Drôle d'endroit pour discuter...

Lynn s’était levée tôt dans la matinée, au cours de laquelle elle avait pu entreprendre ses petits rituels. Elle s’était d’abord lavée sommairement le visage, avant de manger rapidement. Elle avait ensuite médité pendant presque deux heures, en silence, dans un coin du campement. Il faut dire que ce n’était pas facile de se concentrer, mais elle finit par se faire aux différents bruits de l’agitation. Cette longue méditation lui permit de passer en revue les évènements de ces dernières journées, et des différentes vies qu’elle avait ôtées, et de faire le point avec elle-même. L’elfe avait pris la décision qu’elle resterait jusqu’à ce que son compagnon soit capable de prendre la route. Après tout, elle n’allait pas l’abandonner ici.

Le reste de la matinée fut bien rempli. Elle nettoya ses armes et son armure, compta ses flèches, et en fabriqua quelques-unes, empruntant au clan ses ressources. Elle partit ensuite à la cueillette, trouvant en haut d’un arbre une quantité de noisettes non négligeables, qu’elle donna au clan sans hésiter. Le déjeuner fut très frugal, mais elle n’avait pas très faim. Elle piqua une petite sieste ensuite, et choisit d’aiguiser ses poignards pour en finir avec son équipement. C’est à ce moment qu’elle entendit une voix familière dans son dos, qui la fit sourire de plaisir.

« Aegden ! » s’exclama-t-elle en se retournant. Il put remarquer qu’elle n’avait pas son masque. « Je suis contente de te voir de nouveau sur pied ! »

Le commandant n’avait pas très bonne mine. Il était visiblement en pleine convalescence. Lynn calma donc son excitation, de peur de le bousculer dans sa fatigue.

« Eh non, je n’ai pas pu retourner au fort, une autre affaire m’a imposé de venir ici. » Elle fit un geste avec sa main, montrant le campement affairé. « Tout comme toi, sauf que moi, j’étais encore réveillée quand je suis arrivée. » Elle lui fit un clin d’œil à moitié moqueur avant de redevenir sérieuse. « J’ai vu que tu étais au plus mal, cette nuit. Comment est-ce que tu t’es fait ça ? Quand je suis partie avec Nenwende, tu n’avais pas l’air blessé… Et les intrus restants n’étaient pas très vaillants. »

Sa voix reflétait de l’inquiétude, et un soupçon de curiosité. À dire vrai, elle ne savait toujours pas exactement ce qu’il s’était passé, là-bas. La chasse aux fuyards avait commencé alors même que la bataille n’était pas terminée. Elle n’en avait pas vu la fin, mais rien n’avait indiqué qu’il restait encore le moindre danger – si danger ces mercenaires avait pu leur poser.

Lynn pinça ses lèvres. Ça n’avait pas dû être très agréable à vivre. Elle n’avait jamais été vraiment blessée lors d’un combat, elle ne pouvait pas se mettre à sa place. Elle avait connu la morsure de lames, mais jamais profondément. Ses blessures avaient été tout autres, durant sa longue vie d’être immortel.

« Les duels, c'est ton fort, pourtant, ça m’étonne qu'il ait pu te dépasser... Il va falloir s’inquiéter si les mercenaires ont trouvé une faille à nos techniques de combat. »

Elle n’imaginait pas une faiblesse de la part du commandant, et plutôt une prouesse de ce fameux mercenaire. Peut-être était-il un homme rare parmi tant d’autres qui auraient été incapables de toucher Aegden. Elle se souvenait de son petit combat contre ceux qui leur avait tendu un piège, et si elle n’avait pas eu à protéger Nenwende, elle n’en aurait fait qu’une bouchée, au lieu de deux. La gaucherie et la maladresse des humains était bien connue. Peut-être l’adversaire du Mainyth n’était pas seulement Arïn, ou qu’il avait reçu une formation plus poussée que ses congénères. Lynn ne s’attarda pas là-dessus. Son frère d’armes avait probablement déjà bien réfléchi à la question.

« Ce n’est pas grave, on m’a déjà bien rassuré. » Elle pointa du nez le druide qui les observait discrètement, et qui fit mine d’être occupé quand il remarqua Lynn le saluer de la main. Un sourire sur les lèvres, elle reprit d’une voix : « On ne s’en est pas trop mal tiré. Bien que... » son sourire s’effaça. « La perte de Róvion me touche. »

Aucun mot ne serait assez fort, alors mieux valait ne pas en dire plus. Un temps d’arrêt, et elle reprit en lui montrant ses quelques coupures dues au combat d’hier.

