille impassible, au moment où le groupe d’anedhels l’avait retrouvé en Itrih’vaan.

Alors qu’elle se tenait là, immobile, visiblement mal à l’aise, il plia un genou pour réduire un peu leur différence de taille. Il n’était pas le plus grand des elfes mais elle était si minuscule, même pour une noss… Elle lui arrivait à peine à l’épaule, ça ne devait pas être confortable pour elle de constamment lever les yeux.

Même la couleur de ses yeux avait un éclat particulier qu’il n’avait jamais vu avant...

Cela faisait longtemps qu’il n’avait plus entendu parler de la petite las’danir disparue au final. Il pensait qu’elle avait rejoint sa famille et tenté de retrouver une vie paisible mais il se doutait que son histoire était plus complexe que cela. D’un côté, il pouvait comprendre au vu de son passé tumultueux que la jeune fille ne puisse jamais réellement terminer par devenir une citadine tout ce qu’il y avait de plus banal…

-Tu as…beaucoup changé. Un sourire timide vint étirer les lèvres du soldat. Il avait l'air surpris mais aussi heureux de la revoir. Excuse-moi de ne pas t’avoir reconnue. Le ton de sa voix avait retrouvé une certaine chaleur que la petite elfe lui connaissait mieux. Je suis content de voir que tu vas mieux en tout cas.

 Si Ciriyë n’était pas très à l’aise à l’oral, Aegden ne l’était pas vraiment non plus et il se retrouvait à ne plus savoir quoi dire. C’était si inattendu… Il avait bien entendu milles questions mais il ne savait ni par où commencer, ni lesquelles il pouvait se permettre de poser sans risquer d’être trop indiscret. Surtout qu’il ne voulait pas raviver de potentiel souvenirs douloureux à celle qui avait été si difficilement réaclimatée à la vie au sein de la prime œuvre.

La mine d'Aegden changea du tout au tout et il posa genou à terre, comme souvent lorsqu'il se tenait face à elle. Cilastiel ne put retenir un bref sourire ému de se peindre sur son visage. Ses émotions étaient encore difficiles à gérer comme en témoignaient ses yeux humides. Et lorsqu'il lui déclara être heureux de la voir ainsi, un rapide sanglot fit perler une larme sur sa joue.

-Je ne vous en veux pas. J'ai du mal à me reconnaître aussi.

Dès les premières heures de sa transformation, elle avait vu son reflet à la surface d'un lac et elle n'avait pas été certaine que ce soit elle qu'elle y voyait. Cela lui ressemblait... Et en même temps, c'était si différent... Et plus les jours avaient passé, moins il était aisé de l'identifier. Aujourd'hui, rares seraient ceux qui pourraient, rien qu'en la regardant, voir en elle la petite elfe exempte de Souffle qu'elle était il n'y avait pas si longtemps encore.

Elle-même ne la voyait plus tout à fait...

-Est-ce que... vous pourriez écrire à ma mère ? Rassurez-la. Et dites-lui que désormais, on m'appelle... Cilastiel.

Un prénom somme toute bien différent de l'ancien par bien des aspects. Sans doute parce que celui-ci avait une signification. Quelque chose qui lui correspondait réellement. Que ce soit Macabre ou Ciryië, celle qu'elle avait pu être n'existait véritablement plus. Elle n'était plus ni cette enfant rieuse ni cette jeune fille sans âme. Elles avaient disparu pour laisser place à une nouvelle personne, totalement différente d'elles. Cependant, il y avait une chose pour laquelle elle ne restait pas douée : les relations sociales.

Comme si elle entendait un son venir de derrière elle, elle tourna un peu la tête. L'appel qu'elle percevait était fort alors qu'elle avait marqué un bref arrêt pour saluer un ancien ami. Est-ce qu'Anaëh était si impatiente ou... y avait-il autre chose ? Une chose qui serait la cause de sa présence à Alëandir.

-Qu'y a-t-il par là-bas ? Demanda-t-elle alors que son attention était toujours distraite par ce son auquel Aegden semblait sourd.

-J’écrirais à ta mère je te le promets.

Il hocha la tête. Cela aussi c’était agréablement nouveau. Ciryië ou…Cilastiel semblait s’inquiéter pour ses proches et comprendre qu’eux s’inquiétaient aussi pour elle en retour. Quoi que ce fut, quelque chose avait définitivement fait faire un immense bond en avant à cette jeune fille. Il était certain que sa mère serait soulagée d’apprendre qu'elle était saine et sauve et quelque part ça faisait aussi chaud au cœur du mainyth de savoir que Cilastiel lui faisait confiance pour s’occuper de rassurer sa famille.

