Croiser chemins et souffles [PV Anardîl ]

-On devrais rentrer, Il va pleuvoir et je n’en peux plus de marcher au hasard.

L’éclaireur râlait depuis dix bonnes minutes. Pour autant il ne faisait pas mine de laisser là ses deux autres camarades qui n’y prêtaient donc pas grande attention.

-C’est vous qui avez décidé de me suivre. Répondit calmement le premier du trio. Je vous ais dis que je pouvais me débrouiller tout seul.

L’elfe qui avait répondu boitillait pourtant et s’il évoluait remarquablement bien pour son état, il était vrai qu’il était bien moins agile que ses partenaires… Il n’avait pas l’air de vouloir obtempérer à la requête insistante de son camarade dans tous les cas.

-la dernière fois que tu nous as dit ça en partant chercher je ne sais qu’elle plante, tu es revenu avec ta protégée dans un sale état je te signale. Normal qu’on ait pas envie que…

-Taisez-vous. Intervint soudain le troisième en se raidissant.

-Mais j’ai rien dit !

-Chut je vous dit. J’entends des sabots. Hors de la route.

Immédiatement le premier éclaireur pris le poignet de l’herboriste et incanta. Le monde autour d’eux devint gris et froid. Sërythil grimaça d’inconfort. Non seulement il n’aimait pas être aidé mais être emmené de force dans l’entre-deux n’arrangeait pas les choses. Quoi qu’il en fut, il ne pouvait pas en sortir tout seul alors il fut bien obligé de collaborer à présent.

Les trois elfes se figèrent donc à quelques pas de la route guettant l’inconnu qui cavalait dans leur direction.

-Un elfe et un équidé. Marmonna tout de même l’herboriste ayant pris la peine d’agiter un peu plus la trame pour s’assurer de ce qu’il en était.

Pauvre Kaëlistravaë. Tant de tristesse, et tant de fierté, accumulées dans un cœur si vaillant et si lumineux. Anardîl avait fait le chemin depuis Tethien jusqu’à Daranovar pour être au chevet du Roi des cités, et épauler son épouse, la Rîn Berith. Mais bien vite le temps du retour à Alëandir arriva, et alors la Luminomancienne dû prendre la route, encore. Chevauchant son fidèle équidé, créature bénie par La Mère et avec laquelle la confiance règne, la magicienne avalait les kilomètres.

Cela faisait longtemps – s’il était possible de le dire ainsi – que la magicienne n’avait point autant voyagé. Elle qui était plutôt semblable à un rat de bibliothèque, une passionnée d’encyclopédie, une amante des bureaux de recherches, une amoureuse des sciences, elle ne quittait presque jamais son bureau de l’académie, et encore moins l’académie tout simplement. Alors quitter Alëandir revêtait du miracle… Voyager autant était assurément unique !

Et unique, ce voyage semblait l’être.

D’abord, elle ressentit une grande et puissante onde différente de toutes les autres. Une onde à la forme et à l’intensité plus grande et plus déformée que d’ordinaire. Une onde qui, telle la corde d’une guitare parfaitement accordée, devint soudainement distendue et sonnant incroyablement faux. Une onde à l’atroce sonorité, aussi soudaine que désagréable.

Une déformation dans la trame magique.

Tel l’arc électrique détonant dans le corps d’un neurone déclenchant l’arc-réflexe, Anardîl eut une réaction inattendue et purement incontrôlée : elle se cambra, se redressa et tira sur sa bride avec une violence imprévue. La monture se cambra en un hennissement stupéfiant, et monture et cavalière se stoppèrent immédiatement.

Tel le rouage parfaitement huilé, telle la mécanique ajustée au millimètre près, la magicienne leva sa main droite et la porta devant elle, paume tournée vers les arbres. Ses yeux se plissèrent avant de se clore, et alors son épaisse bague se transforma en un diapason. Elle visualisa la trame, ressentit les vibrations. Elle en précisa les tours et les contours, les origines et les fins, les ondulations et leurs fréquences. De la magie était utilisée ici. De la magie qu’Anardîl parvenait à ressentir… Précisant une direction.

Seulement, voilà. Aussi douée soit-elle, aussi intelligente puisse-t-elle être, aussi experte soit-elle en matière de connaissances magiques et scientifiques… Anardîl n’était point magicienne de guerre. Elle n’était point de cette élite capable de manipuler la magie en plein combat, capable de se concentrer pour envoyer sur un adversaire patenté, un sortilège mortel. Certes, ici, point de combat. Mais qui pouvait dire ce qu’il se passerait si Anardîl apprenait qui était là, tapis dans l’ombre de la canopée ?