« En effet, quelques égratignures, mais rien de grave. J’ai seulement craint la magicienne, mais elle n’a finalement pas eu le temps de m’inquiéter. En revanche, Nenwende, elle, a été blessée gravement. Je l’ai raccompagnée pour qu’elle s’en sorte, sans quoi elle n’aurait pas survécu. Tawardil l’a soignée, tout comme toi. » Lynn baissa les yeux et se gratta la nuque. « Nous n’avons pas été suffisamment vigilantes lors de notre chasse. Mais je ne me serais jamais doutée qu’une pratiquante de la magie les accompagnait. Je n’ai pas vu l’ombre d’un sortilège lors de notre affrontement. C’est étrange, non ? »

« Difficile de ne pas les sous-estimer, après les avoir côtoyés à Naelis, tu sais comme moi qu’ils sont bien désespérants... Enfin, au moins, ta blessure n’a pas l’air de t’avoir tellement handicapé. »

Lynn lui fit un sourire presque candide avant de lui faire signe de le suivre. Ils n’allaient pas rester plantés là, et une petite marche lui ferait forcément du bien. Derrière eux, Tawardil leur lança un regard suspicieux mais les laissa filer sans les suivre. Ils s’éloignèrent ainsi du petit campement pour s’enfoncer dans le bosquet.

« C’est amusant, que tu parles de pièges magiques : c’est exactement ce qu’il s’est passé. » reprit-elle. « La sorcière avait enchanté un arbre proche. Lorsque Nenwende a mis le pied sur une branche, il y eut une explosion, et elle s’est retrouvée inconsciente sur le sol, quelques mètres plus bas. » Ses yeux se perdirent quelque part entre les arbres, en revoyant clairement la scène, et l’exclamation réjouie de la magicienne. « Peut-être était-ce sa spécialité, en tout cas, le sort a très bien réussi. Si elle avait piégé les deux arbres, nous serions probablement toutes les deux mortes, aujourd’hui... »

L’elfe souffla et serra le poing en repensant à la flèche qui avait traversé la gorge du mage. Son sourire devint sinistre. Elle ne regrettait pas cette mort. Son père avait été le premier à lui montrer des éléments de magie, mais elle ne l’avait jamais intéressée. Même lorsqu’elle la voyait à l’œuvre dans les cités, ou même encore avant, dans son ancien clan, la magie restait pour elle un mystère plein de dangers. Elle en avait entendu, des histoires sur des magiciens dévorés par leur propre magie, ou encore, des sortilèges échappant à tout contrôle et causant un carnage. Non, contrôler un élément si chaotique, très peu pour elle. Lynn la craignait d’autant plus après les expériences qu’elle en avait eu à Naelis. Même si la magie n’était pas toujours source de cauchemars, même à bon escient, il arrivait parfois des catastrophes.

« Tu dois avoir raison, peut-être que celle-ci ne pouvait pas lancer de sorts pendant le combat. Nous avons eu de la chance. »

Elle repensa à la discussion qu’elle avait eu avec Astal, pendant la nuit, et une question lui vint.

« Qu’as-tu appris de nos hôtes, depuis ton arrivée ici ? Connaissais-tu l’existence de ce clan, et l’histoire de Yutar ? »

« Pas facile, les mots sont faibles. Mais c’était revigorant. Courir dans les bois, chasser de l’humain ainsi, c’est une activité que je n’avais pas faite depuis longtemps... »

Le regard de l’elfe se perdit, et fut capté par le mouvement d’un écureuil au-dessus d’eux. Elle se mit à sourire, écoutant silencieusement le Mainyth. Ainsi, elle n’en savait pas beaucoup plus que lui, mais elle avait au moins réussi à rattraper son retard, elle qui n’avait pas eu vent de ce qu’il s’était passé ici, avant peu.

Son aveu sur son ignorance étira le sourire de Lynn. Elle trouvait plutôt amusant qu’il pense que la vie de citadin et de noss soient si différentes. S’il ouvrait un peu mieux les yeux, il se rendrait compte que tous la plupart des métiers artisanaux des Taledhels se retrouvaient au sein d’un clan sauvage. La seule véritable différence, c’était la manière de récupérer les ressources. Les Ornedhels ne prenaient que ce dont ils avaient besoin, tandis que les citadins avaient tendance à être un peu plus... gourmands.