L’attention de son interlocutrice se détourna soudain vers une source qu’Aegden ne pouvait percevoir. Machinalement il suivit son regard sans rien distinguer de particulier. Ses oreilles se haussèrent à la recherche d’un son quelconque, en vain.

-Là bas ? Un instant il ne dit rien. Il réfléchissait. Puis il se retourna à nouveau vers la petite elfe. L’Harmalaica et L’Estel. 

Il était sourd aux voix des arbres mais il n’ignorait pas pour autant leur existence. Il se doutait que quelque chose attirait la petite elfe. Elle l’avait dit elle-même quelques instants plus tôt. Pour le lëandrin, son chemin ne pouvait la guider qu’auprès de l’immense arbre. Il ne put alors s’empêcher de poser des questions à haute voix

-Qu’est-ce que tu cherches au juste Cir…Cilastiel ? Il s’était repris à la dernière seconde. Bien que la signification de ce nouveau prénom semblait logique à y réfléchir, l n’avait jamais connu que ‘’Ciriyë’’ et cela lui semblait étrange de changer sans plus de raisons. Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

Comment en était-elle arrivée à cette étrange allure d’ornedhelle, qui n’était effectivement pas sans rappeler celles des druides ? Pourquoi aurait-elle rejoint un de ces clans alors qu’elle semblait désormais avoir une réelle affection pour la famille qui lui restait ?

L'Harmalaica ? L'Estel ? Cilastiel était intriguée. Elle ne se souvenait pas avoir déjà mis les pieds là-bas alors qu'elle avait vécu ici durant un temps. Bien sûr, elle était déjà allée au palais mais elle ne prêtait guère attention aux arbres à l'époque. De quoi pouvait-il bien s'agit ? Sans attendre, sa curiosité piquée au vif, elle fit volte face et suivit les Voix qui l'appelaient. Elle n'avait pas fait trois pas que, déjà, Aegden l'interrogeait sur ce qu'il lui était arrivé. Sa question était légitime mais elle ne s'arrêterait pas pour lui répondre. S'il voulait savoir, il devrait la suivre. Une fois de plus.

-Je n'ai aucune idée de ce que je cherche. Commença-t-elle par répondre. Parce que ce n'est pas moi qui décide où je vais.

Rapidement, la place Tyral se fit de plus en plus petite derrière eux, disparaissant entre les arbres qui refermaient la voie après leur passage. Marchant entre les racines, la petite elfe semblait tout à fait à son aise. Cela contrastait avec la jeune fille fragile qui parvenait avec peine à mettre un pied devant l'autre sans tomber lorsqu'elle était en pleine forêt. Cilastiel, elle, était entrée en communion avec son environnement. Cela lui avait pris du temps mais elle avait fini par s'adapter et elle s'y sentait pratiquement à sa place désormais.

-Puisque personne ne pouvait soigner mon esprit sans que j'y passe ma vie, ma mère a demandé de l'aide aux Mithil'Di. Avec eux, nous avons voyagé de clan en clan dans l'espoir d'en trouver un qui garderait un secret susceptible de m'aider. Et nous en avons trouvé un...

Finalement, la jeune fille s'arrêta et se tourna de nouveau vers Aegden. Elle se souvenait de ce qu'elle avait vécu avec émotion... tel qu'en témoignait ses yeux de nouveau humides. Mais c'était la première fois que cela lui procurait de la joie. Cela lui aura pris une quinzaine d'ennéades mais elle avait trouvé un chemin à suivre. Même si elle ne savait pas exactement où elle allait, elle ne se sentait plus aussi perdue car elle avait un but. Peu importe où il la mènerait, elle était convaincue de ce qu'elle devait faire.

-Ils m'ont rendu... mon Souffle... ma mémoire... et l'Ouïe. Conclut-elle en levant la tête vers la cime des arbres qui les entouraient. La Symphonie... C'était tout ce que j'avais en sortant de la grotte. J'ai cru à de la musique alors je l'ai suivi, pensant trouver une ville. Et elle me guide depuis.

Son regard observait les feuillages d'un air émerveillé tandis que la Mélodie chantait à son oreille. Elle était plus forte ici, elle le comprenait maintenant. Elle n'était pas encore arrivée mais elle lui laissait un répit. Raconter son expérience lui faisait du bien maintenant qu'elle savait.
Elle baissa ses yeux froids et vivants sur Aegden et poursuivit.

-Anaëh a un message pour moi. Elle m'a guidée vers celui qui m'a ouvert l'esprit sur ce qu'elle projetait pour moi. Elle m'a guidée vers ceux qui m'ont aidée à prendre la place qu'elle m'a réservée. Mais elle n'en a pas fini... Je ne sais pas encore tout à fait ce qu'elle attend de moi... Elle a quelque chose à me montrer ici...

