Disparaître et revenir à sa propre vie [ Anaëlle ]

Je pensais me reposer, finalement, la nuit fut comme souvent rythmée de nombreux cauchemars, et sueurs froides.
Je n'avais pas arrêté de penser, de ruminer, d'essayer de me souvenir de tout. Il le fallait, il fallait que je me souvienne de l'histoire du siège d'Amblère.
Puis, il y avait aussi des pensées concernant la route à prendre, et les retrouvailles avec Suliss. Que pensera-t-elle de mon rapport ? Est-ce qu'elle va me faire du mal ? J'ai peur. Je repense à ce que j'ai vu... A ce qu'elle m'a fait à moi, et aux autres.

L'aube est là. Je me frotte les yeux, je regarde la lettre. Elle est toujours là. Je glisse un petit coup d'oeil à la fenêtre avec une dose de nostalgie. C'est l'heure de partir. Je regroupe mes maigres affaires. Je range avec soin le message de Dame Louise, et je sors.
Je prends la direction du soigneur. Je me souviens du chemin, je guette les gens, je les évite, en somme je reprends ma vie d'avant. Je pousse un soupir, et j'ouvre la porte.

Il est là, il m'attendait. Combien de temps suis-je resté là ? Je ne sais pas. Sylass me prodigue des soins, changent mon bandage, me donne des conseils pour vivre ma situation, et ainsi m'éviter des dangers pour certains mortels.
Je ne peux que le remercier, il m'a donné quelques petites fioles et un pot de crème. Puis, il m'a souhaité bon courage. Je n'ai rien pu lui dire de plus que je vais faire de mon mieux. La discussion avec lui me fit du bien.
Lorsque il m'annonça qu'il avait à faire, je suis sorti. Un instant j'ai observé le ciel bleu et les quelques nuages.
J'ai pris le temps de respirer. Est-ce qu'elle viendra ? me demandé-je en pensant à Anaëlle. Quand je me suis senti prêt, j'ai pris le chemin vers la grande porte pour quitter Fernel.

Vêtu de mes nouveaux habits, je commence à apercevoir la sortie lorsque derrière moi, j'entends une voix m'interpeller.
Il ne me fallu pas longtemps pour deviner qu'il s'agissait de la voix de celle que j'attendais, que j'espérais voir avant de disparaître, et de mettre fin à ce rêve.
Un sourire illumine mon visage, en la suivant du regard s'approcher de moi.

- Anaëlle, dis-je dans un souffle en essayant de lutter contre l'émotion qui commence à attraper ma gorge. Car je l'aime beaucoup, et j'ai aussi envie qu'elle soit la première à qui je dise de vive voix ce que je suis désormais, j'en ai pris conscience, et je le dois à elle...

Elle l’avait cherché, sans le trouver. Bien sûr qu’Anaëlle n’a pas oublié la présence de Lince’Sà ! Ce pauvre garçon lui a fait beaucoup de peine et elle sait qu’il souffre. Elle s’est donc dépêchée de se rendre dans sa chambre, après avoir fini ses tâches auprès de la châtelaine. Il n’y est plus. Elle sort donc, et file chez Syllas, pensant le retrouver là-bas mais elle l’aperçoit au loin, avec ses affaires, sur le point de s’en aller.

- Hé ! Attends-moi !

La petite rouquine presse le pas, court presque pour le rejoindre et s’arrête à un pas de lui, le souffle court, le rouge aux joues, le sourire lumineux.

- Tu comptais partir sans dire au revoir ?

Elle l’observe, de la tête aux pieds et demande :

- Tu es certain de vouloir retourner là-bas… ? Ici, tu serais bien traité et personne ne te ferait le moindre mal, c’est juré. Depuis que Dame Louise est là, les choses vont mieux…

La servante prend sa main, d’autorité et presse ses doigts dans les siens.

