Quelques heures de liberté | Serythil & Cilastiel

Deuxième ennéade
Printemps, Barkios 18:XI

Cilastiel s'est arrêtée. Elle se tient debout au milieu de la canopée. L'air printanier est agréable. C'est comme si c'était la première fois qu'elle le vivait. Elle a parfois l'impression d'être tel un enfant à peine sorti du ventre de sa mère, comme si elle était née adulte et qu'elle découvrait le monde et les sensations qu'il lui procure. Une légère brise vient lui caresser le visage et elle ferme les yeux, remplissant lentement ses poumons. L'air est presque chaud, c'est agréable.

Jusqu'ici, Anaëh lui a rarement permis de s'arrêter pour savourer ce qui l'entoure. Depuis la douceur de la température jusqu'à la mousse sous ses pieds, en passant par l'odeur des bois. Tout est nouveau pour elle aujourd'hui et elle s'en émerveille. Est-ce cette immersion de quelques jours dans l'Harmalaica qui a réveillé ses sens ? C'est une possibilité. Elle a également le sentiment d'être plus proche de la Symphonie qu'elle ne l'était déjà, d'être plus réceptive à ses voix et de mieux les intégrer aussi. Et alors qu'elle les écoute, quelques notes font vibrer son oreille.
Cilastiel rouvre les yeux et tourne la tête dans la direction de cette mélodie nouvelle. Alors que les Chants la guidaient vers le Sud-Ouest, ils l'orientent à présent un peu plus au Nord comme pour lui faire faire un petit détour. Elle trouvera quelque chose par là-bas, elle le sait déjà... Et elle en sourit d'avance. Confiante, elle s'élance, courant entre les arbres, sautant sur les racines -sa taille ne lui permettant pas de passer par-dessus-, esquivant les branches basses des jeunes arbres. Elle progresse rapidement sans s'essouffler durant plusieurs minutes avant de s'arrêter soudainement en haut d'une petite bute.

De là, elle voit ce vers quoi elle se dirigeait. Elle aperçoit la silhouette qui se distingue de la forêt alentour. Cette personne qu'elle connaît et qu'elle apprécie. Ce Noss plus unique à ses yeux que celui qui l'a menée à son clan. Il a été le premier à lui apporter des réponses, le premier à lui donner des conseils, le premier à la guider. Il a marché dans la montagne pour elle alors que ses jambes y évoluent maladroitement. Mais elle ne voit pas son handicap lorsqu'elle le regarde. Elle voit quelqu'un qui compte pour elle. Et ses lèvres s'étirent dans un sourire de bonheur sincère alors qu'Anaëh lui permet de le retrouver. C'est définitivement une belle journée.
Mais aussi heureuse soit-elle, Cilastiel est prise d'un doute. Elle ne sait pas comment l'aborder. Si elle retrouve peu à peu les sensations physique et émotionnelle d'un être normal, il est une chose que jamais rien ne pourra lui permettre de rattraper : son apprentissage social. Elle a des sentiments et sait les exprimer, même si les contrôler n'est pas toujours facile, mais elle demeure inadaptée pour la vie en communauté. Cette pensée ternit quelque peu son sourire tandis qu'elle reste là, sans savoir quoi faire ou dire à l'attention de son... ami ?

-Non. Je ne peux pas Silmaquessë…

Le noss semblait parler à lui-même mais il n’en était rien, en réalité il s’adressait à la petite créature étincelante qui voletait autour de lui. Il semblait contrarié, l’herboriste. Et pour cause, sachant sa décision, le noss avait décidé de combattre sa peur et de s’approcher de la cité de laquelle provenait la shaman taledhelle rencontrée des énnéades plus tôt. Il lui devait une réponse, même négative.  Seulement au dernier moment il s’était rebiffé et avait fait demi-tour. Par peur. Rien que s’approcher des jardins des cités le mettait mal à l’aise et il n’osait pas aller plus loin.

-De toute façon j’ai perdu son sceau…

Elle lui avait donné de quoi entrer dans la cité et la retrouver. Seulement le papier, ça ne se conservait pas très bien quand on arpentait sans cesse la prime œuvre… l’objet avait fini détrempé, déchiré, et était devenu irrécupérable au fil du temps, malgré les précautions du noss.

-On devrait peut-être récupérer quelques plantes avant de rentrer.

Dépité, il n’avait tout de même pas envie de rentrer dans sa noss les mains vides comme un malheureux. Autant que cette mésaventure serve à ces frères.