Voilà le résumé de son histoire. Voilà la raison de sa présence en ville. C'était une elfe toute neuve qui se tenait devant le militaire. Une elfe à qui on souhaitait délivrer un message. Lequel ? Elle ne le savait pas encore. Elle en avait fait sa quête, son but. Il allait peut-être la prendre pour une folle... Elle n'était rien ni personne, pourquoi la Prime oeuvre se serait penchée sur elle en particulier quand tant de Noss ou de Taledhels remarquables vivaient déjà sous son feuillage ? Mais elle avait partagé cela librement avec lui, sans même y réfléchir... Et c'était maintenant qu'elle se demandait ce qu'il allait en penser, lui. La croirait-il sur parole ou devrait-elle le convaincre ?

A peine avait-elle repris son chemin qu’Aegden s’était relevé pour la suivre, intriguée par cette nouvelle elfe. Au vu de leur différence de taille il n’avait pas grand mal à la suivre même en ayant quelques pas de retard. Silencieux, il écoutait les paroles de Cilastiel avec attention. Il y avait encore un certain nombre de curieux qui se demandaient qui pouvait bien être cette étrange silhouette mais Aegden avait cessé d’y prêter attention depuis un moment et personne ne semblait vouloir les aborder de la même manière que le soldat l’avait fait.

Son récit troublait un peu le mainyth mais il n’avait pas l’air de nier la moindre des paroles de la jeune fille. Elle semblait très proche d’Anaëh d’après son récit. Bien plus que la poupée vivante qu’ils avaient ramenée d’itrih vann ne l’avait jamais été. Aegden était heureux pour elle. Peut-être même…envieux sur certains points.

Bien sûr il n’enviait pas la terrible vie qu’avait connue celle qu’on avait longtemps appelé macabre. Non, ô combien non. Mais Il était un citadin totalement sourd, qui avait pourtant entendu une fois. Il s’efforçait de tout son souffle de suivre le chemin que Kÿria avait destiné à ses enfants, fiers de démontrer que c’était par choix. Communier à ce point avec Anaëh était quelque chose d'inaccessible et de pourtant si enviable.

Il comprenait maintenant parfaitement pourquoi Cilastiel était ainsi et cela lui faisait ressentir des sentiments ambivalents. Il avait apprit de force à se méfier des ornedhels. Pas parce qu’il les considérait comme des bête sauvages mais plutôt parce qu’il les voyait comme des frères imprévisibles. Il y en avait sans doute une poignée de bien intentionnés, mais trop étaient aveuglés par leur bonnes volontés pour voir le mal qu’ils faisaient et par conséquent le paradoxal éloignement qu’ils prenaient par rapport à la mission d’I Mingely. Trop étaient des menteurs pour pouvoir se permettre de tenter de croire les honnêtes.

Mais Cilastiel n’était pas de cela, Aegden en était convaincu et cela lui mettait un peu de baume au cœur. Elle avait changé c’était certain. Elle avait parcouru un long périple et n’était plus la petite fille ne comprenant pas le sens de ses paroles. Malgré tout, en Cilastiel il resterait toujours un part de Ciriyë et Aegden avait envie de lui faire confiance. Il avait envie de se dire que les ornedhels avaient regagné un peu de leur honneur avec leur nouvelle sœur parmi eux.  Peut-être était-ce là le souhait inconscient d’un souffle qui désirait encore tendre la main pourtant tant de fois mordue, dans l’espoir qu’un jour on se contente de la saisir. Peut-être était-ce là un besoin désespéré d’un souffle prisonnier de sa peur de croiser un jour un visage ami au sein des frondaisons...

Alors le mainyth se contenta hocher la tête et d’offrir ce même sourire un peu mélancolique.

-Si Anaëh t’as guidé jusqu’ici, elle ne peut t'amener qu'à l'Estel.

Aegden l'écoutait et ne semblait pas vouloir la contredire. Une part d'elle lui laissait même entendre qu'il était heureux. De quoi exactement ? Elle l'ignorait. Mais elle se sentait rassurée et lui sourit. Il ne la prenait pas pour une folle alors que ce qu'elle disait pouvait sembler totalement incohérent, surtout pour quelqu'un qui était sourd à la mélodie des bois.
Mais alors qu'elle évoquait la raison inconnue de sa présence ici, le militaire lui parla à nouveau de l'Estel. Une étincelle de curiosité brilla au fond des yeux de la petite elfe et, avec un air un peu malicieux, elle fit volte-face pour se remettre en marche d'un pas plus pressé. Plus elle avançait et plus elle retrouvait la Symphonie. Elle était si claire qu'elle se demandait même comment son ami pouvait ne pas l'entendre.

-Les Voix sont si fortes ici... Chuchota-t-elle.