- Y a rien pour toi auprès de ces créatures. Rien de bien en tout cas. Reste parmi nous…

Un soupire. Voilà, c'est l'heure.
C'est alors que dans mon dos j'entends une voix. Rapidement je comprends qu'il s'agit d'Anaëlle. Je me retourne, et j'esquisse un sourire timide.
Mon coeur est heureux. Je suis heureux.

Je baisse la tête lorsqu'elle me demande si je comptais partir sans lui dire au revoir. Puis je l'écoute. Je la laisse prendre ma main dans un geste qui me trouble. Je la regarde. Si seulement je pouvais lui dire oui, pensé-je avec tristesse.

Je verse une larme que j'essuie avec ma main libre. Je sais qu'elle a raison, mais je ne peux pas, je ne peux pas rester, comment le pourrais-je ?
- Je ne peux pas, dis-je en levant les yeux pour les planter dans ceux de mon interlocutrice avec une émotion forte et intense.
Je serre la main un peu plus fort, je la lève légèrement, comme si je voulais la poser sur mon coeur. Une autre larme coule. Encore une autre.

- Ma présence n'apporte rien de bon ici. Je ne peux pas, j'ai peur, j'ai peur de fuir... J'en suis incapable. Je suis désolé. Déclaré-je d'une voix tremblotante. Pas maintenant, il me manque du courage. Mais je te fais la promesse que nous nous reverrons ! Oui, je te le promets ! Annoncé-je en m'effondrant dans ses bras, en sanglot.

- Merci, merci Anaëlle, ici, j'ai pu retrouver un peu d'espoir... Et c'est grâce à toi. Soufflé-je au milieu de mes larmes avant de me redresser, le visage marqué par les pleurs et la peine de devoir partir.
- Et puis grâce à toi, j'ai ouvert les yeux... J'ai accepté ce que je suis... Je ne suis plus un homme... Je baisse les yeux, je tremble, c'est la première fois que je vais le dire, que je vais nommer ce que je suis devenu, je suis un eunuque, n'est-ce pas ? Je souffle fort, comme si cette confession venait de m'ôter un immense poids dans le ventre. Je ferme les yeux.

Et Anaëlle reçoit ce chagrin, bouleversée. Elle sait. Oui, elle sait que ce n’est pas chose facile que de quitter son bourreau. Elle aussi a vécu l’enfer durant de longues années, depuis que ces gens l’ont abandonnée à son sort sur les routes du Nord, depuis qu’elle a trouvé refuge chez ces fermiers qui en ont fait leur esclave. La petite servante sait ce qu’on ressent, lorsqu’on se trouve sous l’emprise d’un monstre, le dernier en date avait l’apparence noble et distinguée d’un notable d’un certain âge, insoupçonnable, respecté. Il la terrifiait. Il en a fait sa chose, de toutes les façons possibles et il est certain que si Aaron, Efren et Elazar n’étaient pas intervenus, elle ne serait probablement pas là aujourd’hui, à le consoler avec tendresse et patience, avec ses propres mots à elle, murmurés à l’oreille de Lince’Sà.

- Je sais ce que tu vis, ce que tu traverses, parce que je l’ai traversé aussi. Et dans mon malheur, j’ai eu la chance de rencontrer des personnes formidables qui m’ont aidées…J’aurais tellement voulu t’aider, moi aussi…

Elle se recule un peu et passe une main sur le visage brouillé de larmes du jeune homme, avec un sourire gentil et doux.

- Mais je ne peux décider pour toi. Sache juste que tu as une amie ici et que quand tu te sentiras prêt, je serai là pour toi.

Elle le pense sincèrement et elle sait qu’Efren approuverait ses paroles. Lorsqu’il évoque pour la première fois sa nouvelle condition, elle l’écoute, comme elle le fait toujours, sans l’interrompre. La jeune femme ne connaissait pas tellement ce mot-là avant la venue de Lince’Sà à Fernel. C’est son fiancé qui lui a rapidement expliqué et elle baisse un peu la tête.