Mais à peine eut-il entrepris ce nouveau genre d’expédition, la symphonie lui avait fait comprendre qu’il en serait autrement. Une sensation diffuse venait lui chatouiller l’omoplate, comme un enfant timide n’osant pas déranger un adulte. Le minuscule papillon blanc vint se caler dans le creux de son cou.

Étrange. Le noss haussa les oreilles et se mit à observer autour de lui, cherchant à saisir le message.  Rien sur sa gauche. Rien sur sa droite. Mais dans son dos par contre… Lorsqu’il se retourna il manqua de sursauter en voyant une silhouette parfaitement immobile.

La jeune elfe put voir un bref instant d’hésitation dans le regard de l’herboriste, et puis il la reconnu. Elle avait changé d’allure mais il l’avait presque toujours connue pétrie d’émotions. Ça ne lui faisait pas un si grand choc. Et puis il ne connaissait pas d’autre elfe aussi petite. Ses plus jeunes sœurs ne s’aventuraient pas si loin, le clan ne le leur autorisait pas.

-Ciriyë. Sourit-il alors, sincèrement heureux de retrouver la petite protégée de son clan. Cela fait un moment que nos chemins se sont séparés.

La séparation avait été un peu étrange et brutale, mais Le Vethëril n’en gardait aucune douleur. Il avait été normal qu’elle vole de ses propres ailes et il l’avait laissé faire de bon cœur.

-Au vue de ta tenue je constate que tu continues de suivre la voix de l’œuvre. C’est bien.

Quelque chose troublait cependant un peu l’herboriste même si n’osait pas l’exprimer de but en blanc. Elle semblait un peu hésitante malgré son sourire. Y avait-il un problème ? Venait-elle le retrouver pour lui annoncer une mauvaise nouvelle ?

Silmaquessë:

Lorsqu'il l'appelle par son ancien nom, elle lui rend son sourire. Elle retire la main du tronc contre lequel elle l'a posée puis s'avance lentement vers Serythil. Même pour lui, elle a changé. Elle a troqué ses vêtements empruntés aux citadins pour une tenue ornedhelle bien plus adaptée à la vie en forêt. Mais l'élément le plus marquant de son apparence est sans conteste ce grand attribut d'oiseau qui orne son crâne.

-Oui, cela fait longtemps. Et il s'en est passé des choses depuis...

Elle s'arrête non loin de lui. Elle n'a pas l'air craintive, bien au contraire. Elle est contente de le retrouver et de le savoir près d'elle. Cette fois, elle ne tient pas à le garder à distance et se montre sans doute plus chaleureuse qu'il ne l'a connue. Elle n'est plus tourmentée par toutes ces questions qu'elle se posait. Elle en a toujours, bien sûr, mais elle a admis qu'elle ne pourrait avoir toutes les réponses dans l'immédiat. Anaëh est son objectif, le but qu'elle poursuit, et cela a apaisé nombre de ses appréhensions. Elle ne sait peut-être pas où elle va mais elle sait que l'on veille sur elle et que tout ce qu'elle vit a une finalité. D'ailleurs, rien ne lui est arrivé par pur coïncidence jusque là. Alors elle ne doute pas un instant que cette rencontre n'est pas un hasard. La preuve, la Symphonie ne l'appelle plus au Sud-Ouest pour le moment, la laissant profiter de ces retrouvailles.

La petite elfe baisse les yeux sur sa tenue, comme si elle la découvrait elle-même. Elle n'a pas forcément pris le temps de beaucoup se regarder. Ce qu'on lui a donné est confortable et c'est tout ce qu'elle voulait. Puis elle relève la tête vers Serythil.

-Je ne sais toujours pas où je vais. Mais j'y vais. Répond-elle comme si cela avait du sens.

Elle a déjà changé plus d'une fois de direction après être arrivée à destination. Elle a vu et vécu des choses merveilleuses et, pour la première fois, elle est prise de l'envie de raconter ce qu'il lui est arrivé jusque là. Elle n'a pas ressenti cela avec les clans qu'elle a croisé, ni même avec Aegden -aussi heureuse était-elle de le revoir-. Mais elle ne veut pas embarrasser le Noss alors qu'il n'est pas là pour cela.

-Nous sommes loin des Vertherill, non ? Demande-t-elle confirmation alors que son sens de l'orientation laisse encore à désirer. Cependant, au vu du nombre de jours de marche qu'elle a fait depuis son départ du clan des rêves, elle se doute qu'ils sont loin de chez lui. Que fais-tu ici ?