C'était à peine si elle parvenait à percevoir le bruit de ses pieds nus sur les feuilles mortes qui tapissaient le sol. Elle avait l'impression d'être sortie de la cité tout en ayant parfaitement conscience de ne pas avoir passé une seconde muraille. Comment Anaëh pouvait si bien se faire entendre ici ? Mais alors que cette question persistait, Cilastiel s'arrêta. A quelques dizaines de mètres devant elle se tenait un arbre immense. Un arbre tel qu'elle n'en avait encore jamais vu durant son voyage initiatique. Aussitôt, elle comprit que c'était d'ici qu'émanait ces voix si fortes qu'elles semblaient faire vibrer jusqu'à son cœur.

Après quelques secondes, Cilastiel se mit de nouveau en mouvement. Son regard ébahi ne quittait plus l'Estel, le détaillant depuis les racines jusqu'à la cime. Elle ne disait plus un mot et aurait été bien incapable de répondre à la moindre question. Elle progressait avec lenteur et précaution vers cette majestueuse création. Et plus elle s'en approchait, plus elle voulait en être proche... Tant et si bien qu'elle finit par se retrouver à ses pieds et continua de s'avancer encore. Finalement, elle tendit la main et la posa sur son tronc. Son corps s'affaissa alors et elle se retrouva bientôt accroupie, se lovant contre l'écorce tel un enfant contre sa mère. Une larme silencieuse perlait sur sa joue tandis qu'elle vivait là une expérience unique...

De longues minutes s'écoulèrent avant que la petite elfe n'ouvre à nouveau la bouche. Toujours contre l'arbre, les yeux fermés, elle sembla se parler à elle-même.

-Si seulement il pouvait parler...

Il saurait peut-être lui dire ce qu'elle faisait là. Pourquoi elle se sentait si bien ici. Ce qu'elle devait comprendre. Pourquoi Anaëh s'était penchée sur elle. Ce qu'elle avait comme projet à son égard... Au lieu de cela, elle se tourna vers la seule personne capable de lui apporter un semblant de réponse ici.

-Dis-moi... Qu'est-ce que c'est ?...

Ce n'était pas une plante comme les autres. Elle était spéciale. Mais Cilastiel était bien trop jeune de Souffle pour comprendre par elle-même la nature de cet endroit, quand bien même elle partageait un lien si particulier avec la Symphonie. Sa voix trahissait son émotion en cet instant. Une émotion qu'elle serait bien incapable de décrire... Mais qui lui apportait énormément de bonheur.

Aegden ne répondit rien lorsque Cilastiel fit remarquer que les voix étaient forte là où ils se trouvaient. C’était logique mais le citadin ne pouvait pas vraiment lui répondre quoi que ce soit de pertinent... Tout au plus ressentait-il une sensation d’apaisement lorsqu’il se trouvait ici.

Il la laissa prendre un peu d’avance alors qu’ils se rapprochaient de l’immense arbre. Pendant tout le manège de la jeune elfe des bois, Aegden restait simplement en retrait, debout à contempler l’Estel sans rien dire. Il avait l’air perdu dans ses pensées. Sans qu’il ne détache son regard des branches, une moue mi-figue mi-raisin vint creuser des fossettes sur son visage en écoutant la petite elfe.

-Si seulement oui…

Si seulement il pouvait parler. Si seulement tous pouvaient comprendre ou même simplement percevoir son langage…

Il finit tout de même par baisser la tête à sa question. C’était vrai que Cilastiel n’avait pas eu les bases du savoir commun aux elfes… Aegden avait totalement oublié qu’il y avait un risque qu’elle ne connaisse pas cet endroit. Pour le lëandrin c’était difficilement imaginable à première vue.

-L’Estel est un don de Kyriä. Expliqua-t-il alors. Sans réfléchir il s’approcha et posa sa main contre l’écorce. Il se sentait tout petit à côté. Il y a une vingtaine d’année, le vaisseau de notre mère l’a créé comme symbole d’Espoir. D’où son nom Estel, espoir dans leur langue. Lorsque le Voile est tombé, elle a…fusionné avec sa création. Il baissa un peu les yeux tandis qu’il semblait un peu absent en racontant cette histoire. Et grâce à ça elle nous a redonné l’espoir. Anaëh s’est réveillée. La forêt s'est densifiée, reprenant parfois nos cités et certains ont entendus à nouveau les chants…

Aegden se souvenait parfaitement de cette période. Il était simple soldat à l'époque. Malgré tout ce que ce réveil avait eut de positif, cela avait aussi causé une sacré panique chez quelques citadins qu'il s'était efforcé de gérer. Le mainyth en gardait encore aujourd'hui un souvenir marquant sur sa joue droite.

Finalement il se retourna vers son interlocutrice.