« Tu verras, tu ne seras pas si dépaysé, tu vas vite t’habituer. Alëandir n’est pas si loin. » Elle lui fit un clin d’œil et s’étira pour faire craquer son dos. « C’est vrai, je me sens bien, ici. J’ai l’impression d’avoir enfin le temps de me reposer pour de vrai. On a pas mal cavalé dans tous les sens ces dernières ennéades, toi et moi, et les tâches d’un soldat ne sont pas de tout repos. Surtout en ce moment... Je suis bien contente de n’avoir aucune responsabilité pour quelques jours. J’imagine que pour toi, ce doit être encore plus perturbant. »

Elle se pencha pour ramasser deux pommes tout juste tombées d’un arbre, et en tendit une à son compagnon, avant de croquer dans la sienne. Après avoir avalé sa première bouchée, elle demanda doucement :

« Tu penses que tu resteras ici longtemps ? »

Le visage de Lynn se fendit d’un nouveau sourire. L’honnêteté d’Aegden ne l’étonnait pas, et ses inquiétudes étaient touchantes. Il ne se souciait guère de sa propre santé ou de sa propre personne, mais seulement des siens, qu’ils soient de sa famille ou de son armée. Elle lui tapota l’épaule amicalement, se voulant rassurante.

« Crois-moi, tout le monde te pardonnera « ce genre de laxisme. » Les soldats t’aiment bien, tu sais. On t’aime tous bien. Tu es un bon commandant, proche de tes hommes, et tu veilles sur nous. On se sent tous en sécurité depuis notre retour à Naelis. Et puis, tu n’as pas beaucoup changé nos habitudes, on est plutôt rassurés que ce soit quelqu’un comme toi qui a repris les rênes. »

Elle croqua de nouveau dans sa pomme et se délecta du jus sucré du fruit. L’Annon ne se portait finalement pas si mal, puisqu’il était capable de produire de si bonnes choses, se dit-elle, amusée.

« Ils doivent te manquer... J’imagine que tu leurs manques plus encore. Ou en tout cas, à Sinieth. J’espère qu’elle ne t’en veut pas trop d’être encore parti... »

Parler de Sinieth lui fit revivre les quelques ennéades passées en sa compagnie, dans cette chambre si exigüe de Naelis. Elles avaient un peu sympathisé, toutes les deux, mais Lynn n’avait pas pris de nouvelles depuis bien longtemps. Elle se promit d’aller la revoir une fois de retour à Alëandir.

« Il a raison, tu devrais te reposer. Même si tu as l’air d’aller mieux que cette nuit, le druide a probablement dû puiser dans tes propres forces pour accélérer la guérison. Il vaut mieux pas que tu tombes après t’être enfui. Et puis... » Elle le regarda avec un nouveau sourire, presque moqueur. « Ça te fera du bien de découvrir la vie auprès des Noss. Je sais déjà que ça t’intrigue, et je suis sûre que tu as envie d’en savoir un peu plus... Non ? »

Lynn émit un petit rire amusé, après avoir sauté sur une branche basse pour s’y asseoir confortablement.

« Ne t’inquiète pas, tu ne seras pas vraiment perdu. Tu sais, les Ornedhels fonctionnent à peu près de la même façon que nous : ils mangent, travaillent et dorment, comme à peu près n’importe quel elfe qui se respecte ! La principale différence, tu verras, c’est qu’ils font très attention à n’avoir aucun impact à la Sylve. Pour le reste, ils sont comme nous… »

Elle lui lança un petit regard inquiet. Quelle idée d’aller crapahuter dans le bosquet, alors qu’il sortait tout juste d’une nuit de réparation agitée. Ses forces vitales devaient être au plus bas.

« Si tu te sens mal, reposons-nous un petit peu, et nous rentrerons ensuite. »

La question du Mainyth la fit sourire de nouveau. Son passé était si loin, comment reconnaître les coutumes de son ancien clan ?

« À dire vrai, je suis plutôt étonnée de voir que des Noss si différents aient appris à vivre entre eux, même pour le bien de l’Annon. Je doute fort qu’ils aient leurs propres coutumes, toutefois. Tu sais, les traditions d’un clan se construisent sur la durée. Eux se sont formés si récemment, je ne pense même pas qu’ils se connaissent tous. Leur manière de vivre, est, en tout cas, très proche de celle des Neerim, et probablement la plupart des clans Ornedhels d’Anaëh. »

Ils vivaient dans les branches, les feuilles et les peaux d’animaux. Ils n’avaient aucune construction, en tout cas, rien de très solide. Ils vivaient simplement, et on pouvait presque qualifier de rude leur vie. Mais les Noss ne vivaient pas simplement pour eux. Elle était leur guide, leur objectif, leur hôte, leur protectrice, et leur protégée. C’était pour Elle que les Noss existaient, et ce clan ne faisait pas exception à la règle.