-Il s’agit d’une longue histoire. Le noss réprima une grimace. Une shaman du clan de pierre m’a proposé un service que je ne peux pas accepter pour l’instant. Mais je n’ai pas eu le courage d’aller la retrouver. Avoua-t-il l’air contrit.

Ne voulant pas s’attarder sur cela cependant, il sembla passer à autre chose, tant physiquement que verbalement. Il désigna les environs.

-J’étais partit compenser mon temps perdu par une chasse aux plantes rares des environs mais il semble qu’à nouveau le destin nous ait réservé autre chose. Un sourire amusé plissa le coin de ses lèvres alors qu’il plaisanta. Te sent tu à nouveau appelée dans un périple à cause duquel je ne saurais m’empêcher de te suivre ?

Serythil appréciait beaucoup cette petite elfe si singulière. La première fois ce n’était que pas inquiétude pour elle qu’il avait accepté de grimper dans les montagnes et même dans le camp délaissé des citadins. Il se demandait ce qui attendais la jeune noss à présent même si ça ne le regardait pas forcément.

Au même moment le tout petit papillon réfugié entre deux mèches de cheveux sombres agita ses antennes. Tout doucement le Vetëhrill vint lui présenter un doigt sur lequel la créature grimpa…avant de s’envoler vers Cilastiel et de se poser sur sa coiffe. Cela fit doucement rire le noss. Un éclat malicieux éclairait alors ses prunelles dorées.

-J’ignore quel signe je dois y voir, mais je crois qu’il t’apprécie.

Cilastiel penche légèrement la tête sur le côté. Une shaman ? Mais il n'y a pas de shaman chez les Taledhels. Elle ne connaît pas grand chose sur eux, même après toutes ces années passées à leurs côtés, mais de cela elle est certaine, pour avoir vécu longtemps dans leur univers magique. Cependant, elle ne contrarie pas son ami et le laisse poursuivre. Elle lui sourit lorsqu'il évoque ce destin qui les a réuni une fois encore. Peut-on donner aussi ce nom à Anaëh ?

-La Symphonie me conduisait par là-bas. Dit-elle en tendant le bras vers le Sud-Ouest.

Comme d'habitude, elle ignore où elle se trouve et vers où elle va. Elle ne connaît pas les emplacements des cités ni les points cardinaux alors s'orienter lui est impossible. Mais en a-t-elle vraiment besoin puisque la forêt tout entière est son guide ? Elle baisse son bras et poursuit.

-Mais elle ne me dit plus rien depuis qu'elle m'a amenée à toi.

Cilastiel le regarde avec des yeux brillants. Il est sa parenthèse dans ce nouveau voyage. Il sera libre de la suivre après s'il le souhaite mais, pour l'instant, elle leur accorde un peu de temps à eux. Pour se retrouver. Est-ce pour la récompenser de tout ce qu'elle a accompli jusque là ou bien attend-elle quelque chose d'eux ou ont-ils simplement du temps devant eux ? Elle n'en sait rien mais la réponse viendra tôt ou tard.
Elle regarde avec étonnement et émerveillement le petit papillon qui s'envole depuis la tête de son ami vers la sienne. Elle n'avait encore jamais vu un insecte faire cela et les mots de Serythil lui confirme que c'est intentionnel.

-J'ai découvert que les animaux m'aiment bien... Le dernier était un jeune oiseau géant avec quatre ailes. Mon ami a dit que c'était un écarlate je crois. Elle n'est pas certaine du nom car associer une couleur à un animal est assez étrange à ses yeux mais rien d'autre ne lui revient en mémoire à part celui-là. Est-ce qu'il a un nom ? Demande-t-elle en essayant d'apercevoir le papillon perché sur sa coiffe tout en sachant qu'elle n'y parviendra pas.

Elle reporte son attention sur le Noss, heureuse qu'il soit là. Il s'est passé tellement de choses de son côté qu'elle ne sait pas comment les aborder. Et puis, en même temps, elle n'a pas envie de parler pour le moment. Elle veut seulement profiter de sa présence. C'est alors qu'un bruit lui chatouille une oreille qui bouge dans sa direction. Elle adresse alors un sourire radieux et espiègle à Serythil. Elle s'approche de lui et lui prend la main afin de l'entraîner à sa suite. Elle se retient de marcher trop vite car elle connaît ses difficultés pour se déplacer mais une chose est certaine : elle est enthousiaste.
Au bout d'à peine quelques minutes, ils débouchent sur un cours d'eau. Ici, le terrain a formé une sorte de petit étang dont on parvient sans mal à voir le fond. Il n'y a pratiquement aucun courant et la cime des arbres de reflète à la surface. L'eau excédentaire s'écoule par une petite cascade pour chuter d'à peine un mètre avant de poursuivre sa course. Lâchant la main de l'ornedhel, la petite elfe s'avance jusqu'à ce que ses pieds trempent dans l'eau. Elle est fraîche mais pas froide.