Cette réponse, bientôt, allait être trouvée. La magicienne, toujours aux yeux clos, se concentra aussi intensément que possible. Avec la ferveur d’une magicienne, elle puisa dans ses forces et modela la trame de telle sorte qu’une sa bague s’illumine d’un magnifique halo doré. Elle se concentra ainsi, durant plusieurs secondes, car elle allait avoir besoin de créer un immense faisceau lumineux pour pouvoir prendre le dessus sur qui se cachait non loin. Et dès lors que tout fut suffisamment pensé, suffisamment distordu… La Luminomancienne déploya le fruit de sa magie.

Une onde magique inonda les environs sur plusieurs mètres. De la bague d’Anardîl, le halo se mit à grandir soudainement en un dôme doré s’étendant sur plusieurs mètres de diamètre. Dépassant les frontières du chemin balisé, s’enfonçant dans les buissons, entre les arbres, le faisceau lumineux se fit aveuglant, révélant sans aucun doute ce qui se cachait par-là…

-Elle nous a repéré. Le vitaliste grimaça.

-Il fallait bien, à secouer la trame comme un prunier… Même un néophyte aurait pu la sentir.

L’éclaireur responsable de leur passage dans l’entre deux sembla hésiter quant à la manière de réagir. Il y avait une chance qu’en ne bougeant pas d’avantage, elle continue tranquillement sa route. S’ils sortaient maintenant, elle se sentirait sans doute agressée et ça n’augurerait rien de bon pour eux.

-Sortons de là par pitié.

De toute façon ils n’eurent pas le choix. La mage sur le chemin incanta un sort de lumière trop puissant pour maintenir l’ombre dans laquelle ils étaient cachés et elle put observer dans l’instant où son sort fut déclenché trois elfes protégeant leurs yeux de la brusque luminosité. L’un des éclaireurs fit mine d’incanter de nouveau mais Sërythil le réprimanda d’une tape sèche sur le poignet. Les yeux plissés et l’avant-bras au-dessus de la tête pour essayer d’y voir quelque chose à travers les rayons de lumières.

-On ne veux pas de mal !

Il tendit une main vers la silhouette et l’agita, lui demandant silencieusement de relâcher son sort. S’ils n’avaient pas l’air belliqueux, il paraissait évident que tous les trois, ils auraient préféré se trouver partout sauf ici. Tout les trois étaient munis d’arc et de flèches, mais aucunes n’était encochés. L’herboriste ne le tenait d’ailleurs même pas en mains, son arc.  Sërythil boitilla tout de même en arrière par instinct, tandis qu’un de ses compagnons lorgnait discrètement sur les ombres créés par contraste.

-Vous nous avez fait peur mais on ne vous veut pas de mal. Répétat-il, visiblement mal à l’aise du quiproquo qui menaçait de se créer. On en croise rarement des elfes des pierres qui voyagent tout seuls...Et encore moins qui puissent chasser nos ombres.

La Vëtherill était un clan curieux mais timide. Lorsque l’on ne venait pas à eux directement ou qu’un des leurs ne décidait pas de partir à l’aventure, ils ne se mêlaient pas aux reste des anedhels. Peu belliqueux, ils préféraient largement la discrétion voire la fuite si nécessaire et leur magie ne servait pas à combattre. Souvent leur réflexe était donc de se cacher et d’observer plutôt que d’aller au contact, tant qu'on n'empiétait pas sur leur territoire et que leurs valeurs étaient respectées bien entendu. Pour une fois cependant, il avait fallu que les éclaireurs tombent sur leur parfait opposé. Au moins, d’avoir croisé une elfe de pierre se servant d’une de leur magie les plus sacrées ferait une anecdote à rapporter aux curieux du clan…

La trame fut déformée de manière si violente, que les ondes alentours n’en finissaient plus de se mouvoir de manière désordonnées. Telle une symphonie mal accordée, tel l’instrument perdant de sa rigueur, les ondulations de la trame en feraient presque trembler le corps dédié d’Anardîl. Toujours les yeux clos, la magicienne pouvait ressentir la magie modeler la trame, et bien que ses pupilles ne puissent directement lui renvoyer quoi que ce soit, la magie faisait office de lunette par-dessus ses paupières. Elle parvenait à « Voir », ou plutôt, à ressentir ce qui se passait autour d’elle, grâce à ces vibrations. Elle pouvait donc Voir les trois Noss non loin.