- Oui c’est ce que tu es. Tu n’en demeures pas moins un homme à mes yeux.

Ce châtiment est horrible. Vraiment horrible. Elle ressent une tristesse infinie pour lui et ne le cache pas pour autant.

- Parce qu’être un homme ne se limite pas à ça. Tu as du courage, tu es gentil, tu es fort, même si tu ne le vois pas encore. Il t’a fallu beaucoup de volonté pour montrer cela à des personnes que tu ne connais pas. Ne la laisse pas te détruire…Même la plus petite morsure peut te sauver la vie…C’est ce que j’ai fait à ce Drow qui a voulu me capturer à Thaar. Je lui ai mordu la main si fort qu’il m’a lâchée. Longtemps j’ai gardé le goût de son sang dans ma bouche mais…si je ne l’avais pas fait…Je serais peut-être morte. Sûrement même. Alors bats-toi. Ne la laisse pas te faire du mal…

Se hissant sur le bout de ses souliers, elle dépose un petit baiser sur son front, avant de lui tendre quelque chose, un petit sac de victuailles.

- Tiens, c’est du pain, du fromage et un peu de fruits secs.

C'est dur. C'est un véritable déchirement. Pourtant je n'ai pas le choix. Je dois partir, je dois retourner auprès de Suliss.
La jeune femme me réconforte, dit qu'elle aurait voulu m'aider. Pour l'instant je ne dis rien. Elle recule d'un pas, et j'apprécie le contact de sa main sur mon visage pour en ôter les larmes.
Si seulement je pouvais... Pensé-je en l'écoutant. Ce qu'elle me dit réchauffe mon coeur, j'ai l'impression de vivre, de trouver un quelque chose que je n'avais jamais connu auparavant.

Elle confirme ce que je suis. J'en ai honte, mais je me sens heureux que ce soit elle qui m'entende le dire pour le première fois.
Je ne dis rien, je l'entends, j'entends sa voix et je ressens mon petit coeur qui vibre. Il se passe quelque chose d'intense qui me dépasse, encore une fois, elle trouve des mots justes, des mots qui me touchent, et me font relever la tête.

Anaëlle se redresse, et dépose un baiser sur mon front. Une vive chaleur glisse le long de mon corps. Je chancèle, je ne sais pas quoi faire, ni répondre. J'attrape le sac avec des vivres, de quoi pouvoir tenir quelques jours. En tout cas, je mangerai tout ça avant d'arriver à destination.
Je renifle. L'émotion est forte. Je regarde un instant la jeune femme dans les yeux.

- Tu m'as aidé plus que de raison. Je repars avec de l'espoir, ce que je n'avais plus. Et savoir que nous sommes amis m'aidera à surmonter les épreuves. Je suis certain que le destin nous permettra de nous revoir. Je te promets que tout ira bien. Je me battrai, je te le jure... Dis-je avec un sourire aimable, et une étincelle dans les yeux pour lui montrer toute mon affection.
- Merci Anaëlle... Merci... Fais attention à toi. Je penserai souvent à toi pour tenir le coup lors des moments compliqués. Tu vas m'aider à tenir. Lui dis-je d'une voix déterminé comme rarement j'avais. Je m'approche, j'attrape sa main avec une étreinte amicale.
- Je me nomme Lysandre... Dis-je en relâchant la main avant de me tourner, prêt à partir... Les larmes coulent. J'ai une boule au ventre, un mélange de sentiments que je suis incapable de démêler. Je sais juste que j'aimerai rester, mais plus fort encore, que j'ai peur de désobéir à Suliss, peur de tout, peur d'elle, et peur de ce qu'elle pourrait faire. Je sais que pour l'instant je ne peux pas... Je ne peux pas dépasser tout ça.

Je lève une main tremblante... Pour dire au revoir. Je garderai dans ma mémoire son image, et ses cheveux flamboyants avec l'espoir de la revoir un jour.

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