Ses oreilles frétillent encore alors qu'une inspiration lui vient... Elle qui n'est pas habituée à la vie en forêt, cela ne lui serait jamais venu à l'idée sans un petit coup de pouce des arbres qui l'entourent et qui se feraient une joie de ce spectacle amusant. Mais l'idée lui plaît beaucoup. Elle se retourne alors vers Serythil.

-Est-ce que les Noss se baignent dans les rivières ?

-Silmaquessë. Répond-t-il doucement. Il est mon guide depuis un temps.

Avec étonnement il se laissa faire lorsqu’elle lui prit la main et l’entraina à sa suite. Le minuscule insecte s’envola alors et vint se réfugier sur la sacoche à la hanche du noss. Il nota d’ailleurs qu’elle marchait lentement pour lui allouer un rythme confortable et il en fut touché. Et lorsqu’ils arrivèrent, il sembla amusé. Il ne s’attendait pas à ça du tout.

-Au sein de mon clan, ça arrive oui. Il pencha la tête sur le côté. Enfin quand la période permet de ne pas risquer de croiser de quelconques prédateurs et qu’il ne fait ni trop froid ni trop chaud.

Il ne comptait plus le nombre de fois où le sachant doué avec les enfants, on l’avait envoyé surveiller les plus jeunes près des cours d’eau dans lequel ils ne savaient pas s’empêcher d’aller.  Il ne trouvait pas cette tâche désagréable loin de là, il aimait s’occuper des plus jeunes. Ou des moins jeunes d’ailleurs…

-Je savais même plutôt bien nager avant. Les éclaireurs apprennent souvent tout ce qui peux leur servir à se débrouiller seul.

Lui aussi s’approcha du cours d’eau, un sourire un peu nostalgique sur les lèvres. Cela faisais bien longtemps qu’il ne l’avait plus fait. Il n’en avait pas le temps à vrai dire, et il avait peur de trop forcer sur sa jambe à lutter contre l’onde. Tout comme courir, il avait relégué le fait de nager à une ancienne vie. Il en éprouvait sans doute un peu de nostalgie mais cela faisait bien longtemps qu’il avait accepté son sort. Il n’était pas triste.

-Tu sais on a un bras de rivière non loin du camp. C’est magnifique au printemps. Les jeux de lumières sur l’eau, les lucioles les soirs. Et le reflet des lunes aussi. J'ai passé des ennéades entière à l'observer dans l'onde quand j’étais plus jeune.
 
Soudain il prit son focaliseur dans sa main et sembla se concentrer sur les alentours. Des petites étincelles de magie scintillèrent autour de ses doigts alors qu’il semblait chercher quelque chose autour d’eux. Et puis après une bonne trentaine de secondes, les étincelles s’évanouirent et il retrouva sa façade paisible. Les quelques enchevêtrements d’énergie qu’il percevait çà et là n’appartenaient pas à des espèces menaçantes.

-Tu peux y aller tranquille, il n’y a rien de dangereux à l’horizon. Sourit-il alors. Et puis je suis là au cas où.

Il ne marchait peut être pas comme les autres elfes, mais ses réflexes étaient toujours là et son tir à l'arc avait gardé toute sa précision. Ciryië pouvait se sentir en sécurité ici.

Des étincelles s'animent dans les yeux de Cilastiel lorsque son ami lui répond. Elle sait maintenant pourquoi elle est là. C'est étrange qu'Anaëh lui offre une telle occasion. Jusqu'ici, elle n'avait que rarement pu se poser. Elle a passé quelques temps avec les Vertherill puis une nuit dans un clan plus à l'Est, ensuite quelques jours à Alëandir, et maintenant ça... S'il y a un message derrière tout ce nouvel arrêt, elle ne le comprend pas. Mais cela viendra peut-être bientôt.
Serythil pense la rassurer en lui disant qu'elle ne risque rien en s'accordant un peu de liberté mais elle n'en doutait pas un seul instant. Les arbres sont bien calmes ici et aspirent plutôt à un peu de gaieté pour animer leur journée morose. Et comme ils sont tous deux le centre de leur attention, ils les avertiraient sûrement si quelque chose devait s'approcher d'eux et mettre fin à leur jeu.