Mais cette concentration l’empêcha d’entendre les supplications qui s’élevaient des buissons inondés de Lumière. Du moins, pas jusqu’à-ce qu’elle ne Voit cette main tendue vers elle. Une main vraisemblablement innocente, qui força la Luminomancienne à transférer un peu de sa concentration sur ce qui se jouait face à elle. Et là, elle pu entendre.

« On ne vous veut pas mal ! »

Un quiproquo ? Oui, vraisemblablement. Enfin, d’après les dires qui suivirent. Alors, la magicienne abaissa lentement sa main, et rouvrit tout aussi lentement ses yeux. Sa longue expérience de scientifique et de magicienne, lui apprirent que de la même manière qu’un sort nécessitait du temps, l’interrompre devait aussi se faire graduellement, surtout en matière de Lumière. Être passée maître dans la Luminomancie ne signifie point être immunisée contre la Lumière, point même pour Anardîl qui, pourtant, s’habille de vêtements aux couleurs claires.

A mesure que ses yeux s’entrouvrirent, et que sa main s’abaissa, son dôme de Lumière s’amenuisait, pour finalement disparaître. D’une grossière forme enluminée, Anardîl devint pleinement tangible, puisque seule la Lumière naturelle inondait la forêt. Comme à son habitude, Anardîl replaça ses deux mains devant elle, sur la bride de son cheval. Finalement, elle décida de prendre les devants, pour une fois. Son cœur, face à cette décision inattendue, manqua un battement, mais la magicienne parvint à se ressaisir. Elle descendit de son destrier, et le gratifia d’une tape contre l’encolure, passant ses doigts fins dans les poils de sa magnifique crinière. Quelques pas l’éloignèrent de sa monture, et elle se plaça devant, les mains jointes au niveau de sa taille.

« Je ne vous veut pas de mal non plus, par La Mère, je vous en fait la promesse. Allons, sortez voulez-vous. »

Sërythil poussa un discret soupir de soulagement lorsque les rayons diminuèrent et disparurent pour ne laisser que le clair-obscur forestier habituel. Les mains toujours levées devant lui en signe de paix, l’herboriste se rapprocha de la mage de lumière, ses frères faisant de même avec tout autant de précaution. Les ornedhels ne purent alors s’empêcher de dévisager la taledhelle, curieux de cette rencontre inopinée.

-Est-ce que vous êtes une chef de clan ?

Le plus jeune des trois ornedhel incanta de nouveau, se faufilant dans une ombre pour atterrir perché sur une branche au-dessus du petit groupe.

-Ils n’ont qu’un clan les elfes de pierre…

-Ils ont bien plusieurs camps, peut-être qu’ils ont plusieurs chefs.

-Je ne suis pas certains qu’ils s’organisent comme nous Telda… Sërythil fixa ses compagnons avant de reporter son attention sur l’étrangère, comme pour confirmer ses dires.

Sa sœur adoptive lui avait déjà fait comprendre que l’ombre qu’ils maniaient si souvent n’était pas si commune au sein des pierres. Peut-être était-ce la même chose pour la lumière…L’herboriste ne le savait pas et il devait bien avouer que lui aussi il était curieux et il n’aurait pas l’occasion de poser la question à Cilastiel avant longtemps.

-Pardonnez nous Heri,nous sommes simplement curieux. Notre clan ne croise pas beaucoup des vôtres.

Cette curiosité parfois un peu trop poussé, sërythil ne doutait pas que c'était un trait commun à tout elfe, citadin comme noss.

Anardîl, voyant les trois Ornedhels sortir du camouflé de la canopée, fut un temps soulagée à l’idée de savoir que sa magie avait été efficace au point qu’elle puisse exactement deviné le nombre d’individus dans l’ombre. Mais ce soulagement allait être très rapidement interrompu, et remplacé par une sensation de crainte. A nouveau, une funeste perspective se dessina : elle n’était point mage de guerre, et elle ne savait point manier d’armes. D’ailleurs, elle n’en possédait pas, et encore moins en ce moment.