-On dit qu’heri Myrhyarmen est toujours là, quelque part. C’est pour ça que tu perçois si bien les chants même au milieux des murs, c'est grâce à son oeuvre. C’est le cadeau d’I Mingely.

Les paroles d'Aegden laissèrent la jeune elfe bien silencieuse. Son esprit enregistrait et traitait toutes ces informations avec un intérêt qu'elle n'avait pas autrefois. La forêt et ses problèmes lui étaient totalement étrangers auparavant alors qu'aujourd'hui elle s'interrogeait énormément sur le sujet. En voyageant seule dans presque tout Anaëh, elle avait assisté à des scènes uniques qui l'avait sensibilisée à la nature. Des scènes qu'un citadin, lui, ne verra jamais...

-J'ai du mal à comprendre... Pourquoi elle a créé cet arbre au sein d'une cité et pas à l'extérieur.

C'était une énigme pour elle. Dans les villes, la forêt était bien plus effacée qu'ailleurs. Peut-être l'Estel était porteur d'un autre message que celui de l'espoir ? Mais elle ne connaissait pas suffisamment l'histoire de son propre peuple pour pouvoir tout interpréter. Si cela faisait vingt ans, d'autres avaient sans doute déjà réfléchi à la question. Cependant, si Ciryië se contentait des avis des autres, Cilastiel avait besoin de comprendre et de se forger le sien. Était-ce cela, la maturité ?

-Et l'Harmalaica, qu'est-ce que c'est ?

Elle se souvenait avoir entendu le militaire en parler quelques minutes plus tôt mais elle n'y avait pas prêté attention sur le moment, trop curieuse qu'elle était de se rendre là où Anaëh l'attendait. Peut-être était-ce un autre élément de l'énigme ? Elle ne saurait le dire sans savoir.

L’expression du Mainyth s’attrista un peu alors que Cilastiel faisait mine de ne pas comprendre pourquoi l’Estel était ici et non ailleurs « a l’extérieur ».

-Parce que les Taledhels avaient besoin d’espoir plus que jamais. Répondit-il à mis voix. Nous étions en guerre...

En quelques ennéades les Sombres avaient mis Ellyrion à genoux. Ils avaient anéanti plus de la moitié des effectifs participant à ce qui était désormais la plus grande débâcle de l’histoire des elfes après la chute du Linoïn et qui savait comment cela aurait terminé si le Voile n’avait pas frappé ?

Certes, l’Estel aurait pu naitre autre part, mais Aegden était convaincu que son impact aurait été moindre, toute proportion gardée. Les cités avaient eu besoin d’un symbole fort et quoi de mieux qu’un signe de leur Mère au sein même de leur première cité ?

Mais Cilastiel ne savait pas tout cela. Il ne pouvait lui en vouloir comme il en aurait voulu de la part d’un elfe des bois tout à fait conscient de tout cela. Son expression se radoucit donc et il changea de sujet.

-Tu t’y trouve dans l’Harmalaica. Fit-il. Notre sanctuaire des chants.

D’un geste il désigna le paysage naturel tout autour d’eux. Il n’y avait aucune construction en vue, rien que des jardins immenses habités par la faune et la flore locale. Curieusement, si on y prêtait attention assez longtemps on pouvait se rendre compte que la faune semblait aussi paisible que les elfes présents. Peut importe laquelle, aucune créature ne semblait s’en prendre à une autre comme c’était le cas hors des murs.

-C’est ici que la plupart des gens viennent lorsqu’ils ont besoin de réponse. Même si c’est l’Estel le plus marquant, dans chacuns des arbres de ce sanctuaire réside encore un peu de la sagesse de notre Mère. Un nouveau doux sourire s’afficha sur le visage du lëandrin. C'était là ce qu'on lui avait enseigné depuis tout petit mais il ne se contentait pas de réciter une leçon. Il était intimement persuadé de ce qu'il expliquait. Des centaines d’elfes, des plus sourds aux plus perceptifs, sont venus ici en quête d’un peu de réconfort ou d’un signe quelconque pour les guider. Tu en fait partie, c’est pour ça que je suis certain que c’est ici que la symphonie voulait que tu aille.

Cilastiel hocha la tête. D'accord, là elle comprenait mieux le geste de Kÿria concernant l'Estel. Si les Noss se mêlaient parfois aux guerres, les citadins représentaient une force de frappe indéniable. Une bataille rangée ne pouvait se concevoir avec ses frères des forêts, plus habitués à la chasse et aux embuscades en profitant des avantages du terrain dans lequel ils se trouvaient. Était-ce pour cela que les citadins existaient ? La question méritait d'être posée...

La petite elfe écouta les explications sur l'Harmalaica mais cela lui amena de nouvelles interrogations. Elle avait l'impression qu'il y en avait des dizaines qui attendaient de trouver une réponse dans cette conversation.