Lorsque le Noss lui dit qu'il sera là au cas où, elle comprend qu'il n'a pas l'intention de venir avec elle et elle le dévisage. Quel est l'intérêt de cette baignade si elle y va toute seule ?! L'eau est calme, on distingue le fond relativement lisse. Il n'a aucune raison de se défiler... Et elle n'a pas envie de le laisser s'en sortir aussi facilement.

-Les seules fois où je me suis retrouvée dans une rivière, c'était pour échapper à quelqu'un. Ou à quelque chose...

Elle se souvient des hommes armés qui l'ont poursuivie pour avoir commis un quelconque crime. On l'a rarement rattrapée d'ailleurs. Quand à la créature qui l'a chassée des jours durant aux abords de Tethien, cela a été une expérience éprouvante qu'elle n'est pas prête d'oublier. Elle ne sait pas bien comment elle est parvenue à sortir de l'eau à chaque fois, d'autant plus lorsqu'il y avait du courant.
Cilastiel prend de nouveau la main du Noss et la serre doucement. Elle le regarde avec ses yeux joyeux et pleins d'espoir.

-Viens avec moi. Son regard se fait un peu plus suppliant tandis qu'elle penche la tête sur le côté. S'il te plaît...

Sërythil sembla un peu décontenancé par la demande de la jeune fille. Il ne comprenait pas.

-Tu veux que je me baigne moi aussi ?

Il avait l’air hésitant tout de même. C’était étrangement paradoxal comme situation. Elle qui était si perdue il y avait encore quelques ennéades se retrouvait à tenter de lui proposer une expérience un peu nouvelle. Mais son air implorant ne lui laissait pas grand choix…

- Bon très bien…. Laisse-moi juste poser mes affaires s’il te plait.

Il fit un signe de tête vers la sacoche et son carquois contre sa hanche. Sans brusquerie, il échappa à son contact et recula de quelques pas. Depuis combien de jours n’avait-il pas ôté son arc et son carquois ? Même la nuit, lorsqu’il voyageait seul, il gardait ses rares moyens de défense avec lui. Il ne s’agissait pas d’être surpris pendant la nuit par un prédateur après tout. Alors quand la boucle céda, Serythil se sentit d’un coup mis à nu. Il n’aimait pas ça...Ne pouvant se permettre de garder sa besace avec lui, au risque de créer un immense gâchis des produits en tout genre qu’elle contenait, il la déposa aussi. Il n’en récupéra que sa figurine qu’il fourra dans un repli sûr de ses vêtements. Ça il ne pouvait s’en passer, Cilastiel l’en aurait prié de tout son souffle. Le priver de sa magie, c’était éteindre une partie de lui-même.

 Avec précaution il déposa le tout au creux d’une racine, légèrement camouflé pour éviter qu’une importune créature ne vienne voler le fruit de ses récoltes. Certaines substances étaient nocives, c'était dangereux.

-Voilà. Finit-il par ajouter avant de se retourner à nouveau vers la jeune elfe qui l’attendait.

A nouveau il s’approcha, plongeant un pied, puis l’autre dans l’eau. Agitant la pointe de ses oreilles, il osa aller un peu plus loin. Ce n’était pas désagréable loin de là, alors il lança un sourire à son amie et se décida à se plonger dans le bassin d'eau jusqu’à la taille.

-Je n’aurais pas cru me retrouver si loin de mon clan pour simplement plonger dans l’eau…Plaisanta-il doucement. Pourquoi y tenais-tu à ce point Ciryië ?

Son comportement l’intriguait. Quelque chose avait changé chez elle. Il n’y avait pas que ses vêtements. C’est plus profond que cela. Une idée lui vient en tête tout à coup. Tout doucement, il essaya de bouger sa patte folle, la pliant et dépliant avec précaution sans chercher à forcer.  Une fois on lui a expliqué que ça pouvait avoir un effet bénéfique sur les blessures de longue date, alors il en profitait pour tenter l’expérience.