Mais sa droiture et son sens du pacifisme, lui ordonnèrent de demeurer calme, et digne. Regardant les trois Ornedhels s’approcher d’elle, elle ne put refreiner un spasme de stupeur lorsque l’un d’eux déforma encore la trame, et s’immisça dans l’ombre pour se hisser sur une branche. La magie de l’Ombre était – avec celle de l’Immatérielle – la magie qu’elle craignait le plus. Après tout, qui serait assez bête pour ne point craindre l’exact opposé de sa propre magie, et celle qui permet de manœuvrer la trame à sa guise ?

Ecoutant les trois Ornedhels palabrer entre eux, ses mires bleu azur se posèrent sur celui qui devait être le plus prudent, mais aussi vraisemblablement le plus âgé et le plus sage. Lorsque celui-ci demanda pardon pour leur curiosité – et sans doute leur comportement – la Taledhelle offrit une révérence, et un sourire. Un sourire qu’elle portait en permanence – ce qui en faisait un être Lumineux en plus d’une Luminomancienne – et qu’elle voulut pacifique et sincère.

« Il n’y a rien à pardonner. » Dit-elle sobrement, tout en accentuant largement son doux sourire. « La curiosité nous permet de faire de grandes choses. Je suis moi-même très curieuse, comme beaucoup des miens. Non, je ne suis pas cheffe de clan, et oui, je vis dans une cité. Mais je n’ai aucune animosité contre mes frères des forêts. Au contraire, je suis heureuse de vous rencontrer. Je m’appelle Anardîl Idräsil. Qui êtes-vous ? »

-Nous sommes des membres du clan des Vetëhrill. Répondit l’un des éclaireurs comme si ce fut une évidence.

-Voici Istor et Telda. Fit l’herboriste, un peu rassuré par l’attitude de la femme. Et moi je m’appelle Sërythil.

Il hésita un instant et la pointe de ses oreilles s’agita. Devait-il imiter la révérence de la mage en tant que coutume citadine ? Finalement il n’en fit rien, se contenta d’un discret sourire.

-Nous étions en chasse. Le dénommé Telda fit une moue désappointée laissant présager de leur infortune.
 
-Nous devrions vous laisser partir à présent.

-Attend. Le mage d’ombre perché sur sa branche ne l’entendait visiblement pas de cette oreille, poussé par une occasion bien rare. Ses coudes contre ses genoux, il vint appuyer son menton contre ses poings fermés. Si vous n’êtes pas chef, qui êtes-vous dans votre clan ? Je ne peux pas croire que la magie que vous maniez soit anodine pour vous.

Ce trio semblait tout à fait fraternel. Du moins, si ce caractère familial ne pouvait être réellement affirmé ou même deviné, tant les trois Ornedhels semblaient différents, leurs liens étaient tout à fait puissants. Ils se complétaient, finissaient leurs phrases, et agissaient tous différemment mais dans une sorte de complémentarité bien particulière.

D’ailleurs, l’un d’eux lâcha une information intéressante : ils étaient en chasse. Les coutumes de Ornedhels varient presque autant que les clans diffèrent. Mais l’idée commune – ou serait-ce un préjugé ou un stéréotype – voulait que les Elfes des Bois ne consomment de viande qu’occasionnellement, eux qui se réclamaient – là encore peut-être de manière préjugée – très proche de l’Œuvre, et de la Mère. Mais eux, ils chassaient. Donc, ils se nourrissaient de viande. Nul doute que la chasse devait être ritualisée, et respectueuse de la faune et de la flore. Mais l’information était intéressante.

Le « Attend » du mage d’ombre, raisonna comme un claquement sec d’un fouet dans les airs. Anardîl, jusqu’ici souriante et douce, abaissa ses oreilles dans un réflexe non contrôlé – évidemment, il s’agit d’un réflexe – et porta sur le mage haut perché, un regard empli de curiosité, mais aussi, de défiance. Les Ombres étaient l’opposé de la Lumière… Et cette opposition créait une sorte de méfiance… Naturelle. Néanmoins, elle répondit, tout en tournant machinalement la chevalière présente à son index.

« Je n’ai pas de clan. Nous autres citadins, nous vivons tous ensemble. Chaque ville à sa population, et elle est dirigée par un seigneur protecteur. Toutes les villes répondent aux ordres du Grand-Roi. Moi, je ne suis que magicienne. Ma magie n’est pas anodine, je l’étudie. Mais je n’ai aucune autre responsabilité. »

Anardîl, professeur, avait pour la première fois de sa vie, du mal à répondre à une question pourtant... Simple.