-Est-ce qu'il était là avant la cité ou est-il apparu plus tard ? Pourquoi l'essence de Kÿria se trouve dans ces arbres et pas dans les autres ? Comment un sourd s'apaise-t-il s'il ne peut pas entendre les Chants ? De quels genre de signes s'agit-il ?

Si Aegden ne l'arrêtait pas, elle pourrait continuer encore ainsi un long moment. Depuis deux mois, elle s'interrogeait énormément. Elle devait autant comprendre sa situation que le monde qui l'entourait et dont elle ne connaissait rien. Elle s'était toujours montrée curieuse mais, jusqu'à présent, uniquement sur des sujets qui concernaient la magie. En dehors de cela, la petite elfe n'avait que peu d'intérêt pour ce qui l'entourait et il était difficile de la faire adhérer à une conversation comme à un jeu. Et, sur le peu de questions qu'elle posait, elle ne comprenait pas toujours la réponse lorsque le sujet était trop abstrait pour elle.
Elle avait bien changé...

Aegden se mit à rire devant les innombrables questions que posait la jeune fille. Cette Cilastiel était aux antipodes de ce qu’avait été Ciriyë. C’était aussi déroutant qu’amusant de voir la jeune fille aussi enthousiaste.

-Les jardin ont été créés en même temps que la ville. En revanche, il secoua la tête, j’ignore pourquoi la Mère à choisit cet endroit en particulier.

Aegden ne s’était jamais posé la question à vrai dire. C’était ainsi voilà tout. Le militaire se questionnait rarement à propos de ce qui touchait à la foi et à ce genre de mythes. Il était du genre à prendre ses croyances pour acquis et n’aimait guère les remettre en question. Même la période du Voile qui l’avait fait se questionner n’avait que peu ébranlé cet état d’esprit.

-Quand à comment l’Harmalaica ont un effet sur les elfes sourd…Il pencha la tête sur le côté l’air de réfléchir.

Ça non plus il ne s’était jamais posé la question. En général c’était l’inverse, lui qui se demandait ce que pouvait bien ressentir un elfe sensible à la symphonie.

-Je ne sais pas trop ce que tu as vécu ces derniers temps mais ça t’es peux être déjà arrivé de retourner dans un lieu que tu connais et de t’y sentir bien. De t’y sentir en sécurité, sans vraiment savoir pourquoi. A nouveau il leva les yeux vers l’immense arbre. C’est un peu l’effet que ça fait.  Enfin en tout cas, moi c’est comme ça que je le ressens. Quand je viens ici et que j’ai des idées noires, j’ai l’impression de trouver un peu de réconfort.

Il lança à nouveau un regard dans la direction de la petite noss, curieux de voir si elle allait encore lui poser milles questions mais à la place c’est lui qui en posa une.

-J’aimerais bien savoir ce que ça fait d’entendre. Surtout ici, avec l’Estel et les jardins. Est-ce que c’est différent ? Est-ce que tu à l'impression de te rapprocher de nos racines ?

Ses oreilles se haussèrent, comme s’il cherchait soudain à entendre des sons qui n’existaient pas. Il savait d’expérience que la symphonie était magnifique. Alors comment était-ce dans un lieu qui en était autant porteur ?

Cilastiel écoute les réponses du militaire. Elle ne peut hélas pas trouver de parallèle entre ce qu'il lui explique et ce qu'elle a connu. Enfant, elle n'entendait pas la Symphonie mais elle ne se souvient pas avoir ressenti quoi que ce soit de particulier. Elle était bien trop petite et ne se souciait pas de ce genre de choses, les remettant à plus tard, quand elle serait grande. Et lorsqu'elle est revenue sous la forme d'une statue mouvante, le monde qui l'entourait était différent de celui qu'elle avait connu jusque là. Pas de violence, pas de vol, pas d'espionnage, pas de sexe, pas de sang... Sans aimer le seul monde dont elle se souvenait, elle en avait fait sa base de référence. Celui des elfes était à ce point aux antipodes pour elle qu'elle ne pouvait pas le comprendre.
Aujourd'hui, la petite mage comprend tout cela, même si elle a besoin d'informations et d'explications. Il est des choses qu'elle ne peut apprendre par elle-même, comme l'histoire de ce lieu stratégique dans la liaison avec Anaëh. Un lieu situé au cœur même d'une cité, au milieu de ses murs... Un endroit où peu de Noss se rendent si elle en croit ce qu'Aegden lui a dit en l'abordant. Et plus elle l'écoute parler, moins elle comprend pourquoi Kÿria a choisi cet endroit pour intensifier sa Voix... Près d'une cité. Elle lève les yeux vers le feuillage de l'Estel qui l'étreint toujours.