Cilastiel accueille la réponse de Serythil avec un sourire radieux. Dès qu'il s'éloigne, elle retire sa coiffe, laissant apparaître la demie-queue qui se cachait en-dessous. Elle le pose sur un gros rocher avec délicatesse puis elle saisit les pans de sa tunique et la fait passer par-dessus sa tête. Elle s'en sert pour recouvrir son masque et le métal qui en constitue la face. Puis elle enlève son pantalon qui rejoint le tout. Le papillon du Noss vient se poser non loin et elle lui effleure une antenne du revers de l'index. Puis elle s'avance un peu dans l'eau, seulement munie de cet étrange bracelet à grigris qui renferme son propre focaliseur.
C'est frais et cela lui provoque un frisson mais ce n'est pas désagréable. Ses genoux ne sont pas encore mouillés lorsque son ami la rejoint enfin. Ensemble, ils s'avancent vers le milieu du petit étang. La petite elfe découvre le contact des galets recouverts d'une fine pellicule de verdure sous ses pieds. C'est étrange et plaisant à la fois. Lorsque Serythil se laisse aller à s'immerger jusqu'au buste, elle lui adresse un sourire amusé avant de plonger la tête la première pour ressortir à peine deux mètres plus loin. Elle se laisse aller à un rire. Elle n'avait pas besoin de faire ça mais cela l'a amusée. La réflexion du Noss lui en fait échapper un deuxième avant qu'elle n'entende sa question.

-C'est la première fois que je me baigne en pleine nature. Je veux dire... sans essayer d'échapper à quelque chose ou à quelqu'un.

Elle ne s'attarde pas sur ses propres mots et ne semble pas le moins du monde affectée par ce qu'elle vient de dire. Elle s'est contenté de répondre à sa question. Ses anciennes vies... Est-ce qu'elles les atteignent encore seulement ? Elle ne sait pas vraiment. C'est une femme nouvelle aujourd'hui et même Serythil s'en est rendu compte.

-Je voulais partager ça avec toi. Elle a pied mais elle nage malgré tout vers lui. Il lui suffit d'une brasse ou deux pour le rejoindre. Une fois près de lui, elle se remet debout et plonge son regard dans le sien, plus sérieuse. Parce que tu es important pour moi.

Cette déclaration est parfaitement innocente. Elle ignore encore qui il est pour elle mais elle sait que son cœur s'est lié à lui d'une manière ou d'une autre. Elle attend encore de savoir de quoi il s'agit et elle saura être patiente. C'est lui qui est parvenu à la convaincre à propos du proverbe "chaque chose en son temps". Elle veut simplement lui faire savoir qu'il n'est pas un elfe lambda pour elle et qu'elle tient au lien qui se crée entre eux, quel qu'il soit.

Cilastiel put voir une foule d’émotion passer dans les yeux jaunes de son ami. Il était surpris par cette réponse pourtant si simple. Il ne s’y attendait pas.

-Je…ça me touche Ciryië, finit-il par répondre, un sourire sincère sur les lèvres.

Serythil avait une grande famille, qui tenait à lui comme il tenait à eux. Mais justement parce qu’elle était grande, rares étaient les instants où l’on prenait le temps de s’intéresser à lui en particulier. Non il ne s’en plaignait pas, ça lui allait parfaitement bien comme ça. Il aimait qu’on le traite comme les autres. Mais parfois, se sentir spécial pour une seule personne, ça faisait aussi du bien.

-Tu compte aussi pour moi tu sais. Ses oreilles se haussèrent alors qu’il la regarda.

Toujours précautionneusement il s’essaya à nager une ou deux brasse autour de la petite elfe. C’était difficile, il n’osa pas forcer. Mais maladroitement il parvint quand même à se déplacer. Ça le satisfit et il continua de parler en retrouvant son regard, une pointe d'amusement dans la voix.

-J’en ai eu des petites sœurs en six cent ans d’existence. Mais aucune n’avait réussis à me faire grimper si haut dans les montagnes ou plonger dans un lac si facilement.

Sërythil considérait chaque elfe né dans le clan des Vëtheril comme ses frères et sœurs, qu’ils soient du même sang que lui ou non. Et c’est un peu ainsi qu’il voyait Cilastiel : une petite sœur. Cependant cette petite sœur était spéciale. Elle était un oiseau qui s’envole et qui revient à son grès et qu’on apprécie toujours voir revenir sans jamais désirer le mettre en cage.

 -J’apprécie ce moment. Finit-il par ajouter un peu plus doucement. Merci.

Il se sentait bien ici et maintenant. Elle avait l’air détendue comme rarement et ça achevait d’ancrer ce sempiternel sourire sur son propre visage.