-Peut-être qu'Elle ne voulait pas que vous vous éloignez trop de l'essence-même de la forêt... Approuve-t-elle les cités si elle a tenté de les recouvrir pendant le Voile ? Ne veut-elle pas ramener les sourds à la vie sauvage en leur rendant l'ouïe ?

Contrairement aux Noss, ses questions sont sincères et sans le moindre jugement. Elle veut simplement comprendre là où d'autres ont déjà un avis tranché. Elle a le point de vue de Sërythil sur la situation des citadins. Elle aimerait entendre celui d'un Taledhel sourd.
Aegden l'interroge à son tour et elle détourne le regard, plongeant dans ses pensées. Il lui est difficile de répondre. Elle n'a que des impressions à lui donner et des sentiments à lui décrire pour tenter de l'éclairer.

-C'est comme... ne plus jamais se sentir seul. Je marche dans les bois depuis deux mois... Et pas une fois je n'ai eu l'impression d'être isolée. Je me sens... protégée. Je ne choisis pas mon chemin, je laisse Anaëh en décider pour moi. Au-début... je croyais simplement rejoindre une ville mais je me suis vite rendue compte que je me trompais. La musique était constante autour de moi, je ne m'en éloignais pas ni ne m'en rapprochais. Pourtant, j'ai continué à la suivre... Et quand je suis entré en ville pour la première fois, je me suis sentie mal. Comme si on m'éloignait d'une part de moi-même. Alors je suis retournée dans la forêt et j'ai suivi la mélodie partout où elle me conduisait sans savoir ce que c'était... Jusqu'à ce qu'un Noss mette un nom dessus.

Cilastiel a un peu honte de ne pas avoir compris qu'elle entendait cette Symphonie dont elle a pourtant souvent entendu parler. Comme pour beaucoup de choses depuis l'éveil de son Souffle, il a fallu qu'on lui ouvre les yeux pour parvenir à expliquer ce qui lui arrivait. Elle est une page blanche qui reste à écrire. Ce n'est pas la première fois que cela lui arrive. Mais personne n'écrirait celle-ci à sa place car elle n'appartient à personne. Les elfes qu'elle a rencontré jusque là ce sont contentés d'apporter de l'eau à son moulin mais elle seule le fait fonctionner...

-C'est un sentiment qui t'habite. Il n'est pas le tien pourtant. Mais si tu l'écoutes, tu sais ce que tu as à faire. Sans pouvoir l'expliquer. Et ici, je me sens... Complète...

Elle fronce légèrement les sourcils. Même à elle cela lui semble étrange comme réponse mais c'est pourtant bien ce qu'elle ressent. Elle se tourne finalement vers Aegden et le toise d'un air interrogateur.

-Pourquoi as-tu ris ? Quand je t'ai posé toutes mes questions ?

-Je ne sais pas pourquoi la Mère a laissé certaines cités être recouvertes par la forêt mais si c’est ce que tu penses, je ne crois pas qu’elle les désapprouve. Nous ne faisons rien de plus qu’accomplir sa volonté à notre manière. Et pour ce qui est de la surdité des citadins... Non je n'arrive pas à imaginer qu'I Emel désire sincèrement que nous revenions tous au mode de vie des elfes des bois. Pourquoi certains entendraient et pas d'autre en plus ?

Il afficha une moue légèrement ennuyée. Il espérait franchement que la jeune elfe ne soit pas tombée dans le mode de pensée ornedhel considérant les cités comme des aberrations ou quoi d’autre encore…

Mais le sujet changea et elle lui parla de la symphonie. L’air du soldat se radoucit et il sembla l’écouter avec la même attention qu’elle ne l’avait fait jusqu’ici. Pour une fois il voulait comprendre. En même temps il réfléchissait à ce qu’elle expliquait, comparant cela aux diverses bribes de réponses qu’il avait pu récolter ici et là ainsi qu’à ses propres expériences.

Ne jamais se sentir seul… Se sentir complet.

C’était à la fois tout à fait clair et tellement lointain, c’était étrange. Difficile à imaginer, comme beaucoup de sensations que l’on ne connaissait qu’en théorie.

-Donc c’est comme un instinct qui te dit que tout va bien ?

Si attendait bel et bien une réponse, il avait plus l’air perdu dans ses pensées qu’autre chose. Ses yeux étaient rivés au sol tandis que sa main venait machinalement frotter sa joue droite. Il ne finit par relever la tête vers son interlocutrice tandis que sa main reprenait sa place naturelle que lorsqu’elle posa une tout autre question.