Cilastiel étire un sourire alors que Serythil lui retourne son aveu. Cela la touche de savoir que son attachement est réciproque, et plus encore lorsqu'il précise qu'elle se distingue parmi beaucoup d'autres. Les références à leurs deux rencontres l'amusent et elle rit tout en retournant dans l'eau, nageant non loin de lui sans pour autant envahir son espace. Elle sait qu'il peine à se déplacer et l'eau, si elle doit apaiser sa douleur et alléger son corps, ne doit pas lui permettre de se déplacer beaucoup plus aisément.
Elle garde le silence pendant un petit moment, ressassant ce qu'il vient de lui dire. Il a parlé de petite sœur en évoquant leur relation particulière. Une sœur... Elle ne sait pas vraiment ce que cela signifie dans les faits, elle n'a pas d'éléments de comparaison.

-J'ai eu un frère. Je l'ai rencontré une fois. Nous ne savions pas que nous avions les mêmes parents, j'ignorais encore qui j'étais... Mais je réalise maintenant qu'il était troublé lorsqu'on s'est parlé. Je me demande s'il a vu notre mère en moi. Je lui ressemble beaucoup.

On le lui a répété si souvent que Macabre avait fini par considérer que c'était vrai. Aujourd'hui, elle est capable de s'en rendre compte elle-même alors qu'elle observe son reflet à la surface de l'eau. Leurs traits sont très proches, leurs yeux ont la même forme -même si leurs couleurs sont différentes à présent- et leurs cheveux sont identiques. La seule vraie différence notable entre elles, c'est leur taille. Mais c'est ce qui différencie Cilastiel de tous les elfes finalement...
Elle relève les yeux et porte son attention sur Serythil.

-Je ne l'ai jamais revu par la suite. Il est mort, je n'ai pas vraiment compris comment. Alors... je ne sais pas ce que c'est d'avoir un frère.

C'est peut-être pour cela qu'elle est incapable de définir la nature de leur relation. La seule catégorie qu'elle connaisse vraiment, c'est l'amitié. Mais elle sait que leur lien va au-delà de ça. Il est plus qu'Hiradrillion ou Olorin pour elle. C'est différent d'avec Laliëmerel, Fineldor ou sa mère. Et il n'est pas comme Neraën. Elle a le sentiment d'être en sécurité avec lui. Il veille sur elle, veut la protéger et la guider. Et en même temps, elle doit lui rappeler qu'elle sait se débrouiller toute seule, qu'elle vole de ses propres ailes. Est-ce cela ? Avoir un frère ?

-Je suis désolé. L’expression du noss s’attrista. Je ne souhaitais pas appuyer sur d’éventuelles blessures.

Il se sentait un peu stupide à présent. Il ne pouvait savoir mais il se sentait tout de même coupable de lui avoir fait évoquer de bien tristes évènements. Enfin, Cilastiel ne semblait pas si blessée que ça alors il se permit de continuer prudemment.

-Il ne s’agit pas vraiment de lien de sang… Il s’agit d’un lien plus sensible. Il sembla réfléchir à voix haute, les yeux rivés vers la canopée. Pas seulement parce nous partageons tous une parenté avec Kyriä. Les citadins sont aussi mes frères en quelque sorte mais…le lien est plus diffus. Les Vethëril sont les elfes avec qui j’ai grandi et que je regarde grandir chaque jour. C’est pour ça que je les vois comme mes frères et mes sœurs.

Il n’était pas sûr de se faire bien comprendre. A vrai dire ces sentiments étaient tellement ancrés en lui qu’il lui était difficile d’y mettre des mots si rigides dessus.

-Mes frère et mes sœurs sont ceux sur qui je peux compter quoi qu’il arrive. Dans la lumière comme dans l’obscurité. Je pourrais leur confier ma vie et ils pourraient me confier la leur. Ce sont les elfes qui m’ont aidé à grandir et que j’aide à grandir.

Il l’a un peu aidé à grandir la jeune elfe qu’il a en face de lui, même s’il ne ferait pas l’affront de dire ou même de penser qu’elle est ce qu’elle est grâce à lui. Il lui a tout de même tendu une main et elle lui en a tendu une autre plus diffuse mais tout aussi importante.

-C’est veiller les uns sur les autres. Finit-il par dire, trouvant se simple résumé bien plus efficace. Voilà ce que c’est un lien fraternel.

Cilastiel écoute et ne dit rien. Elle intègre ce qu'il lui dit. Ce lien qu'il décrit est proche de l'amitié et en même temps différent. Mais il a raison : il leur correspond. Même si... jusqu'à maintenant, c'est surtout lui qui a veillé sur elle et l'a aidé à grandir. Sans son aide, elle ne porterait sans doute pas encore son masque et les Voix d'Anaëh ne lui sembleraient pas aussi familières.