-Tu as l’air si…Vivante. Excuse-moi si ça t’as paru déplacé. il eut l'air gêné. Il se rendait compte qu’elle avait peut-être pris ça pour une moquerie et ne n’était pas le cas. Ça m’a surpris rien de plus. Tu as beaucoup changé, en bien j’entends. La Ciriyë que j’ai croisé à Thaar ne m’aurait jamais posé tant de questions. Pas celles là en tout cas. Elle aurait cherché à comprendre des faits bien plus basiques que l'histoire de ce lieu et son essence. Le sourire  de l'elfe roux réapparu. Elle n’aurait pris la peine de me tutoyer non plus d’ailleurs.

Il ne l’avait par remarqué au début. Mais ça l’avait soudain frappé et, amusé, il avait ajouté cela a la nombreuse liste des changements chez la petite elfe.

Cilastiel penche la tête sur le côté, l'air pensive. Elle entend les mots d'Aegden et les soupèse. Elle n'a pas la réponse à sa question. Et l'une de ses théories serait qu'Anaëh a peut-être besoin des deux peuples qui cohabitent en elle pour la protéger. Un aussi grand qu'organisé pour surveiller ses frontières et l'autre plus disparate qui garde ses secrets et veille à l'équilibre de la nature. Car après tout, même si les Noss en Annon et près d'Aduram conservent un œil sur les intrusions, qui a toujours mené les batailles contre les forces drows et humaines ? Alors elle se contente de hocher la tête pour signifier qu'elle l'a entendu et qu'elle n'a rien à lui répliquer. Ce n'est pas un débat qu'elle veut mener mais simplement un point de vue qu'elle veut recueillir afin de se forger sa propre opinion. La façon dont elle a posé sa question lui a seulement été inspirée par ce qu'elle a entendu auparavant.

A ses explications sur la Symphonie, c'est au tour du militaire de l'écouter avec attention. Il semble comprendre, même si son interrogation lui laisse à penser que tout cela est encore nébuleux pour lui. S'il n'a jamais entendu, c'était assez normal.

-C'est ce à quoi cela ressemble pour moi. Pour l'instant en tout cas. Mais je n'entends que depuis le milieu de l'hiver... Repose-moi la question dans un an.

Elle manque cruellement d'expérience et de recul. Cependant, elle est bien placée pour savoir que la forêt -surtout Anaëh- est dangereuse. Pourtant, elle n'a jamais encouru le moindre risque jusqu'à présent. Coïncidence ? Elle ne croit pas... Alors peut-être que la Prime oeuvre la protège comme le pense Sërythil. Ou peut-être qu'il la préserve parce qu'elle n'est pas prête à se retrouver à nouveau face à un Kerkand ou tout autre créature avec lesquelles les elfes cohabitent. Il lui faut sans doute du temps pour le déterminer.

Aegden lui explique la raison de son rire et elle se fait à nouveau un peu songeuse. Il a utilisé son ancien prénom mais l'analogie qu'il en fait est fausse. Il confond deux personnes... Sans doute parce qu'il n'en a fréquenté qu'une seule qui portait -à tort- le prénom de l'autre. Elle devait remettre les choses en perspectives...

-Ciryië, si. Elle l'aurait fait. C'était une petite fille espiègle et souriante. Celle que tu as connu, je l'appelle Macabre. Mais ni l'une ni l'autre n'existe plus aujourd'hui. C'est pour cela qu'Anaëh m'a donné un nouveau nom. Ciryië et Macabre appartiennent au passé. Cilastiel est mon présent.

La petite elfe est calme en disant cela. Elle a fini par comprendre sa position entre toutes les facettes de son histoire et est désormais capable d'expliquer qui elle a été et qui elle est aujourd'hui. Elle évolue encore, bien sûr. Elle ne contrôle pas parfaitement ses émotions et elle apprend énormément chaque jour au sujet de sa nouvelle vie mais elle sait au moins quelle voie elle a choisi d'emprunter.
Le sujet du tutoiement lui étire un bref sourire.

-Quelqu'un m'a dit un jour... Que nous étions tous frères et sœurs. Je ne comprenais pas ce que cela voulait dire. Je ne peux pas prétendre le comprendre pour tous non plus aujourd'hui... Mais, avec certains, c'est plus facile qu'avec d'autres.

Elle tourne alors son regard vers Aegden et esquisse un nouveau sourire, timide. Elle l'apprécie, c'est indéniable. Elle tutoie aussi Sërythil maintenant qu'elle y réfléchit. Il compte pour elle, c'est certain. Même si elle ne l'a pas fréquenté vingt-quatre heures, il a joué un rôle prépondérant pour elle et elle a hâte de le croiser de nouveau. En revanche, elle entretient un lien plus ancien et bien différent avec le militaire. C'est grâce à lui qu'elle a pu revenir en Anaëh. Il l'a protégée et a veillé sur elle jusqu'à ce qu'on la ramène à sa mère. Il est important, pour Macabre mais aussi pour Cilastiel.