-J'espère pouvoir te rendre ce que tu m'as donné un jour. Je ne sais peut-être pas encore ce que je suis. Mais je sais qui je suis... Grâce à toi.

Seule sa tête dépasse de l'eau et de lents mouvements de bras lui permettent de rester à la surface sans avoir à poser les pieds par terre. Les arbres s'ennuient un peu de leur baignade comme s'ils en attendaient plus mais l'heure n'est pas au jeu. Ils ont besoin de se parler et Cilastiel a envie de lui raconter ce qu'elle a vécu au cours des dernières ennéades.

-Les Chants que j'ai suivi quand je t'ai quitté m'ont emmenée très loin. Là où il fait un peu plus chaud et où le sable s'est mélangé à la terre et aux feuilles mortes. En chemin, j'ai commencé à faire des rêves. Toujours le même. Mais je me réveillais, incapable de le décrire. Une nuit, je suis sortie de mon rêve et je me suis retrouvé nez à nez avec un homme qui portait un masque plus grand que le miens. Ils étaient plusieurs à m'observer, cachés derrière des représentations animales, toutes différentes.

En racontant son histoire, elle revoit encore la scène. C'est un moment qui aurait pu paraître effrayant alors qu'elle était seule en pleine nuit face à des inconnus étranges mais elle savait alors qu'elle n'avait aucune inquiétude à avoir et qu'elle était arrivée là où elle le devait.

-Ils m'ont conduite chez eux et j'ai passé... une sorte de rituel dans lequel je devais laisser mon rêve venir à moi. J'ai lutté d'abord... Il y avait des flammes. Elles s'approchaient sans que je puisse les voir. C'était si réel que j'avais l'impression que je pourrais m'y brûler. J'étais épuisée mais je n'arrivais pas à rester endormie assez longtemps pour voir les flammes. Ils ont insisté alors je me suis enfuie. Dans ma fugue, je suis tombée et... j'ai dû m'assommer.

Elle fronce brièvement les sourcils. C'était si réel pour elle qu'elle n'est pas totalement certaine que cela se soit passé ainsi.

-Les flammes sont réapparues et je les aies vues. C'était un oiseau immense et fait de feu. Il s'est arrêté devant moi et s'est embrasé au point de se consumer entièrement. Il n'en est plus resté qu'un petit tas de cendre... Et un oiseau identique s'est formé de ces cendres. Il était noir comme les ombres...

Ce masque n'est donc pas là pour faire joli. Elle ne l'a pas choisi et il n'a pas été décidé qu'il représenterait un oiseau. Une autre instance, bien plus grande que celle des mortels, en a décidé ainsi.

-Le chef du clan et le chamane en ont débattu ensemble. Ils ont fait une cérémonie... Ils m'ont donné ce masque et un nom. Mon nom.

Oui, celui-là est bien le sien. Depuis le temps qu'elle a compris que Macabre et Ciryië n'existaient plus, elle sait qu'elle ne peut plus porter leur nom mais que devait-elle prendre ? Elle n'en avait pas eu la moindre idée jusqu'à ce que ces Noss lui montrent la voix dans un rituel qui servait de passage à l'âge adulte.

-Ils m'ont baptisée Cilastiel.

-Cilastiel. Répète-t-il doucement comme cherchant à retenir ce nouveau nom.

Elle était un Phoenix. Il ne connaissait pas l’intégralité de son histoire mais il savait qu’elle avait vécu des heures malheureuses qui semblaient maintenant tout à fait derrière elle. Ça lui allait bien. Sërythil se mit à sourire.

 -Je suis heureux pour toi, tu as trouvé un morceau de ta voie.

Et à nouveau il semblait sincère dans ses paroles.  Il n’ajouta pas grand-chose. L’histoire de la jeune fille l’intéressait mais il ne cherchait pas à en savoir plus. Il n’appartenait qu’à Cilastiel d’en dire plus.

Mais était-ce le moment ? Après tout, elle avait fait mine de vouloir se détendre et juste profiter de l’instant. Peut-être que les explications devraient venir plus tard…Soudain ses oreilles se haussèrent et il baissa les yeux vers ses pieds, observant un poisson se faufiler entre ses pieds. La créature hésita et fila bien vite loin de leur regard. Sërythil sentait une douce sensation au fond de sa poitrine.

-Le sent tu ? L’elfe se mit à sourire. L’œuvre semble paisible elle aussi. C’est une belle journée.